Emmanuel Macron, face à un parterre de hauts fonctionnaires, de dirigeants d’entreprise et de journalistes, a priori bienveillant à son endroit, s’est laissé aller à dire que le statut de fonctionnaire n’était plus « adéquat » pour certaines missions. Deux journalistes du brûlot gauchiste Challenges ont jugé les implications d’une telle prise de position de la part du ministre de l’économie un peu trop importantes pour êtres tues, et ont « brisé le off », c’est à dire qu’ils ont fait circuler l’information alors que celle-ci n’était pas censée quitter l’entre-soi. Interrogé par Le Monde, le cabinet du ministre a explicitement demandé que l’information ne soit pas reprise, car elle était « triple off » (?).
Sur le statut des fonctionnaires, il y a à dire et à faire, c’est certain, et je suis assez partagé : est-il logique et souhaitable pour tous les corps de métiers ? De quelle manière travailleraient des enseignants, des policiers, des infirmières d’hôpitaux, qui ne penseraient pas que leur emploi est garanti à vie ? Dans quelle mesure la continuité de l’État et l’exercice de la démocratie sont-elles possibles si chaque changement politique fait courir aux agents le risque d’être remplacés par des amis ou des soutiens, c’est à dire si l’emploi public devient politique ? C’est ce problème spécifique qui a amené les États-Unis à créer un statut de fonctionnaires titulaires il y a plus d’un siècle, et à l’avoir conservé depuis. Oui, même les États-Unis1.
Mais on connaît le revers de la médaille : les cadres administratifs qui passent le clair de leur journée à préparer des concours plus qu’à faire leur métier, parce que c’est ce que le système favorise ; des concours parfois mal définis, inadaptés ; des situations où quelqu’un peut se voir refuser une évolution qui correspond pourtant à ses qualifications et à sa carrière, et ne devrait être qu’une formalité, parce qu’il est moins adapté aux concours qu’au métier pour lequel il concourt ; l’impossibilité de sanctionner un fonctionnaire qui refuse de fonctionner (ce qui n’est pas forcément courant mais n’est pas non plus un simple cliché et peut bloquer beaucoup de choses), et en même temps, l’impossibilité de garder en poste des non-fonctionnaires au delà d’une période définie…
Chacun de nous a de bonnes histoires sur le sujet, j’imagine. Bien que je travaille pour des organismes publics (université et école territoriale d’art) depuis bientôt vingt ans, mon réservoir d’histoires lamentables date surtout de mon service national au Ministère des affaires sociales, où j’ai constaté que je n’enviais pas le fonctionnariat tel qu’il y était le plus souvent pratiqué, une existence kafkaïenne où le seul moyen d’empêcher quelqu’un qui grippe la machine de nuire au fonctionnement général est de le « placardiser », et où, n’ayant droit à aucune forme de chômage s’ils abandonnent leur poste, peu de fonctionnaires prennent la décision de fuir l’administration par eux-mêmes, y compris lorsque c’est l’intérêt commun, et même, leur intérêt à eux. Je n’ai jamais cherché à être fonctionnaire, donc.
Après mes deux ans de ministère, les histoires pénibles dont j’ai été témoin concernaient surtout la manière dont l’État traite ses agents non-fonctionnaires2, faisant comme s’il existait deux catégories d’humains : ceux qui sont interchangeables, dont on peut se débarrasser en plein milieu d’une mission, à qui on ne doit rien, d’une part, et ceux qui veulent d’un bureau attribué jusqu’à leur mort ou à leur retraite, et dont parfois on n’attend rien.
Je caricature, je dois avoir l’air très négatif (alors qu’en fait je connais beaucoup de fonctionnaires conscients de leur rôle et irréprochables dans leur travail) je veux juste dire que c’est un sujet dont il est légitime de vouloir discuter.
Ce qui m’effare, ce n’est pas que le ministre réfléchisse à la pertinence du statut de fonctionnaire, après tout on ne peut pas dire que l’État fonctionne si idéalement qu’on puisse faire l’économie de ce genre de réflexion — même si à mon sens, le vrai problème vient plus de la globalité et de la rigidité d’un système qui maltraite beaucoup de gens (dedans ou dehors) que de l’emploi dit « à vie ». Il est peut-être même dommage que la manière dont la question a été évoquée du bout des lèvres puis aussitôt chassée (off, rumeur, démentis, condamnations, soutiens) empêche de poser le problème intelligemment.
Ce qui me gène aux entournures, c’est surtout qu’un ministre de la République pense que des journalistes présents pour l’écouter ont un devoir de connivence : ils doivent écouter, mais pas répéter. On fera la surprise aux Français.
Ce qui m’effraie, c’est d’imaginer que, habituellement, la règle est respectée, c’est à dire qu’il existe bel et bien une classe « politico-médiatique » qui décide de ce que le public est autorisé à entendre ou non, suivant un calendrier précis.
Mais voilà : quelle confiance avoir dans ce genre de représentants qui traitent ceux qu’ils administrent comme des enfants ? Quel type de démocratie peut se passer de débat franc ?
- Hors armée, les fonctionnaires américains appartiennent aux agences fédérales (deux millions d’agents) et aux services postaux (un demi-million). J’ignore quel est le statut des agents publics locaux : communes, comtés, états. J’imagine, en vertu de la grande indépendance de chaque État, qu’ils varient selon les endroits. Par ailleurs, certains statut comme la tenure (titularisation) pour les universitaires n’implique pas une sécurité de l’emploi. [↩]
- Je ne parle pas des profs contractuels en école d’art : nous sommes recrutés en tant que personnes (artistes, essayistes), pour nos qualités singulières. Même si les règles administratives qui nous affectent peuvent être dures (exemple : rater deux fois le concours pour être titularisé, et devoir quitter l’emploi que l’on occupait pourtant depuis quinze ans – enfin c’est la légende qui court, j’ignore si elle est fondée, je dois vérifier ça), au moins, nous sommes un peu plus que des numéros. [↩]