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Le Point contre Wikipédia (3) : Ce qui ne va pas sur Wikipédia

Je défends Wikipédia bec et ongles depuis vingt ans. Je me souviens l’époque où il n’existait dans la version française que quelques dizaines de milliers d’articles (contre plus de deux millions et demi actuellement), souvent bien courts. Les gens qui voulaient se montrer critiques envers le projet ne parlaient pas tant de la consistance des articles (ils l’eussent pu), n’évoquaient pas les problèmes techniques (il y en avait, le site plantait souvent) ni l’éventuel engagement politique des contributeurs — qui a toujours existé, si l’on admet que collaborer à un projet altruiste de collecte et de diffusion de la connaissance est, d’une certaine manière, extrêmement politque.
Non, la critique portait à l’époque sur l’avenir du projet : les contributeurs, disaient certains, se faisaient exploiter puisqu’un jour, on le prédisait, Wikipédia allait devenir un projet privé, comme l’a fait par exemple Internet Movie Database1. Et il allait y avoir de la publicité, qui rendrait riches les propriétaires de l’encyclopédie, sur le dos des bénévoles. Certains, aussi, étaient persuadés que très vite Wikipédia allait devoir passer à un modèle plus verrouillé, qu’il y aurait plus de contrôle, qu’il faudrait embaucher des spécialistes patentés pour tel ou tel sujet2, que l’anonymat et le pseudonymat des contributeurs feraient long-feu face au besoin d’ordre et face aux menaces juridiques et commerciales.
Et puis non, vingt ans plus tard, l’Encyclopédie Wikipédia fonctionne toujours telle qu’elle est née, et fonctionne suffisamment bien pour être devenue la référence qu’elle est. Et fonctionne même, il me semble, suffisamment bien pour prouver qu’un projet anarchiste utopique peut perdurer, tant que sa raison d’être est solide.

Le joli projet de « Cité mondiale » (ou Centre mondial de communication), conçue par Hendrik Christian Andersen, Ernest Hébrard, Paul Otlet,… Censée célébrer et diffuser le progrès humain, l’intelligence, la connaissance, le progrès technique, et constituer un lieu de justice internationale et de diplomatie. Lancé en 1913, le projet a été abandonné dès le début de la grande guerre.

Pourtant, des problème, il y en a à foison, et je vais en proposer trois afin que les anti-wikipédia primaires aient des arguments un peu plus solides que ceux, consternants, mal inspirés et ridicules, qu’il déploient ces jours-ci. Dans les films d’action, dans les comic-books, dans les romans d’aventure, ce qui fait la qualité des héros c’est d’avoir en face d’eux des « méchants » intéressants dans leur psychologie comme dans leurs motivations. Donc on peut améliorer Wikipédia en haussant le niveau de ceux qui veulent du mal au projet.
Bref, j’essaie d’aider Le Point, car après leur huit ou neuvième (j’ai perdu le compte) article pour dire que Wikipédia les attaque, ils commencent à avoir l’air un rien pathétique, et à part eux, tout le monde voit bien qui agresse qui3.

1. Les sources

Le premier problème de Wikipédia, à mon avis, c’est que les sources journalistiques contemporaines disponibles en ligne y sont beaucoup trop considérées.
Je m’explique : quand les contributeurs non-spécialistes d’un sujet veulent évaluer la pertinence d’une mention qui vient d’être ajoutée à un article, leur réflexe (qui est le bon), est de vérifier si l’affirmation s’accompagne d’une source. Et ces sources sont souvent des sources liées à une page web, qui permet leur vérification immédiate. C’est sur ce point que les titres de presse qui ont des archives en ligne sont particulièrement avantagés et jouissent d’une forme de respectabilité, alors même qu’ils peuvent avoir un contenu douteux, partial, biaisé (combien d’interviewés se plaignent de la manière dont leurs mots ont été transformés par leurs intervieweurs…). Inversement, la citation d’un article paru dans une revue prestigieuse du siècle dernier, mais dont les archives ne sont pas disponibles en ligne (la Gazette des beaux-arts, par exemple), ne pouvant être vérifiée immédiatement, peut être victime d’un soupçon défavorable. De même, les articles de presse actuels dont le contenu n’est accessible que sur abonnement peuvent-être regardés d’un mauvais œil.

Timoclée précipite le capitaine d’Alexandre le grand dans un puits, par Elisabetta Sirani (1659).

Certaines sources, au contraire, sont indûment prises pour argent comptant. Je me souviens d’un artiste qui avait ajouté aux articles Wikipédia (qu’il avait lui-même créés à son propre sujet) des livres qui n’ont jamais existé, mais qu’il pouvait faire passer pour réels en les ayant ajoutés à la base de données d’Amazon, en tant que livres de seconde main censément parus avant la généralisation des ISBN et dont l’existence, partant, était invérifiable.
Enfin, le rapport à la légitimité des sources de Wikipédia peut aboutir à ce que l’on confère plus d’autorité à une information fallacieuse largement reprise par la presse qu’à une information discrètement présente sur le blog d’u’un spécialiste passionné du sujet traité mais ne bénéficiant d’aucun crédit médiatique ou académique particulier. Bref, Wikipédia recourt beaucoup aux ressources en ligne, cela peut avoir quelques effets délétères, comme une absurde légitimation de la presse d’opinion. C’est ce qui explique la réflexion actuelle sur les sources de qualité4,

2. La structure et l’équilibre des articles

En 2005, j’ai initié un atelier d’une semaine de contribution à Wikipédia à l’Université Paris 8. L’idée était d’ajouter des articles consacrés à des artistes contemporains, champ particulièrement pauvre sur Wikipédia à l’époque. La première année fut fructueuse, les étudiants ont découvert Wikipédia et son fonctionnement, compris sa philosophie, et augmenté l’encyclopédie libre d’un certain nombre d’articles. J’ai décidé de reconduire cet atelier d’année en année, pendant cinq ans. Mais plus le temps passait et moins ça marchait bien. La raison, c’est que peu à peu, l’enjeu a cessé d’être de rédiger les articles manquants, il s’est décalé vers quelque chose de bien plus difficile, et qui aurait demandé plus de talent littéraire : améliorer les articles existants.

La créature du docteur Frankenstein, créée à partir d’éléments biologiques disparates, n’est pas belle à voir (adaptation par James Whale, 1931).

Aujourd’hui, le moyen principal pour améliorer des articles existants est d’y ajouter ou d’en retrancher des informations et des sources. Mais cela ne suffit pas, un bon article doit être lu comme un ensemble, avec un propos structuré, et une lecture générale (combien d’articles contiennent des paragraphes qui se contredisent, puisqu’ajoutés par des personnes focalisées sur ce qu’elles ont ajouté ?). Il n’est pas facile de reprendre un article de fond en comble, ça peut être superficiellement perçu comme une forme de vandalisme. Et pourtant, beaucoup d’articles ont besoin d’une refondation complète.
Bien sûr, certaines pratiques de structuration des articles permettent de leur donner un plan apparemment cohérent, mais le chantier rester énorme.

3. La vigilance crispée des contributeurs réguliers

Il est possible à n’importe qui de modifier une page Wikipédia sans même avoir créé un compte, sans donner son nom, son adresse e-mail. Et la modification sera publiée aussitôt faite, les corrections ne venant, sur la base du volontariat des autres contributeurs et dans les limites de leur capacité à voir les éventuels problèmes, que dans un second temps.
Une telle hospitalité de fait rend Wikipédia sujette à toutes sortes de modifications relevant de l’amateurisme, de la malice, de la fraude ou de la dégradation. Et ceci rend les contributeurs les plus vigilants un peu paranoïaques face aux modifications réalisées par des contributeurs occasionnels. Le caractère expéditif et mal motivé de certaines annulations (reverts), la tension ou l’orgueil mal placé dont font preuve les contributeurs-justiciers à qui on fait remarquer qu’ils ont eu la main lourde, installent une ambiance parfois détestable, et découragent les contributeurs débutants ou créent même des malentendus quant au projet général et à son fonctionnement. Une telle chose est anticipée par les principes fondateurs de Wikipédia, qui recommandent la bienveillance et la pédagogie, mais c’est un fait : certains contributeurs se comportent en gardiens du temple autoritaires, et il est important d’y être vigilant.

« Thou shall not pass » (Monty Python: Holly Grail)

Si vous vous êtes déjà senti maltraité par un contributeur régulier, restez courtois et constructif dans les échanges, et n’hésitez pas à partir en quête (toujours de manière constructive et courtoise) de la médiation d’autres contributeurs.

Chacun des points énumérés ci-dessus (et bien d’autres sujets qu’il est possible d’ajouter) fait l’objet de débats permanents au sein de la communauté wikipédienne. Et cela doit continuer.

  1. Imdb est au départ un projet lancé par un passionné, alimenté par une communauté de bénévoles, et hébergé sur le serveur d’une université britannique. C’est devenu depuis une société privée, incontournable pour les professionnels du domaine, et finalement rachetée par Amazon. []
  2. Notons que la spécialisation des auteurs est à double-tranchant. Dans l’Encyclopædia Universalis version papier, par exemple, chaque article était rédigé par un mandarin du domaine, qui pouvait sciemment invisibiliser les travaux de ses adversaires académiques. Ou avoir d’autres biais, comme le sexisme : Marie Curie est restée longtemps absente de la prestigieuse Encyclopaedia Britannica alors qu’elle avait déjà deux prix Nobel… []
  3. On va me rétorquer que j’en suis, moi, à mon troisième article. Soit. []
  4. Notons aussi que les contributeurs réguliers peuvent désormais recourir à la Bibliothèque Wikipédia, qui leur donne accès à un ensemble de ressources payantes ou réservées au monde académique — Cairn, Jstor, Nature,… (merci à Jules de me l’avoir rappelé). []

Le Point contre Wikipédia (2) : La mémoire du web

Chaque fois qu’un pignouf médiatique se plaint du traitement dont il fait l’objet sur Wikipédia, je cours voir l’article qui lui est consacré, notamment pour vérifier si son émotion est justifiée. Et elle l’est, si on se met à sa place.

Le champion de la liberté-d’expression Philippe Val, le journaliste Emmanuel Razavi (dont l’article Wikipédia a disparu, faute de sources) et le philosophe médiatique Raphaël Enthoven sont bien d’accord : il faut que les biographies des personnes vivantes soient validées par lesdites personnes. Par exemple, on devrait demander à Vladimir Poutine son imprimatur pour raconter sa vie et son œuvre.

Déjà, il est toujours étrange et dérangeant de devenir un objet de discours, et ça, chacun de nous le sait. Sans être une célébrité, on souffre toujours un peu de se voir résumer de manière unidimentionnelle, ramené à des questions superficielles, à une perception qui n’est pas celle qu’on aimerait inspirer ou enfermé dans une chronologie qu’on n’a pas choisie. Par exemple, si un ami, même et surtout un ami, vous dit comme un compliment que vous avez été un artiste majeur des années 1990, il dit aussi que, même si vous produisez toujours, vous n’êtes plus un artiste majeur d’aujourd’hui. Et forcément ça pique un peu. Surtout si c’est une vérité.
Pour m’éloigner un peu du sujet, j’ai trouvé passionnant le livre Le Consentement, de Vanessa Springora, car ce qui semble avoir motivé l’autrice, c’est moins de témoigner sur le fait d’avoir été abusée sexuellement par un vieux pédophile (car à quatorze ans, on se sent souvent tout à fait adulte, libre et responsable de ses choix amoureux) que d’avoir été transformée en objet littéraire par l’affreux Gabriel Matzneff (six ans chroniqueur au Point !), qui, loin de se contenter d’être un autobiographe, fait parler et penser ses proies passées comme autant de poupées mécaniques, leur confisque leur statut de personne, et le fait sous forme publique, en imposant, en publiant, en imprimant sa vérité. Son mensonge. Et ce qui est formidable dans le livre de Vanessa Springora c’est qu’elle utilise l’écriture pour reprendre le contrôle du récit, qu’elle donne sa vision de l’écrivain un peu pathétique qui a fait d’elle un personnage au service de son narcissisme pouacre. Matzneff comprend sans doute l’enjeu, puisqu’il a fait savoir qu’il ne lirait pas le livre (bien qu’il ait écrit un ouvrage — autopublié — en réponse). Pour revenir au sujet, je note que parmi les personnes qui ont défendu Gabriel Matzneff il y a cinq ans se trouve au moins un signataire de la tribune anti-Wikipédia du Point.

Sur la page Wikipédia d’une personne publique, il y a évidemment tous les faits que celle-ci voudrait oublier, qu’elle préférerait remiser au placard des anecdotes perdues (procès, phrases honteuses, coucheries) plutôt que rappelées sur un site qui, de facto, fait référence. Et ce n’est pas parce qu’il s’agit de calomnie que ces faits embarrassent, c’est au contraire parce qu’il s’agit de faits avérés, vérifiés, vérifiables, sourcés. Il est forcément pénible, alors qu’on est considéré comme un philosophe majeur sur quelques plateaux télé et lors de croisières1 de se retrouver avec une page Wikipédia qui évoque une horreur qu’on a dite en prime-time il y a deux ans ; qui évoque l’abandon de la mère de ses enfants pour une femme qui a la moitié de son âge ; et puis, en creux, qui confirme que l’on n’a derrière soi qu’une œuvre au fond assez vide, peu commentée, pour laquelle on a été invité à bavasser dans les studios de radio mais qui n’a été prise au sérieux par aucun pair, qui n’a pas fait date. Je comprends bien la vexation et la souffrance qui résultent d’un tel constat.

Wikipédia, pourtant, n’y est pas pour grand chose.
Tout d’abord, si les faits sont avérés, ils sont légitimes. Bien sûr, on peut mettre en question la sélection des faits évoqués, leur pertinence encyclopédique (le côté « Closer » de certains articles me semble parfois limite), le poids qui est accordé à des anecdotes, et là, les wikipédistes ont le devoir de faire au mieux, car il en va de la qualité du corpus. Mais ce sont des débats quotidiens, permanents, sur Wikipédia, où tout le monde est loin d’être d’accord. Il suffit de cliquer sur l’onglet « discussion » de chaque article, de consulter son historique2, ou de parcourir les débats qui animent les pages communautaires pour en faire le constat. Et tout ça fonctionne assez bien, d’ailleurs, c’est ce qui fait que Wikipédia a gagné son importance actuelle, son statut de référence, malgré un fonctionnement horizontal, basé sur la bonne volonté de qui veut.

J’ai un peu oublié ce que racontait ce livre de Frédéric Kaplan et du regretté Nicolas Nova. Sans doute parce que j’étais d’accord avec ce que j’y ai lu. Mais le titre me semble à lui seul pertinent : qu’une utopie libertaire dont les participants ne sont réunis que par le plaisir de transmettre fonctionne relève bel et bien du miracle.

Mais il y a autre chose : Wikipédia n’est qu’un élément parmi d’autres d’un monde d’immédiateté et d’hypermnésie. On sait tout tout de suite, et on n’oublie rien, tout ce qui est envoyé un jour sur le réseau a beaucoup de chances de pouvoir y être retrouvé en quelques clics. C’est ce qui a justifié le dispositif législatif européen du droit à l’oubli, notamment. Et c’est aussi ce qui devrait justifier de notre part à tous une capacité à l’indulgence et à la prise de distance : un gamin de seize ans a dit un truc affreux (sexiste, raciste) sur un réseau social, une fois, il y a dix ans ? Une lycéenne a été filmée en train de vomir pendant une fête, sous les ricanements de ses amis, car elle découvrait le punch-noix-de-coco ? Quelqu’un s’est ridiculisé en se filmant en train de chanter, faux, du Nirvana sur Youtube ? Une jeune femme tout juste majeure à l’époque a tourné deux séquences pornographiques, il y a vingt ans ? Un collégien s’est filmé invoquant le diable dans sa chambre, entouré de bougies parfumées subtilisées à sa mère ? Ces documents existeront sans doute éternellement, enfin ils existeront tant qu’il y aura de l’électricité pour alimenter les serveurs. Ils sont accessibles en ligne, ou le redeviendront s’ils ne le sont plus car des gens les ont archivés, car ils sont une partie du corpus utilisé pour entraîner les IAs,… Pire, ces documents restent parfois l’unique occurrence de l’existence publique de telle ou telle personne qui, en dehors de ça, mène une vie discrète. Si ces documents ne vont pas disparaître, il n’y a pas de raison qu’ils définissent des personnes de manière tout aussi éternelle (combien de personnes n’ont pas obtenu un emploi, ou une place en crèche3, pour ce genre de raisons ?), et c’est alors à nous tous de ne pas nous montrer moralisateurs, et à nous tous d’accepter que ce que quelqu’un a fait un jour de répréhensible, d’humiliant ou de ridicule, n’est rien de plus que ça. À nous de nous rappeler tous les moments de nos propres biographies pour lesquels il est heureux qu’il n’y ait eu personne pour filmer.
Et au delà du passé, figer quelqu’un, le définir par un événement, c’est aussi lui refuser d’évoluer, de changer, car si on ne peut pas changer son passé, on peut écrire son futur.

Il y a quelques semaines, l’humoriste Merouane Benlazar a assuré une chronique dans l’émission C à vous. Sa première, et sa dernière, car si son propos portait surtout sur la saison de football, de nombreuses personnes se sont émues de son air islamiste. Il n’est a priori pas islamiste, mais il porte une barbe, un bonnet, un pull ample, et il a un nom arabe, ce qui a suffi à le rendre suspect. On a alors exhumé ses propos polémiques passés4, on en a trouvé un, dont il est difficile de savoir à quel degré il doit être lu (« T’étais encore en club alors que la place d’une femme est à la demeure auprès de son père. Crains ton seigneur. Blâme pas le frère de chez UPS. », a-t-il répondu à une femme qui se plaignait qu’un livreur ait menti sur son avis de passage), qui a suffi à le faire déclarer perpétuellement persona non grata sur France Télévisions par la ministre de la Communication et de la Culture en personne5. Parmi les procureurs médiatiques qui ont obtenu cette tête, sans procès, on trouve des signataires de la tribune du Point. Parmi ces signataires, on trouve aussi nombre de gens qui réclament avec force la levée de l’anonymat sur Internet, voire le fichage des anonymes sur la base de leurs opinons. Ils veulent le contrôle de la plèbe, l’imprescriptibilité des peines d’opinion pour les petits, et dans le même temps, la maîtrise par eux-mêmes du récit qui les concerne, eux qui disposent déjà d’une puissance médiatique, politique, ou financière.

Avant de les rejoindre dans leur croisade, posez-vous la question du monde qu’ils souhaitent voir exister. Si vous ne faites pas partie de leur bande, croyez-bien que vous en serez, un jour ou l’autre, les victimes ou, a minima, les dupes.
Oui, je suis un peu grandiloquent aujourd’hui.

  1. Beaucoup de philosophes médiatiques sont invités à animer des croisières de luxe, j’ai l’impression ! L’effet « vu à la télé » est sans doute efficace pour la génération qui part en croisières. []
  2. Une formidable caractéristique de Wikipédia est l’archivage complet de toutes les étapes de confection de chaque notice, transparence que n’ont pas les sites web des médias, qui parfois signalent une mise-à-jour mais pas toujours sa teneur. []
  3. Je me souviens de l’histoire d’une jeune femme, qui avait eu une courte carrière dans la pornographie, qu’un papa du quartier avait reconnu et qui avait été contrainte à changer sa fille d’école… []
  4. Lors du festival Montreux Comedy, Merouane Benlazar avait fait un sketch qui anticipait bien ce qui lui est arrivé, et qui raconte que s’il porte une barbe, c’est avant tout sous l’influence de la série télévisée Vikings []
  5. Rachida Dati a eu une formule étrange, disant que ça ne pouvait être ni l’apparence, ni l’origine ni la religion d’une personne qui pouvaient motiver qu’on l’exclue… En quoi elle a raison, c’est la loi, mais en disant donc implicitement qu’il fallait chercher un prétexte, qui fut trouvé, pour que la raison de l’exclusion ne puisse pas être sa motivation officielle. []

Le Point contre Wikipédia

Une amicale de toutologues, de politiques, de philosophes et d’humoristes (dont on peine parfois à savoir qui fait quoi) publie une tribune contre Wikipédia, dans l’hebdomadaire Le Point. Je veux croire que ceux que j’apprécie (il y en a trois ou peut-être quatre) ont été bêtement piégés et ignorent dans quelle séquence s’inscrit cette nouvelle charge contre l’Encyclopédie contributive, qui après les attaques de Donald Trump et Elon Musk fait face à une campagne de dénigrement par le newsmag sus-cité, qui n’aime pas l’article qui lui est consacré et veut, au nom de « l’information libre »1 bien entendu, décider de son contenu, quitte à pratiquer l’intimidation personnelle, comme l’a fait un journaliste du Point qui a écrit à un contributeur de Wikipédia : « Nous allons faire un article sur vous, sur notre site, en donnant votre identité, votre fonction, en sollicitant une réaction officielle de [l’employeur supposé du contributeur en question]. »2
Dans un article de décembre dernier, le journaliste en question avait déjà pointé du doigt nommément tel ou tel contributeur ou contributrice à Wikipédia. Cet article était assez curieux, puisque, comme exemple d’une information biaisée d’inspiration abominablement gauchiste, il contient cette perle :

La page en français (…) assène d’emblée que le glyphosate est classé comme « probablement cancérogène » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) — un avis pourtant isolé —, développant avec un luxe de détails extravagants les suspicions terribles qui pèsent sur le produit.

…Or si la question du glyphosate est loin de faire consensus, considérer que l’avis rendu par le Centre International de recherche sur le cancer ne devrait pas être mentionné est un peu léger, si on se rappelle que cette institution est tout simplement la section dédiée au cancer de l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé.
Ce petit détail devrait faire réfléchir : n’est-ce pas Le Point qui a choisi un parti et considère comme « partisan » ou « militant » ce qui contredit sa ligne… Quand bien même cette contradiction émane d’une très officielle et respectable division de l’ONU ?
L’article contenait aussi des éléments franchement infondés, diffamatoires, ignobles, même, comme un chapeau (certes, ce ne sont pas les journalistes qui les rédigent) disant : Parler de l’attentat du Bataclan ? « Islamophobe »… La page de Wikipédia consacrée aux attentats de 2015 est extrêmement complète, et il en existe dans quatre-vingt onze langues, alors de quoi parle-t-on ? Si le Point voit qualifier sa ligne d’islamophobe, ce n’est pas parce qu’il parle du Bataclan, c’est parce qu’il publie régulièrement des « unes » qui dénotent une obnubilation envers les musulmans.
L’article du Point prend aussi l’exemple de Philip Roth, qui ne comprenait pas qu’on présente une autre analyse de son œuvre que celle qu’il fait lui-même. Cette question a toujours été un peu ridicule, les intentions d’un écrivain ne sont pas forcément ce qu’en percevront les critiques ou le public. Chaque semaine sur Wikipédia, des peintres ou des poètes du dimanche viennent écrire le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et expliquer l’importance de leur œuvre inconnue. Et ça arrive aussi à quelques grands artistes. Et ça arrive à bien des personnes publiques, qui aimeraient maîtriser jusqu’à l’image qu’elles renvoient. Si c’était Vladimir Poutine qui rédigeait l’article qui le concerne, ce dernier serait-il plus fiable et plus exact ?

Je comprends très bien que la différence de temporalité qui sépare un média de presse d’une encyclopédie soit un point de tension, même si pour le coup ce sont les médias qui se trompent lourdement sur le monde dans lequel ils évoluent, car celui-ci a radicalement changé en vingt ans : aujourd’hui, un article de l’an passé n’est pas un vague souvenir, une archive enfouie, il reste accessible en trois clics. Le Point peut faire semblant d’avoir oublié l’existence d’Idriss Aberkane, mais il est facile à qui le veut de montrer à quel degré le newsmag des salles d’attente a participé à établir la crédibilité de celui qui aime s’appeler lui-même « l’hyperdocteur ». En rappelant au Point, de manière sourcée, les polémiques passées, les actions en justice, les sujets redondants, Wikipédia ne commet pas de faute, et seule peut être (et doit être) questionnée l’emphase avec laquelle tel ou tel fait avéré est traité.

Dans son excellent article Une bien curieuse vision de la fiabilité scientifique et du travail universitaire, David Monniaux3 s’interroge sur le deux-poids-deux-mesures (pour reprendre un terme populaire à droite) qui distingue le traitement de Wikipédia de celui de l’Intelligence Artificielle. En effet, l’Encyclopédie a été désignée avec constance par des médias tels Le Point comme un danger pour la connaissance, tandis que « l’IA » est désormais présentée par les mêmes comme l’avenir de l’éducation4. Et comme le fait remarquer David, la critique porte en filigrane une vision des études supérieures particulièrement inquiétante (allez lire l’article). Son hypothèse quant à la différence de traitement est la suivante :

Wikipédia est portée par des structures à but non lucratif ; ce n’est ni un grand groupe introduit en politique, ni un annonceur. En revanche, les initiatives concernant l’intelligence artificielle sont portées par de grands groupes et par le pouvoir politique.

Caricatural ?
Je ne sais dire, mais cet article m’a donné une forme d’espoir : la charge contre Wikipédia par le Point, les signatures des grincheux, la charge de Trump et de Musk, sont au fond autant de preuves que malgré toutes ses fragilités (à commencer par l’entrisme des agences de relations publiques), Wikipédia, par ses principes, par l’engagement de sa communauté de contributeurs, tient tête à des personnalités ou des intérêts puissants et établis, et constitue, par la recherche d’exactitude et la diffusion de l’information, une précieuse forme de contre-pouvoir. Quoi de plus inquiétant, quoi de plus subversif, dans un monde marchand, que ce qui ne peut être acheté ?
Si Wikipédia est politique, ce n’est pas par je ne sais quel tropisme « woke » (je connais plus d’un wikipédien clairement d’extrême-droite), c’est par sa résistance aux intérêts mercantiles, par sa défense de la connaissance, et par la solidité ses principes fondateurs. Et si les gens qui ont leur rond de serviette sur tous les plateaux de télévision et de radio s’affligent que l’article qui leur est consacré garde mention d’une affaire qui leur déplaît, rappelle une horreur qu’ils ont dite un jour devant des millions de téléspectateurs, eh bien tant pis pour eux.

Je ne sais pas pour vous, mais tous les mois, je donne un euro à Wikipédia.
Et je suis allé signer la lettre contre l’intimidation des contributeurs à l’Encyclopédie libre.

Lire ailleurs : World Wide Wikipedia. Pourquoi il faut à tout prix défendre Wikipedia, par Olivier Ertzscheid ; Wikipédia, leur mauvaise conscience, par Daniel Schneidermann ; Le Point et l’éditocratie contre Wikipédia, par Maxime Friot (Acrimed) ; et sur la présumée orientation politique de l’encyclopédie participative : Wikipédia est-il de gauche ? par Autheuil, auteur aussi de Le Point vs Wikipédia, autopsie d’un loupé journalistique.

  1. L’en-tête de la lettre publiée par le Point est : Pour une encyclopédie vraiment participative, responsable, transparente, neutre et équitable. Je ne vois pas quel système au monde serait plus participatif et plus transparent que Wikipédia. Participatif, puisqu’on peut y contribuer sans même s’identifier. Transparent, car on peut accéder d’un clic à l’historique complet des modifications apportées à chaque article ! []
  2. Notons que Le Point ne se limite pas à l’intimidation des personnes mais s’en prend à Wikipédia par voie de justice, en mettant la fondation Wikimedia en demeure d’adapter le contenu de Wikipédia à ce que Le Point juge bon pour son image. Au nom de la liberté d’expression bien entendu. []
  3. Du même auteur, à lire aussi : On peut tout critiquer, mais pas avec n’importe qui []
  4. Notons que les Intelligences Artificielles génératives type GPT ou Mistral recourent largement à Wikipédia, que les gens qui compilent des données voient comme un corpus fourni, original (au sens où il n’est pas issu d’IA ou de copier-coller) et de qualité. []

Quand t’as pas les pouces verts (bis)

Donc, Nathalie et moi-même n’avons pu voter au premier tour des primaires de l’écologie : privés d’élection pour cause de non possession de téléphone mobile.
Mais notre fille Florence, elle, dispose d’un numéro de téléphone et souhaitait participer à la primaire. Elle s’est donc inscrite pour le faire, payant les deux euros réglementaires. Et puis un beau jour, un peu avant l’ouverture du vote, elle a reçu le message qui suit :

De : election@acces-neovote.com <election@acces-neovote.com> de la part de Primaire écologiste <election@acces-neovote.com>
Envoyé : jeudi 16 septembre 2021 08:33
À : Florence Lafargue <***@***.fr>
Objet : Primaire des écologistes

Bonjour,

Nous avons le regret de vous informer que, suite à des contrôles de sécurité opérés par notre prestataire, et ce conformément aux Conditions Générales d’Utilisation (CGU), votre inscription à la Primaire des écologistes et votre droit de vote pour ce scrutin ont été suspendus. Comme indiqué dans nos CGU, aucun remboursement ne sera effectué.

En vous remerciant de votre intérêt pour la Primaire de l’écologie,

L’équipe de la Primaire des écologistes 

Elle n’a pas été seule dans son cas, ce sont en fait 1464 personnes qui ont été privées de droit de vote et pour qui aucun-remboursement-ne-sera-effectué-en-vous-remerciant-salut, au motif que leur identité était suspecte. Une raison du soupçon est la similitude de la partie conservée des numéros de carte bancaire : il suffit qu’une personne ait un certain nombre de chiffres en commun pour que le système considère que la carte employée est la même.

Au même moment, sur Twitter, un troll se vantait d’avoir voté six fois… Pour la candidate qu’il juge « bête » et « folle » et qui lui semble la plus à même de faire échouer son parti lors de l’élection nationale qui arrive.

Les captures d’écran prouvent juste que leur auteur a pu atteindre la page de vote, et donc voter au moins une fois, mais j’imagine que la multiplication frauduleuse des votes reste, quant à elle, à prouver. Espérons qu’il ne s’agit que de vantardise.

Bon, bref, avec trois souhaits de participation contrariés, notre famille est un peu spécialiste des problèmes de vote en ligne. J’en tire trois conclusions :

  • tout d’abord, que même le parti qu’on aurait cru le plus à même de faire une critique du téléphone mobile l’impose comme instrument de citoyenneté et preuve d’identité.
  • ensuite, un constat que la démocratie en ligne n’est pas très au point. Il existe pourtant des solutions — comme celle de stocker l’identité exacte des électeurs, connue par un prestataire de confiance tiers.
  • et pour finir, l’intuition personnelle que les candidats, malgré une convergence sur le programme, se défient les uns des autres et restent, malgré leurs belles paroles contre le présidentialisme monarchique à la française, embarqués dans une guerre d’égos. Je ne vois en effet que le manque de confiance et de fair-play qui explique un fonctionnement si rigide et capable de causer tant de faux positifs. Le prestataire Néovote insiste en tout cas sur le fait que la situation est consécutive à des choix explicites de la part des écologistes.

Tout ça ne me donne pas très envie d’être attentif à la suite de la campagne des écologistes, je dois dire, alors même que les questions traitées n’ont jamais été si urgentes. Ce n’est bien sûr que le tout premier épisode déplaisant d’une campagne qui, toutes tendances politiques confondues, s’annonce particulièrement pénible.

Mise-à-jour du 28/9/2021 Sur Facebook, une amie s’étonnait d’avoir été elle aussi considérée comme possible troll-de-bourrage-d’urnes. Elle ajoute : « l’écologie ce n’est pas que trier ses déchets et réduire les émissions de gaz à effet de serre, pour moi c’est une forme d’attention aux choses et aux êtres qui se situe aussi au niveau des rapports sociaux. je suis atterrée du peu d’intelligence relationnelle dont ils ont fait preuve ».

Quand t’as pas les pouces verts

On voulait bien, nous, participer au choix du candidat écologiste pour les élections présidentielles à venir. Le sujet nous importe et nous avons d’ailleurs suivi deux débats sur trois. Hier, EELV nous adressait un ultime e-mail pour nous convaincre de voter :

Nous ne pouvons pourtant pas le faire. En effet, sur le site lesecologistes.fr on nous demande de renseigner non seulement nos noms, prénoms, et adresse e-mail, mais encore notre numéro de téléphone mobile. Or nous n’avons pas d’appareil de ce genre à disposition, pour mille et une raisons : inutilité de l’appareil, peu adapté à nos besoins, réticence face à son caractère intrusif et envahissant, etc. Mais aussi par conviction écologiste : pourquoi posséder un outil dont on ne ressent pas le besoin lorsqu’il pose de nombreux problèmes environnementaux.
Nous n’écrivons pas ça pour donner des leçons (on fait de notre mieux mais on a des ordinateurs et on se chauffe au fioul…), en revanche nous nous passons sans mal d’automobile et de téléphone portable et ne souhaitons pas qu’on nous les impose pour des raisons absurdes et non liées à leur fonction. Les téléphones mobiles, et tout particulièrement les smartphones, posent des problèmes de terres et métaux rares (Indium des écrans tactiles, lithium des batteries, etc.), sont difficiles à recycler et ont souvent une durée de vie courte. Enfin, ces appareils sont au centre d’un maillage dense d’antennes-relais qui en inquiète certains. Accepter que nos droits soient conditionnés à leur possession devrait inquiéter également.
Nous avons un numéro fiscal unique, un numéro de sécurité sociale unique, une carte nationale d’identité, etc. — autant d’éléments (certes réputés très confidentiels mais qui sont souvent demandés comme justificatifs) qui permettraient de nous identifier, mais non, on nous demande impérativement un numéro de mobile. Cela nécessite donc non seulement d’avoir un téléphone mobile mais un téléphone et un numéro propre à chaque membre du foyer qui souhaiterait voter !

Comme tout le monde nous l’a fait remarquer lorsque nous nous sommes plaints, il y a bien un lien disant « Je ne dispose pas de téléphone portable » qui suggère la promesse d’une solution. Mais cette solution est-elle sincère, ou sert-elle juste à donner le change ? Nous avons cliqué et nous sommes tombé sur une page Questions fréquentes qui, pour l’entrée « je n’ai pas de téléphone portable » nous engageait à envoyer un e-mail afin de déterminer une solution. Ce que nous avons fait. La réponse, venue après trois jours, signée par un prénommé « Julien », et strictement identique pour chacun de nous me semble assez consternante :

Vous lisez bien : en s’abritant derrière des préconisations de la CNIL pour s’assurer du caractère unique de chaque vote — préoccupation hautement compréhensible —, on nous propose rien moins que d’utiliser le portable d’une personne proche. Que faut-il entendre par proche ?
Et puisqu’un seul et unique numéro peut être employé pour chaque électeur, ça signifie que la personne « proche » ne pourra pas voter. Ça signifie aussi que nous devons l’informer que nous participons à cette élection. Tout le monde n’aime pas l’idée de parler de ses inclinations politiques. On nous suggère en tout cas de tricher, et ceci dans le but de garantir l’intégrité de notre participation.
C’est d’autant plus dérangeant qu’il n’est pas fait mention d’un emploi obligatoire du téléphone mobile dans la recommandation de 2019 au sujet de la sécurité des votes par Internet.

En voulant faire une capture d’écran nous constatons qu’on ne nous propose plus d’écrire un e-mail : la recommandation de « Julien » est désormais inclue à la page des questions courantes, et peut-être est-ce l’indice que nous n’avons pas été seuls à poser la question.

Proposer, pour s’assurer de la fiabilité et de la confidentialité d’un processus électoral, de commencer par un arrangement, voire un mensonge (utiliser le portable d’un autre) et une indiscrétion (dire à cet autre qu’on va voter pour une primaire à laquelle lui ne souhaite pas voter ou alors il faudra qu’il nous en informe) est tout de même paradoxal. Et inversement rappelons que rien n’empêche quelqu’un qui a un mobile professionnel, un mobile personnel, et trois enfants équipés de téléphones, de profiter de la multiplicité des numéros de mobile auxquels il a accès et de la facilité avec laquelle on peut se procurer une adresse e-mail (« créer un e-mail est une formalité simple et rapide ») pour voter cinq fois !

La primaire est organisée par cinq organisations politiques (EELV, Génération écologie, Générations, Mouvement des progressistes et Alliance des écologistes indépendants). La gestion de l’élection a été confiée à une société spécialiste de ce domaine, Neovote, qui dispose apparemment d’une solide réputation dans le domaine.

On comprend la problématique à laquelle répond ce besoin de renseigner un téléphone mobile, mais cette solution n’est pas si convaincante et tout cela n’augure pas bien du futur de la démocratie citoyenne à coup de micro-référendums, etc. Cela constitue une énième preuve que les personnes qui n’ont pas de téléphone mobile et/ou qui n’ont pas Internet seront de moins en moins prises en compte à l’avenir.

S’il y a bien un camp politique dont on aurait aimé qu’il s’interroge sur ces questions, c’est celui qui souhaite porter l’écologie au pouvoir. Il aurait été juste d’organiser une procédure de substitution. La réponse automatique et l’absence de réponse à nos tentatives de communiquer avec « Julien » donnent le sentiment que ça n’a jamais été envisagé.
Alors forcément, on est un peu déçu.

Le point sur la Cancel-culture

Le terme « Cancel-culture » fait beaucoup parler les bavards. En France, la locution a pris son autonomie et n’est plus liée à son sens originel que de manière restreinte (sautez à la fin du texte pour en connaître la définition d’origine).

Le sommet du contresens dans le domaine a été commis par David Lisnard, maire de Cannes, qui expliquait à la radio que « Cancel-culture » est le mot d’ordre de ceux qui voudraient « annuler la Culture ». Au micro, ce monsieur (dont j’ignore tout, ça pourrait être lui ou un autre, peut me chaut) expliquait avec un trémolo dans la voix et en invoquant Ernest Renan que :

La Culture est indispensable à l’Homme. L’Homme est un animal culturel, c’est ce qui nous distingue des autres espèces. Quand la Culture va mal, l’homme va mal, la société va mal. La Culture, elle est porteuse de richesses (…) 45 milliards de revenus, elle est porteuse d’épanouissement individuel, d’élévation des individus, c’est fondamental, et elle est porteuse de lien social (…) Donc tout ce qui est « Cancel culture », c’est-à-dire « annulation de la culture », se fait au détriment de l’unité nationale. Donc pour la prospérité économique, pour l’émancipation individuelle, pour l’unité nationale il faut effectivement développer une culture offensive, c’est à dire qui permette à chacun de rencontrer les grandes œuvres de l’esprit, celles qui relient et celles qui élèvent1.

David Lisnard, sur France Inter, le 7-9 Inter, 14 avril 2021

Je conserve cette citation car elle m’amuse par sa grandiloquence : sans la Culture avec un grand C, l’Humain redevient un animal parmi d’autres, le drapeau est en berne et nous perdons quarante-cinq milliards d’euros par an. Quarante-cinq milliards, c’est quand même une somme, ça en impose ! On sent le traumatisme de la Révolution Culturelle maoïste derrière ces considérations, ou plus fantasmatique, le spectre du Ministère de la Vérité dans le 1984 de George Orwell, où les faits sont constamment effacés de l’Histoire.

Mais concrètement, quand est-ce que des pans entiers de la Culture française ont été effacés, supprimés à l’initiative de vilains gauchistes, lesquels, au passage, sont loin de disposer du pouvoir médiatique qui le leur permettrait en France ? Si l’Histoire est bien constamment écrite et réécrite dans un but idéologique, c’est plutôt par les programmes de l’Éducation Nationale, qui selon l’époque va imposer une vision révolutionnaire, républicaine, napoléonienne, monarchiste, colonialiste ou encore universaliste, de ce qu’on voudrait être l’essence même de la France, oubliant ou minimisant volontairement des épisodes, en magnifiant d’autres, etc. Et je n’émets pas une critique, ici : hors de la recherche universitaire, l’Histoire avec un grand H est un objet politique et idéologique, c’est du reste ce que David Lisnard dit lui-même puisqu’il promeut une vision offensive et idéologique de la Culture. Il ne dit pas idéologique, parce qu’à droite, on pense que seule la gauche fait de l’idéologie2.

Les médias grand public (Le Point, L’Express, Marianne, Charlie Hebdo,…) tracent un contour plus pernicieux de ce qu’est la « Cancel Culture », en égrenant semaine après semaine une liste disparate de faits qu’ils y associent :

— On a renommé un roman d’Agatha Christie3.
— Hachette a repris la traduction des aventures du Club des Cinq d’Enyd Blyton, et surtout la conjugaison, en remplaçant le passé simple par le présent, et en adaptant les références qui sentent un peu la naphtaline (on ne reçoit plus de télégrammes !)4.
— Un collectif de salles de cinéma de Seine-Saint-Denis a annoncé se refuser à diffuser le film J’Accuse !, en réaction au retour d’anciennes accusations de viols, et à l’apparition de nouvelles accusations, dont faisait l’objet son réalisateur, Roman Polanski5.
— On veut censurer Blanche-Neige car le Prince Charmant n’a pas respecté le consentement de la belle endormie6.
— Des étudiants en colère ont empêché François Hollande de donner une conférence dans leur université, et déchiré quelques exemplaires de son livre7. Cette histoire faisait directement suite au suicide par immolation d’un étudiant, survenue quelques jours plus tôt, et sans rapport8 avec l’ancien président.
— Ici et là on menace de déboulonner des statues d’esclavagistes notoires.
— Une intervention intitulée «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique», par la philosophe Sylviane Agacinski, dont l’hostilité à la GPA mais aussi aux autres formes de PMA est notoire, a été annulée à l’Université de Bordeaux, qui craignait des débordements puisque des associations LGBT avaient annoncé s’y rendre en force pour empêcher la tenue de la conférence9.
— Après le témoignage de Vanessa Springora, qui fait de lui le portrait d’un éphébophile pour le moins pathétique, l’écrivain Gabriel Matzneff a vu ses amis, admirateurs et éditeurs d’antan prendre leurs distances.
— Les éditions Albin Michel ne veulent plus publier les livres d’Éric Zemmour depuis qu’il a déclaré son intention de se présenter aux élections présidentielles.

Une femme Trans, déçue par une série de tweets de JK Rowlings, brûle ses exemplaires des romans de la série Harry Potter. Sur Youtube on trouve des autodafés des mêmes ouvrages, dix ans plus tôt… Par des fondamentalistes chrétiens que cela révoltait de voir les aventures d’un sorcier avoir du succès.

On voit que les cas sont très divers. En effet, sauf à prouver qu’il ait été victime de menaces, le fait qu’un éditeur n’ait plus envie de publier un de des auteurs est tout à fait son droit — autant qu’on ne peut pas empêcher un auteur de quitter son éditeur, comme l’a fait Philippe de Villiers en signe de solidarité avec Éric Zemmour. Par ailleurs quand un auteur à grands tirages quitte son éditeur historique, l’histoire qui se trouve derrière son départ est parfois plus compliquée qu’elle n’en a l’air et peut être aussi liée à des renégociations de pourcentages et à l’intervention de maisons d’édition concurrentes (mark my words).
Les actualisations de textes, d’œuvres, le fait qu’à une époque on montre ci et occulte ça, me semble une question de tout temps, impossible à trancher : est-ce que demander à Lucky Luke de mâchonner un brin d’herbe plutôt que de fumer, comme ça s’est produit lorsque le personnage a vu ses aventures adaptées en dessin animé aux États-Unis (où l’on commençait à se poser des questions sur le tabac) relevait d’un insupportable sacrilège, ou était-ce une idée plutôt responsable ? Est-ce que transformer les Schtroumpfs noirs en Purple Smurfs, afin d’éviter une lecture raciste d’un ouvrage qui ne l’était pas mais le serait devenu dans le contexte étasunien a été une altération de l’œuvre, ou au contraire une adaptation intelligente ? Est-ce qu’on trahit une œuvre des années 1950 lorsque l’on transforme son message pacifiste en un message écologiste ? Chacun aura ses propres réponses selon le contexte et selon les cas. Je remarque qu’en France, notre sacralisation des notions d’auteur, d’artiste et d’œuvre nous rend respecteux mais peut nous amener à conserver dans le formol des récits et des personnages qui, autrement traités, eussent pu retrouver la vigueur et l’actualité qu’ils avaient à leur création. Inversement, les pratiques culturelles industrielles (Marvel, Disney, Warner,…), où les mêmes œuvres sont constamment réécrites (combien de genèses de Spiderman, des Avengers, etc. ?) et les auteurs occultés permettent de suivre l’air du temps, mais peuvent le faire au risque d’une perte de sens, voire d’une forme gravissime d’infidélité ou de contresens, comme cela s’est passé avec les remakes de Stepford Wives ou de Rollerball, films qui abaissent des œuvres politiques intelligentes à l’état divertissements réactionnaires médiocres10.

Je le dis clairement : je ne soutiens ni les pressions, ni les menaces, ni les violences, ni la censure, et au fond je suis très attaché à la liberté d’expression, car j’ai confiance : c’est quand les idées, même clairement néfastes, sont exprimées qu’on peut les contredire, et c’est par le dialogue et l’information que les gens de bonne volonté peuvent être suffisamment armés pour décider quoi penser. Quant aux autres, à ceux qui ne veulent ni apprendre ni comprendre, il ne sert à rien de les y forcer : tenter de convaincre est noble, intimer au silence est ignoble. Bref, je crois en la vérité, non comme un objet que les uns maîtrisent et pas les autres, mais comme une quête passionnante pour tous.
Pour cette raison, et même si ce n’est qu’une anticipation du pilon — destin de la plus grosse partie du tirage de tous les livres politiques —, je trouve vraiment pitoyable d’aller déchirer des livres de François Hollande. Je pense aussi que c’est une erreur de se réjouir de voir telle ou telle personne se faire virer de Twitter. Et je pense qu’empêcher quelqu’un de donner une conférence est à la fois une faute tactique (la personne devient martyre) et une victoire bien piteuse, puisque la seule vraie victime, finalement, c’est le débat : chacun campera sur ses positions, sans tenter de comprendre ou de convaincre l’autre. Même si j’imagine que ce n’est pas le but conscient, ce genre d’attitude sert moins à faire progresser la vérité qu’à déterminer et figer des camps. Je ne vois rien de plus stupide et de plus misérable, car aucun esprit collectif n’a de valeur sans la liberté et l’autonomie intellectuelle des individus. Et en cas d’abus manifestes de la liberté d’expression, si certaines bornes sont dépassées, ma foi, il existe des lois et des juges pour le dire.

Puisque je suis contre la censure, je suis souvent opposé aux attitudes que les newsmag réactionnaires, avec qui j’aimerais pourtant ne pas être d’accord, incluent à la notion de « Cancel culture », mais je note que leur usage du terme se limité à fustiger les censures ou les violences qui émanent de camps progressistes : féminisme, antiracisme, lutte contre l’homophobie. Ceux qu’ils aiment désormais appeler « wokes ».
Ils ne parlent jamais de « Cancel Culture » lorsqu’il est question :
— du licenciement d’un vieux dessinateur de mauvaise réputation.
— du chahut ou des dégradations causés par les associations « morales » qui protestent contre une exposition ou œuvre d’art qu’elles jugent anti-catholique.
— de Mennel Ibtissem, une jeune chanteuse qui avait dû quitter l’émission The Voice car son statut de musulmane et une paire de tweets de jeunesse avaient fait polémique.
— d’un ministre de l’Intérieur qui affirme qu’il empêchera un spectacle de Dieudonné d’avoir lieu, quand bien même la justice l’a autorisé.
— d’une ministre en charge de l’enseignement supérieur qui commandite une enquête sur les opinions politiques de ses agents.
— de calomnies diverses contre des street-reporters, dont le droit à travailler est dénié par certains, qui vont contre tout ce qui fait l’esprit et la beauté de la loi de 1881.
— de la suppression des ondes d’un rap qui critique la police.
— de la réglementationnite des vêtements féminins jugés trop ou pas assez couvrants.
— de la violente remise en question, depuis près d’une dizaine d’années, du droit à manifester (eh oui, pourquoi pas ?).

On peut aussi parler des débats qui font rage chaque fois qu’un remake modifie le genre, l’orientation sexuelle ou la couleur de peau d’un personnage : comment, une Petite Sirène noire ?11 Quoi quoi quoi, un feuilleton nommé Lupin dont le rôle principal est tenu par Omar Sy ?12 Hein, Une agent zéro-zéro-sept femme ?13 Une équipe de Ghostbusters dont les membres sont des femmes, et dont le standardiste est un homme ? Des cow-boys gays ? Une Power Ranger lesbienne ?…

Pétition qui, je crois, a fini par être retirée — j’ai retrouvé cette capture mais pas la pétition originelle.

Je dois dire que ce qui me met chaque fois mal à l’aise dans ces histoires, c’est avant tout la fragilité blanche-hétéro-masculine qui s’exprime à leur occasion, cette peur de partager un peu d’existence symbolique, cette peur de laisser des gens qu’on est habitués à considérer comme « les autres », « les pas-comme-moi » avoir des premiers rôles, eux aussi, ne pas être juste des accessoires, des satellites. Cette mentalité ne me révolte pas, je la trouve surtout triste dans le fond et inquiétante de par les réactions et les violences (au moins verbales) qu’elle provoque. Un homosexuel est capable de comprendre une histoire d’amour hétérosexuelle, un coréen ou un sénégalais peuvent s’identifier à Han Solo, une femme peut s’imaginer en Robin des bois plutôt qu’en Lady Marian, alors pourquoi est-ce que les hommes-blancs-hétéro seraient eux incapables de comprendre les sentiments de quelqu’un dont la couleur de peau, les amours ou le genre sont différents ?

Enfin, pour reparler de « Cancel Culture », à quel point ceux qui disent des choses telles que « On est envahi de gays » (Christine Boutin), qui se plaignent de la « tyrannie des minorités » (Michel Onfray), et autres apitoiements du même tonneau, ne sont pas en train d’appeler implicitement eux-mêmes à ce que l’on enlève leur visibilité à tel ou tel groupe — tout en affirmant que c’est eux que l’on censure ?

Mais en fait ce n’est pas tout à fait ça, la Cancel-culture

Comme je le disais en introduction, la locution « Cancel culture » a pris son autonomie en France, car son sens originel n’est pas lié à la censure d’œuvres par des gens qui n’aiment pas leur auteur mais à la dénonciation de personnes, au « call-out », c’est à dire l’hallali contre une personne — et une personne issue du même groupe. Ça se produit typiquement au sein des milieux militants : telle personne a été accusée de ci ou ça (une opinion divergente, ou un délit), et elle se fait violemment ostraciser par ses anciens compagnons de combat, se voit accusée et condamnée sans procès, parfois de manière totalement injuste, parfois sans la finesse qui serait nécessaire. Et ceux du même milieu qui ne participent pas à la bronca se voient souvent harcelés et intimidés à leur tour. Pour des auteurs, des artistes, cela peut effectivement aboutir à des embarras professionnels (conférence annulées,…) voire des autodafés14. Je crois que ce phénomène est, pour le coup, assez typique du camp progressiste, où la vertu fait loi, et où le sentiment d’être du côté de la justice ne va pas toujours jusqu’au souci de discerner vraiment ce qui est juste. Typique, mais pas forcément limité au camp progressiste, car on trouve des cas semblables chez les nationalistes, dans des groupes religieux ou sectaires évidemment, mais aussi, rappelez-vous, puisque vous avez eu cet âge, au sein des groupes adolescents. J’imagine que ce genre d’expulsion violente des brebis réputées galeuses est aussi un moyen pour cimenter le groupe.

Pour ceux qui parlent anglais, la youtubeuse politique ContraPoint a réalisé une vidéo sur le sujet — elle a elle-même été violemment ostracisée par sa propre communauté —, dont je recommande au moins le premier quart d’heure, qui est très pédagogique (et servi par un certain humour). Sa définition de la « Cancel-culture » est : l’opprobre et l’ostracisation, en ligne, de personnalités proéminentes d’une communauté par d’autres personnes de cette communauté (« online shaming vilifying and ostracizing of prominent members of a community by other members of that community »).

Ce n’est pas vraiment une nouveauté : à l’époque aujourd’hui révérée des Encyclopédistes, on pouvait se voir ostracisé de manière plus ou moins brutale, comme Jean-Jacques Rousseau que les regards en coin de certains de ses pairs, après quelques opinions impopulaires (sur la médiocrité de la musique française, notamment, si je me souviens bien), ont fini par rendre un peu paranoïaque15. Plus proche de nous, on se souviendra des excommunications au Parti Communiste Français. Et on peut relire Le Confort intellectuel de Marcel Aymé, où plus personne ne veut être vu discutant publiquement avec le narrateur parce qu’on lui trouve — et ça se passe à la Libération — « une tête de collabo ».
J’imagine que le fonctionnement des réseaux sociaux change l’échelle et la manifestation de ce genre de phénomène.

Quand ça s’applique à des artistes, à des auteurs, on en parle dans les médias, cela fait débat, et la plupart du temps, sans doute pas grand mal — j’ai l’impression des gens comme Polanski, Zemmour ou Dieudonné gagnent du public chaque fois qu’on les attaque, et même s’il termine sa carrière et son existence de manière particulièrement lamentable, Gabriel Matzneff peut se consoler en se disant que, enfin, après des décennies de publications, des gens ont lu ses livres. Ils les ont lus pour y trouver des éléments à charge, certes, ils les ont lus pour y constater une plume assez médiocre, certes, mais au moins, ils ont lu — car Matzneff faisait partie de ces gens dont on salue le talent et la culture par automatisme et sans pour autant les lire.
Quand le « call-out » vise des gens qui n’ont pas de tribune pour s’expliquer, qui n’ont pas de groupe pour les défendre, qui n’auront pas droit à faire l’objet de débat, qui n’auront pas droit à une enquête, à un procès, dont les pairs d’autrefois sont devenu les pires ennemis, des gens, en bref, qui n’existaient que par le réseau social qui subitement les exclut, les dégâts psychologiques de ce rejet peuvent certainement être ravageurs.

Faites-en ce que vous voulez, moi je m’en tiens à une ligne très simple : j’essaie de considérer chacun comme un individu pensant et non comme l’agent d’un groupe, je m’efforce de discuter avec ceux avec qui je ne suis pas d’accord quand j’en ai le courage, de les éviter quand je n’ai pas l’énergie d’affronter leurs mauvaises ondes. De me rappeler qu’une erreur (la nôtre, celle de l’autre) est quelque chose qui se corrige, pas un marque d’infamie éternellement ineffaçable. Et enfin, j’essaie de faire attention à ne participer à aucun mouvement de foule. Voilà. C’est tout. L’article est terminé. Vous pouvez partir maintenant. Ouste.

  1. Je crois bien que ça existe déjà sous les noms d’École, de musée, d’éducation populaire, et d’initiatives associatives ou privées diverses et variées,… []
  2. Au passage, pour revenir sur la question Nature/Culture, je note que le conservatisme politique se réclame souvent de la Nature, et pas seulement dans le domaine du genre et des comportements amoureux : le Capitalisme, par exemple, est souvent présenté comme « naturel », tandis que la redistribution des richesses est censée être artificielle. Bon ok ça n’a rien à voir avec le reste de l’article mais j’y pense subitement. []
  3. Au passage, le changement de titre de Ten Little niggers, a été accepté par Agatha Christie elle-même lors de la publication étasunienne du roman (And Then There Were None), en 1940, et ce d’autant plus volontiers que ce titre n’était pas d’elle ! []
  4. Mes deux centimes sur le sujet : une traduction est toujours une réécriture, et il n’est pas rare que les adaptations vieillissent beaucoup plus mal que les œuvres d’origine. Que l’on considère une œuvre comme sacrée, je veux bien, mais sa traduction n’est jamais qu’une traduction et il n’y a rien de déshonorant a priori dans l’idée de la refaire — l’important est juste de le faire bien. Je remarque que personne n’a protesté contre ce qui me semble le plus choquant : le suppression d’une grande partie des illustrations ! []
  5. Finalement les salles en question se sont dégonflées, elles ont programmé le film tout en annonçant que les projections seraient accompagnées de débats. []
  6. Cette histoire est complètement absurde, personne n’a proposé de modifier le compte, un article se posait juste la question du consentement,… Ça n’a pas empêché des journées de débats à ce sujet. []
  7. L’infortuné François Hollande s’est ému d’être victime d’un tel rejet, lui qui, je le cite, « a toujours placé la jeunesse et la justice sociale au cœur de son quinquennat ». Ironie de l’Histoire, c’est le syndicat étudiant de droite UNI qui a défendu Hollande contre des étudiants militant dans les organisations où il s’était lui-même inscrit dans ses jeunes années. []
  8. Addendum : pas absolument sans rapport, l’étudiant avait en effet laissé une lettre accusant Macron, Hollande, et l’Union européenne de sa situation de détresse, cf. commentaires. []
  9. On notera qu’on ne saura jamais si les associations en question auraient effectivement pu perturber la séance, puisque c’est l’Université qui a fait le choix de la déprogrammer. []
  10. Quelques articles issus de mon autre blog : sur le Stepford Wives de 1975 ; Sur le Stepford Wives de 2004 ; À propos de Rollerball. []
  11. Fait oublié : le conte d’Andersen se déroulait précisément dans des îles Caraïbes ! []
  12. Notons qu’Omar Sy n’interprète pas Arsène Lupin, mais quelqu’un que les aventures d’Arsène Lupin passionnent… []
  13. Notons que ce n’est pas James Bond qui est censé changer de genre, mais la personne titulaire de la licence du permis de tuer numéro 007. []
  14. Exemple : J.K. Rowling, accusée d’être transphobe, dont les anciens lecteurs de Harry Potter déçus brûlent cérémonieusement les livres sur Youtube,… []
  15. La vie dans le monde intellectuel du XVIIIe siècle me semble toujours permettre toutes sortes de parallèles avec nos actuels réseaux sociaux. []

Infirmier général

Je suis régulièrement étonné de voir passer sur Twitter un compte nommé « L’infirmier », qui prend des positions tranchées en faveur de l’hydroxychloroquine, notamment. Enfin ce n’est pas ce compte en lui-même qui m’étonne, c’est son aura : sans trop se poser de questions, il semble que beaucoup de gens, y compris des gens qui ne partagent pas spécialement ses idées, supposent que le titulaire du compte est bien ce qu’il dit : un infirmier et un « street medic » marseillais. Ces qualités sont suivies d’une citation de Socrate (non crédité et approximative) : « Existe-t-il pour l’homme un bien plus précieux que la santé »1.

Il semble que tout ceci suffise à conférer à ce compte un capital sympathie automatique. Un infirmier, c’est quelqu’un qui est dans le concret, qui apporte des soins, qui est modeste, dévoué et que sais-je. C’est pas un « grand professeur de Paris » comme ceux que, justement, ce compte étrille régulièrement. Et un street-medic, qui prend des risques pour mettre du collyre dans les yeux des manifestants gazés, c’est quelqu’un de tout à la fois engagé et désintéressé.
Mais qui tient ce compte, exactement ?

Le premier point suspect ici c’est l’image de profil : c’est clairement une photographie professionnelle, et il n’est pas difficile d’en trouver la source, le fabricant de produits d’hygiène Kimberley-Clark :

Bien entendu, les photos de profil ne sont jamais contractuelles, on peut choisir, si l’on en a envie, de se faire représenter par la Joconde, la Reine d’Angleterre ou Bob l’éponge. Il n’y a donc pas en soi de tromperie, mais peut-être malgré tout que certaines personnes croiront que cette image est bien un portrait du propriétaire du compte. Et puis, de même que mettre des chaussures de sport à côté de la photo d’un politicien mène le public à considérer ce politicien comme sportif2, une photo de soignant accrédite l’idée que la personne qui utilise l’image est effectivement un soignant.

En épluchant les tweets de ce compte, une chose est certaine : celui qui l’alimente ne se hasarde pas à donner des gages pour accréditer l’authenticité de son statut professionnel puisque, contrairement aux médecins, enseignants, universitaires, qui peuplent Twitter, celui-ci ne parle jamais boutique, il ne se plaint pas de ses horaires (il semble avoir beaucoup de temps-libre, il faut dire), de son chef de service, des patients désagréables, des bizarreries de l’administration, etc. Il ne parle de rien de ce qui est censé se rapporter à sa profession.
En revanche, il mentionne de temps à autre son ancrage marseillais, mais sans détails spécifiques : il pourrait dire la même chose de Niort ou de Besançon sans que ça change grand chose au propos.

Jusqu’à ce poème bizarre, qui pourrait lui aussi être déclamé par un niortais ou un bisontin sans rien y changer. Ce serait peut-être même mieux :

rimes rances

Le compte « L’Infirmier » est censé dater de décembre 2018, donc avant le début de l’épidémie de Covid-19. Mais cela ne veut pas dire grand chose, car la Wayback machine d’Archive.org n’a archivé la page de profil de « l’Infirmier » qu’à partir du 6 avril 2020, ce qui me laisse supposer que ses tweets étaient diffusés sous un autre nom au cours des un an et six mois précédents. Twitter ne nous livre pas les identités successives d’un compte, et lorsque l’on décide de changer de nom, les anciens tweets sont modifiés rétroactivement et sont attribués au nouveau nom3.

En fouillant les premiers tweets de « L’infirmier », je remarque juste qu’ils sont assez exclusivement consacrés aux Gilets jaunes. Plutôt la version « de gauche » des Gilets jaunes, même s’il arrive à « L’infirmier » de donner de l’écho à des tweets de de Christian Estrosi ou Valérie Boyer si cela apporte de l’eau au moulin de l’hydroxychloroquine ou à sa vision très négative du gouvernement en place. Il a aussi défendu le film complotiste Hold-up, évidemment, et reprend volontiers des contenus publiés par France-Soir4. S’il retweete fréquemment l’IHU de Marseille, « L’infirmier » semble avant tout d’accord avec les publications d’un compte nommé « Le général », dont il reprend assez systématiquement les tweets et qui, par échange de bons procédés, le retweete avec une même constance. On remarque que ces deux comptes parlent des mêmes sujets, au même moment, et semblent avoir une sensibilité commune en tout point.
C’est peu dire qu’ils se ressemblent :

La photo est celle du brigadier général Ranald S. Mackenzie, militaire étasunien qui a combattu les confédérés, puis les indiens, en tant qu’officier des Buffalo Soldiers5, avant d’être démobilisé du fait de son instabilité mentale… Je ne comprends pas bien le symbole !

Comme « l’Infirmier », « Le Général » a comme bannière un océan aux couleurs kitsch. L’un et l’autre ont accolé à leurs noms un symbole triangulaire bleu — cœur pour l’un, gemme pour l’autre. Nous avons un « street-medic » d’un côté, et de l’autre un « street-journaliste » et « lanceur d’alerte » qui se réclame rien moins que de deux journalistes de légende et affirme soutenir les causes maltraitées par les grands médias. Malgré cette profession de foi, il ne publie aucun contenu journalistique original et ne lance pas plus l’alerte que vous ou moi. Le professionnalisme et le courage qu’il s’auto-attribue restent donc très virtuels.

Il me semble assez raisonnable de supposer « Le Général » et « l’Infirmier » ne font qu’un, et que leurs professions sont imaginaires, ce qui ne les empêche pas d’être suivis par plusieurs milliers de personne chacun.
Ce que je ne comprends pas bien, c’est le but de ce genre de comptes qui affirment poursuivre un but de justice ou de vérité en n’hésitant pas à mentir, mais qui ne semblent pas vraiment être là en soutien d’un parti ou une personnalité politiques précises : ils ne font apparemment que produire du bruit et de la confusion, dans un monde qui n’en manque pourtant pas trop.

(mise à jour du 22/08/2021 : le digital forensics research lab de l’Atlantic Council a publié une enquête sur la désinformation volontaire par les sites d’extrême-droite français, et s’intéresse notamment au cas de L’Infirmier et du Général. Le compte Twitter Sources Ouvertes a effectué des enquêtes similaires sur l’un et l’autre)

  1. Platon, Gorgias. []
  2. cf. 150 petites expériences de psychologie des médias, de Sébastien Bohler, éd. Dunod. []
  3. C’est comme ça que les odieux tweets du personnage parodique Marcellin Deschamps ont été subitement attribués au créateur du compte, Mehdi Meklat, qui n’a pas mesuré l’effet que ferait ce changement. []
  4. Ancien quotidien national, n’existant désormais qu’en ligne, France-Soir n’a plus de journalistes. Depuis quelques mois, sa ligne éditoriale semble limitée à parler des docteurs Raoult, Perronne ou Fouché… []
  5. Les Buffalo Soldiers, à l’époque, étaient un régiments de soldats afro-américains, qui massacraient les indiens, sous le commandement d’officiers blancs. []

Que sont mes amis Facebook devenus ?

J’aime bien les débats, mais (ou bien précisément pour ça), j’accepte très bien de ne pas être d’accord avec mes interlocuteurs. Comme je ne suis ni excité ni malveillant, même quand les échanges sont vifs, les choses se terminent généralement bien. La semaine dernière, j’ai tout de même réussi à me faire bloquer sur Facebook1. J’avais publié un lien vers un communiqué de l’Agence Nationale de sécurité du Médicament qui parlait du soupçon d’effets secondaires psychiatriques liés à l’usage d’hydroxychloroquine pour traiter le Covid-19. Même si ce n’était ni mon but ni mon propos, mais sans que cela ne me surprenne outre mesure, la discussion a vite dévié sur le cas de Didier Raoult, et après quelques échanges, je me suis donc retrouvé bloqué.

À présent que je suis bloqué, je ne peux plus voir le « mur » de cet ancien ami, et lorsque son nom apparaît quelque part (par exemple dans des commentaires auxquels j’avais accès avant le blocage, ou lorsqu’il « like » une publication d’amis communs), son nom n’est plus cliquable.
En revanche, j’accède toujours aux conversations passées. Il est devenu un fantôme, non pas intangible, mais incliquable. J’imagine que je suis la même chose pour lui.

On passe vite du désaccord à la « désamification », et enfin au blocage. J’ai anonymisé mon interlocuteur. Peut-être m’abusè-je mais je ne me trouve pas spécialement violent dans cette conversation !
(cliquer sur l’image pour lire)

Le concept d’« ami Facebook » est assez particulier. Sur cette plate-forme je me suis donné pour règle empirique d’accepter surtout les invitations de gens que je connais dans le monde matériel, qu’ils appartiennent à mes cercles familiaux, amicaux ou professionnels (collègues, confrères, étudiants, anciens étudiants) — mélange que je trouve assez fertile. Il m’arrive souvent d’inviter quelqu’un que je viens tout juste de rencontrer et avec qui j’ai passé un moment plaisant (festival, dîner,…) à être mon « ami Facebook » : le lien est alors très superficiel, mais on s’est tout de même rencontrés « dans la vraie vie », on a passé un moment ensemble.
J’ai néanmoins aussi accepté les invitations de gens que je fréquente de manière purement virtuelle mais depuis si longtemps2 que j’ai l’impression de les avoir effectivement croisés ; de personnes dont la demande de contact me flatte (par exemple un auteur de bande dessinée idole de mon adolescence) ; et puis il m’arrive d’accepter de me lier à de gens qui évoluent dans un de mes cercles professionnels et avec qui j’ai tellement d’amis commun que si nous ne nous connaissons pas encore, il est bien probable que nous nous rencontrerons un jour. C’était le cas avec la personne ci-dessus.

Ce genre d’« amitié » est un peu fragile, car lorsqu’une discussion tourne à l’aigre, la pauvreté du lien apparaît : on n’a pas de souvenirs badins auxquels se raccrocher, pas de bière bue ensemble, pas d’expression du visage à imaginer, pas de son de la voix à plaquer sur les mots qu’on lit. Ce genre d’histoire montre à mon sens que les moments que l’on vit en ligne ou les lieux virtuels ne sont pas de même nature que les moments passés sous un même Soleil à respirer le même air. Mais si les « lieux virtuels » sont autre chose que les lieux physiques, tous les lieux virtuels ne fonctionnent pas de la même manière (et ne sont sans doute pas appréhendés et vécus pareil par tous). La qualité du lien semble différente sur chaque réseau social : mail-list, forum, linkedin, Instagram,…
Je suis fasciné par la différence avec Twitter, plate-forme apparemment plus insaisissable où les conversations s’entremêlent d’une manière qui semble terriblement confuse aux nouveaux arrivants, et où on ne se lie pas sous le nom très chargé d’«ami» . On « suit » et « on est suivi », sans obligation de réciprocité, sans que ce lien constitue un engagement et parfois sans avoir la moindre idée de l’identité réelle des personnes.

  1. Ce n’est que la seconde fois qu’on me bloque, à ma connaissance. []
  2. Par exemple depuis l’époque des forums Usenet. []

C’est pas sa page

Fausse nouvelle en vogue depuis deux jours : Karine Lacombe, cheffe de service en maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, qui a fait un peu de bruit en critiquant la méthodologie des travaux récents de l’IHU de Marseille, aurait « supprimé sa page Wikipédia » afin de faire disparaître les preuves de conflits d’intérêt avec deux laboratoires privés.
C’est par exemple ce qu’affirme avec force sous-entendus-bien-entendus le dénommé Jean Messiha, membre proéminent du Rassemblement National :

J’ai envie d’en parler ici car c’est une bonne occasion d’expliquer un peu mieux la nature et le fonctionnement de l’encyclopédie libre Wikipédia.
Le premier point important est que personne ne possède « sa » page sur Wikipédia. Une notice encyclopédique n’est pas un CV en ligne, Wikipédia n’est pas Linkedin ni Facebook ni Copainsdavant, ce n’est pas non plus un organe de promotion ou de communication. On peut certes disposer d’un compte Wikipédia (qui n’est pas indispensable pour participer à la rédaction de l’encyclopédie) et on peut renommer (mais pas supprimer) ce compte, mais celui-ci ne confère de droit de propriété sur aucune notice du corpus encyclopédique. Pour ma part j’ai créé des milliers d’articles, mais ils ne m’appartiennent en rien, ou du moins ils ne m’appartiennent pas plus qu’ils n’appartiennent à l’ensemble de la communauté : certain des articles que j’ai créés ont été supprimés, profondément remaniés, peut-être même parfois modifiés d’une manière que je n’approuve pas, mais c’est mon problème : je n’ai strictement aucun droit de regard particulier sur leur contenu. En éditant ces pages, j’ai accepté que mon travail soit « libre », au sens des licences libres.
Le fait d’être le sujet d’une page ne donne bien évidemment aucun droit supérieur non plus : est-ce que vous trouveriez utile une encyclopédie où Adolf Hitler (au hasard) aurait le pouvoir de maîtriser le contenu de la page qui porte son nom ?

Karine Lacombe a participé à un point sur l’épidémie, aux côtés du premier ministre

Bien entendu, et ça apparaît parfois de manière risible, beaucoup de pages Wikipédia sont éditées et ont parfois été créées par ceux qui en sont les sujets : on ne compte pas le nombre d’universitaires qui créent des pages longues comme le bras où sont listées méthodiquement toutes leurs publications, ni celles d’artistes qui n’ont pas assez d’adjectifs élogieux pour célébrer leur propre talent. Après tout, chacun peut éditer Wikipédia, y compris ceux qui sont le sujet des pages. Ce n’est pas une très bonne idée, car on manque un peu de recul à son propre sujet : certes, on en sait plus que tout le monde, mais on peut facilement mal évaluer sa propre importance (car chacun est le personnage principal de sa propre histoire) et on a, plus qu’aucun, des choses à exagérer ou à cacher1.
Le fait que Jean Messiha parle de la page Karine Lacombe comme étant la propriété de Karine Lacombe me fait parier que ce monsieur intervient beaucoup lui-même sur la page qui le concerne, mais ce n’est qu’une intuition, basée sur l’expérience et le raisonnement.

Aujourd’hui, si l’on tente de créer la page Karine Lacombe, voici ce que l’on peut lire :

Et effectivement, la page en question a été supprimée à trois reprises :

(Wikipédia, journal des suppressions)

D’innombrables personnes se sont émues de la coïncidence temporelle : les suppressions de pages datent du 28 et du 29 mars, justement quand Karine Lacombe avait, à les en croire, quelque chose à cacher. Et cette suppression intervient alors que Karine Lacombe aurait supprimé ses comptes Twitter et Facebook2.
Mais en fait, la vérité est bien plus simple, les suppressions de page datent surtout du moment où celles-ci ont été créées !

(Wikipédia, journal des créations de pages)

On voit donc que la page a été créée une première fois par l’utilisateur « Free French » le 28 mars à 18h59 et supprimée trois minutes plus tard3 par « Esprit Fugace », administratrice sur Wikipédia depuis quatorze ans. La seconde fois, une heure après, la page a été recréée par une personne œuvrant sous adresse IP, et sa page a été supprimée là encore au bout de trois minutes. Enfin, une dernière création a été proposée le lendemain par une personne elle aussi anonyme mais dotée d’une autre adresse IP. Cette fois, la page a été supprimée instantanément4 , par « 3(MG)² », un autre administrateur, élu à ce poste il y a six mois.

On le comprend, la simultanéité n’est en rien troublante : c’est parce que Karine Lacombe est un sujet « chaud » que des gens créent des pages Wikipédia à son sujet, et c’est parce que ces pages ont été créées qu’elles ont été ensuite effacées. Rien à voir avec l’intention, par Karine Lacombe, de dissimuler des vérités fâcheuses, rien à voir avec une complicité de Wikipédia et de ses administrateurs dans une opération de ce genre.
La motivation de la suppression était la non-admissibilité de la page. Forcément, si la page n’a été (comme je le suppose) créée que pour servir d’argumentation dans un débat politique, son existence sur Wikipédia est injustifiable, car pour qu’une page soit admissible, il faut qu’elle soit un sujet d’article digne de ce nom. À quoi servirait une encyclopédie qui contiendrait une entrée pour chaque personne qui a eu l’heur d’être médiatisée quelques jours et que l’on aura oublié dans quelques semaines ?

Bref, non, Karine Lacombe n’a pas « supprimé sa page » Wikipédia. Ce n’est pas « sa » page et elle n’a pas le pouvoir de la supprimer5.

  1. Il y a une page à mon sujet sur Wikipédia, créée complètement en dehors de ma volonté par un wikipédien québécois. Je m’autorise à y ajouter mes livres, lorsqu’il en sort, et j’ai déjà effectué de micro-corrections factuelles. []
  2. La suppression des comptes Twitter et Facebook est souvent évoquée (sans preuve que de tels comptes aient effectivement existé !), et serait assez logique – une personnalité non-médiatique qui est subitement prise à parti par des milliers d’anonymes a souvent pour réflexe de fermer son compte ou de passer en mode « privé ». []
  3. Il s’agit de « suppression immédiate », qui est la procédure expresse appliquée aux cas non-ambigus (par exemple quelqu’un qui crée une page dont le titre est un injure…). Il existe une procédure véritablement communautaire pour les cas plus complexes, mais le fait que la suppression ait été immédiate ne la rend pas « anti-démocratique » pour autant car la communauté peut contester cette suppression et même, pointer du doigt le caractère arbitraire des actions d’un administrateur. Je pense que pour la plupart des wikipédiens aguerris, le cas de la page « Karine Lacombe » ne fait pas spécialement débat. []
  4. On m’a aussi dit : « certaines pages sans intérêt restent sur Wikipédia pendant des mois », alors pourquoi est-ce allé aussi vite avec celle-ci ? ». Là encore, la réponse est simple : les sujets « chauds » sont d’actualité pour les wikipédiens aussi, et ceux-ci s’y montrent donc attentifs, tandis que des sujets sans public peuvent voir leur page maintenue des semaines, juste parce que personne ne les a remarquées ou évaluées. []
  5. La justice pourrait demander la suppression d’une page, motivée par une question de droit d’auteur, d’atteinte à la vie privée, d’incitation à la haine, ou tout autre délit tombant sous le coup de la loi, mais pas dans les trois minutes qui suivent sa création ! Il peut enfin arriver que des personnes demandent à voir supprimer une information voire une page, parce qu’elle leur cause du tort. La demande est évaluée par la communauté et peut être satisfaite, par courtoisie, si cela s’avère de bon sens et si l’information n’est pas largement publique (d’autant que Wikipédia s’interdit en théorie le « travail inédit », c’est à dire le fait de créer l’information et non seulement de la rapporter). Je me souviens de cas d’artistes qui ont demandé à ce que seul leur pseudonyme public apparaisse et pas leur état-civil, par exemple. []

L’attaque des clones

Récapitulons.
Vendredi 16 août à une heure du matin, j’ai émis un tweet au sujet d’un dessin de Riss :

Un tweet un peu rentre-dedans, évidemment, un peu provocateur : rapprocher Charlie Hebdo de Valeurs Actuelles, ce n’est pas anodin. Mais malgré l’outrance apparente, c’est sincère, car sans croire, comme certains qui ne le lisent pas, que Charlie Hebdo est un brûlot raciste, je suis régulièrement gêné non pas par une obsession islamophobe — Charlie parle de bien d’autres sujets, heureusement —, mais par une manière de parler des musulmans qui s’inscrit dans un champ politique assez précis, celui qui veut absolument émanciper de force les femmes voilées, celui qui voit en Edwy Plenel un allié de Daech, celui pour qui l’objet de la laïcité n’est pas la paix religieuse et a-religieuse en France, mais exclusivement un glaive pour lutter contre une prétendue invasion musulmane.

Les islamo-gauchistes

La dessinatrice Coco, dont je reconnais le talent et qui peut être assez drôle, a publié quelques dessins qui (je ne pense pas surinterpréter) reprennent à leur compte la figure de l’Islamo-gauchiste, cet affreux bonhomme qui, sans être ni musulman ni a fortiori salafiste, fait tout son possible pour assister les Frères Musulmans ou Daech dans leur projet de conquête du monde.

J’aime bien Coco, hein. Et visuellement, le gag des moustaches est bien. Mais Ce dessin sur Plenel accusé d’avoir pudiquement fermé les yeux sur les viols et harcèlements dont Tariq Ramadan est accusé est assez diffamatoire : Médiapart aurait su et se serait tu ?… Pour mémoire, le rapport entre Plenel et Ramadan est que le premier a accepté de débattre publiquement avec le second, et a ensuite résumé l’échange en disant que Ramadan n’avait ce jour-là rien dit de choquant et avait fermement condamné le terrorisme ou l’antisémitisme. C’est encore Plenel qui est visé (avec Najat Vallaud-Belkacem et Cécile Duflot) dans la couverture sur le Burkini. Alors qu’aucun journaliste n’avait réussi à photographier une femme en Burkini sur une plage française, toute une classe politico-médiatique réclamait l’interdiction de ce vêtement. Ceux qui ne comprenaient pas cette hystérie ont été, là encore, jugés « islamo-gauchistes ».

Les motivations de cet islamo-gauchiste non-musulman ne sont pas très claires, d’autant que ce n’est même pas avec les musulmans qu’il est soupçonné d’être en collusion, mais avec les islamistes. Cette absence de cohérence ne retient pas des personnalités à fort impact médiatique comme Caroline Fourest, Michel Onfray, Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ou Franz-Olivier Giesbert d’employer ce terme et de l’appliquer à des gens tels que Edwy Plenel, Benoit Hamon, Christiane Taubira, Edgar Morin, Emmanuel Todd, Lilian Thuram, Jean-Louis Bianco, Esther Benbassa, Alain Grech, Guillaume Meurice, Benjamin Stora,… Et à des médias tels que Libé, les Inrocks, Médiapart, le Monde diplomatique, Arte ; des institutions comme les universités Paris 8 et Nanterre ou comme l’Ehess ; des organisations comme Amnesty international, Coexister, l’observatoire de la laïcité,… Enfin bref, tous ceux qui appellent au calme, refusent d’exclure, de haïr, de juger, de créer des rapprochements absurdes, sont considérés comme complices d’une invasion sarrasine. Et cela s’étend aux mouvement post-coloniaux, décoloniaux, au féminisme intersectionnel, et même à la Laïcité historique, il suffit de voir les attaques dont fait l’objet Jean-Louis Bianco, qui depuis son Observatoire de laïcité rappelle régulièrement les limites d’application de la loi de 1905.

Un dessin paru dans la Revue des deux mondes qui illustre assez bien l’idée que Riss souscrit sans grandes nuances à l’idée que les intellectuels de gauche sont sous influence de l’Islam.

Ce que je n’ai jamais compris chez les Élisabeth Badinter &co., c’est ce qu’ils attendent concrètement de leur propre attitude. Qu’ils considèrent qu’une prescription religieuse sexuée est sexiste, qu’ils s’inquiètent du communautarisme montant, du poids de la religion dans certaines banlieues, du discours rétrograde des imams, pourquoi pas, mais comment peuvent-ils imaginer que l’insulte, la stigmatisation, l’humiliation, le soupçon de fourberie, les injonctions autoritaires et les rapprochements injustes vont, par miracle, mettre les musulmans dans une disposition d’écoute idéale et les convaincre que la « patrie des droits de l’Homme » leur veut du bien ? Je me demande combien de jeunes femmes ont revêtu le hijab non en croyant que c’était ce que leur demandait leur dieu, mais en pensant rendre à leurs parents la fierté de leurs origines ou de leur foi. Parce que les humains sont ainsi faits, ils n’aiment pas obéir à ceux qui les dénigrent, ils peuvent être contrariants. Comme Charlie Hebdo, qui avait publié les très mauvais dessins représentant Mahomet dans le Jyllands-Posten, non par sympathie pour ce quotidien conservateur très à droite, mais bien pour protester contre les menaces dont le journal avait fait l’objet. Et allez savoir, peut-être que les gens qui se font qualifier d’Islamo-gauchistes ne prennent pas la défense de musulmans par amour pour le Coran mais choqués de la violence dont ils font l’objet. Enfin bref.
J’ai publié un article au sujet du dessin de Riss, qui m’a valu de nouvelles discussions, et puis tout ça s’est tranquillement éteint.

L’attaque des clones

Hier, j’étais tranquillement en train de polémiquer oiseusement sur Twitter, comme ça m’arrive souvent, cette fois au sujet des manifestations à Hong Kong, lorsque j’ai été interpellé par une mention qui reprenait mon tweet vieux de trois jours, avec un commentaire de type argument ad professorum : « comment ? Cette personne enseigne [à Paris 8], mais elle n’est pas d’accord avec moi ? Elle est incompétente [pauvres étudiants] [remboursez-moi mes impôts !] ». J’appelle ça l’argument ad professorum (mais je ne sais pas le Latin, ça ne veut peut-être rien dire).

On remarque 45 retweets et 171 « likes », ce qui n’est pas rien. Parmi les retweeteurs et likeurs, on trouve des gens qui mentionnent Charlie Hebdo, la laïcité, mais aussi des « identitaires » et même, une personne qui utilise un dessin de Konk comme écran d’accueil. Konk est un dessinateur de presse révisionniste, j’aurais du mal à croire que le choix d’un de ses dessins, dûment crédité, soit décidé complètement au hasard.

Je repars donc au charbon, je discute, mais quelques minutes plus tard un second compte Twitter inconnu m’interpelle avec exactement la même réflexion : « ça se dit prof est ça n’est pas d’accord avec moi ? Ah ! Ça ne va pas se passer comme ça ! ».
Et puis un troisième. Un quatrième. Et ça n’a pas cessé jusqu’à ce matin. Au bout d’un moment, l’effet est comique. On remarque régulièrement des mentions de mon université, Paris 8.

La similarité des messages et leur simultanéité me laisse penser que les auteurs des tweets forment un groupe. Peut-être sont-ce des membre de la nébuleuse (image qu’ils aiment utiliser pour décrire leurs détracteurs) « Printemps Républicain », comme on me le souffle…
J’ignore la mécanique qui est à l’œuvre ici, je vois deux configurations :
Le banc de poissons. L’un d’eux a remarqué de la mangeaille, tout à sa joie, il agite sa nageoire caudale, ce qui a pour effet de prévenir ses congénères, qui fondent sur la nourriture et tentent d’y donner eux aussi un coup de mâchoire. Pour obtenir une telle mécanique sur Twitter, il faut des comptes qui se suivent les uns les autres (c’est souvent le cas ici je pense), qui ne suivent pas grand monde d’autre, et qui agissent de manière un peu automatique, au gré de ce qu’ils rencontrent.
La meute de loups. Un loup dominant désigne la proie et y donne le premier coup de croc, imité ensuite par ses lieutenants, etc., Le but de chacun est de se positionner en montrant sa capacité à suivre le chef tout en jouant des coudes pour sortir du lot. Les plus nuls arrivent en dernier. Je ne sais pas si les loups ont des coudes mais de toute façon je ne sais pas non plus si les loups fonctionnent vraiment comme ça, l’éthologie remet beaucoup en question ce genre de schémas (territoire, hiérarchie….). En tout cas on comprend l’idée : c’est une action un peu coordonnée, peut-être même planifiée sur un autre réseau social, façon Ligue du Lol ?

La meute

Je sais, la distinction peut sembler un peu vasouillarde, peut-être que c’est idiot de faire des analogies zoologiques. Enfin je penche pour la seconde possibilité, celle de la meute. Parce que le mouvement de meute ne sert pas à satisfaire chacun de ses agents, il sert aussi à souder et construire le groupe social, c’est par son action, c’est par la chasse que la meute existe.
Ce qui me fait dire ça, c’est que ces gens ont bien besoin de se souder, car s’ils sont tous d’accord pour penser qu’ils sont d’accord entre eux, ils ne semblent pas tellement capables d’expliquer ce sur quoi ils s’accordent. En effet, après m’avoir expliqué que je ne savais pas lire un dessin et que je n’avais pas d’humour, plusieurs de mes interlocuteurs ont tenté de m’expliquer le dessin, et ils sont loin de le lire tous pareil :

Si on récapitule : le dessin vise les gens qui critique l’écologiste Greta Thunberg avec des arguments idiots comme le fait qu’elle ne s’en prenne pas à l’Islam. Mais en même temps, ça écorne l’impossibilité (bien connue dans certains milieux médiatico-intellectuels qui ne cessent d’en parler) de critiquer l’Islam, et d’ailleurs ça attaque l’Islam, et ça attaque l’inconsistance du discours de Greta Thunberg,et l’eschatologie collapsologique et ça n’a rien à voir avec Valeurs Actuelles mais bon, et si jamais, est-ce que ça serait facho ? Ah, et puis il y en a un qui m’a envoyé télécharger un livre contre l’anti-racisme sur un site néo-nazi.
Ough. Ce n’est qu’un petit extrait des réactions que l’on m’a adressées, mais je dois dire que je sais moins quel sens donner au dessin après les avoir lues qu’avant.

Je remarque, enfin, que peu à peu mes contradicteurs les plus éloquents, les plus capables d’argumenter, ont disparu, laissant derrière eux une paire de lieutenants pas aussi affûtés, plus insultants qu’autre chose, et réagissant aux mots de manière un peu automatique.
Enfin, assez subitement, plusieurs comptes m’ont laissé tomber en plein milieu de la discussion, m’annonçant qu’ils cessaient de me répondre ou même, qu’ils me bloquaient ou qu’ils masquaient la discussion. Preuve supplémentaire que tous ces échanges n’étaient pas destinés à me démontrer que j’étais dans l’erreur, mais étaient destinés au groupe lui-même. Une fois le groupe dispersé, continuer n’avait plus de sens.

J’aime bien la personne qui me dit qu’elle a arrêté de lire mon article à sa première phrase, avant de m’expliquer que mes réponses ne seront pas lu. La bio de la personne annonce qu’elle est curieuse et bavarde.

J’essaie de comprendre le fonctionnement de ce groupe de manière empirique, sans réaliser une véritable enquête (quels comptes suivent quels comptes, quels comptes likent et retweetent quels comptes, quelles bios font référence à telle mouvance politique, quels comptes ne font partie d’aucun groupe, etc.. Il faudrait pour ça écrire un petit programme et j’ai un peu la flemme de m’y mettre. C’est les vacances, hein. Il faudrait aussi comparer avec les personnes qui ont harcelé Étienne Choubard. Je n’ai pas eu droit à l’exhumation de vieux tweets ni (à ma connaissance) aux signalements de mon compte à mes employeurs ou à Twitter, et autres méthodes du genre dont tous ces amoureux de la démocratie dégoulinants d’humour et d’esprit Charlie (es-tu là ?) sont coutumiers. Sans doute, comme je le dis plus haut, l’enjeu n’est-il pas ma personne.
Bon, bref, peut-être me trompè-je, je n’en sais rien, mais instinctivement, comme ça, je ne crois pas que ces gens m’aient sauté sur le dos par hasard.

Désolé si dans le lot je cite des gens individus dignes de ce nom : avec plusieurs dizaines de mentions par minute au plus fort, il est possible de finir par ne plus faire la distinction entre les uns et les autres. Pour finir, je remercie tous les amis (trop nombreux pour être cités – et je n’aimerais oublier personne) qui sont venus à ma rescousse pour argumenter, et forcer mes contradicteurs à exposer leurs raisonnements, jusqu’à l’absurde (ou l’insulte).