Je défends Wikipédia bec et ongles depuis vingt ans. Je me souviens l’époque où il n’existait dans la version française que quelques dizaines de milliers d’articles (contre plus de deux millions et demi actuellement), souvent bien courts. Les gens qui voulaient se montrer critiques envers le projet ne parlaient pas tant de la consistance des articles (ils l’eussent pu), n’évoquaient pas les problèmes techniques (il y en avait, le site plantait souvent) ni l’éventuel engagement politique des contributeurs — qui a toujours existé, si l’on admet que collaborer à un projet altruiste de collecte et de diffusion de la connaissance est, d’une certaine manière, extrêmement politque.
Non, la critique portait à l’époque sur l’avenir du projet : les contributeurs, disaient certains, se faisaient exploiter puisqu’un jour, on le prédisait, Wikipédia allait devenir un projet privé, comme l’a fait par exemple Internet Movie Database1. Et il allait y avoir de la publicité, qui rendrait riches les propriétaires de l’encyclopédie, sur le dos des bénévoles. Certains, aussi, étaient persuadés que très vite Wikipédia allait devoir passer à un modèle plus verrouillé, qu’il y aurait plus de contrôle, qu’il faudrait embaucher des spécialistes patentés pour tel ou tel sujet2, que l’anonymat et le pseudonymat des contributeurs feraient long-feu face au besoin d’ordre et face aux menaces juridiques et commerciales.
Et puis non, vingt ans plus tard, l’Encyclopédie Wikipédia fonctionne toujours telle qu’elle est née, et fonctionne suffisamment bien pour être devenue la référence qu’elle est. Et fonctionne même, il me semble, suffisamment bien pour prouver qu’un projet anarchiste utopique peut perdurer, tant que sa raison d’être est solide.

Pourtant, des problème, il y en a à foison, et je vais en proposer trois afin que les anti-wikipédia primaires aient des arguments un peu plus solides que ceux, consternants, mal inspirés et ridicules, qu’il déploient ces jours-ci. Dans les films d’action, dans les comic-books, dans les romans d’aventure, ce qui fait la qualité des héros c’est d’avoir en face d’eux des « méchants » intéressants dans leur psychologie comme dans leurs motivations. Donc on peut améliorer Wikipédia en haussant le niveau de ceux qui veulent du mal au projet.
Bref, j’essaie d’aider Le Point, car après leur huit ou neuvième (j’ai perdu le compte) article pour dire que Wikipédia les attaque, ils commencent à avoir l’air un rien pathétique, et à part eux, tout le monde voit bien qui agresse qui3.
1. Les sources
Le premier problème de Wikipédia, à mon avis, c’est que les sources journalistiques contemporaines disponibles en ligne y sont beaucoup trop considérées.
Je m’explique : quand les contributeurs non-spécialistes d’un sujet veulent évaluer la pertinence d’une mention qui vient d’être ajoutée à un article, leur réflexe (qui est le bon), est de vérifier si l’affirmation s’accompagne d’une source. Et ces sources sont souvent des sources liées à une page web, qui permet leur vérification immédiate. C’est sur ce point que les titres de presse qui ont des archives en ligne sont particulièrement avantagés et jouissent d’une forme de respectabilité, alors même qu’ils peuvent avoir un contenu douteux, partial, biaisé (combien d’interviewés se plaignent de la manière dont leurs mots ont été transformés par leurs intervieweurs…). Inversement, la citation d’un article paru dans une revue prestigieuse du siècle dernier, mais dont les archives ne sont pas disponibles en ligne (la Gazette des beaux-arts, par exemple), ne pouvant être vérifiée immédiatement, peut être victime d’un soupçon défavorable. De même, les articles de presse actuels dont le contenu n’est accessible que sur abonnement peuvent-être regardés d’un mauvais œil.

Certaines sources, au contraire, sont indûment prises pour argent comptant. Je me souviens d’un artiste qui avait ajouté aux articles Wikipédia (qu’il avait lui-même créés à son propre sujet) des livres qui n’ont jamais existé, mais qu’il pouvait faire passer pour réels en les ayant ajoutés à la base de données d’Amazon, en tant que livres de seconde main censément parus avant la généralisation des ISBN et dont l’existence, partant, était invérifiable.
Enfin, le rapport à la légitimité des sources de Wikipédia peut aboutir à ce que l’on confère plus d’autorité à une information fallacieuse largement reprise par la presse qu’à une information discrètement présente sur le blog d’u’un spécialiste passionné du sujet traité mais ne bénéficiant d’aucun crédit médiatique ou académique particulier. Bref, Wikipédia recourt beaucoup aux ressources en ligne, cela peut avoir quelques effets délétères, comme une absurde légitimation de la presse d’opinion. C’est ce qui explique la réflexion actuelle sur les sources de qualité4,
2. La structure et l’équilibre des articles
En 2005, j’ai initié un atelier d’une semaine de contribution à Wikipédia à l’Université Paris 8. L’idée était d’ajouter des articles consacrés à des artistes contemporains, champ particulièrement pauvre sur Wikipédia à l’époque. La première année fut fructueuse, les étudiants ont découvert Wikipédia et son fonctionnement, compris sa philosophie, et augmenté l’encyclopédie libre d’un certain nombre d’articles. J’ai décidé de reconduire cet atelier d’année en année, pendant cinq ans. Mais plus le temps passait et moins ça marchait bien. La raison, c’est que peu à peu, l’enjeu a cessé d’être de rédiger les articles manquants, il s’est décalé vers quelque chose de bien plus difficile, et qui aurait demandé plus de talent littéraire : améliorer les articles existants.

Aujourd’hui, le moyen principal pour améliorer des articles existants est d’y ajouter ou d’en retrancher des informations et des sources. Mais cela ne suffit pas, un bon article doit être lu comme un ensemble, avec un propos structuré, et une lecture générale (combien d’articles contiennent des paragraphes qui se contredisent, puisqu’ajoutés par des personnes focalisées sur ce qu’elles ont ajouté ?). Il n’est pas facile de reprendre un article de fond en comble, ça peut être superficiellement perçu comme une forme de vandalisme. Et pourtant, beaucoup d’articles ont besoin d’une refondation complète.
Bien sûr, certaines pratiques de structuration des articles permettent de leur donner un plan apparemment cohérent, mais le chantier rester énorme.
3. La vigilance crispée des contributeurs réguliers
Il est possible à n’importe qui de modifier une page Wikipédia sans même avoir créé un compte, sans donner son nom, son adresse e-mail. Et la modification sera publiée aussitôt faite, les corrections ne venant, sur la base du volontariat des autres contributeurs et dans les limites de leur capacité à voir les éventuels problèmes, que dans un second temps.
Une telle hospitalité de fait rend Wikipédia sujette à toutes sortes de modifications relevant de l’amateurisme, de la malice, de la fraude ou de la dégradation. Et ceci rend les contributeurs les plus vigilants un peu paranoïaques face aux modifications réalisées par des contributeurs occasionnels. Le caractère expéditif et mal motivé de certaines annulations (reverts), la tension ou l’orgueil mal placé dont font preuve les contributeurs-justiciers à qui on fait remarquer qu’ils ont eu la main lourde, installent une ambiance parfois détestable, et découragent les contributeurs débutants ou créent même des malentendus quant au projet général et à son fonctionnement. Une telle chose est anticipée par les principes fondateurs de Wikipédia, qui recommandent la bienveillance et la pédagogie, mais c’est un fait : certains contributeurs se comportent en gardiens du temple autoritaires, et il est important d’y être vigilant.

Si vous vous êtes déjà senti maltraité par un contributeur régulier, restez courtois et constructif dans les échanges, et n’hésitez pas à partir en quête (toujours de manière constructive et courtoise) de la médiation d’autres contributeurs.
Chacun des points énumérés ci-dessus (et bien d’autres sujets qu’il est possible d’ajouter) fait l’objet de débats permanents au sein de la communauté wikipédienne. Et cela doit continuer.
- Imdb est au départ un projet lancé par un passionné, alimenté par une communauté de bénévoles, et hébergé sur le serveur d’une université britannique. C’est devenu depuis une société privée, incontournable pour les professionnels du domaine, et finalement rachetée par Amazon. [↩]
- Notons que la spécialisation des auteurs est à double-tranchant. Dans l’Encyclopædia Universalis version papier, par exemple, chaque article était rédigé par un mandarin du domaine, qui pouvait sciemment invisibiliser les travaux de ses adversaires académiques. Ou avoir d’autres biais, comme le sexisme : Marie Curie est restée longtemps absente de la prestigieuse Encyclopaedia Britannica alors qu’elle avait déjà deux prix Nobel… [↩]
- On va me rétorquer que j’en suis, moi, à mon troisième article. Soit. [↩]
- Notons aussi que les contributeurs réguliers peuvent désormais recourir à la Bibliothèque Wikipédia, qui leur donne accès à un ensemble de ressources payantes ou réservées au monde académique — Cairn, Jstor, Nature,… (merci à Jules de me l’avoir rappelé). [↩]




































