Archives mensuelles : mars 2020

C’est pas sa page

Fausse nouvelle en vogue depuis deux jours : Karine Lacombe, cheffe de service en maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, qui a fait un peu de bruit en critiquant la méthodologie des travaux récents de l’IHU de Marseille, aurait « supprimé sa page Wikipédia » afin de faire disparaître les preuves de conflits d’intérêt avec deux laboratoires privés.
C’est par exemple ce qu’affirme avec force sous-entendus-bien-entendus le dénommé Jean Messiha, membre proéminent du Rassemblement National :

J’ai envie d’en parler ici car c’est une bonne occasion d’expliquer un peu mieux la nature et le fonctionnement de l’encyclopédie libre Wikipédia.
Le premier point important est que personne ne possède « sa » page sur Wikipédia. Une notice encyclopédique n’est pas un CV en ligne, Wikipédia n’est pas Linkedin ni Facebook ni Copainsdavant, ce n’est pas non plus un organe de promotion ou de communication. On peut certes disposer d’un compte Wikipédia (qui n’est pas indispensable pour participer à la rédaction de l’encyclopédie) et on peut renommer (mais pas supprimer) ce compte, mais celui-ci ne confère de droit de propriété sur aucune notice du corpus encyclopédique. Pour ma part j’ai créé des milliers d’articles, mais ils ne m’appartiennent en rien, ou du moins ils ne m’appartiennent pas plus qu’ils n’appartiennent à l’ensemble de la communauté : certain des articles que j’ai créés ont été supprimés, profondément remaniés, peut-être même parfois modifiés d’une manière que je n’approuve pas, mais c’est mon problème : je n’ai strictement aucun droit de regard particulier sur leur contenu. En éditant ces pages, j’ai accepté que mon travail soit « libre », au sens des licences libres.
Le fait d’être le sujet d’une page ne donne bien évidemment aucun droit supérieur non plus : est-ce que vous trouveriez utile une encyclopédie où Adolf Hitler (au hasard) aurait le pouvoir de maîtriser le contenu de la page qui porte son nom ?

Karine Lacombe a participé à un point sur l’épidémie, aux côtés du premier ministre

Bien entendu, et ça apparaît parfois de manière risible, beaucoup de pages Wikipédia sont éditées et ont parfois été créées par ceux qui en sont les sujets : on ne compte pas le nombre d’universitaires qui créent des pages longues comme le bras où sont listées méthodiquement toutes leurs publications, ni celles d’artistes qui n’ont pas assez d’adjectifs élogieux pour célébrer leur propre talent. Après tout, chacun peut éditer Wikipédia, y compris ceux qui sont le sujet des pages. Ce n’est pas une très bonne idée, car on manque un peu de recul à son propre sujet : certes, on en sait plus que tout le monde, mais on peut facilement mal évaluer sa propre importance (car chacun est le personnage principal de sa propre histoire) et on a, plus qu’aucun, des choses à exagérer ou à cacher1.
Le fait que Jean Messiha parle de la page Karine Lacombe comme étant la propriété de Karine Lacombe me fait parier que ce monsieur intervient beaucoup lui-même sur la page qui le concerne, mais ce n’est qu’une intuition, basée sur l’expérience et le raisonnement.

Aujourd’hui, si l’on tente de créer la page Karine Lacombe, voici ce que l’on peut lire :

Et effectivement, la page en question a été supprimée à trois reprises :

(Wikipédia, journal des suppressions)

D’innombrables personnes se sont émues de la coïncidence temporelle : les suppressions de pages datent du 28 et du 29 mars, justement quand Karine Lacombe avait, à les en croire, quelque chose à cacher. Et cette suppression intervient alors que Karine Lacombe aurait supprimé ses comptes Twitter et Facebook2.
Mais en fait, la vérité est bien plus simple, les suppressions de page datent surtout du moment où celles-ci ont été créées !

(Wikipédia, journal des créations de pages)

On voit donc que la page a été créée une première fois par l’utilisateur « Free French » le 28 mars à 18h59 et supprimée trois minutes plus tard3 par « Esprit Fugace », administratrice sur Wikipédia depuis quatorze ans. La seconde fois, une heure après, la page a été recréée par une personne œuvrant sous adresse IP, et sa page a été supprimée là encore au bout de trois minutes. Enfin, une dernière création a été proposée le lendemain par une personne elle aussi anonyme mais dotée d’une autre adresse IP. Cette fois, la page a été supprimée instantanément4 , par « 3(MG)² », un autre administrateur, élu à ce poste il y a six mois.

On le comprend, la simultanéité n’est en rien troublante : c’est parce que Karine Lacombe est un sujet « chaud » que des gens créent des pages Wikipédia à son sujet, et c’est parce que ces pages ont été créées qu’elles ont été ensuite effacées. Rien à voir avec l’intention, par Karine Lacombe, de dissimuler des vérités fâcheuses, rien à voir avec une complicité de Wikipédia et de ses administrateurs dans une opération de ce genre.
La motivation de la suppression était la non-admissibilité de la page. Forcément, si la page n’a été (comme je le suppose) créée que pour servir d’argumentation dans un débat politique, son existence sur Wikipédia est injustifiable, car pour qu’une page soit admissible, il faut qu’elle soit un sujet d’article digne de ce nom. À quoi servirait une encyclopédie qui contiendrait une entrée pour chaque personne qui a eu l’heur d’être médiatisée quelques jours et que l’on aura oublié dans quelques semaines ?

Bref, non, Karine Lacombe n’a pas « supprimé sa page » Wikipédia. Ce n’est pas « sa » page et elle n’a pas le pouvoir de la supprimer5.

  1. Il y a une page à mon sujet sur Wikipédia, créée complètement en dehors de ma volonté par un wikipédien québécois. Je m’autorise à y ajouter mes livres, lorsqu’il en sort, et j’ai déjà effectué de micro-corrections factuelles. []
  2. La suppression des comptes Twitter et Facebook est souvent évoquée (sans preuve que de tels comptes aient effectivement existé !), et serait assez logique – une personnalité non-médiatique qui est subitement prise à parti par des milliers d’anonymes a souvent pour réflexe de fermer son compte ou de passer en mode « privé ». []
  3. Il s’agit de « suppression immédiate », qui est la procédure expresse appliquée aux cas non-ambigus (par exemple quelqu’un qui crée une page dont le titre est un injure…). Il existe une procédure véritablement communautaire pour les cas plus complexes, mais le fait que la suppression ait été immédiate ne la rend pas « anti-démocratique » pour autant car la communauté peut contester cette suppression et même, pointer du doigt le caractère arbitraire des actions d’un administrateur. Je pense que pour la plupart des wikipédiens aguerris, le cas de la page « Karine Lacombe » ne fait pas spécialement débat. []
  4. On m’a aussi dit : « certaines pages sans intérêt restent sur Wikipédia pendant des mois », alors pourquoi est-ce allé aussi vite avec celle-ci ? ». Là encore, la réponse est simple : les sujets « chauds » sont d’actualité pour les wikipédiens aussi, et ceux-ci s’y montrent donc attentifs, tandis que des sujets sans public peuvent voir leur page maintenue des semaines, juste parce que personne ne les a remarquées ou évaluées. []
  5. La justice pourrait demander la suppression d’une page, motivée par une question de droit d’auteur, d’atteinte à la vie privée, d’incitation à la haine, ou tout autre délit tombant sous le coup de la loi, mais pas dans les trois minutes qui suivent sa création ! Il peut enfin arriver que des personnes demandent à voir supprimer une information voire une page, parce qu’elle leur cause du tort. La demande est évaluée par la communauté et peut être satisfaite, par courtoisie, si cela s’avère de bon sens et si l’information n’est pas largement publique (d’autant que Wikipédia s’interdit en théorie le « travail inédit », c’est à dire le fait de créer l’information et non seulement de la rapporter). Je me souviens de cas d’artistes qui ont demandé à ce que seul leur pseudonyme public apparaisse et pas leur état-civil, par exemple. []

L’outsider

Avertissement : je ne suis bien sûr ni médecin, ni virologue, ni épidémiologiste, ni philosophe des sciences, ni décideur politique, et je me garderais bien d’avoir la moindre opinion sur les pistes de recherches explorées pour faire disparaître le Coronavirus, pas plus que sur le choix politique du confinement — auquel je me plie du reste sans protester, car tant qu’à faire les choses, autant les faire vraiment. Je ne me sens pas plus malin qu’un autre, je ne vais pas dire « y’a qu’à faire ça », et encore moins « il aurait fallu faire ci », ni confondre égoïsme et subversion. Mais cela m’intéresse d’observer la manière dont la crise que nous vivons fait écho à notre imaginaire fictionnel, notamment dans le cas du très médiatique docteur Didier Raoult. Le billet qui suit n’est pas un véritable article, plutôt une amorce de prise de notes, à chaud.

Un personnage classique des récites de catastrophes en train de se dérouler est celui de la troyenne Cassandre, qui a eu seule le don de voir venir le désastre mais dont la malédiction était de ne pouvoir être crue par personne. Le registre du film catastrophe abuse de ce genre de personnage qui prêche dans le désert et n’est guère cru que du spectateur, qui constate que les événements valident ses théories. Les autorités politiques, militaires, ou l’opinion publique, se moquent de l’illuminé qui brandit ses listings de calculs afin de démontrer, par exemple, qu’une ère glaciaire causée par le réchauffement climatique va avoir lieu sous quinzaine (The Day After Tomorrow), ou qu’un phénomène géologique passablement incompréhensible va provoquer une brusque montée des eaux capable de submerger l’Himalaya (2012). Ce type de personnage a de nombreuses vertus pour les scénaristes. Le spectateur s’y identifie, puisqu’il est averti du déroulement des événements à venir, mais aussi parce que, de par sa position de spectateur, justement, il est tout aussi incapable d’agir, tout aussi frustré, il ne peut qu’assister, impuissant, à l’inéluctable mise en place d’une tragédie. Une autre vertu du personnage est souvent qu’il permet d’évacuer les explications : on nous dit, vite fait, qu’il est compétent, qu’il sait réfléchir out-of-the-box, et nous vérifions régulièrement qu’il a raison, ce qui est une preuve suffisante pour penser que tout ce qu’il a annoncé se vérifiera.

« Il n’y a pas d’épidémie mondiale, il n’y a eu que 5 morts hors de Chine […] le seul qui a dit quelque chose d’intelligent sur le sujet, c’est Trump […] Cette épidémie est l’occasion de montrer le retard intellectuel et technique des décideurs du monde, que ce soit l’OMS, que ce soit l’Europe […] Il est temps de réfléchir autrement qu’avec des jeux vidéo »
(17 février 2020 – en hors-champ, on entend quelqu’un tousser du début à la fin de la vidéo !).

Le professeur Didier Raoult a endossé assez bizarrement cette place de Cassandre. J’écris bizarrement, puisqu’il a une position inverse, s’il endosse le costume du lanceur d’alerte, son isolement ne vient pas du fait qu’il prédit un désastre mais qu’il cherche au contraire à nous rassurer. Il affirme disposer du remède à l’épidémie1, il minimise la gravité de la maladie en expliquant qu’elle fait « moins de morts que les accidents de trottinette »2, il sait quelle politique publique aurait été la plus efficace.
Didier Raoult est un virologue d’exception, une des plus hautes sommités mondiales dans son domaine3, mais il est aussi, par tempérament, ennemi de tout catastrophisme, comme il le prouve depuis des années, par sa critique des prédictions liées aux épidémies, à la démographie, ou encore au bouleversement climatique, dont il conteste la réalité4.
Depuis des années, et je suis particulièrement bien placé pour le dire, ayant écrit un livre sur le sujet, l’imaginaire apocalyptique est bien ancré dans la fiction mais aussi dans le discours politique — on se souviendra par exemple que le premier ministre Édouard Philippe présente le livre Effondrement, par Jared Diamond5, comme son livre de chevet. Peut-être que les gens comme Didier Raoult ou dans un autre genre, Laurent Alexandre, qui luttent contre ce pessimisme généralisé, ont raison d’y voir une hallucination collective et un frein au progrès scientifique et technique. L’avenir tranchera.

Quelques exemples de raoulâtrie…
Didier Raoult en appelle régulièrement à la raison et à la méthode scientifique, contre les mauvais choix politiques. On peut difficilement lui donner tort, alors je me demande comment il vit le fait de servir des discours paranoïaques qui font de ses idées une affaire de croyance, de foi, mais aussi, comme ci-dessus, semblent avant tout servir de levier pour régler des comptes politiques.

Je ne peux m’empêcher de constater en tout cas que Didier Raoult, sciemment ou non, dépense beaucoup d’énergie pour s’assurer une place d’outsider, de paria de son domaine, car il agrémente ses considérations indiscutablement scientifiques (et souvent bien plus mesurées que la traduction qu’en font détracteurs comme par ses fidèles) d’une impressionnante dose d’insultes dirigées contre les autorités politiques, sanitaires, voire contre les confrères chercheurs : « il faut arrêter de raconter des choses qui terrifient les gens » ; « il faut rester raisonnables, comme des vrais docteurs » ; « Il ne faut pas dire : quelle aubaine, je vais avoir de l’argent pour faire un vaccin » ; « il faut peut-être accepter de changer d’opinion, c’est une forme d’intelligence » ; « on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ».
En qualifiant d’alarmistes, d’idiots, d’ânes, de manipulateurs ou d’opportunistes tous ceux qui ne pensent pas comme lui, il ne risque pas d’accélérer la diffusion de ses vues parmi les politiciens ou les membres de comités scientifiques : même sans souffrir de grands problèmes d’ego, qui acceptera de bon cœur de donner raison à celui qui l’insulte ? Virologue, mais pas psychologue, donc, à moins que ce soit le but (inconsciemment j’espère) recherché : en quelques semaines, ce chercheur à la mine de d’Artagnan ou de Buffalo Bill (comment ne pas croire en l’originalité de sa pensée ?) est devenu une célébrité et une espèce d’autorité anti-système, qui permet de déchaîner un discours anti-élite, anti-gouvernement, anti-big pharma6, parfois même anti-capitale7 et même occasionnellement, complotiste. Il a beau jeu, ensuite, de se faire passer pour une victime.

Je peux quand même me hasarder à faire un peu de divination : dans les années à venir, on invitera régulièrement ce monsieur sur des plateaux de télévision pour qu’il y donne son avis au sujet de chaque crise sanitaire. Et en ce moment même, je parie que des dizaines d’éditeurs cherchent à le convaincre de publier son prochain livre chez eux plutôt que chez son éditeur habituel. Car peu importe ce qui se passera dans les mois à venir, Didier Raoult s’est imposé non comme un scientifique de premier plan — il l’était déjà —, mais comme un personnage, prêt à basculer définitivement dans la fiction. Et je doute que ça lui déplaise complètement.

  1. jusqu’à intituler une de ses vidéos Coronavirus fin de partie. – ce titre très critiqué a depuis été légèrement modifié, il est devenu Coronavirus, vers une sortie de crise ?, ce qui est tout de même plus prudent. []
  2. C’était vrai il y a encore quinze jours, les accidents de trottinette ayant fait 11 morts en 2019 en France et le Coronavirus, seulement 2. Mais voilà : désormais, le body-count du Coronavirus en France dépasse les 500 âmes, bientôt 15 000 dans le monde, majoritairement hors de Chine, il va falloir recourir à une autre comparaison ! []
  3. « Dans mon monde, je suis une star mondiale » , La Provence, 21/03/2020. []
  4. Lire : Réchauffement, démographie, épidémies : assez de prédictions catastrophistes ! (le Point, 27/9/2013). []
  5. Paru en 2005, Effondrement est une passionnante et méthodique analyse de cas d’effondrements de sociétés ou de civilisations de formats divers. Il fait une liste des causes plausibles : problèmes de ressources, guerres, problèmes de communication, de climat,…). En le refermant, le lecteur a du mal à ne pas se demander si la civilisation terrestre mondialisée ne pourrait pas un jour connaître le destin de l’Île de Pâques,… []
  6. Ce qui est paradoxal, puisque Didier Raoult fait de gros efforts pour réhabiliter la Chloroquine des laboratoires Sanofi-Aventis, 5e entreprise pharmaceutique mondiale ! []
  7. Raoult travaille à Marseille, la fidélité que lui vouent les marseillais est presque touchante. Lui-même joue sur cette corde un peu démagogique : « Ce n’est pas parce que l’on n’habite pas à l’intérieur du périphérique parisien qu’on ne fait pas de science. Ce pays est devenu Versailles au XVIIIe siècle ! » (Le Parisien, 22/3/2020). []