Donc, Nathalie et moi-même n’avons pu voter au premier tour des primaires de l’écologie : privés d’élection pour cause de non possession de téléphone mobile. Mais notre fille Florence, elle, dispose d’un numéro de téléphone et souhaitait participer à la primaire. Elle s’est donc inscrite pour le faire, payant les deux euros réglementaires. Et puis un beau jour, un peu avant l’ouverture du vote, elle a reçu le message qui suit :
De : election@acces-neovote.com <election@acces-neovote.com> de la part de Primaire écologiste <election@acces-neovote.com>
Envoyé : jeudi 16 septembre 2021 08:33
À : Florence Lafargue <***@***.fr>
Objet : Primaire des écologistes
Bonjour,
Nous avons le regret de vous informer que, suite à des contrôles de sécurité opérés par notre prestataire, et ce conformément aux Conditions Générales d’Utilisation (CGU), votre inscription à la Primaire des écologistes et votre droit de vote pour ce scrutin ont été suspendus. Comme indiqué dans nos CGU, aucun remboursement ne sera effectué.
En vous remerciant de votre intérêt pour la Primaire de l’écologie,
L’équipe de la Primaire des écologistes
Elle n’a pas été seule dans son cas, ce sont en fait 1464 personnes qui ont été privées de droit de vote et pour qui aucun-remboursement-ne-sera-effectué-en-vous-remerciant-salut, au motif que leur identité était suspecte. Une raison du soupçon est la similitude de la partie conservée des numéros de carte bancaire : il suffit qu’une personne ait un certain nombre de chiffres en commun pour que le système considère que la carte employée est la même.
Au même moment, sur Twitter, un troll se vantait d’avoir voté six fois… Pour la candidate qu’il juge « bête » et « folle » et qui lui semble la plus à même de faire échouer son parti lors de l’élection nationale qui arrive.
Bon, bref, avec trois souhaits de participation contrariés, notre famille est un peu spécialiste des problèmes de vote en ligne. J’en tire trois conclusions :
tout d’abord, que même le parti qu’on aurait cru le plus à même de faire une critique du téléphone mobile l’impose comme instrument de citoyenneté et preuve d’identité.
ensuite, un constat que la démocratie en ligne n’est pas très au point. Il existe pourtant des solutions — comme celle de stocker l’identité exacte des électeurs, connue par un prestataire de confiance tiers.
et pour finir, l’intuition personnelle que les candidats, malgré une convergence sur le programme, se défient les uns des autres et restent, malgré leurs belles paroles contre le présidentialisme monarchique à la française, embarqués dans une guerre d’égos. Je ne vois en effet que le manque de confiance et de fair-play qui explique un fonctionnement si rigide et capable de causer tant de faux positifs. Le prestataire Néovote insiste en tout cas sur le fait que la situation est consécutive à des choix explicites de la part des écologistes.
Tout ça ne me donne pas très envie d’être attentif à la suite de la campagne des écologistes, je dois dire, alors même que les questions traitées n’ont jamais été si urgentes. Ce n’est bien sûr que le tout premier épisode déplaisant d’une campagne qui, toutes tendances politiques confondues, s’annonce particulièrement pénible.
Mise-à-jour du 28/9/2021 Sur Facebook, une amie s’étonnait d’avoir été elle aussi considérée comme possible troll-de-bourrage-d’urnes. Elle ajoute : « l’écologie ce n’est pas que trier ses déchets et réduire les émissions de gaz à effet de serre, pour moi c’est une forme d’attention aux choses et aux êtres qui se situe aussi au niveau des rapports sociaux. je suis atterrée du peu d’intelligence relationnelle dont ils ont fait preuve ».
On voulait bien, nous, participer au choix du candidat écologiste pour les élections présidentielles à venir. Le sujet nous importe et nous avons d’ailleurs suivi deux débats sur trois. Hier, EELV nous adressait un ultime e-mail pour nous convaincre de voter :
Nous ne pouvons pourtant pas le faire. En effet, sur le site lesecologistes.fr on nous demande de renseigner non seulement nos noms, prénoms, et adresse e-mail, mais encore notre numéro de téléphone mobile. Or nous n’avons pas d’appareil de ce genre à disposition, pour mille et une raisons : inutilité de l’appareil, peu adapté à nos besoins, réticence face à son caractère intrusif et envahissant, etc. Mais aussi par conviction écologiste : pourquoi posséder un outil dont on ne ressent pas le besoin lorsqu’il pose de nombreux problèmes environnementaux. Nous n’écrivons pas ça pour donner des leçons (on fait de notre mieux mais on a des ordinateurs et on se chauffe au fioul…), en revanche nous nous passons sans mal d’automobile et de téléphone portable et ne souhaitons pas qu’on nous les impose pour des raisons absurdes et non liées à leur fonction. Les téléphones mobiles, et tout particulièrement les smartphones, posent des problèmes de terres et métaux rares (Indium des écrans tactiles, lithium des batteries, etc.), sont difficiles à recycler et ont souvent une durée de vie courte. Enfin, ces appareils sont au centre d’un maillage dense d’antennes-relais qui en inquiète certains. Accepter que nos droits soient conditionnés à leur possession devrait inquiéter également. Nous avons un numéro fiscal unique, un numéro de sécurité sociale unique, une carte nationale d’identité, etc. — autant d’éléments (certes réputés très confidentiels mais qui sont souvent demandés comme justificatifs) qui permettraient de nous identifier, mais non, on nous demande impérativement un numéro de mobile. Cela nécessite donc non seulement d’avoir un téléphone mobile mais un téléphone et un numéro propre à chaque membre du foyer qui souhaiterait voter !
Comme tout le monde nous l’a fait remarquer lorsque nous nous sommes plaints, il y a bien un lien disant « Je ne dispose pas de téléphone portable » qui suggère la promesse d’une solution. Mais cette solution est-elle sincère, ou sert-elle juste à donner le change ? Nous avons cliqué et nous sommes tombé sur une page Questions fréquentes qui, pour l’entrée « je n’ai pas de téléphone portable » nous engageait à envoyer un e-mail afin de déterminer une solution. Ce que nous avons fait. La réponse, venue après trois jours, signée par un prénommé « Julien », et strictement identique pour chacun de nous me semble assez consternante :
Vous lisez bien : en s’abritant derrière des préconisations de la CNIL pour s’assurer du caractère unique de chaque vote — préoccupation hautement compréhensible —, on nous propose rien moins que d’utiliser le portable d’une personne proche. Que faut-il entendre par proche ? Et puisqu’un seul et unique numéro peut être employé pour chaque électeur, ça signifie que la personne « proche » ne pourra pas voter. Ça signifie aussi que nous devons l’informer que nous participons à cette élection. Tout le monde n’aime pas l’idée de parler de ses inclinations politiques. On nous suggère en tout cas de tricher, et ceci dans le but de garantir l’intégrité de notre participation. C’est d’autant plus dérangeant qu’il n’est pas fait mention d’un emploi obligatoire du téléphone mobile dans la recommandation de 2019 au sujet de la sécurité des votes par Internet.
En voulant faire une capture d’écran nous constatons qu’on ne nous propose plus d’écrire un e-mail : la recommandation de « Julien » est désormais inclue à la page des questions courantes, et peut-être est-ce l’indice que nous n’avons pas été seuls à poser la question.
Proposer, pour s’assurer de la fiabilité et de la confidentialité d’un processus électoral, de commencer par un arrangement, voire un mensonge (utiliser le portable d’un autre) et une indiscrétion (dire à cet autre qu’on va voter pour une primaire à laquelle lui ne souhaite pas voter ou alors il faudra qu’il nous en informe) est tout de même paradoxal. Et inversement rappelons que rien n’empêche quelqu’un qui a un mobile professionnel, un mobile personnel, et trois enfants équipés de téléphones, de profiter de la multiplicité des numéros de mobile auxquels il a accès et de la facilité avec laquelle on peut se procurer une adresse e-mail (« créer un e-mail est une formalité simple et rapide ») pour voter cinq fois !
La primaire est organisée par cinq organisations politiques (EELV, Génération écologie, Générations, Mouvement des progressistes et Alliance des écologistes indépendants). La gestion de l’élection a été confiée à une société spécialiste de ce domaine, Neovote, qui dispose apparemment d’une solide réputation dans le domaine.
On comprend la problématique à laquelle répond ce besoin de renseigner un téléphone mobile, mais cette solution n’est pas si convaincante et tout cela n’augure pas bien du futur de la démocratie citoyenne à coup de micro-référendums, etc. Cela constitue une énième preuve que les personnes qui n’ont pas de téléphone mobile et/ou qui n’ont pas Internet seront de moins en moins prises en compte à l’avenir.
S’il y a bien un camp politique dont on aurait aimé qu’il s’interroge sur ces questions, c’est celui qui souhaite porter l’écologie au pouvoir. Il aurait été juste d’organiser une procédure de substitution. La réponse automatique et l’absence de réponse à nos tentatives de communiquer avec « Julien » donnent le sentiment que ça n’a jamais été envisagé. Alors forcément, on est un peu déçu.
Le terme « Cancel-culture » fait beaucoup parler les bavards. En France, la locution a pris son autonomie et n’est plus liée à son sens originel que de manière restreinte (sautez à la fin du texte pour en connaître la définition d’origine).
Le sommet du contresens dans le domaine a été commis par David Lisnard, maire de Cannes, qui expliquait à la radio que « Cancel-culture » est le mot d’ordre de ceux qui voudraient « annuler la Culture ». Au micro, ce monsieur (dont j’ignore tout, ça pourrait être lui ou un autre, peut me chaut) expliquait avec un trémolo dans la voix et en invoquant Ernest Renan que :
La Culture est indispensable à l’Homme. L’Homme est un animal culturel, c’est ce qui nous distingue des autres espèces. Quand la Culture va mal, l’homme va mal, la société va mal. La Culture, elle est porteuse de richesses (…) 45 milliards de revenus, elle est porteuse d’épanouissement individuel, d’élévation des individus, c’est fondamental, et elle est porteuse de lien social (…) Donc tout ce qui est « Cancel culture », c’est-à-dire « annulation de la culture », se fait au détriment de l’unité nationale. Donc pour la prospérité économique, pour l’émancipation individuelle, pour l’unité nationale il faut effectivement développer une culture offensive, c’est à dire qui permette à chacun de rencontrer les grandes œuvres de l’esprit, celles qui relient et celles qui élèvent1.
Je conserve cette citation car elle m’amuse par sa grandiloquence : sans la Culture avec un grand C, l’Humain redevient un animal parmi d’autres, le drapeau est en berne et nous perdons quarante-cinq milliards d’euros par an. Quarante-cinq milliards, c’est quand même une somme, ça en impose ! On sent le traumatisme de la Révolution Culturelle maoïste derrière ces considérations, ou plus fantasmatique, le spectre du Ministère de la Vérité dans le 1984 de George Orwell, où les faits sont constamment effacés de l’Histoire.
Mais concrètement, quand est-ce que des pans entiers de la Culture française ont été effacés, supprimés à l’initiative de vilains gauchistes, lesquels, au passage, sont loin de disposer du pouvoir médiatique qui le leur permettrait en France ? Si l’Histoire est bien constamment écrite et réécrite dans un but idéologique, c’est plutôt par les programmes de l’Éducation Nationale, qui selon l’époque va imposer une vision révolutionnaire, républicaine, napoléonienne, monarchiste, colonialiste ou encore universaliste, de ce qu’on voudrait être l’essence même de la France, oubliant ou minimisant volontairement des épisodes, en magnifiant d’autres, etc. Et je n’émets pas une critique, ici : hors de la recherche universitaire, l’Histoire avec un grand H est un objet politique et idéologique, c’est du reste ce que David Lisnard dit lui-même puisqu’il promeut une vision offensive et idéologique de la Culture. Il ne dit pas idéologique, parce qu’à droite, on pense que seule la gauche fait de l’idéologie2.
Les médias grand public (Le Point, L’Express, Marianne, Charlie Hebdo,…) tracent un contour plus pernicieux de ce qu’est la « Cancel Culture », en égrenant semaine après semaine une liste disparate de faits qu’ils y associent :
— On a renommé un roman d’Agatha Christie3. — Hachette a repris la traduction des aventures du Club des Cinq d’Enyd Blyton, et surtout la conjugaison, en remplaçant le passé simple par le présent, et en adaptant les références qui sentent un peu la naphtaline (on ne reçoit plus de télégrammes !)4. — Un collectif de salles de cinéma de Seine-Saint-Denis a annoncé se refuser à diffuser le film J’Accuse !, en réaction au retour d’anciennes accusations de viols, et à l’apparition de nouvelles accusations, dont faisait l’objet son réalisateur, Roman Polanski5. — On veut censurer Blanche-Neige car le Prince Charmant n’a pas respecté le consentement de la belle endormie6. — Des étudiants en colère ont empêché François Hollande de donner une conférence dans leur université, et déchiré quelques exemplaires de son livre7. Cette histoire faisait directement suite au suicide par immolation d’un étudiant, survenue quelques jours plus tôt, et sans rapport8 avec l’ancien président. — Ici et là on menace de déboulonner des statues d’esclavagistes notoires. — Une intervention intitulée «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique», par la philosophe Sylviane Agacinski, dont l’hostilité à la GPA mais aussi aux autres formes de PMA est notoire, a été annulée à l’Université de Bordeaux, qui craignait des débordements puisque des associations LGBT avaient annoncé s’y rendre en force pour empêcher la tenue de la conférence9. — Après le témoignage de Vanessa Springora, qui fait de lui le portrait d’un éphébophile pour le moins pathétique, l’écrivain Gabriel Matzneff a vu ses amis, admirateurs et éditeurs d’antan prendre leurs distances. — Les éditions Albin Michel ne veulent plus publier les livres d’Éric Zemmour depuis qu’il a déclaré son intention de se présenter aux élections présidentielles.
On voit que les cas sont très divers. En effet, sauf à prouver qu’il ait été victime de menaces, le fait qu’un éditeur n’ait plus envie de publier un de des auteurs est tout à fait son droit — autant qu’on ne peut pas empêcher un auteur de quitter son éditeur, comme l’a fait Philippe de Villiers en signe de solidarité avec Éric Zemmour. Par ailleurs quand un auteur à grands tirages quitte son éditeur historique, l’histoire qui se trouve derrière son départ est parfois plus compliquée qu’elle n’en a l’air et peut être aussi liée à des renégociations de pourcentages et à l’intervention de maisons d’édition concurrentes (mark my words). Les actualisations de textes, d’œuvres, le fait qu’à une époque on montre ci et occulte ça, me semble une question de tout temps, impossible à trancher : est-ce que demander à Lucky Luke de mâchonner un brin d’herbe plutôt que de fumer, comme ça s’est produit lorsque le personnage a vu ses aventures adaptées en dessin animé aux États-Unis (où l’on commençait à se poser des questions sur le tabac) relevait d’un insupportable sacrilège, ou était-ce une idée plutôt responsable ? Est-ce que transformer les Schtroumpfs noirs en Purple Smurfs, afin d’éviter une lecture raciste d’un ouvrage qui ne l’était pas mais le serait devenu dans le contexte étasunien a été une altération de l’œuvre, ou au contraire une adaptation intelligente ? Est-ce qu’on trahit une œuvre des années 1950 lorsque l’on transforme son message pacifiste en un message écologiste ? Chacun aura ses propres réponses selon le contexte et selon les cas. Je remarque qu’en France, notre sacralisation des notions d’auteur, d’artiste et d’œuvre nous rend respecteux mais peut nous amener à conserver dans le formol des récits et des personnages qui, autrement traités, eussent pu retrouver la vigueur et l’actualité qu’ils avaient à leur création. Inversement, les pratiques culturelles industrielles (Marvel, Disney, Warner,…), où les mêmes œuvres sont constamment réécrites (combien de genèses de Spiderman, des Avengers, etc. ?) et les auteurs occultés permettent de suivre l’air du temps, mais peuvent le faire au risque d’une perte de sens, voire d’une forme gravissime d’infidélité ou de contresens, comme cela s’est passé avec les remakes de Stepford Wives ou de Rollerball, films qui abaissent des œuvres politiques intelligentes à l’état divertissements réactionnaires médiocres10.
Je le dis clairement : je ne soutiens ni les pressions, ni les menaces, ni les violences, ni la censure, et au fond je suis très attaché à la liberté d’expression, car j’ai confiance : c’est quand les idées, même clairement néfastes, sont exprimées qu’on peut les contredire, et c’est par le dialogue et l’information que les gens de bonne volonté peuvent être suffisamment armés pour décider quoi penser. Quant aux autres, à ceux qui ne veulent ni apprendre ni comprendre, il ne sert à rien de les y forcer : tenter de convaincre est noble, intimer au silence est ignoble. Bref, je crois en la vérité, non comme un objet que les uns maîtrisent et pas les autres, mais comme une quête passionnante pour tous. Pour cette raison, et même si ce n’est qu’une anticipation du pilon — destin de la plus grosse partie du tirage de tous les livres politiques —, je trouve vraiment pitoyable d’aller déchirer des livres de François Hollande. Je pense aussi que c’est une erreur de se réjouir de voir telle ou telle personne se faire virer de Twitter. Et je pense qu’empêcher quelqu’un de donner une conférence est à la fois une faute tactique (la personne devient martyre) et une victoire misérable, puisque la seule vraie victime, finalement, c’est le débat : chacun campera sur ses positions, sans tenter de comprendre ou de convaincre l’autre. Même si j’imagine que ce n’est pas le but conscient, ce genre d’attitude sert moins à faire progresser la vérité qu’à déterminer et figer des camps. Je ne vois rien de plus stupide et de plus misérable, car aucun esprit collectif n’a de valeur sans la liberté et l’autonomie intellectuelle des individus. Et en cas d’abus manifestes de la liberté d’expression, si certaines bornes sont dépassées, ma foi, il existe des lois et des juges pour le dire.
Puisque je suis contre la censure, je suis souvent opposé aux attitudes que les newsmag réactionnaires, avec qui j’aimerais pourtant ne pas être d’accord, incluent à la notion de « Cancel culture », mais je note que leur usage du terme se limité à fustiger les censures ou les violences qui émanent de camps progressistes : féminisme, antiracisme, lutte contre l’homophobie. Ceux qu’ils aiment désormais appeler « wokes ». Ils ne parlent jamais de « Cancel Culture » lorsqu’il est question : — du licenciement d’un vieux dessinateur de mauvaise réputation. — du chahut ou des dégradations causés par les associations « morales » qui protestent contre une exposition ou œuvre d’art qu’elles jugent anti-catholique. — de Mennel Ibtissem, une jeune chanteuse qui avait dû quitter l’émission The Voice car son statut de musulmane et une paire de tweets de jeunesse avaient fait polémique. — d’un ministre de l’Intérieur qui affirme qu’il empêchera un spectacle de Dieudonné d’avoir lieu, quand bien même la justice l’a autorisé. — d’une ministre en charge de l’enseignement supérieur qui commandite une enquête sur les opinions politiques de ses agents. — de calomnies diverses contre des street-reporters, dont le droit à travailler est dénié par certains, qui vont contre tout ce qui fait l’esprit et la beauté de la loi de 1881. — de la suppression des ondes d’un rap qui critique la police. — de la réglementationnite des vêtements féminins jugés trop ou pas assez couvrants. — de la violente remise en question, depuis près d’une dizaine d’années, du droit à manifester (eh oui, pourquoi pas ?).
On peut aussi parler des débats qui font rage chaque fois qu’un remake modifie le genre, l’orientation sexuelle ou la couleur de peau d’un personnage : comment, une Petite Sirène noire ?11 Quoi quoi quoi, un feuilleton nommé Lupin dont le rôle principal est tenu par Omar Sy ?12 Hein, Une agent zéro-zéro-sept femme ?13 Une équipe de Ghostbusters dont les membres sont des femmes, et dont le standardiste est un homme ? Des cow-boys gays ? Une Power Ranger lesbienne ?…
Pétition qui, je crois, a fini par être retirée — j’ai retrouvé cette capture mais pas la pétition originelle.
Je dois dire que ce qui me met chaque fois mal à l’aise dans ces histoires, c’est avant tout la fragilité blanche-hétéro-masculine qui s’exprime à leur occasion, cette peur de partager un peu d’existence symbolique, cette peur de laisser des gens qu’on est habitués à considérer comme « les autres », « les pas-comme-moi » avoir des premiers rôles, eux aussi, ne pas être juste des accessoires, des satellites. Cette mentalité ne me révolte pas, je la trouve surtout triste dans le fond et inquiétante de par les réactions et les violences (au moins verbales) qu’elle provoque. Un homosexuel est capable de comprendre une histoire d’amour hétérosexuelle, un coréen ou un sénégalais peuvent s’identifier à Han Solo, une femme peut s’imaginer en Robin des bois plutôt qu’en Lady Marian, alors pourquoi est-ce que les hommes-blancs-hétéro seraient eux incapables de comprendre les sentiments de quelqu’un dont la couleur de peau, les amours ou le genre sont différents ?
Enfin, pour reparler de « Cancel Culture », à quel point ceux qui disent des choses telles que « On est envahi de gays » (Christine Boutin), qui se plaignent de la « tyrannie des minorités » (Michel Onfray), et autres apitoiements du même tonneau, ne sont pas en train d’appeler implicitement eux-mêmes à ce que l’on enlève leur visibilité à tel ou tel groupe — tout en affirmant que c’est eux que l’on censure ?
Mais en fait ce n’est pas tout à fait ça, la Cancel-culture
Comme je le disais en introduction, la locution « Cancel culture » a pris son autonomie en France, car son sens originel n’est pas lié à la censure d’œuvres par des gens qui n’aiment pas leur auteur mais à la dénonciation de personnes, au « call-out », c’est à dire l’hallali contre une personne — et une personne issue du même groupe. Ça se produit typiquement au sein des milieux militants : telle personne a été accusée de ci ou ça (une opinion divergente, ou un délit), et elle se fait violemment ostraciser par ses anciens compagnons de combat, se voit accusée et condamnée sans procès, parfois de manière totalement injuste, parfois sans la finesse qui serait nécessaire. Et ceux du même milieu qui ne participent pas à la bronca se voient souvent harcelés et intimidés à leur tour. Pour des auteurs, des artistes, cela peut effectivement aboutir à des embarras professionnels (conférence annulées,…) voire des autodafés14. Je crois que ce phénomène est, pour le coup, assez typique du camp progressiste, où la vertu fait loi, et où le sentiment d’être du côté de la justice ne va pas toujours jusqu’au souci de discerner vraiment ce qui est juste. Typique, mais pas forcément limité au camp progressiste, car on trouve des cas semblables chez les nationalistes, dans des groupes religieux ou sectaires évidemment, mais aussi, rappelez-vous, dans les bandes d’adolescents. J’imagine que ce genre d’expulsion violente des brebis réputées galeuses est aussi un moyen pour cimenter le groupe.
Ce n’est pas vraiment une nouveauté : à l’époque aujourd’hui révérée des Encyclopédistes, on pouvait se voir ostracisé de manière plus ou moins brutale, comme Jean-Jacques Rousseau que les regards en coin de certains de ses pairs, après quelques opinions impopulaires (sur la médiocrité de la musique française, notamment, si je me souviens bien), ont fini par rendre un peu paranoïaque15. Plus proche de nous, on se souviendra des excommunications au Parti Communiste Français. Et on peut relire Le Confort intellectuel de Marcel Aymé, où plus personne ne veut être vu discutant publiquement avec le narrateur parce qu’on lui trouve — et ça se passe à la Libération — « une tête de collabo ». J’imagine que le fonctionnement des réseaux sociaux change l’échelle et la manifestation de ce genre de phénomène.
Quand ça s’applique à des artistes, à des auteurs, on en parle dans les médias, cela fait débat, et la plupart du temps, sans doute pas grand mal — j’ai l’impression des gens comme Polanski, Zemmour ou Dieudonné gagnent du public chaque fois qu’on les attaque, et même s’il termine sa carrière et son existence de manière particulièrement lamentable, Gabriel Matzneff peut se consoler en se disant que, enfin, après des décennies de publications, des gens ont lu ses livres. Ils les ont lus pour y trouver des éléments à charge, certes, ils les ont lus pour y constater une plume assez médiocre, certes, mais au moins, ils ont lu — car Matzneff faisait partie de ces gens dont on salue le talent et la culture par automatisme et sans pour autant les lire. Quand le « call-out » vise des gens qui n’ont pas de tribune pour s’expliquer, qui n’ont pas de groupe pour les défendre, qui n’auront pas droit à faire l’objet de débat, qui n’auront pas droit à une enquête, à un procès, dont les pairs d’autrefois sont devenu les pires ennemis, des gens, en bref, qui n’existaient que par le réseau social qui subitement les exclut, les dégâts psychologiques de ce rejet peuvent certainement être ravageurs.
Faites-en ce que vous voulez, moi je m’en tiens à une ligne très simple : j’essaie de considérer chacun comme un individu pensant et non comme l’agent d’un groupe, je m’efforce de discuter avec ceux avec qui je ne suis pas d’accord quand j’en ai le courage, de les éviter quand je n’ai pas l’énergie d’affronter leurs mauvaises ondes. De me rappeler qu’une erreur (la nôtre, celle de l’autre) est quelque chose qui se corrige, pas un marque d’infamie éternellement ineffaçable. Et enfin, j’essaie de faire attention à ne participer à aucun mouvement de foule. Voilà. C’est tout. L’article est terminé. Vous pouvez partir maintenant. Ouste.
Je crois bien que ça existe déjà sous les noms d’École, de musée, d’éducation populaire, et d’initiatives associatives ou privées diverses et variées,… [↩]
Au passage, pour revenir sur la question Nature/Culture, je note que le conservatisme politique se réclame souvent de la Nature, et pas seulement dans le domaine du genre et des comportements amoureux : le Capitalisme, par exemple, est souvent présenté comme « naturel », tandis que la redistribution des richesses est censée être artificielle. Bon ok ça n’a rien à voir avec le reste de l’article mais j’y pense subitement. [↩]
Au passage, le changement de titre de Ten Little niggers, a été accepté par Agatha Christie elle-même lors de la publication étasunienne du roman (And Then There Were None), en 1940, et ce d’autant plus volontiers que ce titre n’était pas d’elle ! [↩]
Mes deux centimes sur le sujet : une traduction est toujours une réécriture, et il n’est pas rare que les adaptations vieillissent beaucoup plus mal que les œuvres d’origine. Que l’on considère une œuvre comme sacrée, je veux bien, mais sa traduction n’est jamais qu’une traduction et il n’y a rien de déshonorant a priori dans l’idée de la refaire — l’important est juste de le faire bien. Je remarque que personne n’a protesté contre ce qui me semble le plus choquant, en tant qu’ancien lecteur : le suppression d’une grande partie des illustrations ! [↩]
Finalement les salles en question se sont dégonflées, elles ont programmé le film tout en annonçant que les projections seraient accompagnées de débats. [↩]
Cette histoire est complètement absurde, personne n’a proposé de modifier le compte, un article se posait juste la question du consentement,… Ça n’a pas empêché des journées de débats à ce sujet. [↩]
L’infortuné François Hollande s’est ému d’être victime d’un tel rejet, lui qui, je le cite, « a toujours placé la jeunesse et la justice sociale au cœur de son quinquennat ». Ironie de l’Histoire, c’est le syndicat étudiant de droite UNI qui a défendu Hollande contre des étudiants militant dans les organisations où il s’était lui-même inscrit dans ses jeunes années. [↩]
Addendum : pas absolument sans rapport, l’étudiant avait en effet laissé une lettre accusant Macron, Hollande, et l’Union européenne de sa situation de détresse, cf. commentaires. [↩]
On notera qu’on ne saura jamais si les associations en question auraient effectivement pu perturber la séance, puisque c’est l’Université qui a fait le choix de la déprogrammer. [↩]
Fait oublié : le conte d’Andersen se déroulait précisément dans des îles Caraïbes ! [↩]
Notons qu’Omar Sy n’interprète pas Arsène Lupin, mais quelqu’un que les aventures d’Arsène Lupin passionnent… [↩]
Notons que ce n’est pas James Bond qui est censé changer de genre, mais la personne titulaire de la licence du permis de tuer numéro 007. [↩]
Exemple : J.K. Rowling, accusée d’être transphobe, dont les anciens lecteurs de Harry Potter déçus brûlent cérémonieusement les livres sur Youtube,… [↩]
La vie dans le monde intellectuel du XVIIIe siècle me semble toujours permettre toutes sortes de parallèles avec nos actuels réseaux sociaux. [↩]
Je suis régulièrement étonné de voir passer sur Twitter un compte nommé « L’infirmier », qui prend des positions tranchées en faveur de l’hydroxychloroquine, notamment. Enfin ce n’est pas ce compte en lui-même qui m’étonne, c’est son aura : sans trop se poser de questions, il semble que beaucoup de gens, y compris des gens qui ne partagent pas spécialement ses idées, supposent que le titulaire du compte est bien ce qu’il dit : un infirmier et un « street medic » marseillais. Ces qualités sont suivies d’une citation de Socrate (non crédité et approximative) : « Existe-t-il pour l’homme un bien plus précieux que la santé »1.
Il semble que tout ceci suffise à conférer à ce compte un capital sympathie automatique. Un infirmier, c’est quelqu’un qui est dans le concret, qui apporte des soins, qui est modeste, dévoué et que sais-je. C’est pas un « grand professeur de Paris » comme ceux que, justement, ce compte étrille régulièrement. Et un street-medic, qui prend des risques pour mettre du collyre dans les yeux des manifestants gazés, c’est quelqu’un de tout à la fois engagé et désintéressé. Mais qui tient ce compte, exactement ?
Le premier point suspect ici c’est l’image de profil : c’est clairement une photographie professionnelle, et il n’est pas difficile d’en trouver la source, le fabricant de produits d’hygiène Kimberley-Clark :
Bien entendu, les photos de profil ne sont jamais contractuelles, on peut choisir, si l’on en a envie, de se faire représenter par la Joconde, la Reine d’Angleterre ou Bob l’éponge. Il n’y a donc pas en soi de tromperie, mais peut-être malgré tout que certaines personnes croiront que cette image est bien un portrait du propriétaire du compte. Et puis, de même que mettre des chaussures de sport à côté de la photo d’un politicien mène le public à considérer ce politicien comme sportif2, une photo de soignant accrédite l’idée que la personne qui utilise l’image est effectivement un soignant.
En épluchant les tweets de ce compte, une chose est certaine : celui qui l’alimente ne se hasarde pas à donner des gages pour accréditer l’authenticité de son statut professionnel puisque, contrairement aux médecins, enseignants, universitaires, qui peuplent Twitter, celui-ci ne parle jamais boutique, il ne se plaint pas de ses horaires (il semble avoir beaucoup de temps-libre, il faut dire), de son chef de service, des patients désagréables, des bizarreries de l’administration, etc. Il ne parle de rien de ce qui est censé se rapporter à sa profession. En revanche, il mentionne de temps à autre son ancrage marseillais, mais sans détails spécifiques : il pourrait dire la même chose de Niort ou de Besançon sans que ça change grand chose au propos.
Jusqu’à ce poème bizarre, qui pourrait lui aussi être déclamé par un niortais ou un bisontin sans rien y changer. Ce serait peut-être même mieux :
Le compte « L’Infirmier » est censé dater de décembre 2018, donc avant le début de l’épidémie de Covid-19. Mais cela ne veut pas dire grand chose, car la Wayback machine d’Archive.org n’a archivé la page de profil de « l’Infirmier » qu’à partir du 6 avril 2020, ce qui me laisse supposer que ses tweets étaient diffusés sous un autre nom au cours des un an et six mois précédents. Twitter ne nous livre pas les identités successives d’un compte, et lorsque l’on décide de changer de nom, les anciens tweets sont modifiés rétroactivement et sont attribués au nouveau nom3.
En fouillant les premiers tweets de « L’infirmier », je remarque juste qu’ils sont assez exclusivement consacrés aux Gilets jaunes. Plutôt la version « de gauche » des Gilets jaunes, même s’il arrive à « L’infirmier » de donner de l’écho à des tweets de de Christian Estrosi ou Valérie Boyer si cela apporte de l’eau au moulin de l’hydroxychloroquine ou à sa vision très négative du gouvernement en place. Il a aussi défendu le film complotiste Hold-up, évidemment, et reprend volontiers des contenus publiés par France-Soir4. S’il retweete fréquemment l’IHU de Marseille, « L’infirmier » semble avant tout d’accord avec les publications d’un compte nommé « Le général », dont il reprend assez systématiquement les tweets et qui, par échange de bons procédés, le retweete avec une même constance. On remarque que ces deux comptes parlent des mêmes sujets, au même moment, et semblent avoir une sensibilité commune en tout point. C’est peu dire qu’ils se ressemblent :
Comme « l’Infirmier », « Le Général » a comme bannière un océan aux couleurs kitsch. L’un et l’autre ont accolé à leurs noms un symbole triangulaire bleu — cœur pour l’un, gemme pour l’autre. Nous avons un « street-medic » d’un côté, et de l’autre un « street-journaliste » et « lanceur d’alerte » qui se réclame rien moins que de deux journalistes de légende et affirme soutenir les causes maltraitées par les grands médias. Malgré cette profession de foi, il ne publie aucun contenu journalistique original et ne lance pas plus l’alerte que vous ou moi. Le professionnalisme et le courage qu’il s’auto-attribue restent donc très virtuels.
Il me semble assez raisonnable de supposer « Le Général » et « l’Infirmier » ne font qu’un, et que leurs professions sont imaginaires, ce qui ne les empêche pas d’être suivis par plusieurs milliers de personne chacun. Ce que je ne comprends pas bien, c’est le but de ce genre de comptes qui affirment poursuivre un but de justice ou de vérité en n’hésitant pas à mentir, mais qui ne semblent pas vraiment être là en soutien d’un parti ou une personnalité politiques précises : ils ne font apparemment que produire du bruit et de la confusion, dans un monde qui n’en manque pourtant pas trop.
cf. 150 petites expériences de psychologie des médias, de Sébastien Bohler, éd. Dunod. [↩]
C’est comme ça que les odieux tweets du personnage parodique Marcellin Deschamps ont été subitement attribués au créateur du compte, Mehdi Meklat, qui n’a pas mesuré l’effet que ferait ce changement. [↩]
Ancien quotidien national, n’existant désormais qu’en ligne, France-Soir n’a plus de journalistes. Depuis quelques mois, sa ligne éditoriale semble limitée à parler des docteurs Raoult, Perronne ou Fouché… [↩]
Les Buffalo Soldiers, à l’époque, étaient un régiments de soldats afro-américains, qui massacraient les indiens, sous le commandement d’officiers blancs. [↩]
J’aime bien les débats, mais (ou bien précisément pour ça), j’accepte très bien de ne pas être d’accord avec mes interlocuteurs. Comme je ne suis ni excité ni malveillant, même quand les échanges sont vifs, les choses se terminent généralement bien. La semaine dernière, j’ai tout de même réussi à me faire bloquer sur Facebook1. J’avais publié un lien vers un communiqué de l’Agence Nationale de sécurité du Médicament qui parlait du soupçon d’effets secondaires psychiatriques liés à l’usage d’hydroxychloroquine pour traiter le Covid-19. Même si ce n’était ni mon but ni mon propos, mais sans que cela ne me surprenne outre mesure, la discussion a vite dévié sur le cas de Didier Raoult, et après quelques échanges, je me suis donc retrouvé bloqué.
À présent que je suis bloqué, je ne peux plus voir le « mur » de cet ancien ami, et lorsque son nom apparaît quelque part (par exemple dans des commentaires auxquels j’avais accès avant le blocage, ou lorsqu’il « like » une publication d’amis communs), son nom n’est plus cliquable. En revanche, j’accède toujours aux conversations passées. Il est devenu un fantôme, non pas intangible, mais incliquable. J’imagine que je suis la même chose pour lui.
Le concept d’« ami Facebook » est assez particulier. Sur cette plate-forme je me suis donné pour règle empirique d’accepter surtout les invitations de gens que je connais dans le monde matériel, qu’ils appartiennent à mes cercles familiaux, amicaux ou professionnels (collègues, confrères, étudiants, anciens étudiants) — mélange que je trouve assez fertile. Il m’arrive souvent d’inviter quelqu’un que je viens tout juste de rencontrer et avec qui j’ai passé un moment plaisant (festival, dîner,…) à être mon « ami Facebook » : le lien est alors très superficiel, mais on s’est tout de même rencontrés « dans la vraie vie », on a passé un moment ensemble. J’ai néanmoins aussi accepté les invitations de gens que je fréquente de manière purement virtuelle mais depuis si longtemps2 que j’ai l’impression de les avoir effectivement croisés ; de personnes dont la demande de contact me flatte (par exemple un auteur de bande dessinée idole de mon adolescence) ; et puis il m’arrive d’accepter de me lier à de gens qui évoluent dans un de mes cercles professionnels et avec qui j’ai tellement d’amis commun que si nous ne nous connaissons pas encore, il est bien probable que nous nous rencontrerons un jour. C’était le cas avec la personne ci-dessus.
Ce genre d’« amitié » est un peu fragile, car lorsqu’une discussion tourne à l’aigre, la pauvreté du lien apparaît : on n’a pas de souvenirs badins auxquels se raccrocher, pas de bière bue ensemble, pas d’expression du visage à imaginer, pas de son de la voix à plaquer sur les mots qu’on lit. Ce genre d’histoire montre à mon sens que les moments que l’on vit en ligne ou les lieux virtuels ne sont pas de même nature que les moments passés sous un même Soleil à respirer le même air. Mais si les « lieux virtuels » sont autre chose que les lieux physiques, tous les lieux virtuels ne fonctionnent pas de la même manière (et ne sont sans doute pas appréhendés et vécus pareil par tous). La qualité du lien semble différente sur chaque réseau social : mail-list, forum, linkedin, Instagram,… Je suis fasciné par la différence avec Twitter, plate-forme apparemment plus insaisissable où les conversations s’entremêlent d’une manière qui semble terriblement confuse aux nouveaux arrivants, et où on ne se lie pas sous le nom très chargé d’«ami» . On « suit » et « on est suivi », sans obligation de réciprocité, sans que ce lien constitue un engagement et parfois sans avoir la moindre idée de l’identité réelle des personnes.
Ce n’est que la seconde fois qu’on me bloque, à ma connaissance. [↩]
Par exemple depuis l’époque des forums Usenet. [↩]
Fausse nouvelle en vogue depuis deux jours : Karine Lacombe, cheffe de service en maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, qui a fait un peu de bruit en critiquant la méthodologie des travaux récents de l’IHU de Marseille, aurait « supprimé sa page Wikipédia » afin de faire disparaître les preuves de conflits d’intérêt avec deux laboratoires privés. C’est par exemple ce qu’affirme avec force sous-entendus-bien-entendus le dénommé Jean Messiha, membre proéminent du Rassemblement National :
J’ai envie d’en parler ici car c’est une bonne occasion d’expliquer un peu mieux la nature et le fonctionnement de l’encyclopédie libre Wikipédia. Le premier point important est que personne ne possède « sa » page sur Wikipédia. Une notice encyclopédique n’est pas un CV en ligne, Wikipédia n’est pas Linkedin ni Facebook ni Copainsdavant, ce n’est pas non plus un organe de promotion ou de communication. On peut certes disposer d’un compte Wikipédia (qui n’est pas indispensable pour participer à la rédaction de l’encyclopédie) et on peut renommer (mais pas supprimer) ce compte, mais celui-ci ne confère de droit de propriété sur aucune notice du corpus encyclopédique. Pour ma part j’ai créé des milliers d’articles, mais ils ne m’appartiennent en rien, ou du moins ils ne m’appartiennent pas plus qu’ils n’appartiennent à l’ensemble de la communauté : certain des articles que j’ai créés ont été supprimés, profondément remaniés, peut-être même parfois modifiés d’une manière que je n’approuve pas, mais c’est mon problème : je n’ai strictement aucun droit de regard particulier sur leur contenu. En éditant ces pages, j’ai accepté que mon travail soit « libre », au sens des licences libres. Le fait d’être le sujet d’une page ne donne bien évidemment aucun droit supérieur non plus : est-ce que vous trouveriez utile une encyclopédie où Adolf Hitler (au hasard) aurait le pouvoir de maîtriser le contenu de la page qui porte son nom ?
Bien entendu, et ça apparaît parfois de manière risible, beaucoup de pages Wikipédia sont éditées et ont parfois été créées par ceux qui en sont les sujets : on ne compte pas le nombre d’universitaires qui créent des pages longues comme le bras où sont listées méthodiquement toutes leurs publications, ni celles d’artistes qui n’ont pas assez d’adjectifs élogieux pour célébrer leur propre talent. Après tout, chacun peut éditer Wikipédia, y compris ceux qui sont le sujet des pages. Ce n’est pas une très bonne idée, car on manque un peu de recul à son propre sujet : certes, on en sait plus que tout le monde, mais on peut facilement mal évaluer sa propre importance (car chacun est le personnage principal de sa propre histoire) et on a, plus qu’aucun, des choses à exagérer ou à cacher1. Le fait que Jean Messiha parle de la page Karine Lacombe comme étant la propriété de Karine Lacombe me fait parier que ce monsieur intervient beaucoup lui-même sur la page qui le concerne, mais ce n’est qu’une intuition, basée sur l’expérience et le raisonnement.
Aujourd’hui, si l’on tente de créer la page Karine Lacombe, voici ce que l’on peut lire :
Et effectivement, la page en question a été supprimée à trois reprises :
D’innombrables personnes se sont émues de la coïncidence temporelle : les suppressions de pages datent du 28 et du 29 mars, justement quand Karine Lacombe avait, à les en croire, quelque chose à cacher. Et cette suppression intervient alors que Karine Lacombe aurait supprimé ses comptes Twitter et Facebook2. Mais en fait, la vérité est bien plus simple, les suppressions de page datent surtout du moment où celles-ci ont été créées !
On voit donc que la page a été créée une première fois par l’utilisateur « Free French » le 28 mars à 18h59 et supprimée trois minutes plus tard3 par « Esprit Fugace », administratrice sur Wikipédia depuis quatorze ans. La seconde fois, une heure après, la page a été recréée par une personne œuvrant sous adresse IP, et sa page a été supprimée là encore au bout de trois minutes. Enfin, une dernière création a été proposée le lendemain par une personne elle aussi anonyme mais dotée d’une autre adresse IP. Cette fois, la page a été supprimée instantanément4 , par « 3(MG)² », un autre administrateur, élu à ce poste il y a six mois.
On le comprend, la simultanéité n’est en rien troublante : c’est parce que Karine Lacombe est un sujet « chaud » que des gens créent des pages Wikipédia à son sujet, et c’est parce que ces pages ont été créées qu’elles ont été ensuite effacées. Rien à voir avec l’intention, par Karine Lacombe, de dissimuler des vérités fâcheuses, rien à voir avec une complicité de Wikipédia et de ses administrateurs dans une opération de ce genre. La motivation de la suppression était la non-admissibilité de la page. Forcément, si la page n’a été (comme je le suppose) créée que pour servir d’argumentation dans un débat politique, son existence sur Wikipédia est injustifiable, car pour qu’une page soit admissible, il faut qu’elle soit un sujet d’article digne de ce nom. À quoi servirait une encyclopédie qui contiendrait une entrée pour chaque personne qui a eu l’heur d’être médiatisée quelques jours et que l’on aura oublié dans quelques semaines ?
Bref, non, Karine Lacombe n’a pas « supprimé sa page » Wikipédia. Ce n’est pas « sa » page et elle n’a pas le pouvoir de la supprimer5.
Il y a une page à mon sujet sur Wikipédia, créée complètement en dehors de ma volonté par un wikipédien québécois. Je m’autorise à y ajouter mes livres, lorsqu’il en sort, et j’ai déjà effectué de micro-corrections factuelles. [↩]
La suppression des comptes Twitter et Facebook est souvent évoquée (sans preuve que de tels comptes aient effectivement existé !), et serait assez logique – une personnalité non-médiatique qui est subitement prise à parti par des milliers d’anonymes a souvent pour réflexe de fermer son compte ou de passer en mode « privé ». [↩]
Il s’agit de « suppression immédiate », qui est la procédure expresse appliquée aux cas non-ambigus (par exemple quelqu’un qui crée une page dont le titre est un injure…). Il existe une procédure véritablement communautaire pour les cas plus complexes, mais le fait que la suppression ait été immédiate ne la rend pas « anti-démocratique » pour autant car la communauté peut contester cette suppression et même, pointer du doigt le caractère arbitraire des actions d’un administrateur. Je pense que pour la plupart des wikipédiens aguerris, le cas de la page « Karine Lacombe » ne fait pas spécialement débat. [↩]
On m’a aussi dit : « certaines pages sans intérêt restent sur Wikipédia pendant des mois », alors pourquoi est-ce allé aussi vite avec celle-ci ? ». Là encore, la réponse est simple : les sujets « chauds » sont d’actualité pour les wikipédiens aussi, et ceux-ci s’y montrent donc attentifs, tandis que des sujets sans public peuvent voir leur page maintenue des semaines, juste parce que personne ne les a remarquées ou évaluées. [↩]
La justice pourrait demander la suppression d’une page, motivée par une question de droit d’auteur, d’atteinte à la vie privée, d’incitation à la haine, ou tout autre délit tombant sous le coup de la loi, mais pas dans les trois minutes qui suivent sa création ! Il peut enfin arriver que des personnes demandent à voir supprimer une information voire une page, parce qu’elle leur cause du tort. La demande est évaluée par la communauté et peut être satisfaite, par courtoisie, si cela s’avère de bon sens et si l’information n’est pas largement publique (d’autant que Wikipédia s’interdit en théorie le « travail inédit », c’est à dire le fait de créer l’information et non seulement de la rapporter). Je me souviens de cas d’artistes qui ont demandé à ce que seul leur pseudonyme public apparaisse et pas leur état-civil, par exemple. [↩]
Récapitulons. Vendredi 16 août à une heure du matin, j’ai émis un tweet au sujet d’un dessin de Riss :
Un tweet un peu rentre-dedans, évidemment, un peu provocateur : rapprocher Charlie Hebdo de Valeurs Actuelles, ce n’est pas anodin. Mais malgré l’outrance apparente, c’est sincère, car sans croire, comme certains qui ne le lisent pas, que Charlie Hebdo est un brûlot raciste, je suis régulièrement gêné non pas par une obsession islamophobe — Charlie parle de bien d’autres sujets, heureusement —, mais par une manière de parler des musulmans qui s’inscrit dans un champ politique assez précis, celui qui veut absolument émanciper de force les femmes voilées, celui qui voit en Edwy Plenel un allié de Daech, celui pour qui l’objet de la laïcité n’est pas la paix religieuse et a-religieuse en France, mais exclusivement un glaive pour lutter contre une prétendue invasion musulmane.
Les islamo-gauchistes
La dessinatrice Coco, dont je reconnais le talent et qui peut être assez drôle, a publié quelques dessins qui (je ne pense pas surinterpréter) reprennent à leur compte la figure de l’Islamo-gauchiste, cet affreux bonhomme qui, sans être ni musulman ni a fortiori salafiste, fait tout son possible pour assister les Frères Musulmans ou Daech dans leur projet de conquête du monde.
Les motivations de cet islamo-gauchiste non-musulman ne sont pas très claires, d’autant que ce n’est même pas avec les musulmans qu’il est soupçonné d’être en collusion, mais avec les islamistes. Cette absence de cohérence ne retient pas des personnalités à fort impact médiatique comme Caroline Fourest, Michel Onfray, Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ou Franz-Olivier Giesbert d’employer ce terme et de l’appliquer à des gens tels que Edwy Plenel, Benoit Hamon, Christiane Taubira, Edgar Morin, Emmanuel Todd, Lilian Thuram, Jean-Louis Bianco, Esther Benbassa, Alain Grech, Guillaume Meurice, Benjamin Stora,… Et à des médias tels que Libé, les Inrocks, Médiapart, le Monde diplomatique, Arte ; des institutions comme les universités Paris 8 et Nanterre ou comme l’Ehess ; des organisations comme Amnesty international, Coexister, l’observatoire de la laïcité,… Enfin bref, tous ceux qui appellent au calme, refusent d’exclure, de haïr, de juger, de créer des rapprochements absurdes, sont considérés comme complices d’une invasion sarrasine. Et cela s’étend aux mouvement post-coloniaux, décoloniaux, au féminisme intersectionnel, et même à la Laïcité historique, il suffit de voir les attaques dont fait l’objet Jean-Louis Bianco, qui depuis son Observatoire de laïcité rappelle régulièrement les limites d’application de la loi de 1905.
Ce que je n’ai jamais compris chez les Élisabeth Badinter &co., c’est ce qu’ils attendent concrètement de leur propre attitude. Qu’ils considèrent qu’une prescription religieuse sexuée est sexiste, qu’ils s’inquiètent du communautarisme montant, du poids de la religion dans certaines banlieues, du discours rétrograde des imams, pourquoi pas, mais comment peuvent-ils imaginer que l’insulte, la stigmatisation, l’humiliation, le soupçon de fourberie, les injonctions autoritaires et les rapprochements injustes vont, par miracle, mettre les musulmans dans une disposition d’écoute idéale et les convaincre que la « patrie des droits de l’Homme » leur veut du bien ? Je me demande combien de jeunes femmes ont revêtu le hijab non en croyant que c’était ce que leur demandait leur dieu, mais en pensant rendre à leurs parents la fierté de leurs origines ou de leur foi. Parce que les humains sont ainsi faits, ils n’aiment pas obéir à ceux qui les dénigrent, ils peuvent être contrariants. Comme Charlie Hebdo, qui avait publié les très mauvais dessins représentant Mahomet dans le Jyllands-Posten, non par sympathie pour ce quotidien conservateur très à droite, mais bien pour protester contre les menaces dont le journal avait fait l’objet. Et allez savoir, peut-être que les gens qui se font qualifier d’Islamo-gauchistes ne prennent pas la défense de musulmans par amour pour le Coran mais choqués de la violence dont ils font l’objet. Enfin bref. J’ai publié un article au sujet du dessin de Riss, qui m’a valu de nouvelles discussions, et puis tout ça s’est tranquillement éteint.
L’attaque des clones
Hier, j’étais tranquillement en train de polémiquer oiseusement sur Twitter, comme ça m’arrive souvent, cette fois au sujet des manifestations à Hong Kong, lorsque j’ai été interpellé par une mention qui reprenait mon tweet vieux de trois jours, avec un commentaire de type argument ad professorum : « comment ? Cette personne enseigne [à Paris 8], mais elle n’est pas d’accord avec moi ? Elle est incompétente [pauvres étudiants] [remboursez-moi mes impôts !] ». J’appelle ça l’argument ad professorum (mais je ne sais pas le Latin, ça ne veut peut-être rien dire).
Je repars donc au charbon, je discute, mais quelques minutes plus tard un second compte Twitter inconnu m’interpelle avec exactement la même réflexion : « ça se dit prof est ça n’est pas d’accord avec moi ? Ah ! Ça ne va pas se passer comme ça ! ». Et puis un troisième. Un quatrième. Et ça n’a pas cessé jusqu’à ce matin. Au bout d’un moment, l’effet est comique. On remarque régulièrement des mentions de mon université, Paris 8.
La similarité des messages et leur simultanéité me laisse penser que les auteurs des tweets forment un groupe. Peut-être sont-ce des membre de la nébuleuse (image qu’ils aiment utiliser pour décrire leurs détracteurs) « Printemps Républicain », comme on me le souffle… J’ignore la mécanique qui est à l’œuvre ici, je vois deux configurations : – Le banc de poissons. L’un d’eux a remarqué de la mangeaille, tout à sa joie, il agite sa nageoire caudale, ce qui a pour effet de prévenir ses congénères, qui fondent sur la nourriture et tentent d’y donner eux aussi un coup de mâchoire. Pour obtenir une telle mécanique sur Twitter, il faut des comptes qui se suivent les uns les autres (c’est souvent le cas ici je pense), qui ne suivent pas grand monde d’autre, et qui agissent de manière un peu automatique, au gré de ce qu’ils rencontrent. – La meute de loups. Un loup dominant désigne la proie et y donne le premier coup de croc, imité ensuite par ses lieutenants, etc., Le but de chacun est de se positionner en montrant sa capacité à suivre le chef tout en jouant des coudes pour sortir du lot. Les plus nuls arrivent en dernier. Je ne sais pas si les loups ont des coudes mais de toute façon je ne sais pas non plus si les loups fonctionnent vraiment comme ça, l’éthologie remet beaucoup en question ce genre de schémas (territoire, hiérarchie….). En tout cas on comprend l’idée : c’est une action un peu coordonnée, peut-être même planifiée sur un autre réseau social, façon Ligue du Lol ?
La meute
Je sais, la distinction peut sembler un peu vasouillarde, peut-être que c’est idiot de faire des analogies zoologiques. Enfin je penche pour la seconde possibilité, celle de la meute. Parce que le mouvement de meute ne sert pas à satisfaire chacun de ses agents, il sert aussi à souder et construire le groupe social, c’est par son action, c’est par la chasse que la meute existe. Ce qui me fait dire ça, c’est que ces gens ont bien besoin de se souder, car s’ils sont tous d’accord pour penser qu’ils sont d’accord entre eux, ils ne semblent pas tellement capables d’expliquer ce sur quoi ils s’accordent. En effet, après m’avoir expliqué que je ne savais pas lire un dessin et que je n’avais pas d’humour, plusieurs de mes interlocuteurs ont tenté de m’expliquer le dessin, et ils sont loin de le lire tous pareil :
Je remarque, enfin, que peu à peu mes contradicteurs les plus éloquents, les plus capables d’argumenter, ont disparu, laissant derrière eux une paire de lieutenants pas aussi affûtés, plus insultants qu’autre chose, et réagissant aux mots de manière un peu automatique. Enfin, assez subitement, plusieurs comptes m’ont laissé tomber en plein milieu de la discussion, m’annonçant qu’ils cessaient de me répondre ou même, qu’ils me bloquaient ou qu’ils masquaient la discussion. Preuve supplémentaire que tous ces échanges n’étaient pas destinés à me démontrer que j’étais dans l’erreur, mais étaient destinés au groupe lui-même. Une fois le groupe dispersé, continuer n’avait plus de sens.
J’essaie de comprendre le fonctionnement de ce groupe de manière empirique, sans réaliser une véritable enquête (quels comptes suivent quels comptes, quels comptes likent et retweetent quels comptes, quelles bios font référence à telle mouvance politique, quels comptes ne font partie d’aucun groupe, etc.. Il faudrait pour ça écrire un petit programme et j’ai un peu la flemme de m’y mettre. C’est les vacances, hein. Il faudrait aussi comparer avec les personnes qui ont harcelé Étienne Choubard. Je n’ai pas eu droit à l’exhumation de vieux tweets ni (à ma connaissance) aux signalements de mon compte à mes employeurs ou à Twitter, et autres méthodes du genre dont tous ces amoureux de la démocratie dégoulinants d’humour et d’esprit Charlie (es-tu là ?) sont coutumiers. Sans doute, comme je le dis plus haut, l’enjeu n’est-il pas ma personne. Bon, bref, peut-être me trompè-je, je n’en sais rien, mais instinctivement, comme ça, je ne crois pas que ces gens m’aient sauté sur le dos par hasard.
Désolé si dans le lot je cite des gens individus dignes de ce nom : avec plusieurs dizaines de mentions par minute au plus fort, il est possible de finir par ne plus faire la distinction entre les uns et les autres. Pour finir, je remercie tous les amis (trop nombreux pour être cités – et je n’aimerais oublier personne) qui sont venus à ma rescousse pour argumenter, et forcer mes contradicteurs à exposer leurs raisonnements, jusqu’à l’absurde (ou l’insulte).
J’ai le souvenir d’une des premières fois où la locution « théorie du complot » a été amenée à un large public. C’était dans un documentaire qui traitait notamment des attentats du 11 septembre 2001 (encore assez récents) et des théories farfelues qui les ont entourés. Une des thèses du documentaire était que le complotisme est toujours plus ou moins antisémite, suivant une logique passablement tordue : il existe (et pas qu’un peu, il est vrai) un antisémitisme complotiste, donc tout complotisme est antisémite. Et puis le complotisme est souvent anti-américain, et l’anti-américanisme est souvent de l’antisémitisme déguisé (ah ?). À un moment, Philippe Val, s’adressant à la caméra, a dit quelque chose comme : « Il n’y a pas eu de complot le 11 septembre 2001 ». En appuyant sur « pas »1. J’avais trouvé cette affirmation incroyable, parce que si on y réfléchit deux secondes, un groupe de vingt personnes (elles-mêmes pilotées et logistiquement assistées par bien plus de gens que cela) qui passent des mois dans un pays à se former pour préparer secrètement des détournements d’avion coordonnés et provoquer volontairement des milliers de morts, si ça n’est pas un complot, qu’est-ce que c’est ? Le mot a un sens précis, tout de même !
COMPLOT substantif masculin. A. Dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l’intention de nuire à l’autorité d’un personnage public ou d’une institution, éventuellement d’attenter à sa vie ou à sa sûreté. B. Par extension : Projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes.
On est bien entendu fondé à me répondre que ce n’est pas le sujet et que par « complot », Philippe Val parlait non pas de l’attentat lui-même mais des théories qui attribuent la responsabilité des attentats à d’autres organisations que celles qui ont été pointées du doigt. Il y a par exemple la théorie de la magouille immobilière (une démolition d’immeuble sans formalités !), celle de l’arnaque à l’assurance, ou bien sûr et surtout l’idée que ce seraient les États-Unis eux-mêmes qui auraient manipulé de naïfs djihadistes afin de provoquer un attentat tellement traumatisant qu’il pourrait servir de prétexte à des guerres au Moyen-Orient. Il semble que face à un événement relativement incompréhensible de ce genre l’esprit humain ait du mal à se satisfaire des explications les plus simples. Il est assez habituel que des théories alternatives émergent spontanément, stimulées par la quête d’indices, les préjugés ou encore l’idée que celui à qui profite le crime est forcément son auteur. Pour moi2, cette disposition de notre esprit à croire que tout suit un plan, que les faits sont l’effet des intentions d’une toute-puissance, est exactement ce qui a mené à l’invention des religions monothéistes3, institutions pour lesquelles, puisqu’il existe un tout-puissant, celui-ci est à l’origine de tout, y compris de ce qui ne semble pas lui profiter. Cette croyance en une toute-puissance me semble assez naïve mais c’est aussi un réservoir fictionnel intellectuellement stimulant : le héros découvre que le monde n’est pas ce qu’il croyait, puis lutte, puis découvre des complots dans le complot, des méta-complots, des manipulateurs manipulés, ou découvre que sa propre lutte fait partie d’un plan plus vaste,… il suffit de voir à quel point ce ressort est courant au cinéma (Matrix, They Live, tous les James Bond, les adaptations de Philip K. Dick,,…) et dans les séries (Mr Robot, Limiteless, 24, The Pretender, Person of interest et bien sûr, X Files).
Il ne faudrait pour autant pas perdre de vue que le soupçon complotiste n’est pas qu’une affaire de fiction, il est aussi justifié par des précédents historiques. C’est en attaquant son propre poste frontière avec des uniformes de l’armée russe que la Suède s’est lancée dans une guerre contre la Russie en 1788 ; C’est avec un faux attentat contre une société de chemins de fer japonaise que le Japon a déclenché l’invasion de la Mandchourie en 1931 ; C’est avec une fausse attaque polonaise que l’Allemagne nazie a déclenché l’invasion de la Pologne (et dans une certaine mesure la seconde guerre mondiale) en 1939 ; C’est avec des attentats fallacieusement attribués aux communistes que la CIA a renversé Mossadegh en Iran 1953 ; C’est avec une fausse attaque contre leurs navires que les États-Unis ont pu s’engager la guerre du Vietnam en 1964 — on sait qu’ils avaient projeté le même genre de chose deux ans plus tôt avec Cuba. Les opérations Stay-Behind/Glado ou Cointelpro, enfin, montrent comment des manœuvres de ce style ont pu être menée afin de discréditer des mouvances politiques intérieures aux pays. Le complot, les ruses de guerre, forment le cœur de métier de tous les services dits « de contre-espionnage » depuis toujours. On est un « gentil » non parce qu’on fait des choses bien mais parce qu’on lutte contre un « méchant »45, et quand le méchant n’existe pas, il faut le fabriquer . Mais il n’est pas toujours besoin d’aller jusqu’à organiser une attaque contre soi-même, il suffit parfois de sélectionner ses ennemis en leur donnant de l’importance médiatique, jusqu’à ce qu’ils se croient aussi considérables qu’on le leur dit, et finissent par orgueil et perte de mesure par commettre les fautes qu’on attend d’eux6. Bref, les complots existent. Et puisqu’ils existent, peut-être convient-il de rester prudent lorsque l’on traite avec dédain ceux qui se posent des questions ou pensent que « la vérité est ailleurs ».
L’accusation de « complotisme » est devenue un sceau d’infamie (qui veut être rangé avec Thierry Meyssan, Soral, Dieudonné, etc. ?) et un thought-terminating cliché7 bien commode pour tourner en dérision l’interlocuteur et ses questions. Mais il n’y a pas mauvaises questions.
Toute question est légitime, donc, et il faut se méfier de la facilité avec laquelle les locutions « théorie du complot » ou « fake news » sont employées dans les débats publics pour décourager des hypothèses originales. Toutes les affaires de complots réels dont j’ai parlé plus haut ont été, avant qu’on parvienne à les démontrer, des « fake news » ou des théories conspirationnistes.
Bien entendu, le complotisme, au sens le plus négatif du terme, existe bel et bien et relève parfois de la folie paranoïaque8 : tout ce qu’on nous présente comme vrai est faux, toute vérité est cachée, alors dans ce cas, que croire ? Les gens que j’appelle complotistes, pour ma part, sont ceux dont la théorie ne change pas quels que soient les faits, quels que soient les éléments, et qui éconduisent tout raisonnement logique qui contrarie leur croyance. Je remarque que ceux-ci acceptent souvent plusieurs théories concurrentes et parfois incompatibles : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. S’il est facile de porter un jugement sur une telle tournure d’esprit lorsque nous la constatons chez nos congénères il faut admettre que nous sommes tous coupables (ou si l’on préfère, victimes) de ce genre de piège de la raison qui nous pousse réfuter les informations factuelles ou les raisonnements qui vont à l’encontre de nos certitudes.
Il faudrait que je revoie ce documentaire pour le confronter à mes souvenirs. A priori il s’agit d’un sujet de Daniel Leconte, diffusé sur Arte le 13 avril 2004. Mais peut-être confondè-je avec une autre apparition de Philippe Val sur le sujet, car il était très présent un peu partout (télé, radio, Charlie Hebdo) pour en parler. [↩]
Même si elles ont parfois un arbitre (Zeus ; Odin ; Ahura Mazda dans la perse d’avant Zarathoustra ; Allah dans l’Arabie pré-islamique), les religions polythéistes ont l’intelligence de présenter les faits non comme la décision d’une toute-puissance mais comme la tension entre plusieurs volontés, plusieurs forces, des aléas, des opportunismes, des ruses… Je n’ai jamais compris que (même à l’école laïque et républicaine !) on présente le Monothéisme comme un progrès humain. [↩]
Dans les fictions, le héros tire sa légitimité de l’action et de la qualité de son ennemi : plus l’ennemi est effrayant, vicieux, dangereux, et plus le héros a les mains libres. On ne compte pas le nombre de fictions où, objectivement, c’est le héros qui est un assassin tandis que son nemesis n’a eu le temps que de faire des projets et, souvent, n’a tué lui-même que ses hommes de main. [↩]
Les États-Unis ont une position hors-norme dans ce registre : ils ont participé à plusieurs dizaines de guerres dont aucune n’a eu lieu sur leur propre sol depuis plus d’un siècle, et chaque fois il a fallu trouver un prétexte pour légitimer ces conflits et ne jamais passer pour l’agresseur, persister à vouloir apparaître comme le camp de la Démocratie, le « monde libre ». On ne se plaindra pas de leur participation à la libération de l’Europe en 1944, mais les Chiliens, Cubains, Cambodgiens, Vietnamiens, Philippins, Dominicains, Coréens, Panaméens, Afghans, Iraniens, Syriens, Irakiens, etc., peuvent être d’un tout autre avis, d’autant que l’intervention étasunienne a parfois renforcé le pouvoir de ceux qu’elle entendait renverser. [↩]
Je ne sais pas si cette interprétation est juste mais dans l’excellent film Vice (2018), qui raconte la carrière de Dick Cheney, on voit les limites du système : afin de créer un lien entre Al Qaeda et l’Iraq et afin d’envahir ce pays, Colin Powel avait mentionné avec insistance un djihadiste de seconde zone, Abou Moussab Al-Zarqaoui, qui une fois rendu célèbre a pu recruter des forces pour ce qui allait devenir Daech. [↩]
Le Thought-terminating cliché est une notion de psychologie inventée par Robert Jay Lifton que l’on peut traduire par « poncif interrupteur de réflexion » : un mot, un adage, une formule simple qui permettent d’interrompre brutalement toute réflexion sur un sujet complexe. [↩]
C’est ce qui est fascinant dans les récits de Philip K. Dick dont les protagonistes (et peut-être l’auteur) sont souvent forcés de choisir entre admettre qu’ils ont raison ou constater qu’ils sont fous. [↩]
Hier à 22h23, Le Parisien a publié un article exclusif qui affirmait que Manuel Valls, contrairement à tous ses engagements précédents, s’apprêtait à soutenir Emmanuel Macron. Ce qui était peut-être un service à rendre à Benoît Hamon, dont l’appartenance au Parti Socialiste est plutôt un handicap.
Un extrait de l’article :
« On va appeler à voter Macron », confirme l’un de ses très proches, sans tourner autour du pot. « Il parlera avant le 23 avril », précise un ex-pilier de sa campagne. L’ancien Premier ministre devrait « amorcer ce soutien » et « tracer le chemin » ce mardi soir devant ses fidèles conviés salle Colbert à l’Assemblée, indique un autre en termes plus pudiques. Selon eux, Valls et Macron n’en auraient pas discuté ensemble. Car Valls n’aurait aucunement l’intention de s’afficher à ses côtés ni dans ses meetings. Non, ce qu’il veut, disent-ils, c’est poser un acte politique « pour la France ».
Les réactions ont été immédiates et très négatives :
Les réactions sont globalement négatives, mais pas incrédules : beaucoup de gens (moi le premier, car j’ai relayé cette information) jugeaient ce ralliement crédible, eu égard aux nombreux précédents (qui, dit-on, embarrassent Macron) et au fait que les propositions de Valls et de Macron sont au fond souvent proches
Une heure plus tard, Nordpresse (un Gorafi-like rarement amusant) a publié un message annonçant au Parisien qu’il s’était fait piéger par de faux e-mails :
Nordpresse a toujours été un peu limite, mais si son affirmation était avérée, on entrerait dans quelque chose de nouveau : un journal spécialisé dans les fausses nouvelles qui ne se joue plus seulement de l’étourderie de ses lecteurs occasionnels ou de la presse la moins regardante, mais qui piège sciemment un journal !
Ce matin, dans une brève qui est en ligne alors que je publie ce billet, Le Parisien n’a pas dénoncé l’information :
Peut-être que le site Nordrpresse se prête plus d’importance qu’il ne le mérite et peut-être que son canular n’a fait que rejoindre une information plus solide1. En effet, Le Parisien est (me disait il y a encore peu mon grand’père qui y travaille), le dernier journal national avec le Canard enchaîné à faire confirmer systématiquement ses informations auprès de ses sources, ce qui ne signifie pas qu’il ne diffuse que la vérité et ne peut pas être trompé par lesdites sources, mais qu’on risque peu de le prendre, surtout pour une affaire critique de ce genre, à colporter un simple ragot ou une dépêche mal douteuse.
Si Manuel Valls a rapidement fait savoir qu’il démentait ce ralliement à Emmanuel Macron, il n’en a pas moins profité de l’occasion pour faire savoir qu’il ne soutiendrait pas Benoît Hamon, ce qui est finalement tout comme ! L’article mis en ligne à l’aube par Paris Match, qui s’appuie sur un entretien exclusif et récent, prétend quand à lui que Manuel Valls hésite à prêter allégeance à Emmanuel Macron :
La fin de l’article de Paris Match mis en ligne à l’aube (c’est moi qui souligne en jaune)
Il n’est pas improbable que le camp de Manuel Valls ait effectivement un rapport avec cette histoire. Lancer une fausse nouvelle, tester son impact immédiat sur les réseaux sociaux et, face à la consternation générale, la démentir aussitôt tout en persistant à en valider la moitié (l’abandon du soutien à Benoît Hamon), voilà qui ressemble fort aux pratiques inventées par des sociétés comme Facebook, Google, Apple, Twitter ou Amazon et rendues possibles par l’immédiateté de la réponse des utilisateurs : on teste à grande échelle un changement technique, commercial, cosmétique ou juridique, puis on se rétracte (parfois en s’excusant, parfois en expliquant qu’il s’agissait d’un simple essai, ou d’une erreur) ou au contraire on persiste, selon la réaction. Et par ailleurs, la technique rhétorique qui consiste à annoncer une chose grave pour, après démenti, faire passer une chose presque aussi grave mais qui a l’air de l’être moins est assez éprouvée.
Je n’ai aucune idée de la vérité, de ce qu’a vraiment fait, dit ou voulu untel ou untel, mais cette histoire s’ajoute à bien d’autres pour construire une campagne présidentielle qui fonctionne décidément d’une manière totalement inédite.
(les lignes qui suivent constituent une ébauche de réflexion sur un sujet qui mérite bien plus de travail)
J’aime bien l’article Chasseurs de tweets, par Bobig, qui parle des « justiciers » qui braconnent en quête de vieilles publications dans le but de lancer des campagnes contre des personnalités choisies. J’ai déjà pas mal parlé moi-même du cas Mehdi Meklat, que je juge plus complexe que la plupart1 ; je découvre le cas de l’acteur Olivier Sauton, qui est rattrapé par des tweets antisémites d’inspiration Dieudonnéiste, qui ne sont pas spécialement ambigus mais que leur auteur renie aujourd’hui, expliquant qu’il était alors aigri et cherchait à se faire remarquer ; et enfin, l’affaire des tweets de l’actrice Oulaya Amamra (Divines), à qui l’on reproche aujourd’hui d’avoir émis des pensées d’une grande bêtise (négrophobes et homophobes) il y a cinq ans, alors qu’elle était adolescente — elle en renie elle aussi le contenu.
…Sur Facebook, des « braves gens » réagissent à l’affaire Oulaya Amamra : la femme de l’un avait « senti un truc », et une autre personne avait jugé agaçant le « ton pleurnichard » de l’actrice qui venait de recevoir le César du Meilleur espoir féminin. Y’a pas de fumée sans feu, quoi. On est surpris qu’une troisième personne ne se souvienne pas qu’au moment du discours, son chien s’était inexplicablement mis à grogner.
Sur ce dernier cas, on se demande si certains n’ont pas oublié quelle personne ils étaient à quatorze ans. Supporterions-nous que le banc public sur lequel nous traînions avec nos amis revienne nous rappeler nos paroles d’alors ? Nos persiflages, nos réflexions parfois mochophobes, sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, et toutes autres discriminations imaginables, ou en tout cas nos paroles excessives, cruelles, idiotes, naïves, tout ce que nous avons dit d’affreux un jour en espérant que cela nous aiderait à nous intégrer à un groupe d’âmes aussi égarées que la nôtre, en riant d’untel dans l’espoir de ne pas être nous-même l’objet des moqueries, en mentant sur nos propres goûts, en nous vantant, en inventant, en étant bien plus préoccupé par le fait de nous donner une contenance que d’être polis, justes ou intelligents. Je ne pense pas que j’étais le plus méchant et le plus bête à cet âge, difficile à vérifier à présent, mais je peux en tout cas jurer que je n’étais pas bien malin — à tel point que je m’étais même mis à fumer, manie que je n’ai réussi à quitter que quinze ans plus tard.
Est-ce que l’exhumation des ces tweets d’une adolescente constitue un hommage à ces âges où l’on dénigre pour se sentir important, où l’on ne pardonne rien à personne ? C’est en tout cas cruel, et pour dire le fond de ma pensée, ceux qui participent à ce genre de campagnes devraient s’interroger sur leurs motivations profondes.
J’y lis au minimum le réflexe bien connu qui consiste à sanctionner l’ascension sociale — et qui nous pousse à mépriser le « parvenu », à guetter sa chute, tout en jugeant naturelle et incontestable la position du grand bourgeois, quand bien même ce dernier écrase notre joue de sa botte. Mais il peut y avoir d’autres arrières-pensées, ainsi que le prouvent les saillies franchement racistes qu’ont proféré certains de ceux qui, paradoxalement, reprochaient leurs réflexions racistes à Mehdi Meklat ou à Oulaya Amamra. Utiliser le racisme (avéré ou présumé, peu importe) de l’autre pour se sentir vertueusement autorisé à exprimer à son tour son propre racisme, voilà qui ne manque pas de sel ! Ce genre d’histoire me semble aussi être l’expression de la peur des jeunes issus de l’immigration qui vivent dans les banlieues, mais comment en vouloir à ceux qui manifestent ce genre de peur s’ils ne connaissent la population en question que par ce que leur en disent les journaux télévisés, et qui s’apparente moins à la réalité tangible qu’aux films les Guerriers de la Nuit (Walter Hill) ou Assault (John Carpenter) ?
L’affaire Théo est exemplaire d’une difficulté de certains à considérer comme semblables ceux qui ont des origines différentes : le fait que des membres de la famille de ce jeune homme soient soumis à une enquête pour détournement de subventions justifie, aux yeux de certains, le traitement dont il a été victime de la part de la police. Pourtant, qui trouverait naturel qu’un enfant de François Fillon — dont la famille se trouve précisément questionnée pour son utilisation des fonds publics, et dans un ordre de grandeur financier équivalent —, ou à un niveau supérieur la famille de Patrick Balkany, subisse des violences physiques humiliantes et susceptibles de le rendre incontinent jusqu’à la fin de ses jours ? Le rôle de la police n’est pas de torturer les gens2.
Une des caractéristiques des affaires de tweets citées plus haut, c’est qu’aucune ne peut plus être examinée par la justice : les faits remontent trop loin et ils sont donc prescrits (un an, hors harcèlement). Pourtant, ces tweets ont été lus comme un ensemble, sans distinction chronologique ou contextuelle, autant d’enjeux pourtant majeurs à leur compréhension. Mais le tribunal des braves gens du Net ne connaît pas le passage du temps, pour lui, un fait ne survient, n’est actif qu’à l’instant où il le découvre ou le redécouvre, le temps est aboli : comme les djinns du folklore arabe, Internet n’oublie jamais, et comme la mafia, il ne pardonne pas, et comme les personnes séniles, n’a plus vraiment la notion du temps. Régulièrement, les personnes citées plus haut vont voir resurgir leurs erreurs passées, qui chaque fois sembleront avoir été commises à l’instant3. Cela ne vaut pas que pour les affaires délictueuses ou criminelles : très souvent, des articles publiés il y a six mois, un an, cinq ans, refont subitement surface et sont à nouveau partagés sur les réseaux sociaux par des gens (et on m’y a pris plus d’une fois) qui pensent de bonne foi que l’article date du moment où ils l’ont lu : sur Internet, les pages ne jaunissent pas. Il se trouve toujours une âme charitable pour signaler que la nouvelle n’en est plus une, mais au fond, qu’est ce que ça change ? Je me suis en tout cas pris plusieurs fois à me dire que le contenu d’un article ancien que j’avais pris pour récent restait pertinent.
Comme chaque fois que l’on se penche sur une nouveauté qu’amène Internet, il faut commencer par se poser la question de savoir si cette nouveauté en est bien une, ou s’il ne s’agit que du changement d’échelle de faits au fond banals. J’ai le sentiment de quelque chose de nouveau, pour ma part. Je n’écris pas ça pour dire qu’Internet est une tragédie, ni qu’il faut réglementer ces questions (et le « droit à l’oubli » ne me semble au fond pas une très bonne idée) mais parce que je crois que nous allons devoir apprendre à vivre de manière inédite4 : cette nouvelle manière de considérer le passage du temps ; l’accumulation exponentielle de la mémoire humaine et le déluge d’informations qui nous submerge ; la frontière mal définie entre l’espace public et l’espace privé. Ce qui me semble angoissant avec cette disparition partielle de la chronologie, c’est qu’elle abolit l’avenir : si il n’est plus important de savoir si la bêtise qu’on a dite une fois date d’hier, d’avant-hier, ou d’il y a dix ans, comment peut-on espérer passer outre ?
Il faudra que les directeurs des ressources humaines apprennent que s’ils trouvent des photos de soirées alcoolisées de postulants à un emploi, celles-ci ne sont pas forcément représentatives de la manière que la personne a de travailler. Il faudra remplacer l’oubli et le pardon par l’indulgence et la confiance, ou quelque chose du genre.
Sans dire qu’il est impossible que le compte Twitter et son auteur ne soient pas en accord — je suppose au minimum un conflit intérieur —, je suis étonné de la manière dont ont été lus les tweets de Mehdi Meklat et de l’hostilité subie par les quelques personnes qui se sont refusées à intégrer le houraillis, et à qui on a bien fait savoir que comprendre c’est excuser, que réfléchir c’est pardonner, et que si on n’est pas contre, c’est que l’on est avec, et inversement. On connaît la chanson. Pour ma part, j’ai surtout eu l’impression de voir à l’œuvre tous le catalogue complet des biais cognitifs recensés par la psychologie sociale : biais de confirmation, biais d’association, biais de disponibilité, effet rebond, biais de sélection, biais rétrospectif, etc. J’ai constamment eu la décevante impression que la plupart des gens ne s’attachaient pas aux faits, ne répondaient pas aux arguments, mais ne faisaient que réagir à leurs propres préjugés (et, c’est le plus vexant, aux préjugés qu’ils avaient sur les motivations et la démarche de ceux à qui ils répondaient). [↩]
On remarque au passage que beaucoup d’auteurs de tweets d’extrême-droite associent le caractère arabe ن à leur nom. Originellement utilisé comme signe de soutien aux chrétiens d’Orient, il ne signifie pas que ceux qui l’arborent accueilleront tous à bras ouvert les Syriens de confession chrétienne qui souhaiteraient trouver refuge en France. Loin de là. [↩]
Twitter présente les tweets de manière chronologique, mais le temps et le contexte sont difficiles à apprécier après coup : un tweet émis il y a dix ans mais lu aujourd’hui se présentera dans l’interface actuelle et avec le profil (nom, avatar) actuel de son émetteur. [↩]
Lorsque je cherche à comparer notre vie sur Internet à d’autres époques, c’est généralement le « monde » du XVIIIe siècle qui me vient à l’esprit. Mais j’en parlerai une autre fois ! [↩]