Archives mensuelles : juillet 2015

La philosophie dans le Drakkar

Le Point
Le Point, invité dans le magazine Onfray. Ou le contraire.

Non non non je ne fais pas une fixation sur Michel Onfray, je m’en fiche un peu. Mais depuis mon article d’hier, j’ai beaucoup échangé avec ses nombreux détracteurs comme avec ses nombreux défenseurs. Je note que ses partisans semblent motivés par un attachement affectif à Onfray, et que leurs arguments portent rarement sur le terrain des idées, mais plutôt sur le statut du personnage : il est en dehors du circuit académique ; il ne s’adresse pas à une élite intellectuelle ; il ose s’attaquer aux vaches sacrées ; etc. Ces éléments, qui sont avérés, sont tout à son honneur, nous sommes d’accord. En revanche, je m’étouffe un peu lorsque l’on m’en parle comme d’une sorte de victime que l’on voudrait faire taire : chouchouté par Le Point, diffusé chaque été depuis plus de dix ans par France Culture, bon client des médias, conférencier très actif et auteur régulier de succès de librairie, Onfray ne manque pas de tribunes où s’exprimer. Il est tout à fait incroyable que des gens tels que lui se présentent eux-mêmes régulièrement comme les victimes d’affreux universitaires pourtant sans accès aux médias et aux revenus nettement plus chiches. D’ailleurs Onfray est bien conscient du pouvoir que lui confère le label « vu à la télé », ainsi qu’il l’a montré en 2013 aux Rencontres du livre et du vin de Balma, qu’il avait menacé de quitter à cause de la présence de Michael Paraire, auteur d’un livre intitulé Michel Onfray, une imposture intellectuelle. Après que le jeune homme a été exclu d’un débat sur Camus par le maire de la ville, Onfray avait fait ce commentaire plutôt cynique — cynique au sens le moins philosophique qui soit, malheureusement :
« Qui remplit la salle, eux ou moi ? Ils sont rien (…) ils pissent sur des trucs pour pouvoir exister »1.
Onfray est en marge de l’institution universitaire, certes, mais n’est jamais loin des micros, des caméras ou des projecteurs, c’est à dire là où se trouve le véritable pouvoir.

...
Comment Michel Onfray a fait interdire à Michael Paraire de débattre sur Albert Camus, tout en lui disant qu’il a tout à fait le droit de s’exprimer et en expliquant que c’est lui la victime.

Enfin bref, au fil de mes lectures, je suis tombé sur la chronique de Michel Onfray numéro 122, datée de juillet 2015, c’est à dire son dernier article. Le titre en est Viking & juif, donc français.

En introduction, l’auteur ironise sur le fait que l’Assemblée nationale a supprimé le mot « race » de la législation française2. Il ne reste plus, explique-t-il, qu’à supprimer les mots « cancer », « guerre », « meurtre » et « crime » pour que toutes ces choses se trouvent interdites. Puis il conclut : « Pour quelques cerveaux fantasques, le réel devrait obéir aux mots. Hélas, pour un cerveau normal, ce sont les mots qui obéissent au réel. Ça n’est pas la race qui fait le raciste et c’est le raciste qu’il faut combattre, pas la race ».
Une seule chose est très exacte dans ce propos : le crime, c’est bien le racisme. En effet, que l’on juge le concept de « race » valide ou non, ce sont bien les hiérarchies ou les exclusions racistes qui constituent un crime. Imaginons qu’un despote décrète que les gauchers ne doivent pas avoir les mêmes droits que les droitiers : c’est bien la hiérarchie qui est à combattre, et pas l’utilisation des mots « gaucher » et « droitier ».
Pour ce qui est de la subordination des mots au réel, en revanche, on peut discuter, et deux-mille cinq cent ans de philosophie, puis plus récemment la psychologie, la neurologie et les cultural studies, se sont penchés sur le sujet : oui, les mots, ou plus généralement les représentations, façonnent notre rapport au réel et peuvent même créer le réel : quand un juge du Texas annonce à un homme qu’il le condamne à mort, ses mots n’ont beau être que des mots, leur contenu n’en sera pas moins très concret pour celui à qui ils sont dits. Et la science, dont Onfray se réclame régulièrement, ne fait pas grand chose d’autre que de trouver des mots, des nombres et des théories pour rendre le réel intelligible, puis pour agir sur lui.

de_race_normande
La normande est une vache de taille moyenne à la robe blanche avec plus ou moins de taches brunes ou bringées. Sa viande est de qualité et son lait adapté à la production fromagère. Certains pensent qu’elle trouve ses origines chez les bovins amenés par les Vikings, mais elle est surtout apparentée à d’autres races anglo-normandes comme la jersiaise, elle-même issue de la fusion très récente de races régionales telles que la cotentine et l’augeronne. Les plus grands drakkars pouvaient, certes, transporter des chevaux, utiles à la guerre, mais on voit mal l’intérêt de braver les mers en transportant des troupeaux entiers de bovidés vers un pays qui ne manquait pas de bétail.
(photo de Ben23 sur Wikimédia Commons)

Onfray explique que l’université britannique de Leicester et le Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Anciennes et Médiévales de l’université de Caen effectuent actuellement des recherches sur les normands qui ont un patronyme nordique et dont les quatre grands parents sont originaires d’un périmètre restreint, dans le but de chercher, dans leur ADN, des marqueurs génétiques qui établiraient une parenté entre ces sujets et des scandinaves, afin de comprendre les effets du peuplement viking aux IXe et Xe siècles.
Ce genre d’étude sert à vérifier les mouvements de population qui ont pu avoir lieu en des temps mal documentés, et il sera très intéressant de savoir ce qui ressort de cette recherche : les hommes du Nord qui ont donné son nom à la Normandie l’ont-ils massivement peuplée, comme aiment à le croire les habitants de l’actuelle Normandie, ou bien se sont-ils contentés, comme le suggère la faible quantité de transferts culturels et d’indices archéologiques significatifs, de lui donner son premier duc, Rollon, et de l’exploiter comme les Français ont colonisé tel ou tel territoire africain dix siècles plus tard ? Après un millénaire, il est extrêmement difficile d’évaluer tout ça et la génétique est un excellent outil pour le faire.

Onfray résume tout ça avec une formule digne de la vulgarisation scientifique par la presse généraliste : « Autrement dit : isoler le sang viking ».
J’imagine que c’est un peu l’inverse, que l’on a déjà isolé les marqueurs génétiques caractéristiques des actuels danois (la principale origine des vikings de Normandie), et que l’on veut voir si on les retrouve dans le patrimoine génétique des actuelles populations normandes. Il ne s’agit pas de découvrir le « gène viking » chez des habitants du Cotentin, mais de savoir à quel point les vieilles familles normandes partagent des gènes avec les scandinaves.
Onfray, découvrant apparemment ce genre d’enquête qui me semble somme toute banale, interroge alors un de ses amis bordelais qui dirige un laboratoire de recherche d’ADN et qui lui confirme que, je cite : « on peut, effectivement, via l’ADN, savoir si l’on a du sang viking, bien sûr, mais également toute autre trace d’une autre origine. Ainsi, on peut déterminer si l’on a du sang Juif, s’il est ashkénaze ou séfarade, et en quelle proportion ! Des Juifs intégristes y recourent même pour certifier, comment dire ? la pureté de leur race. ». L’ami bordelais en question aurait aussi bien pu parler des émissions telles que Finding your roots, Faces of America et African American Lives, qui explorent le patrimoine génétique des américains afin d’en mesurer la diversité et d’établir des rapprochements inattendus, qui complètent les nombreuses émissions de généalogie classique aux États-Unis — celles qui ont par exemple permis de prouver que Barak Obama avait des ancêtres communs avec George Bush et Brad Pitt. L’ami bordelais aurait pu raconter aussi que c’est l’étude de l’ADN mitochondrial (qui ne porte que sur la filiation maternelle, au passage) qui a permis de confirmer une origine commune pour toute l’actuelle espèce humaine, en Afrique il y a 150 000 ans, et de comprendre selon quelle chronologie et selon quels circuits se sont produites les migrations3.

Les migrations
Les migrations humaines, depuis la vallée du grand rift l’Afrique jusqu’à l’Amérique du Sud.

Récapitulons : Onfray nous dit qu’il ne suffit pas de supprimer le mot « race » de la loi pour supprimer les races, puis nous apprend qu’on peut enquêter sur l’ADN et qu’il existe des services commerciaux qu’utilisent des juifs pour déterminer une soi-disant pureté raciale. Le lien entre ces différentes informations n’est pas explicité par l’auteur du texte, qui semble confusément penser et vouloir laisser penser que l’ADN démontre la validité biologique du concept de race. À aucun moment, Onfray n’explique ce qu’il entend par « race », un mot aux multiples acceptions. Le mot « race » peut être compris comme synonyme de lignée familiale (« la race des Bourbon »), comme synonyme de groupe ethnique, comme synonyme d’espèce en heroïc-fantasy, ou encore et surtout, comme sous-espèce animale produite par sélection (généralement) artificielle : bichon à poil frisé, bœuf charolais, mouton mérinos, poney shetland, poule chantecler, chat persan4. Le problème du concept de « race », appliqué aux groupes humains en fonction de caractères extérieurs (couleur de la peau, forme caractéristique des yeux,…), c’est qu’il sous-entend l’existence d’une possible intégrité raciale, d’un modèle de référence, et que tout entre-deux relève de la bâtardise, de l’impureté, ou, pour prendre un terme qui n’est (ici et maintenant) plus utilisé comme insulte, du métissage. C’est un mot chargé, à manipuler avec des pincettes, et que les scientifiques eux-mêmes aujourd’hui réfutent, préférant en employer de plus précis pour décrire les caractéristiques qui sautent aux yeux de tout un chacun telles que la pigmentation de l’épiderme, la nature du cheveu ou la forme d’éléments du visage tels que les yeux, le nez ou la bouche. Notons qu’Onfray ne prône à aucun moment la pureté raciale, d’autant qu’il se présente lui-même, on va le voir, comme le fruit d’un métissage. Mais cette idée n’en est pas moins contenue dans le terme depuis le Comte de Gobineau, du moins lorsqu’on l’emploie dans son acception biologique.

Sur la biologie, justement, Onfay poursuit :

« La mode est au refus de la biologie, de l’anatomie, de la physiologie, et, pour tout dire, de la nature. Bien penser, c’est croire que nous ne sommes que des produits de la culture. Nous serions une cire vierge à la naissance et nous deviendrions ce que la société ferait de nous. La gauche, qui (souvent) le croit, a tort.
Le contraire est tout aussi faux : nous ne sommes pas des produits d’une nature qui nous déterminerait absolument à être ceci plutôt que cela – les fameux gêne du pédophile, de l’homosexuel et du délinquant isolés par Nicolas Sarkozy dans un entretien que j’eus avec lui pour Philosophie-Magazine. La droite, qui (souvent) le pense, a elle aussi tort. »

On admirera ici la philosophie « normande », c’est à dire une philosophie du « p’tèt ben qu’oui, p’tèt ben qu’non », qui permet de mettre dos-à-dos deux idéologies et de s’en improviser l’arbitre. Deux idéologies qui n’existent pas forcément, d’ailleurs. Si la sociologie, et pas seulement gauchiste, s’intéresse à la manière dont se construit socialement l’identité, je doute qu’elle nie l’existence du corps, des hormones, des gènes, de la pigmentation, des organes de reproduction,… Elle essaie juste de placer adéquatement le curseur entre inné et acquis, biologique et sociologique. Tout ce que j’en sais, en tout cas, c’est qu’une personne née seule au monde sur cette Terre ne saurait jamais qu’elle est femme, homme, blanche, noire, grande ou petite. C’est l’interaction entre personnes, entre groupes, qui donne un sens à ces notions et qui peut, par exemple, transformer des faits biologiques sans importance en raison d’opprimer. Et s’il existe ici ou là des « communautés » gay, noires, juives, musulmanes, chrétiennes, végétariennes,.. ce n’est pas par une irrésistible propension biologique à se rassembler, c’est parce que les gens qui se sentent brimés pour une même raison ont tendance à s’unir pour se défendre et s’entre-aider.

En
Lorsqu’il parle de biologie, on peut supposer qu’Onfray cible implicitement la « Théorie du genre », locution qui décrit les études de genre et qu’utilisent surtout leurs détracteurs, dont Onfray fait partie. L’hypothèse qui fonde l’étude du « genre », qui est facile à vérifier, montre que nous avons un sexe biologique et un sexe culturel, qui ne sont pas toujours aussi étroitement liés qu’on pourrait s’y attendre.
Le genre est surtout étudié à partir du lycée, en cours de sciences économiques et sociales, mais il est pratiqué dès le premier jour d’école maternelle par tous les enfants, lorsque ceux-ci apprennent que l’agressivité masculine est positive et que ce sont ses victimes qui sont méprisables, lorsque ceux-ci se font inculquer que les pratiques sexuelles sont par essence passives et dégradantes lorsqu’elles sont le fait de femmes ou d’homosexuels, que toute éventualité de désir féminin ou homosexuel doivent être réprimés par des insultes diverses : « salope », « pute », « pédé », et j’en passe. Nous sommes tous des messieurs-dames Jourdain du « djendeur », nous le vivions sans le savoir… Et il ne suffit pas de supprimer le mot pour que ça n’existe pas5.

La fin du texte me passionne, car elle me semble éclairante sur le personnage lui-même, et le rend même un peu attendrissant :

« Quand l’idéologie ne fait plus la loi, mais le réel, on doit penser ce fait. Que dit le sang pour l’homme de gauche que je suis ? Moi qui suis viking par mon père et probablement Juif par ma mère, j’aime pouvoir dire que l’ADN prouve que la France est faite de sangs mêlés. Il ne faut pas avoir peur du réel. Car c’est quand on dit qu’il n’existe pas qu’il nous mord la main. »

Après une démonstration vaseuse qui tente de justifier le « bon sens » par son ennemie la science, donc, Onfray nous explique qu’il est « viking par son père » et « probablement juif par sa mère ». Il le dit pour ensuite se féliciter de la diversité du patrimoine génétique des français, ce qui est plutôt positif et bienveillant, mais qui, dans le cas, est avant tout la démonstration du caractère essentiellement imaginaire de l’identité : son père, brave ouvrier agricole normand, qui n’a jamais quitté son village natal et « n’a jamais manifesté de désirs, d’envies, de souhaits », devient un viking, c’est à dire un de ces marins, explorateurs, que Charlemagne avait violemment chassé de l’Europe chrétienne alors qu’ils y venaient en paisibles commerçants6, et qui y sont ensuite revenus en navires de guerre, terrorisant les populations du long de la Seine et pillant les trésors des édifices religieux qu’ils trouvaient sur le fleuve. Le nom qu’ils se sont donnés, Vikings, signifie « pirates ». Quant à sa mère, enfant trouvée, j’ignore sur quels éléments Onfray s’appuie pour émettre la supposition de sa judéité, mais cette seconde ascendance est tout aussi glorieusement fantasmatique que la première : les Juifs étaient déjà un peuple ancien quand les Romains ont envahi leur pays, ils sont les inventeurs du Dieu unique, ou en tout cas sont tenus pour tels par la plupart des gens, ils sont aussi le peuple des tragédies, mais encore celui qui a survécu aux tragédies, qui a survécu à la déportation à Babylone, à l’exil après la destruction du temple de Jérusalem, à l’ostracisme, aux pogroms, à la Shoah. C’est aussi le peuple de la Diaspora, le peuple sans terre, sans autre ancrage que le désir de continuer d’exister.
Victimes ultimes, survivants ultimes, voyageurs ultimes.

John McTiernan,
Le 13e guerrier, film de John McTiernan, d’après un roman de Michael Crichton. Un ambassadeur arabe, interprété par un acteur espagnol, devient un guerrier viking pour le compte du roi Goth-scandinave Beowulf, quant à lui interprété par un acteur Tchèque.

Quand les gens participent à des expériences parapsychologiques (transes, oui-ja, voyance…) pour remonter dans leurs « vies antérieures », ils ne tombent jamais sur une « Jeanne, cantinière » ou un « Martin, laboureur », mais sur une « Néfertiti, reine d’Égypte », et un « Napoléon, empereur des Français ». S’inventer un « sang » judéo-viking me semble un peu de même ordre : une évasion par l’imaginaire7.
Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Peut-être faut-il s’être convaincu que son père est un vaillant viking et que sa mère est une juive mystère pour passer, comme l’a fait Onfray (qui a de quoi en être extrêmement fier), du statut de fils d’un employé de ferme et d’une femme de ménage issue de l’assistance publique, envoyé par ses parents dans un pensionnat qu’il nomme à présent orphelinat8, à celui de philosophe et essayiste médiatique.

  1. De la part de quelqu’un qui fait sa carrière sur le fait de déboulonner des idoles, c’est assez drôle. []
  2. Proposition de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation, session du 16 mai 2013. []
  3. C’était le sujet d’un excellent documentaire, diffusé sur Arte il y a quelques semaines, l’ADN, nos ancêtres et nous. []
  4. On note que les races animales se façonnent par appauvrissement génétique, aboutissant à une moindre longévité. []
  5. On note au passage qu’Onfray fustige l’apprentissage de la programmation informatique à l’école, qui est pourtant bien rare et qui, figurez-vous, force à lire, écrire, compter et penser, activités qui ne sont, par ailleurs, pas devenues facultatives dans les programmes scolaires, a priori. []
  6. Charlemagne était persuadé d’avoir pour mission de christianiser l’Europe en en chassant les païens. Rappelons par exemple le massacre de Verden, en l’an 782, lorsque l’empereur franc a décapité 4500 personnes et déporté 12000 femmes et enfants qui refusaient le baptême chrétien. []
  7. Mise-à-jour 01/08 : Comme on me l’a fait remarquer ailleurs, il est extrêmement probable que Michel Onfray, comme vous et moi, ait de nombreux gènes venus d’anciens scandinaves ou de juifs. Chaque personne hérite des gènes de ses parents, à égalité (mais la moitié seulement de ces gènes seront exprimés, ce qui explique que nous ne soyons pas les sosies de nos frères et sœurs), donc à chaque génération, le nombre de gens dont nous pouvons hériter génétiquement est doublé. Si on compte quatre générations par siècle, nous sommes séparés de l’époque des vikings par quarante générations, ce qui nous donne 2 puissance 40 ancêtres ayant vécu en l’an mil. Soit 1.099.511.627.776, mille milliards ! Bien plus de gens qu’il n’en a jamais vécu sur cette planète, ce qui implique beaucoup de doublons. []
  8. Lire Les souvenirs d’enfance de Michel Onfray, par Patrick Peccatte, qui confronte ses propres souvenirs du pensionnat catholique de Giel à ceux d’Onfray. []

Michel Onfray, philosophe de la normalité opprimée

J’ai toujours aimé la locution « Université populaire ». Parce qu’elle sonne comme une promesse de partage du savoir, de respect du public, d’amour de la connaissance, voire même, rêvons un peu, de bouleversement des hiérarchies culturelles. Et à cause de ce mot, j’ai toujours eu une petite estime pour Michel Onfray, avec qui je partage par ailleurs de gros doutes sur la psychanalyse (mais pas pour les mêmes raisons, j’en suis certain) et un athéisme radical.
Mais deux fois de suite, je me suis trouvé par hasard à assister à des sessions d’universités populaires, et j’y ai surtout vu une assemblée de personnes du troisième âge (ce qui est très bien, hein !) qui ne s’intéressaient pas plus à ce qu’on leur racontait que ne l’auraient fait des collégiens, puis se réveillaient ensuite pour se lancer dans une compétition de questions sans intérêt, aux relents souvent un peu réac’ et auxquelles le conférencier faisait semblant de répondre tout en guettant sa montre.
On m’a dit que cela se passait toujours ainsi, les « universités populaires », et si c’est vrai, je comprends mieux la dérive de Michel Onfray : tout show-man est amené à devenir ce que son public projette sur lui. Alors Onfray est devenu un philosophe pour retraités qui s’ennuient après le journal télévisé de Jean-Pierre Pernaut et avant celui du soir. C’est son créneau. Quant à son engagement libertaire revendiqué, il semble se réduire de plus en plus à une revendication d’hédonisme, entendu comme un droit très philosophique à l’égoïsme, ainsi qu’un moyen détourné pour étayer ses vues politiques : contre la religion, pour le capitalisme, contre l’écologie1,…
Comme tout réactionnaire de deux-mille-quinze, il fustige l’héritage post-soixante-huitard, dont il est, avec bien d’autres « résistants » à cet épisode de l’histoire politique et intellectuelle du pays, un bénéficiaire et un produit. C’est assez banal, mais il se distingue de ses confrères philosophes médiatiques2 par une méthode qui consiste, sous le masque du cours d’histoire des idées, à réduire des pensées complexes à quelques traits choisis (de préférence ceux qui nous semblent aujourd’hui ridicules ou excessifs), à des attaques ad hominem, à des anecdotes croustillantes, le tout emballé dans un storytelling à la louche, généralement anachronique et ignorant, où tous les pires procédés rhétoriques sont employés : si-ce-n’est-toi-c’est-donc-ton-frère, y’a-pas-de-fumée-sans-feu, qui-vole-un-œuf-vole-un-bœuf, etc.

Onfray1
Michel-Onfray-UPC

Hier, sur France Culture, ce très petit monsieur a pris une heure pour dire du mal du centre universitaire expérimental de Vincennes, qui a déménagé à Saint-Denis un peu plus de dix ans après sa fondation, et que l’on nomme aujourd’hui Paris 8.
Paris 8, c’est l’université dont un ami de mes parents, qui y enseignait, m’a dit, le jour de mon mariage, je m’en souviens bien : « tu devrais venir voir, c’est fait pour les gens comme toi, qui ont un parcours atypique ». J’y suis allé, sans le moindre diplôme, ayant quitté un lycée professionnel sans mon CAP, a fortiori sans baccalauréat, et on a bien voulu de moi. J’y ai étudié, et aujourd’hui, depuis presque vingt ans, j’y enseigne. Là-bas, j’ai enfin découvert qu’on pouvait s’intéresser à ce qu’on étudiait. J’ai appris à déchiffrer et à interpréter des textes philosophiques Chinois, j’ai appris la scénographie au théâtre, les enjeux de l’urbanisme, le langage C, la sociologie de l’art, je me suis intéressé aux pratiques animistes en Afrique, et j’ai appris qu’on pouvait créer des œuvres d’art avec des idées, de la lumière, des photocopieurs, des ordinateurs et de la programmation3. Enfin, c’est là que j’ai compris, que j’ai décidé pour moi-même, que tout sujet était intéressant, et pas seulement ceux que l’on a mis sur un piédestal. L’université Paris 8 du début des années 1990 n’avait sans doute plus grand chose à voir avec le centre universitaire de Vincennes, mais j’ai fréquenté des gens qui avaient connu Vincennes dès sa création (à commencer par mes profs, progressivement partis à la retraite ces dernières années), j’ai fréquenté des gens qui avaient connu, voire été des proches de Lyotard, Deleuze, Popper, etc. J’ai connu les profs qui refusaient de donner des notes et ceux qui considéraient que faire ce qu’on veut était aussi respectable, sinon plus, que faire ce que le prof veut. J’ai connu des scories d’agitation politique, avec quelques stands dans le hall, et les panneaux d’affichage public saturés d’annonces de groupements internationalistes socialistes sans doute composés d’un unique membre chacun.
Je n’ai pas connu Vincennes4, mais j’en suis un produit indirect, je sais que mon existence serait extrêmement différente si je n’étais pas passé par Paris 8. Pour cette raison, et sans doute aussi par nostalgie pour une période dynamique et folklorique que je n’ai pas connue, je suis assez sensible à ce qu’on en dit à présent.

Et ce que raconte Onfray dans son émission, ce n’est pas triste : après une introduction à la notion de « gauchisme culturel », il parle longuement de pédophilie (« consentante » et « sans violences »), qui fut effectivement considérée avec une indulgence aujourd’hui impensable par la presse de gauche de l’époque et partiellement défendue à coup de pétitions par des personnalités aussi importantes que Simone de Beauvoir, Bernard Kouchner, Louis Aragon, André Glucksman, Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Françoise Dolto, et bien d’autres. Parmi les défenseurs de la pédophilie s’en trouvait un qui était personnellement intéressé, René Schérer, philosophe (et accessoirement frère d’Éric Rohmer), qui enseignait à Paris 8, ce qui fait dire à Onfray : « à l’université de Vincennes, on enseignait la pédophilie ». Puisque cette question occupe un bon quart de l’exposé d’Onfray, on finirait par croire qu’on n’y enseignait rien d’autre, mais on apprend, plus loin, que Schérer s’opposait violemment à nombre de ses collègues, par exemple Jean-François Lyotard, et que ses propos effrayaient ses étudiants, lesquels se comptaient en fait sur les doigts d’une main.
La seconde cible d’Onfray est Foucault, dépeint ici comme un ambitieux, un opportuniste, qui a servi tous les pouvoirs dès lors que ceux-ci servaient sa carrière, qui avait une sexualité « problématique » et n’était pas un vrai gauchiste, la preuve étant que six ans après sa mort, son ancien assistant François Ewald a travaillé pour le Médef, tandis qu’un de ses amants en Pologne collaborait avec la police politique. Bref, un homme sans conviction dont l’œuvre n’a, nous dit toujours Onfray, pas grand intérêt. Avec un air entendu, il signale que Foucault, comme Schérer, portait un col roulé et un blouson de cuir. Tiens tiens, c’est louche. Onfray fait aussi remarquer que Foucault était contre la norme et trouvait très bien que les filles ressemblassent à des garçons et inversement, signalant au passage à l’auditoire de sa conférence que ça lui rappelle le contexte actuel. Il n’a pas peur de mettre le régime des mollahs sur le dos de Foucault, puisque ce dernier a soutenu l’ayatollah Khomeny en 1978 — un peu comme tout le monde, ceci dit : exilé alors que son pays était au mains d’une dictature, Khomeny passait pour une espèce de sage, voire un Gandhi persan. Au passage, Onfray affirme que l’Islam mène forcément à la théocratie, ce qui est, une fois de plus, une lecture à la fois anachronique et déterministe, qui acte sans états d’âme la confiscation des consciences musulmanes par l’Islam politique.
Onfray parle un peu d’antipsychiatrie, en en faisant une idéologie pour laquelle les fous sont sains et le reste du monde est fou, se gardant bien de parler des améliorations tangibles que ce mouvement a amené en refusant de faire de l’asile la réponse à tous les problèmes psychiatrique et en refusant la catégorisation de l’homosexualité comme pathologie — mais j’imagine que ce dernier point laisse froid Onfray, qui semble avoir un problème avec l’homosexualité.
Félix Guattari et Gilles Deleuze sont surtout cités comme traîtres à la gauche : ils ont soutenu Coluche (comme tout le monde) mais ont fêté l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981. Je ne sais pas si ce genre de révélation choc permettra à Onfray de revendiquer une importance comparable à celle de Deleuze dans l’histoire de la philosophie.
La mise en question des constructions sociales révolte Onfray, qui y voit la cause de la montée du Front National. Pour lui, la tradition du « gauchisme culturel », qui se cristallise à Vincennes et dont il ressent les effets délétères aujourd’hui encore s’intéresse trop aux marginaux et pas assez aux « normaux ». L’inventaire de ceux qu’il considère comme appartenant à la marge est intéressant : homosexuels, transsexuels, femmes, fous, immigrés.5
Je n’invente rien, Onfray nous explique que la norme doit être l’homme blanc hétérosexuel, et que ne pas donner suffisamment de place à cette norme, c’est faire du mal à la vraie gauche !
On croirait une blague, non ?

Voici comment Onfray résume la chronologie de Vincennes : le pouvoir gaulliste a généreusement offert aux gauchistes une université de luxe (moquette épaisse, meubles design, lignes de transport expressément aménagées) et leur a donné une liberté pédagogique totale, histoire de voir s’ils seraient capables d’en faire quelque chose, mais, constatant que les enseignants étaient contre l’idée de notation, lui a retiré le droit à délivrer des diplômes puis, face aux excès en tous genres6, a fini par interrompre cette expérience de « subversion subventionnée » et démolir les bâtiments. L’autonomie, c’est le foutoir, fin de l’histoire7.
Le public de la deux-cent-cinquantième conférence de la Contre-histoire de la philosophie à l’Université populaire de Caen et les auditeurs de France Culture qui en ont écouté l’enregistrement hier ne conserveront pour la plupart, j’en ai peur, qu’une idée très parcellaire de l’héritage de Vincennes. Ils croiront sans doute que cette université n’existe plus (alors qu’elle a surtout déménagé) et ignoreront que c’est la première université à avoir eu un département de cinéma, la première université à avoir eu un département d’arts plastiques, de pratique de la musique, la première université à avoir eu un département d’informatique8, à s’être penchée sur l’Intelligence artificielle et sur la création artistique sur ordinateur9. Curieusement, c’est aussi l’université qui est à l’origine du système de validation par unités de valeur, qui à désormais cours dans toutes les autres.
Même si je n’ai cessé de voir Paris 8 se normaliser, au fil des années que j’y ai passé, et au fur et à mesure que les anciens partaient à la retraite, cela reste une université où les hiérarchies et les oppositions traditionnelles sont contestées : pratique/théorie, mandarins/assistants, enseignants/étudiants, étudiants/travailleurs, bacheliers/non-bacheliers.

Le réquisitoire fait par Onfray est malhonnête et augmente l’ignorance de l’auditeur tout en lui faisant croire qu’on l’instruit. Voilà bien le genre de pratiques qui étendent le domaine de l’imbécillité ambiante et — à mon tour de le dire —, font le lit du Front National.

  1. Lire (ou pas) Le Manifeste hédoniste, éd. Autrement 2011. []
  2. Je préfère mille fois un Alain Finkielkraut, tout aussi réactionnaire, qui au moins n’essaie pas de se faire passer pour autre chose et conserve une certaine honnêteté dans ses raisonnements et ses arguments. En tant qu’horloge arrêtée, il a l’utilité appréciable de donner l’heure juste deux fois par jour. []
  3. Dans son exposé, Onfray voit comme une énième « dérive » de Vincennes que l’on y considérait que tout peut être de l’art. []
  4. Mais j’y ai suivi quelques anciens, en pèlerinage, même si le mot leur déplaît.
    À voir, le site Vincennes 70’s, qui récapitule cette période. []
  5. Sur le script de la conférence, disponible en pdf, il est écrit :
    Lente descente des masses oubliées vers le désespoir
    • Des masses jamais prises en compte par le gauchisme culturel
    • Qui ne se soucie que des marges :
    L’homosexuel, le transsexuel, les femmes, l’immigré, l’hermaphrodite, le prisonnier, le criminel
    . []
  6. Onfray parle notamment d’une poubelle qui aurait été renversée sur la tête de Paul Ricœur… Je ne connais pas cette histoire, personnellement, et à ma connaissance, Ricœur enseignait à Nanterre. []
  7. Il y a beaucoup d’imprécisions ici, mais Vincennes a surtout pâti de la fin du bail du terrain qui abritait l’université, événement qui a permis à la ville de Paris de se débarrasser de cette université devenue énorme (plus de 30 000 étudiants, soit quatre fois plus que sa capacité d’accueil) et dont les locaux n’étaient pas entretenus et les abords, marqués par une ambiance assez sordide du fait du deal d’héroïne. De nombreux cours avaient lieu le soir, et il fallait marcher un temps certain dans les bois pour atteindre l’université ! []
  8. mise à jour du 6/6/2019 : cette affirmation de ma part est semble-t-il erronée, cf. commentaires. []
  9. Groupe art et informatique de Vincennes, puis département Arts et technologies de l’image, notamment. Arts, cinéma, musique ou informatique s’enseignaient dans des écoles spécialisées, mais pas à l’université. []