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Apocalypse Trump

« This will be our greatest era. With God’s help over the next four years we are going to lead this nation even higher. We are going to forge the freest, most advanced, most dynamic… and most DOMINANT civilization ever to exist on the face of this Earth »

Donald Trump, au Congrès, le 4 mars 2025

« The fundamental weakness of Western civilization is empathy »

Elon Musk, chez le podcasteur Joe Rogan, le 28 février 2025

Qu’est-ce que je peux arranger au monde avec mon petit blog à parution occasionnelle, dont chaque billet n’aura sans doute que cinq-cent ou mille (très estimables et estimés) lecteurs, et encore, les jours de pluie ? Sans doute pas grand chose.
Participer au débat sur la société française sert peut-être très modestement à faire avancer des réflexions utiles, ou au moins à participer à la conversation, ce qui est le principe même de la démocratie, mais parler de géopolitique, essayer d’embrasser le globe, moi qui n’ai jusqu’ici exploré les points cardinaux que sur quelques milliers de kilomètres (Bergen au Nord, Athènes au Sud et à l’Est, et Roscoff à l’Ouest ? Et en même temps, en même temps, comment ne pas en parler ? Du reste, ce qui se passe en ce moment à Washington ne s’exprime pas qu’à une échelle incommensurable, inembrassable, cela concerne aussi notre modèle de société, qui lui aussi court le risque de beaucoup changer face à l’accélération de l’Histoire qui est en cours.
Et puis, comme toujours, j’écris aussi pour garder une trace de l’état d’esprit qui était le mien tel jour de telle année.

À propos de jour, pour le mercredi des cendres, le ministre des affaires étrangères des États-Unis, Marco Rubio, fervent catholique apparemment, donne une interview avec une croix sur le front. Image un rien perturbante, vu de France.

On peut reconnaître à Donald Trump d’avoir tenu une promesse : en moins de deux mois d’exercice du pouvoir, il a tout renversé, il a ravagé ce qui restait des apparences de dignité institutionnelle de son pays (nous verrons si les institutions sauront survivre à ce stress-test à coup de décrets quotidiens), et pour ce qui nous (nous européens) concerne, il a puissamment ébranlé la stabilité des rapports transatlantiques. Et c’est peut-être une très bonne chose, peut-être fallait-il sortir de l’ambiguïté et de la routine, et puis peut-être que si cela s’est produit c’est que l’édifice était bien plus fragile que nous nous le faisions croire. L’empire étasunien doit sa puissance au droit du plus fort et, en grande partie, à son rapport à la guerre. Des nombreuses guerres qu’ont mené les États-Unis après leur indépendance, beaucoup ont été déclenchées par des étasuniens (parfois contre leurs compatriotes ou bien sûr contre les amérindiens autochtones), d’autres sont des conflits existants dans lesquels les États-Unis se sont engagés, mais aucune n’a été déclenchée par un pays extérieur sur le territoire étasunien, à l’exclusion des attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center. Cent-vingt trois guerres en deux-cent-quarante-deux ans, soit un peu plus d’une tous les deux ans. Au Mexique, en Chine, en Égypte, en fait, sur tous les continents. Et il ne s’agit que des guerres officielles, pas de la fourbe ingérence exercée dans toute l’Amérique du Sud, par exemple. Les guerres militaires les plus récentes ont très majoritairement été perdues par l’armée étasunienne, mais cela n’a pas été perdu pour tous les étasuniens, puisqu’elles ont enrichi l’industrie, favorisé la recherche scientifique (dans un macabre cercle vertueux extrêmement bien rôdé), et se sont souvent conclues sur des accords marchands favorables aux États-Unis : programmes de reconstruction, contrats avec des sociétés de service et quotas commerciaux imposés.

Avec le milliardaire Trump, fini le fard, oubliées les formes, tout est deal, tout est business, et un business qui profite censément aux étasuniens (mais pas à tous les étasuniens, loin de là), sans surmoi diplomatique, sans hésitation, sans justifications humanistes, sans même le prétexte de l’auto-défense par anticipation qui a justifié les agressions de Cuba ou la seconde guerre du Golfe : les États-Unis d’Amérique, par la voix de leur président, assument le fait de vivre aux dépens du reste du monde, aux dépens de l’avenir de la vie sur Terre, même. On ne parle plus de « gagnant-gagnant », on se contente d’appliquer la loi du plus fort. Visiblement trop pressé — frustré, j’imagine, par quatre années passées à ronger son frein —, Donald Trump veut tout faire à la fois, ne réfléchit pas sur un temps long, et pourrait vite ne plus contrôler les effets de ses propres actions.
Ce moment de crise est l’occasion de regarder le monde avec lucidité : les États-Unis ne sont pas plus nos amis que la Russie ou la Chine, ils ont longtemps traité l’Europe différemment de l’Amérique du Sud ou du Moyen-Orient (où nous les avons plus d’une fois suivis), et cette situation nous a arrangés, mais le masque tombe, les Européens se découvrent assez seuls et ils ont, malgré l’éruption de gouvernements fascistoïdes, un modèle à défendre, à savoir un système social-démocrate qui essaie plus ou moins sincèrement d’être du bon côté, et de maintenir un cadre pacifique et prospère.

Ce que je ne comprends pas ici, c’est qu’il ne faut plus suivre ceux qui ont cru que les USA étaient un allié fiable… Au moment même où ceux-ci renoncent à cette illusion passée.
« À bas la guerre ! », bien sûr. Espérons que Vladimir Poutine a lu ce tweet et décidé qu’il fallait faire la paix, car après tout, il est celui qui a le pouvoir de tout arrêter.
Je dois dire que le numéro d’équilibrisme qui consiste à reprocher aux dirigeants européens leur « alignement atlantiste » (M. Panot) au moment où ceux-ci admettent enfin que les États-Unis ne constituent plus un allié de confiance et actent la fin d’un certain paradigme ne manque pas de sel.
Personnellement je remarque que la position de Mélenchon sur l’Ukraine, voire sur la nécessité d’un droit international, a beaucoup changé dernièrement, et je pense qu’il y a lieu de s’en féliciter.

On spécule beaucoup sur la raison qui pousse Donald Trump à faire de Vladimir Poutine son seul vrai homologue : serait-il victime d’un chantage (« kompromat ») ? s’agit-il d’un renvoi d’ascenseur (par exemple lié au rachat de sa villa par l’oligarque Rybolovlev, qui l’a sauvé de la faillite il y a quinze ans) ? D’une tentative d’altérer les rapports entre la Russie et la Chine ? Ou comme le dit Macron, d’une manière de créer de l’incertitude pour être en position favorable dans les négociations ? Il semble en tout cas que Trump considère Poutine avec une forme de respect, peut-être d’admiration, qui le mène à le voir comme quelqu’un avec qui il peut dialoguer d’égal à égal.
Poutine ne dirige pas un pays si puissant que cela (9e rang en termes de population, et 11e en termes de PIB nominal, premier en superficie), mais il est, en tant que personne, un homme que l’on sait extrêmement riche. On dit qu’il contrôle près de deux-cent milliards de dollars. Somme qui ne se trouve pas sur son compte en banque, car sa vraie fortune est le pouvoir dont il dispose et ses liquidés sont celles que tiennent à sa disposition les oligarques à qui il a permis de s’enrichir.

Le palais d’un homme ordinaire, sur un modeste terrain de 70 kilomètres carrés (photo Russian Wikileaks)
L’oligarque Ponomarenko a dépensé plus d’un milliard de dollars et demi pour construire un palais sur la Mer noire, à usage de Vladimir Poutine. Un milliard et demi, c’est quatre fois le coût du Stade de France. À côté de ça, Poutine déclare un appartement de 77 mètres carrés, une caravane et une voiture datant de l’ère soviétique.

Il y a entre Poutine et Trump une forme de communauté de vues. L’un et l’autre affirment vouloir faire retrouver sa grandeur passée à leur pays, l’un et l’autre sont visiblement obsédés par l’argent, tout en arrivant à obtenir l’adhésion des gens de peu et à se faire passer pour proches d’eux. L’un et l’autre ont réussi le tour de force de se faire passer pour des personnalités « anti-système » tout en étant précisément à la tête du système. L’un et l’autre font passer le non-respect des règles institutionnelles pour de l’audace. Enfin, l’un et l’autre semblent obsédés par la question de la virilité, du contrôle des femmes et de leur place dans la société.
Ils semblent possédés par une hantise de l’homosexualité et des identités trans — on se rappellera que le lendemain de sa prise de fonctions, Trump signait un décret affirmant qu’il n’existe que deux sexes biologiques, mâle et femelle, ce qui est plus ou moins vrai1, et qu’il est donc curieux de légiférer : un président décréterait-il dès sa prise de fonction l’immuabilité des lois de la gravitation ? J’apprends que l’armée des États-Unis supprime de ses bases de données les images du bombardier Enola Gay. Car dans Enola Gay, il y a « Gay »2. De son côté, Poutine a promulgué plusieurs lois qui bannissent l’homosexualité de l’espace public.

Les vrais bonhommes chevauchent torse-nu
(avertissement : certaines représentations sont susceptibles de contenir de l’IA)

Peut-être surinterprété-je les images, vues et revues, mais il m’a semblé voir une moue méprisante sur le visage de Donald Trump lorsque Volodymyr Zelensky, pris à partie par un journaliste au sujet de ses vêtements, a ironisé sur le prix, disant qu’il mettra un costume quand la guerre sera terminée, un costume tel que celui du journaliste, mais peut-être « moins cher ». Des bullies enfants-gâtés comme Trump, il en existe dans toutes les cours de récréation, ils se moquent de celui qui n’a pas les vêtements à la mode, et leurs insultes favorites, en dehors du sexisme et de l’homophobie (mais tout ça est lié) sont « intello » et « victime ». C’est peut-être cela aussi qui dégoûte Trump chez Zelensky : l’Ukraine est victime, et apparemment, c’est plus honteux, plus fautif que d’être le bourreau. Il semble que J.D. Vance soit influencé, mais en les retournant complètement, par les œuvres de René Girard et par ses observations sur la religion, la violence et la nécessité de victimes sacrificielles pour assurer la cohésion du groupe3.

Quand Trump affirmait qu’il pouvait obtenir la paix en trois jours, il oubliait de dire que son plan était juste de tout donner à celui qui se trouve en position de force et rien à la partie adverse : la paix à Gaza en expulsant (sans droit au retour) les palestiniens du territoire qui a été rasé ; la paix en Ukraine en la privant de tout avantage stratégique (notamment l’information), autant dire en livrant le pays à la Russie. Et dans les deux cas, le « plan de paix » prévoit que les États-Unis, voire Trump lui-même (et ses amis milliardaires), se paient au passage sur la bête, en vidant le sous-sol de l’Ukraine de ses terres rares, ou en transformant Gaza en complexe hôtelier, destiné à accueillir une nouvelle Trump Tower.
Je lis, y compris chez nous, des gens qui prennent ça pour du courage.

La guerre c’est la paix.
La liberté c’est l’esclavage
L’ignorance c’est la force
La veulerie, c’est le courage.

Quand Poutine enverra son armée de soudards et de violeurs4 envahir la Finlande, la Moldavie ou les pays Baltes (dont l’autonomie vis à vis de son empire lui semble aussi illégitime et scandaleuse que celles de l’Ukraine ou la Géorgie), lorsqu’il attaquera la Pologne, il ne sera plus temps de se demander s’il vaut mieux faire peur que pitié.
Dans la majorité de l’Europe de l’Ouest, depuis la guerre, nous avions oublié (et dieu sait qu’on l’avait pratiqué pendant des siècles pourtant, et qu’on — France notamment — a continué sous d’autres latitudes) que quand le pays voisin croit qu’on est moins armé que lui, il peut ne pas hésiter à attaquer. En quelques années, la Russie a fait de l’armée sa première dépense budgétaire et continue de l’augmenter, et à part l’Ukraine qui n’a pas tellement le choix, c’est devenu le pays qui consacre la plus grosse partie de son revenu intérieur à la guerre. Chaque jour qui éloigne la Russie de la victoire en Ukraine (ce qui aurait dû prendre trois jours, pour Poutine), donne une raison de plus à la Russie d’hésiter avant de s’engager dans un conflit armé contre un pays de l’Otan — conflit littéralement annoncé pour la décennie qui vient par Belooussov, le ministre de la défense russe, et qui ne fera que changer de terrain, car les actions hostiles de la Russie se multiplient dans toute l’Europe et cela fait en fait un certain temps que nous sommes en guerre.

Une journée normale sur mon blog : des centaines de tentatives de hacking, venues de Russie. J’imagine que ce n’est pas lié au contenu politique de mon blog, le but de ce genre de manœuvre est plus souvent lié au spamming, mais il peut être aussi d’ajouter des scripts « zombies » sur les serveurs, prêts à être mobilisés le jour J pour des attaques massives sur des cibles stratégiques.

Faire la preuve que l’Union européenne se montrer un peu unie, que les prochaines agressions par la Russie de Poutine auront un important coût financier (ils semble malheureusement que le coût humain indiffère le président russe) et un résultat hasardeux, est capital, et il n’est donc plus vraiment le moment de croire qu’il suffit de fermer les yeux et d’attendre pour que tout se passe bien.
Personnellement je suis pacifiste, j’ai effectué mon service national en tant qu’objecteur de conscience, je crois beaucoup en la paix, mais je sais que cette foi ne suffit pas, face à un agresseur qui lui n’y croit pas du tout et voit même dans ce pacifisme une forme de faiblesse à exploiter. Et ce n’est pas parce que je ne crois pas aux frontières géographiques, aux patries éternelles, aux frontières entre les genres ou aux divinités que je ne peux pas subir un jour les actions de ceux qui y croient.
C’est triste, mais c’est un fait, notre intérêt, l’intérêt de nos enfants est que nous soyons un peu plus préparés que nous ne le sommes.

La caricature par anticipation (avec l’aimable autorisation de Smooth Dunk, l’auteur)
Quand l’outrance du réel ne fait que pasticher sa caricature…

L’Union Européenne se trouve face à un croisement historique. C’est maintenant qu’elle peut choisir de s’enfoncer dans l’insignifiance, à la merci des charognards de l’Est ou de l’Ouest qui souhaitent la voir disparaître en tant qu’entité économique et politique autonome — et tout laisse à penser que c’est exactement leur but5 — ou au contraire, qu’elle peut véritablement défendre quelque chose.
Et cette fois, je ne parle plus d’armée.
Pour ce qui est de la chose militaire, les contingences décident pour nous, les actions des empires qui nous entourent décident pour nous, les budgets militaires vont progresser avec la menace, c’est inévitable.
La guerre sera ce qu’elle sera (et qu’elle est déjà, à plus ou moins bas-bruit), alors c’est sur le reste qu’il faut se montrer exigeants et qu’il faut proposer un contre-modèle.

Quand les États-Unis de Trump et de Vance6 remettent en cause la liberté académique ou la recherche scientifique, nous pouvons et nous devons nous en indigner, mais nous devons et nous pouvons aussi renforcer notre propre modèle d’enseignement supérieur, plutôt que de le miner méthodiquement par un mixte de définancements et de dénigrement (« wokisme », « islamo-gauchisme »). Quand Donald Trump veut retirer leur droit d’asile à deux-cent cinquante mille réfugiés ukrainiens, quand son administration méprise les institutions, trahit les engagements passés, saborde les services publics et projette de supprimer la protection sociale, méprise la volonté populaire, il nous met face à nous-mêmes : est-ce bien le moment pour nous d’en faire autant ? Car c’est bien la pente politique sur laquelle nous sommes engagés depuis deux bonnes décennies.
On peut parler aussi des dénis de démocratie que constituent les interdictions de plus en plus fréquentes de manifestations, le traitement violent des manifestants, l’extension des technologies de surveillance, l’instrumentalisation du concept de laïcité et autres toutes expressions arbitraires de l’exercice du pouvoir et du refus de dialogue. Ce que nous avons à défendre ne doit pas être une coquille vide.

Je lis souvent « on se croirait en juin 1914 », « on se croirait en 1933 », « ce sont les Sudètes », « c’est Munich ! », etc. Je n’ai pas d’avis sur ces comparaisons historiques, mais j’ai l’intuition que dans quelques décennies, les gens diront : « on se croirait en 2025 ».

Dieu sait que je ne suis pas macroniste, mais le discours du président, le 5 mars, me semble en grande partie irréprochable, au sens où il porte un regard lucide sur l’évolution de la situation, affirme la puissance de l’Europe et la position particulière de la France en tant que puissance nucléaire et, contrairement à ce que Poutine fait mine de croire (et fait croire à son peuple), ne dit nulle part qu’il veut se lancer dans une absurde marche vers Moscou7.
En revanche, lorsqu’il explique en conclusion qu’il va falloir faire des efforts (sans doute !) mais précise « sans que les impôts ne soient augmentés » et ajoute qu’« il faudra des réformes, des choix, du courage », je crains de voir ce qu’il projette et, puisque son cap n’a pas varié depuis huit ans, je ne peux me dire qu’une chose : il ne perd pas le Nord. Et ce faisant, il commet une faute, en laissant accroire qu’il ne répond pas tant à la situation qu’il ne cherche à en tirer une opportunité politique. Ce reproche peut être fait à tous ses concurrents, et je peux me le faire à moi-même puisque je tire des conclusions inverses. Je ne dis pas que c’est de bonne guerre au milieu de cette mauvaise guerre, mais c’est assez attendu, puisque pour reprendre la célèbre phrase d’Abraham Maslow, « Toute chose ressemble à un clou, pour celui qui ne possède qu’un marteau ».
Mais surtout, je crois fondamentalement qu’il se trompe : la réponse à donner à Trump et à Poutine n’est pas, comme eux le font chacun à sa manière, de ruiner le système social au profit d’une caste oligarchique. Car si nous faisons pareil, que défendons-nous, au juste ? Nous-mêmes ? Oui, mais il faut encore nous demander ce que nous sommes et ce que nous voulons être, et c’est à ce croisement-là que l’Union européenne, et donc la France, se trouve.

Lire ailleurs : The putinization of America, par Gary Kasparov ; Une conversation avec un anarchiste russe engagé en Ukraine, par Mikkel Ørsted Sauzet.
À voir sur Youtube : la réponse implacable, argumentée et claire de Bernie Sanders à Donald Trump ; l’intervention elle aussi plutôt décoiffante du sénateur Claude Malhuret.

  1. Je ne suis pas spécialiste mais il existe des personnes intersexes, et tout un tas d’anomalies du système endocrinien qui mettent quelque peu à mal l’idée d’un dualisme sexuel sans exception. []
  2. Sont aussi supprimées les images des premiers pilotes ou officiers noirs et/ou femmes… []
  3. Enfin quelque chose du genre, car je n’ai pas lu René Girard, je n’ai rien à en dire. []
  4. L’utilisation par l’armée russe des violences sexuelles comme tactique militaire, perpétrées aux deux tiers par des hommes sur des hommes, est amplement documentée depuis le début du conflit. []
  5. On sait que Steve Bannon est à la fois l’artisan de la première élection de Trump, et celui du Brexit, et Donald Trump disait récemment que l’UE avait été créée pour offenser son pays (je cite : « formed in order to screw the United States »). Avec des alliés pareils, on n’a plus besoin d’ennemis. []
  6. JD Vance, lors de la National Conservatism Conference, le 11/02/21 : « si nous voulons accomplir ce que nous voulons accomplir pour ce pays et ceux qui y vivent, nous devons attaque honnêtement (!?) et agressivement le universités de ce pays ». Dans une interview du mois de janvier, J.D. Vance parlait des fermiers qui font « pousser le bacon » (« How do we grow the bacon? Our farmers need energy to produce it »). []
  7. Le récit russe actuel consiste à dire, en substance, « Macron est un va-t-en-guerre qui se prend pour Napoléon et veut conquérir la Russie, il connaîtra la même déroute ». En revanche il ne fait pas allusion à la guerre de Crimée, au milieu du XIXe siècle, au cours de laquelle la Russie était l’agresseur et qui a été remportée par une coalition franco-britannico-ottomane. []

Le Point contre Wikipédia (3) : Ce qui ne va pas sur Wikipédia

Je défends Wikipédia bec et ongles depuis vingt ans. Je me souviens l’époque où il n’existait dans la version française que quelques dizaines de milliers d’articles (contre plus de deux millions et demi actuellement), souvent bien courts. Les gens qui voulaient se montrer critiques envers le projet ne parlaient pas tant de la consistance des articles (ils l’eussent pu), n’évoquaient pas les problèmes techniques (il y en avait, le site plantait souvent) ni l’éventuel engagement politique des contributeurs — qui a toujours existé, si l’on admet que collaborer à un projet altruiste de collecte et de diffusion de la connaissance est, d’une certaine manière, extrêmement politque.
Non, la critique portait à l’époque sur l’avenir du projet : les contributeurs, disaient certains, se faisaient exploiter puisqu’un jour, on le prédisait, Wikipédia allait devenir un projet privé, comme l’a fait par exemple Internet Movie Database1. Et il allait y avoir de la publicité, qui rendrait riches les propriétaires de l’encyclopédie, sur le dos des bénévoles. Certains, aussi, étaient persuadés que très vite Wikipédia allait devoir passer à un modèle plus verrouillé, qu’il y aurait plus de contrôle, qu’il faudrait embaucher des spécialistes patentés pour tel ou tel sujet2, que l’anonymat et le pseudonymat des contributeurs feraient long-feu face au besoin d’ordre et face aux menaces juridiques et commerciales.
Et puis non, vingt ans plus tard, l’Encyclopédie Wikipédia fonctionne toujours telle qu’elle est née, et fonctionne suffisamment bien pour être devenue la référence qu’elle est. Et fonctionne même, il me semble, suffisamment bien pour prouver qu’un projet anarchiste utopique peut perdurer, tant que sa raison d’être est solide.

Le joli projet de « Cité mondiale » (ou Centre mondial de communication), conçue par Hendrik Christian Andersen, Ernest Hébrard, Paul Otlet,… Censée célébrer et diffuser le progrès humain, l’intelligence, la connaissance, le progrès technique, et constituer un lieu de justice internationale et de diplomatie. Lancé en 1913, le projet a été abandonné dès le début de la grande guerre.

Pourtant, des problème, il y en a à foison, et je vais en proposer trois afin que les anti-wikipédia primaires aient des arguments un peu plus solides que ceux, consternants, mal inspirés et ridicules, qu’il déploient ces jours-ci. Dans les films d’action, dans les comic-books, dans les romans d’aventure, ce qui fait la qualité des héros c’est d’avoir en face d’eux des « méchants » intéressants dans leur psychologie comme dans leurs motivations. Donc on peut améliorer Wikipédia en haussant le niveau de ceux qui veulent du mal au projet.
Bref, j’essaie d’aider Le Point, car après leur huit ou neuvième (j’ai perdu le compte) article pour dire que Wikipédia les attaque, ils commencent à avoir l’air un rien pathétique, et à part eux, tout le monde voit bien qui agresse qui3.

1. Les sources

Le premier problème de Wikipédia, à mon avis, c’est que les sources journalistiques contemporaines disponibles en ligne y sont beaucoup trop considérées.
Je m’explique : quand les contributeurs non-spécialistes d’un sujet veulent évaluer la pertinence d’une mention qui vient d’être ajoutée à un article, leur réflexe (qui est le bon), est de vérifier si l’affirmation s’accompagne d’une source. Et ces sources sont souvent des sources liées à une page web, qui permet leur vérification immédiate. C’est sur ce point que les titres de presse qui ont des archives en ligne sont particulièrement avantagés et jouissent d’une forme de respectabilité, alors même qu’ils peuvent avoir un contenu douteux, partial, biaisé (combien d’interviewés se plaignent de la manière dont leurs mots ont été transformés par leurs intervieweurs…). Inversement, la citation d’un article paru dans une revue prestigieuse du siècle dernier, mais dont les archives ne sont pas disponibles en ligne (la Gazette des beaux-arts, par exemple), ne pouvant être vérifiée immédiatement, peut être victime d’un soupçon défavorable. De même, les articles de presse actuels dont le contenu n’est accessible que sur abonnement peuvent-être regardés d’un mauvais œil.

Timoclée précipite le capitaine d’Alexandre le grand dans un puits, par Elisabetta Sirani (1659).

Certaines sources, au contraire, sont indûment prises pour argent comptant. Je me souviens d’un artiste qui avait ajouté aux articles Wikipédia (qu’il avait lui-même créés à son propre sujet) des livres qui n’ont jamais existé, mais qu’il pouvait faire passer pour réels en les ayant ajoutés à la base de données d’Amazon, en tant que livres de seconde main censément parus avant la généralisation des ISBN et dont l’existence, partant, était invérifiable.
Enfin, le rapport à la légitimité des sources de Wikipédia peut aboutir à ce que l’on confère plus d’autorité à une information fallacieuse largement reprise par la presse qu’à une information discrètement présente sur le blog d’u’un spécialiste passionné du sujet traité mais ne bénéficiant d’aucun crédit médiatique ou académique particulier. Bref, Wikipédia recourt beaucoup aux ressources en ligne, cela peut avoir quelques effets délétères, comme une absurde légitimation de la presse d’opinion. C’est ce qui explique la réflexion actuelle sur les sources de qualité4,

2. La structure et l’équilibre des articles

En 2005, j’ai initié un atelier d’une semaine de contribution à Wikipédia à l’Université Paris 8. L’idée était d’ajouter des articles consacrés à des artistes contemporains, champ particulièrement pauvre sur Wikipédia à l’époque. La première année fut fructueuse, les étudiants ont découvert Wikipédia et son fonctionnement, compris sa philosophie, et augmenté l’encyclopédie libre d’un certain nombre d’articles. J’ai décidé de reconduire cet atelier d’année en année, pendant cinq ans. Mais plus le temps passait et moins ça marchait bien. La raison, c’est que peu à peu, l’enjeu a cessé d’être de rédiger les articles manquants, il s’est décalé vers quelque chose de bien plus difficile, et qui aurait demandé plus de talent littéraire : améliorer les articles existants.

La créature du docteur Frankenstein, créée à partir d’éléments biologiques disparates, n’est pas belle à voir (adaptation par James Whale, 1931).

Aujourd’hui, le moyen principal pour améliorer des articles existants est d’y ajouter ou d’en retrancher des informations et des sources. Mais cela ne suffit pas, un bon article doit être lu comme un ensemble, avec un propos structuré, et une lecture générale (combien d’articles contiennent des paragraphes qui se contredisent, puisqu’ajoutés par des personnes focalisées sur ce qu’elles ont ajouté ?). Il n’est pas facile de reprendre un article de fond en comble, ça peut être superficiellement perçu comme une forme de vandalisme. Et pourtant, beaucoup d’articles ont besoin d’une refondation complète.
Bien sûr, certaines pratiques de structuration des articles permettent de leur donner un plan apparemment cohérent, mais le chantier rester énorme.

3. La vigilance crispée des contributeurs réguliers

Il est possible à n’importe qui de modifier une page Wikipédia sans même avoir créé un compte, sans donner son nom, son adresse e-mail. Et la modification sera publiée aussitôt faite, les corrections ne venant, sur la base du volontariat des autres contributeurs et dans les limites de leur capacité à voir les éventuels problèmes, que dans un second temps.
Une telle hospitalité de fait rend Wikipédia sujette à toutes sortes de modifications relevant de l’amateurisme, de la malice, de la fraude ou de la dégradation. Et ceci rend les contributeurs les plus vigilants un peu paranoïaques face aux modifications réalisées par des contributeurs occasionnels. Le caractère expéditif et mal motivé de certaines annulations (reverts), la tension ou l’orgueil mal placé dont font preuve les contributeurs-justiciers à qui on fait remarquer qu’ils ont eu la main lourde, installent une ambiance parfois détestable, et découragent les contributeurs débutants ou créent même des malentendus quant au projet général et à son fonctionnement. Une telle chose est anticipée par les principes fondateurs de Wikipédia, qui recommandent la bienveillance et la pédagogie, mais c’est un fait : certains contributeurs se comportent en gardiens du temple autoritaires, et il est important d’y être vigilant.

« Thou shall not pass » (Monty Python: Holly Grail)

Si vous vous êtes déjà senti maltraité par un contributeur régulier, restez courtois et constructif dans les échanges, et n’hésitez pas à partir en quête (toujours de manière constructive et courtoise) de la médiation d’autres contributeurs.

Chacun des points énumérés ci-dessus (et bien d’autres sujets qu’il est possible d’ajouter) fait l’objet de débats permanents au sein de la communauté wikipédienne. Et cela doit continuer.

  1. Imdb est au départ un projet lancé par un passionné, alimenté par une communauté de bénévoles, et hébergé sur le serveur d’une université britannique. C’est devenu depuis une société privée, incontournable pour les professionnels du domaine, et finalement rachetée par Amazon. []
  2. Notons que la spécialisation des auteurs est à double-tranchant. Dans l’Encyclopædia Universalis version papier, par exemple, chaque article était rédigé par un mandarin du domaine, qui pouvait sciemment invisibiliser les travaux de ses adversaires académiques. Ou avoir d’autres biais, comme le sexisme : Marie Curie est restée longtemps absente de la prestigieuse Encyclopaedia Britannica alors qu’elle avait déjà deux prix Nobel… []
  3. On va me rétorquer que j’en suis, moi, à mon troisième article. Soit. []
  4. Notons aussi que les contributeurs réguliers peuvent désormais recourir à la Bibliothèque Wikipédia, qui leur donne accès à un ensemble de ressources payantes ou réservées au monde académique — Cairn, Jstor, Nature,… (merci à Jules de me l’avoir rappelé). []

Le Point contre Wikipédia (2) : La mémoire du web

Chaque fois qu’un pignouf médiatique se plaint du traitement dont il fait l’objet sur Wikipédia, je cours voir l’article qui lui est consacré, notamment pour vérifier si son émotion est justifiée. Et elle l’est, si on se met à sa place.

Le champion de la liberté-d’expression Philippe Val, le journaliste Emmanuel Razavi (dont l’article Wikipédia a disparu, faute de sources) et le philosophe médiatique Raphaël Enthoven sont bien d’accord : il faut que les biographies des personnes vivantes soient validées par lesdites personnes. Par exemple, on devrait demander à Vladimir Poutine son imprimatur pour raconter sa vie et son œuvre.

Déjà, il est toujours étrange et dérangeant de devenir un objet de discours, et ça, chacun de nous le sait. Sans être une célébrité, on souffre toujours un peu de se voir résumer de manière unidimentionnelle, ramené à des questions superficielles, à une perception qui n’est pas celle qu’on aimerait inspirer ou enfermé dans une chronologie qu’on n’a pas choisie. Par exemple, si un ami, même et surtout un ami, vous dit comme un compliment que vous avez été un artiste majeur des années 1990, il dit aussi que, même si vous produisez toujours, vous n’êtes plus un artiste majeur d’aujourd’hui. Et forcément ça pique un peu. Surtout si c’est une vérité.
Pour m’éloigner un peu du sujet, j’ai trouvé passionnant le livre Le Consentement, de Vanessa Springora, car ce qui semble avoir motivé l’autrice, c’est moins de témoigner sur le fait d’avoir été abusée sexuellement par un vieux pédophile (car à quatorze ans, on se sent souvent tout à fait adulte, libre et responsable de ses choix amoureux) que d’avoir été transformée en objet littéraire par l’affreux Gabriel Matzneff (six ans chroniqueur au Point !), qui, loin de se contenter d’être un autobiographe, fait parler et penser ses proies passées comme autant de poupées mécaniques, leur confisque leur statut de personne, et le fait sous forme publique, en imposant, en publiant, en imprimant sa vérité. Son mensonge. Et ce qui est formidable dans le livre de Vanessa Springora c’est qu’elle utilise l’écriture pour reprendre le contrôle du récit, qu’elle donne sa vision de l’écrivain un peu pathétique qui a fait d’elle un personnage au service de son narcissisme pouacre. Matzneff comprend sans doute l’enjeu, puisqu’il a fait savoir qu’il ne lirait pas le livre (bien qu’il ait écrit un ouvrage — autopublié — en réponse). Pour revenir au sujet, je note que parmi les personnes qui ont défendu Gabriel Matzneff il y a cinq ans se trouve au moins un signataire de la tribune anti-Wikipédia du Point.

Sur la page Wikipédia d’une personne publique, il y a évidemment tous les faits que celle-ci voudrait oublier, qu’elle préférerait remiser au placard des anecdotes perdues (procès, phrases honteuses, coucheries) plutôt que rappelées sur un site qui, de facto, fait référence. Et ce n’est pas parce qu’il s’agit de calomnie que ces faits embarrassent, c’est au contraire parce qu’il s’agit de faits avérés, vérifiés, vérifiables, sourcés. Il est forcément pénible, alors qu’on est considéré comme un philosophe majeur sur quelques plateaux télé et lors de croisières1 de se retrouver avec une page Wikipédia qui évoque une horreur qu’on a dite en prime-time il y a deux ans ; qui évoque l’abandon de la mère de ses enfants pour une femme qui a la moitié de son âge ; et puis, en creux, qui confirme que l’on n’a derrière soi qu’une œuvre au fond assez vide, peu commentée, pour laquelle on a été invité à bavasser dans les studios de radio mais qui n’a été prise au sérieux par aucun pair, qui n’a pas fait date. Je comprends bien la vexation et la souffrance qui résultent d’un tel constat.

Wikipédia, pourtant, n’y est pas pour grand chose.
Tout d’abord, si les faits sont avérés, ils sont légitimes. Bien sûr, on peut mettre en question la sélection des faits évoqués, leur pertinence encyclopédique (le côté « Closer » de certains articles me semble parfois limite), le poids qui est accordé à des anecdotes, et là, les wikipédistes ont le devoir de faire au mieux, car il en va de la qualité du corpus. Mais ce sont des débats quotidiens, permanents, sur Wikipédia, où tout le monde est loin d’être d’accord. Il suffit de cliquer sur l’onglet « discussion » de chaque article, de consulter son historique2, ou de parcourir les débats qui animent les pages communautaires pour en faire le constat. Et tout ça fonctionne assez bien, d’ailleurs, c’est ce qui fait que Wikipédia a gagné son importance actuelle, son statut de référence, malgré un fonctionnement horizontal, basé sur la bonne volonté de qui veut.

J’ai un peu oublié ce que racontait ce livre de Frédéric Kaplan et du regretté Nicolas Nova. Sans doute parce que j’étais d’accord avec ce que j’y ai lu. Mais le titre me semble à lui seul pertinent : qu’une utopie libertaire dont les participants ne sont réunis que par le plaisir de transmettre fonctionne relève bel et bien du miracle.

Mais il y a autre chose : Wikipédia n’est qu’un élément parmi d’autres d’un monde d’immédiateté et d’hypermnésie. On sait tout tout de suite, et on n’oublie rien, tout ce qui est envoyé un jour sur le réseau a beaucoup de chances de pouvoir y être retrouvé en quelques clics. C’est ce qui a justifié le dispositif législatif européen du droit à l’oubli, notamment. Et c’est aussi ce qui devrait justifier de notre part à tous une capacité à l’indulgence et à la prise de distance : un gamin de seize ans a dit un truc affreux (sexiste, raciste) sur un réseau social, une fois, il y a dix ans ? Une lycéenne a été filmée en train de vomir pendant une fête, sous les ricanements de ses amis, car elle découvrait le punch-noix-de-coco ? Quelqu’un s’est ridiculisé en se filmant en train de chanter, faux, du Nirvana sur Youtube ? Une jeune femme tout juste majeure à l’époque a tourné deux séquences pornographiques, il y a vingt ans ? Un collégien s’est filmé invoquant le diable dans sa chambre, entouré de bougies parfumées subtilisées à sa mère ? Ces documents existeront sans doute éternellement, enfin ils existeront tant qu’il y aura de l’électricité pour alimenter les serveurs. Ils sont accessibles en ligne, ou le redeviendront s’ils ne le sont plus car des gens les ont archivés, car ils sont une partie du corpus utilisé pour entraîner les IAs,… Pire, ces documents restent parfois l’unique occurrence de l’existence publique de telle ou telle personne qui, en dehors de ça, mène une vie discrète. Si ces documents ne vont pas disparaître, il n’y a pas de raison qu’ils définissent des personnes de manière tout aussi éternelle (combien de personnes n’ont pas obtenu un emploi, ou une place en crèche3, pour ce genre de raisons ?), et c’est alors à nous tous de ne pas nous montrer moralisateurs, et à nous tous d’accepter que ce que quelqu’un a fait un jour de répréhensible, d’humiliant ou de ridicule, n’est rien de plus que ça. À nous de nous rappeler tous les moments de nos propres biographies pour lesquels il est heureux qu’il n’y ait eu personne pour filmer.
Et au delà du passé, figer quelqu’un, le définir par un événement, c’est aussi lui refuser d’évoluer, de changer, car si on ne peut pas changer son passé, on peut écrire son futur.

Il y a quelques semaines, l’humoriste Merouane Benlazar a assuré une chronique dans l’émission C à vous. Sa première, et sa dernière, car si son propos portait surtout sur la saison de football, de nombreuses personnes se sont émues de son air islamiste. Il n’est a priori pas islamiste, mais il porte une barbe, un bonnet, un pull ample, et il a un nom arabe, ce qui a suffi à le rendre suspect. On a alors exhumé ses propos polémiques passés4, on en a trouvé un, dont il est difficile de savoir à quel degré il doit être lu (« T’étais encore en club alors que la place d’une femme est à la demeure auprès de son père. Crains ton seigneur. Blâme pas le frère de chez UPS. », a-t-il répondu à une femme qui se plaignait qu’un livreur ait menti sur son avis de passage), qui a suffi à le faire déclarer perpétuellement persona non grata sur France Télévisions par la ministre de la Communication et de la Culture en personne5. Parmi les procureurs médiatiques qui ont obtenu cette tête, sans procès, on trouve des signataires de la tribune du Point. Parmi ces signataires, on trouve aussi nombre de gens qui réclament avec force la levée de l’anonymat sur Internet, voire le fichage des anonymes sur la base de leurs opinons. Ils veulent le contrôle de la plèbe, l’imprescriptibilité des peines d’opinion pour les petits, et dans le même temps, la maîtrise par eux-mêmes du récit qui les concerne, eux qui disposent déjà d’une puissance médiatique, politique, ou financière.

Avant de les rejoindre dans leur croisade, posez-vous la question du monde qu’ils souhaitent voir exister. Si vous ne faites pas partie de leur bande, croyez-bien que vous en serez, un jour ou l’autre, les victimes ou, a minima, les dupes.
Oui, je suis un peu grandiloquent aujourd’hui.

  1. Beaucoup de philosophes médiatiques sont invités à animer des croisières de luxe, j’ai l’impression ! L’effet « vu à la télé » est sans doute efficace pour la génération qui part en croisières. []
  2. Une formidable caractéristique de Wikipédia est l’archivage complet de toutes les étapes de confection de chaque notice, transparence que n’ont pas les sites web des médias, qui parfois signalent une mise-à-jour mais pas toujours sa teneur. []
  3. Je me souviens de l’histoire d’une jeune femme, qui avait eu une courte carrière dans la pornographie, qu’un papa du quartier avait reconnu et qui avait été contrainte à changer sa fille d’école… []
  4. Lors du festival Montreux Comedy, Merouane Benlazar avait fait un sketch qui anticipait bien ce qui lui est arrivé, et qui raconte que s’il porte une barbe, c’est avant tout sous l’influence de la série télévisée Vikings []
  5. Rachida Dati a eu une formule étrange, disant que ça ne pouvait être ni l’apparence, ni l’origine ni la religion d’une personne qui pouvaient motiver qu’on l’exclue… En quoi elle a raison, c’est la loi, mais en disant donc implicitement qu’il fallait chercher un prétexte, qui fut trouvé, pour que la raison de l’exclusion ne puisse pas être sa motivation officielle. []

Le Point contre Wikipédia

Une amicale de toutologues, de politiques, de philosophes et d’humoristes (dont on peine parfois à savoir qui fait quoi) publie une tribune contre Wikipédia, dans l’hebdomadaire Le Point. Je veux croire que ceux que j’apprécie (il y en a trois ou peut-être quatre) ont été bêtement piégés et ignorent dans quelle séquence s’inscrit cette nouvelle charge contre l’Encyclopédie contributive, qui après les attaques de Donald Trump et Elon Musk fait face à une campagne de dénigrement par le newsmag sus-cité, qui n’aime pas l’article qui lui est consacré et veut, au nom de « l’information libre »1 bien entendu, décider de son contenu, quitte à pratiquer l’intimidation personnelle, comme l’a fait un journaliste du Point qui a écrit à un contributeur de Wikipédia : « Nous allons faire un article sur vous, sur notre site, en donnant votre identité, votre fonction, en sollicitant une réaction officielle de [l’employeur supposé du contributeur en question]. »2
Dans un article de décembre dernier, le journaliste en question avait déjà pointé du doigt nommément tel ou tel contributeur ou contributrice à Wikipédia. Cet article était assez curieux, puisque, comme exemple d’une information biaisée d’inspiration abominablement gauchiste, il contient cette perle :

La page en français (…) assène d’emblée que le glyphosate est classé comme « probablement cancérogène » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) — un avis pourtant isolé —, développant avec un luxe de détails extravagants les suspicions terribles qui pèsent sur le produit.

…Or si la question du glyphosate est loin de faire consensus, considérer que l’avis rendu par le Centre International de recherche sur le cancer ne devrait pas être mentionné est un peu léger, si on se rappelle que cette institution est tout simplement la section dédiée au cancer de l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé.
Ce petit détail devrait faire réfléchir : n’est-ce pas Le Point qui a choisi un parti et considère comme « partisan » ou « militant » ce qui contredit sa ligne… Quand bien même cette contradiction émane d’une très officielle et respectable division de l’ONU ?
L’article contenait aussi des éléments franchement infondés, diffamatoires, ignobles, même, comme un chapeau (certes, ce ne sont pas les journalistes qui les rédigent) disant : Parler de l’attentat du Bataclan ? « Islamophobe »… La page de Wikipédia consacrée aux attentats de 2015 est extrêmement complète, et il en existe dans quatre-vingt onze langues, alors de quoi parle-t-on ? Si le Point voit qualifier sa ligne d’islamophobe, ce n’est pas parce qu’il parle du Bataclan, c’est parce qu’il publie régulièrement des « unes » qui dénotent une obnubilation envers les musulmans.
L’article du Point prend aussi l’exemple de Philip Roth, qui ne comprenait pas qu’on présente une autre analyse de son œuvre que celle qu’il fait lui-même. Cette question a toujours été un peu ridicule, les intentions d’un écrivain ne sont pas forcément ce qu’en percevront les critiques ou le public. Chaque semaine sur Wikipédia, des peintres ou des poètes du dimanche viennent écrire le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et expliquer l’importance de leur œuvre inconnue. Et ça arrive aussi à quelques grands artistes. Et ça arrive à bien des personnes publiques, qui aimeraient maîtriser jusqu’à l’image qu’elles renvoient. Si c’était Vladimir Poutine qui rédigeait l’article qui le concerne, ce dernier serait-il plus fiable et plus exact ?

Je comprends très bien que la différence de temporalité qui sépare un média de presse d’une encyclopédie soit un point de tension, même si pour le coup ce sont les médias qui se trompent lourdement sur le monde dans lequel ils évoluent, car celui-ci a radicalement changé en vingt ans : aujourd’hui, un article de l’an passé n’est pas un vague souvenir, une archive enfouie, il reste accessible en trois clics. Le Point peut faire semblant d’avoir oublié l’existence d’Idriss Aberkane, mais il est facile à qui le veut de montrer à quel degré le newsmag des salles d’attente a participé à établir la crédibilité de celui qui aime s’appeler lui-même « l’hyperdocteur ». En rappelant au Point, de manière sourcée, les polémiques passées, les actions en justice, les sujets redondants, Wikipédia ne commet pas de faute, et seule peut être (et doit être) questionnée l’emphase avec laquelle tel ou tel fait avéré est traité.

Dans son excellent article Une bien curieuse vision de la fiabilité scientifique et du travail universitaire, David Monniaux3 s’interroge sur le deux-poids-deux-mesures (pour reprendre un terme populaire à droite) qui distingue le traitement de Wikipédia de celui de l’Intelligence Artificielle. En effet, l’Encyclopédie a été désignée avec constance par des médias tels Le Point comme un danger pour la connaissance, tandis que « l’IA » est désormais présentée par les mêmes comme l’avenir de l’éducation4. Et comme le fait remarquer David, la critique porte en filigrane une vision des études supérieures particulièrement inquiétante (allez lire l’article). Son hypothèse quant à la différence de traitement est la suivante :

Wikipédia est portée par des structures à but non lucratif ; ce n’est ni un grand groupe introduit en politique, ni un annonceur. En revanche, les initiatives concernant l’intelligence artificielle sont portées par de grands groupes et par le pouvoir politique.

Caricatural ?
Je ne sais dire, mais cet article m’a donné une forme d’espoir : la charge contre Wikipédia par le Point, les signatures des grincheux, la charge de Trump et de Musk, sont au fond autant de preuves que malgré toutes ses fragilités (à commencer par l’entrisme des agences de relations publiques), Wikipédia, par ses principes, par l’engagement de sa communauté de contributeurs, tient tête à des personnalités ou des intérêts puissants et établis, et constitue, par la recherche d’exactitude et la diffusion de l’information, une précieuse forme de contre-pouvoir. Quoi de plus inquiétant, quoi de plus subversif, dans un monde marchand, que ce qui ne peut être acheté ?
Si Wikipédia est politique, ce n’est pas par je ne sais quel tropisme « woke » (je connais plus d’un wikipédien clairement d’extrême-droite), c’est par sa résistance aux intérêts mercantiles, par sa défense de la connaissance, et par la solidité ses principes fondateurs. Et si les gens qui ont leur rond de serviette sur tous les plateaux de télévision et de radio s’affligent que l’article qui leur est consacré garde mention d’une affaire qui leur déplaît, rappelle une horreur qu’ils ont dite un jour devant des millions de téléspectateurs, eh bien tant pis pour eux.

Je ne sais pas pour vous, mais tous les mois, je donne un euro à Wikipédia.
Et je suis allé signer la lettre contre l’intimidation des contributeurs à l’Encyclopédie libre.

Lire ailleurs : World Wide Wikipedia. Pourquoi il faut à tout prix défendre Wikipedia, par Olivier Ertzscheid ; Wikipédia, leur mauvaise conscience, par Daniel Schneidermann ; Le Point et l’éditocratie contre Wikipédia, par Maxime Friot (Acrimed) ; et sur la présumée orientation politique de l’encyclopédie participative : Wikipédia est-il de gauche ? par Autheuil, auteur aussi de Le Point vs Wikipédia, autopsie d’un loupé journalistique.

  1. L’en-tête de la lettre publiée par le Point est : Pour une encyclopédie vraiment participative, responsable, transparente, neutre et équitable. Je ne vois pas quel système au monde serait plus participatif et plus transparent que Wikipédia. Participatif, puisqu’on peut y contribuer sans même s’identifier. Transparent, car on peut accéder d’un clic à l’historique complet des modifications apportées à chaque article ! []
  2. Notons que Le Point ne se limite pas à l’intimidation des personnes mais s’en prend à Wikipédia par voie de justice, en mettant la fondation Wikimedia en demeure d’adapter le contenu de Wikipédia à ce que Le Point juge bon pour son image. Au nom de la liberté d’expression bien entendu. []
  3. Du même auteur, à lire aussi : On peut tout critiquer, mais pas avec n’importe qui []
  4. Notons que les Intelligences Artificielles génératives type GPT ou Mistral recourent largement à Wikipédia, que les gens qui compilent des données voient comme un corpus fourni, original (au sens où il n’est pas issu d’IA ou de copier-coller) et de qualité. []

Écriture inclusive

Je tombe sur le vieux tweet reproduit ci dessous, qui est intéressant parce qu’il a été largement diffusé, partagé. Je demande aux lecteurs, enfin aux lecteurs et aux lectrices, ou disons même, aux lecteurices, de garder en tête qu’il ne s’agit pas ici de parler d’Isabelle Mergault, qui a les opinons qu’elle veut.
La question qui m’intéresse est celle qui est posée en creux et avec humeur : la fameuse « écriture inclusive » (ou, je suppose, la version avec point médian et pronoms nouveaux) permet-elle de faire de la littérature, et mérite-t-elle une réaction aussi épidermique ?

Plus haut, j’ai écrit le mot lecteurices. Z’avez remarqué ? Évidemment vous aviez remarqué.
Cette formule n’est pas si inclusive qu’elle le semble, car c’est le contexte seul qui permet de déterminer si j’ai voulu désigner l’ensemble des hommes et des femmes qui lisent cette page, dont tu fais partie, toi lectrice ou lecteur, ou si je m’adresse au groupe nettement plus restreint des personnes qui se désignent elles-mêmes comme « non-binaires » (qui représentent une fraction des 2,5% de gens qui, selon le rapport Contexte des sexualités en France (Inserm), s’interrogent sur leur propre identité de genre). Catégorie dont tu fais peut-être partie aussi, je n’en sais rien.
Bien sûr, je peux utiliser le masculin pluriel lecteurs comme formule neutre pour lecteurs-et-lectrices, ainsi que le recommande l’Académie Française, mais cela n’arrange pas tout, car cet usage peut avoir une insidieuse portée sexiste1, en laissant accroire que les hommes constituent une forme de référence, qu’ils ont la préséance (« le masculin l’emporte » disait mon institutrice en CM1). C’est précisément ce masculin-qui-sert-de-neutre qui a motivé les diverses propositions d’écriture inclusive. Le grief n’est pas farfelu et les intelligences artificielles génératives telles que Midjourney parviennent assez bien à le démontrer, en se faisant l’écho de nos représentations et de nos biais : les médecins, les professeurs, les présidents, les dirigeants, sont, dans nos cerveaux comme dans les images générées par les algorithmes de diffusion, des hommes, y compris dans des professions fortement féminisées (« les professeurs des écoles »). Malgré la célèbre hypothèse Sapir-Whorf, qui affirme que les représentations mentales procèdent du langage, il est parfois difficile de savoir quand c’est le langage qui construit une vision du monde et quand c’est la vision du monde qui construit le langage. La réponse à cette question est potentiellement vexante : si c’est le langage qui conforme nos esprits, cela signifie-t-il que nous ne réfléchissons pas de manière aussi pure, indépendante et personnelle que nous voulons le croire ? Je remarque, d’expérience, qu’il est très facile de convaincre une personne que le langage dirige la pensée lorsque l’on parle d’une langue qui n’est pas la sienne. Les personnes qui s’indignent contre l’écriture inclusive en France peuvent juger très pertinents tous les faits qu’on énoncera (ou les contes qu’on leur servira) au sujet des limites conceptuelles portées par des langues telles que l’Arabe, la langue Inuit ou le Mandarin. On veut bien croire que la langue est autoritaire, totalitaire, voire fasciste comme l’a écrit un jour Roland Barthes, mais tant que c’est la langue de l’autre.

Les travaux d’Edward Sapir et de Benjamin Lee Whorf supposent que la langue Hopi contient en germe certaines croyances animistes… Une autre tribu a été opposée à ces auteurs : les français. En effet, en français, les noms communs ont un genre mais celui-ci semble distribué au hasard et n’a aucune incidence sur la perception des objets décrits, personne ne pense qu’un tabouret ou un fauteuil sont plus masculins qu’une chaise, qu’un escabeau est plus masculin qu’une échelle, qu’une coccinelle est plus féminine qu’un doryphore, qu’une arène est plus féminine qu’un stade…

Si j’écris lecteur·ice·s ou même lecteur·ices, en recourant au point médian, je ne fais pas que désigner indifféremment des personnes des deux genres, je signale — et ce sera vrai tant que la formule ne sera pas généralisée au point qu’on ne la remarquera plus —, une forme d’engagement militant. Le mot à lui seul me classe politiquement, et je soupçonne d’ailleurs que c’est parfois sa première raison d’être. Je note que l’effet que cette forme produit sur moi, en tant que lecteur, dépend un peu du volume du texte à lire. Dans un tweet, un mail, sur une affiche, le point médian passe bien. Sur la longueur, en revanche, il me donne souvent l’impression de moucherons, ou de phosphènes, ces taches que nous avons dans la rétine. Quelque chose d’un petit peu irritant, d’un peu parasite. Question, peut-être, d’habitude ou d’âge.
Quand j’écris les lectrices et les lecteurs (préférablement au les lecteurs et les lectrices), j’emploie bien une formule inclusive, et je le fais d’une manière qui peut passer inaperçue, mais en doublant chaque nom, chaque adjectif, j’alourdis mon texte. Avec un peu de mauvais esprit, je me dis que l’allongement des textes qu’induit le fait de signaler alternativement le féminin et le masculin explique le succès du procédé dans les discours politiciens (« Chères Françaises, chers Français… »), où il faut pouvoir tenir le micro pendant un temps défini, même et surtout sans avoir grand chose de véritablement signifiant à dire.
Si j’utilise des formules telles que lecteurs/lectrices, lecteurs/trices, lect(eur/rice)s, lecteur-trice-s, lecteurs-lecteures, lecteur’es, lecteurEs, etc., ou si j’utilise un simple point de ponctuation au lieu du point médian, je fais la démonstration d’un petit effort d’inclusivité, mais j’ai surtout l’air d’avoir un, deux ou trois trains de retard, puisque ces usages ne sont pas à la pointe, et s’il y a quelque chose qui répugne les tenants de la pureté militante, c’est qu’on ne suive leurs prescriptions qu’à demi : l’ennemi du révolutionnaire n’est pas le réactionnaire, son image inverse, et au fond son jumeau et souvent son futur, mais toute personne qui cherche sa voie entre deux dogmes, entre deux vérités (ou en dehors). Dieu vomit les tièdes, nous dit le livre de l’Apocalypse2. Rappelons-nous que, si on le juge aux actes commis en son nom — ce qui le fait objectivement exister —, Dieu a sans doute fait plus de mal que de bien, les tièdes ont peut-être raison.

Quelques fontes numériques diffusées par le collectif Bye Bye Binary.

Si j’utilise des formes plus rares et expérimentales comme lecteurxes, ou comme les graphies qui s’appuient sur des ligatures inclusives telles que les permettent les typographies du groupe Bye bye binary, je me montre inventif et original mais, puisque je ne me réfère pas à des codes établis, je cours le risque d’être laborieux à lire3. Cependant, la création est le genre d’attitude qui nous amène à la littérature, puisque ce qu’on attend des écrivains, ce n’est pas le strict respect de vieilles règles, c’est l’invention d’une langue4, ou comme on dit parfois, c’est de faire de sa langue une langue étrangère. Étrangère et singulière.
Le mot lecteureuses aura un effet curieux : contrairement à certaines formes qui s’écrivent mais ne s’énoncent pas oralement5, lecteureuses peut se dire. Le mot sonnera sans doute plutôt au féminin (à ce compte, pourquoi ne pas se borner au mot lectrices ?6 ) et convoque sans le vouloir le mot « heureuses » qui, pour sympathique qu’il soit, n’est peut-être pas approprié à tous les cas (« les lecteureuses d’un faire-part de décès »).
Au fond, le choix que l’on fera ou ne fera pas viendra toujours avec son lot d’inconvénients.

J’ignore si la langue est fasciste mais elle peut être le théâtre de violences symboliques et d’humiliations, et ceci de manière un peu plus pernicieuse qu’avec la simple question de l’emploi d’une forme inclusive ou non.
L’étendue du vocabulaire, la capacité à jouer avec les niveaux de langage, la maîtrise de la conjugaison et celle de l’orthographe, sont autant de marqueurs sociologiques aux effets parfois cruels. Et ces effets ne me semblent pas contrebalancés par l’état de la réflexion sur l’inclusivité de la langue, qui peut au contraire les amplifier. En effet, pour utiliser correctement et systématiquement une forme comme l’écriture-inclusive-à-point-médian, il faut déjà maîtriser les accords de genre. C’est un paradoxe curieux, mais bien réel : l’écriture non-binaire implique de commencer par très bien connaître l’écriture genrée.

vu à l’Université Paris 8

Une anecdote à ce sujet. Jusqu’en 2023, j’ai régulièrement dirigé des mémoires de Master à l’Université. C’est une tâche parfois très gratifiante, car on accompagne des textes aux sujets variés et inattendus, portés par des passionnés qui veulent comprendre et transmettre. Mais c’est une tâche parfois inversement ingrate, lorsque les étudiants se forcent à produire un texte non pas par intérêt pour la recherche ou pour l’écriture, mais parce que tel ou tel concours administratif, naguère accessible dès le baccalauréat (voire avant, comme le concours pour devenir professeur des écoles), impose désormais d’avoir validé une première année de Master (bac+4) ou d’être titulaire d’un « Master 2 ». L’angoisse vis-à-vis du monde du travail et les exigences des employeurs — qui eux aussi tentent de se rassurer en recrutant des gens toujours plus diplômés, je suppose — mènent à un déluge de textes universitaires ineptes sur le fond et souvent catastrophiques en termes de rédaction7, quand ils ne sont pas carrément malhonnêtes  — plagiats bruts, plagiats recourant à la traduction automatique, et bien sûr, j’imagine (lorsque l’orthographe semble aussi irréprochable que le propos est plat et inutile), prose produite par des IAs telles que ChatGPT. Malheureusement un mémoire écrit avec ChatGPT, s’il est rarement intéressant, a la grande vertu d’être lisible. Ce n’est pas le cas de tous, et plus d’une fois j’ai cru que la cornée de mes yeux allait se dessécher jusqu’à tomber tant j’ai souffert en tentant de déchiffrer des textes à l’orthographe, à la syntaxe et au propos incompréhensibles.
Parmi les nombreux mémoires médiocres que j’ai eu à lire, j’ai le souvenir d’un texte qui souffrait paradoxalement des bonnes intentions de son autrice, qui avait pris le soin de recourir systématiquement à l’écriture inclusive. Les pronoms (iel, elleux, lia), ou les pluriels, semblaient manipulés au petit bonheur la chance et pire encore, l’écriture inclusive était parfois appliquée pour des sujets genrés (« Une femme très occupé·e·s »), ou encore appliquée à des mots invariables, épicènes, ou à des formes grammaticales qui ne sont pas censées être accordées (« Louise Bourgeois a créé·e·s ses sculptures… »). L’intention politique très claire, que je comprends et qui a ma sympathie pour la vision de la société qu’elle porte, se heurtait ici au bagage culturel de l’autrice du texte, et si celui-ci était malgré tout intelligible, l’emploi de l’écriture inclusive accentuait une difficulté à s’exprimer par écrit : pour écrire cinquante ou cent pages « inclusives » sans erreur, il vaut mieux avoir fait Hypokhâgne-Khâgne à Henri IV qu’avoir eu son bac de justesse dans un Lycée de Saint-Denis. Seuls les bourgeois ont les moyens d’être révolutionnaires.

Souvenir de 2018 : des étudiants avaient forcé les portes de plusieurs ateliers de l’Université afin d’y loger deux-cent migrants. Pendant des mois ont vécu là des hommes qui semblaient complètement hébétés et qui se préparaient à manger au milieu des vêtements suspendus, pendant que des jeunes gens pleins d’espoir leur dispensaient des cours d’alphabétisation en leur expliquant le concept de « mégenrage » et le respect dû aux personnes trans ou aux filles avec un décolleté. L’épisode a duré jusqu’aux vacances, période à laquelle les étudiants ont commencé à se faire rares, permettant à la préfecture de procéder à une évacuation.

Et puis qu’est-ce que l’écriture inclusive règle vraiment, au fond ? On me signale un chapitre de l’essai La vallée du silicium d’Alain Damasio, où le neutre est marqué par une alternance systématique de masculin et de féminin. L’exemple que j’ai pu relever dans les médias est : « La cathédrale est ouverte aux pèlerines du monde entier »… Exemple curieux, car si pèlerine est bien le féminin de pèlerin, c’est d’abord un élément vestimentaire, à savoir le manteau… des pèlerins, qu’on pourrait appeler, par métonymie, pèlerines, comme on pourrait décrire une assemblée de curés en parlant de soutanes.
Si Alain Damasio fait l’effort d’inventer une manière de (je cite) « défaire la domination indue du masculin » (dans la grammaire française), ses romans ont souvent été pointés comme développant une vision plutôt « viriliste » du monde. Je ne sais pas si c’est toujours vrai (je commence ses livres avec enthousiasme mais je n’ai jamais réussi à en finir un) ou si le souci exprimé plus haut est la résultante d’une prise en compte de ces critiques, mais quoi qu’il en soit, la grammaire, à elle seule, ne suffira pas à régler tous les problèmes liés au sexisme, lequel parvient à s’épanouir dans les consciences de locuteurs des langues les plus diverses, y compris de langues sans notion de genre grammatical, comme le persan (parlez-en aux iraniennes !), comme les langues dérivées du Persan qui ont cours en Afghanistan (pas le pays le plus féministe non plus), comme le turc, le hongrois, ou toutes les langues d’Asie du Sud‑Est.

Bien entendu, la langue ne se décrète pas, elle s’impose par l’usage. Et la langue n’a pas d’autres propriétaires que ceux qui la font vivre et évoluer. Mais si ces évidences constituent un argument contre toute injonction à utiliser telle ou telle forme nouvelle d’écriture inclusive, ils sont aussi un argument contre ceux qui veulent proscrire ce même usage, ou imposer à tous une forme figée et académique de la langue, qui ne sera pas moins idéologique qu’une autre.
Si j’ai tendance à juger logique que les autorités françaises recommandent une langue précise pour certains actes (lois et décrets, contrats, publications officielles,…), ou dans le cadre de l’enseignement primaire ou secondaire (apprendre à lire et à écrire semble déjà de plus en plus difficile), je suis nettement plus réservé quant à l’interdiction de l’usage du point médian au cours des études supérieures, manifesté par des circulaires et désormais en cours d’inscription dans la loi8. Je n’ai pas l’impression que la prescription soit très assidûment suivie, du moins dans les sciences-humaines.

Useol-gui, (langue de bœuf grillée) par David Pursehouse

La langue est une affaire très délicate, nous entretenons tous un rapport intime avec celle que nous parlons, que nous écrivons, et nous voir imposer un usage qui ne nous semble pas naturel peut constituer une forme de brutalité9, et ceci plus encore si c’est au motif d’une bonne cause que l’on altère la langue, car l’injonction à changer sa langue (autant dire à changer l’eau de son bocal) s’accompagne alors d’une forme de culpabilisation morale.
Changer de langue est déstabilisant, mais nous le faisons malgré tout régulièrement, par petites touches, lorsqu’un mot semble produire un sens qui ne nous plait pas, lorsqu’il est accaparé par des adversaires politiques, ou lorsqu’un mot nouveau, qui nous semblait autrefois barbare, se révèle utile. Si certains ont longtemps défendu qu’une femme de lettres pouvait être une « auteur » ou une « écrivain », le mot « écrivaine » s’est installé, tout comme « auteure », qui semble en voie d’être supplanté par « autrice » — paradoxalement plus ancien et légitime, et plus intéressant aussi car il marque une différence à l’oreille. Au passage, on se félicitera que nos parlementaires, bien qu’ils luttent contre le point-médian, soutiennent désormais la féminisation des noms de métiers, ce qui n’est pas toujours allé de soi. Je note que certaines femmes revendiquent le masculin pour désigner leur profession, affirmant que la féminisation décrédibilise la fonction. Terrible observation auto-réalisatrice.
Bref, notre langue nous appartient, nous lui appartenons aussi, nous passons une vie à l’apprendre, à la former, elle nous piège, parfois10, elle nous aide à penser, souvent. Elle peut nous mener à confondre le réel et les mots qu’on pose dessus11, on peut jouer avec, et elle est fascinante à étudier. Si l’idéologie peut assécher la langue et la littérature aussi sûrement qu’elle peut assécher les esprits, ce n’est pas forcément parce que quelqu’un s’est dit que le mot « toustes » avait une utilité, car un mot en plus est toujours un petit cadeau, c’est plutôt ce qui arrive chaque fois que l’on veut restreindre le nombre des acceptions d’un même mot, chaque fois que l’on enlève des pages aux dictionnaires en cessant d’employer certains mots, certaines formules, en les vidant de leur substance ou en les cantonnant à un usage automatique. C’est qui arrive chaque fois que l’on fait croire qu’il ne doit y avoir qu’une manière de dire les choses.

  1. Amusant : le combat contre l’écriture inclusive a été porté par feue Hélène Carrère d’Encausse. Or cette même personne est aussi celle qui a imposé, contre l’usage, que le mot « covid » se dise au féminin — et une bonne partie des services officiels, et des médias, s’y est conformée. Est-ce que les maladies (comme les cyclones tropicaux jusqu’à la fin des années 1970), doivent être de genre féminin ? La logique avancée était que « covid » est l’acronyme de COronaVIrusDisease, ce qui se traduirait en français par « maladie à coronavirus », et maladie est un mot féminin, donc… Mais « disease » est un mot neutre, et l’acronyme est en anglais,… selon une telle logique on devrait parler de « la week end » (puisque fin/end, et d’ailleurs semaine/week sont des mots féminins… []
  2. Apocalypse 3.15-16 : Je connais tes actions, je sais que tu n’es ni froid ni brûlant – mieux vaudrait que tu sois ou froid ou brûlant. Aussi, puisque tu es tiède – ni brûlant ni froid – je vais te vomir de ma bouche. []
  3. En France, Auriane Velten a écrit After ® un roman de science-fiction qui recourt à une écriture inclusive inventée par l’autrice… Le projet ne me hérissait pas par principe, et le résultat n’était pas spécialement déplaisant, mais j’ai tout de même interrompu ma lecture au bout de quelques pages, ce soir là, et je n’y suis jamais revenu. []
  4. Lire l’article de blog Écriture inclusive, par Laure Limongi. []
  5. Il y a quelques années, un étudiant de l’école d’art et design du Havre avait fait sa soutenance en oralisant les formules inclusives avec une virtuosité et une précision qui avaient impressionné le jury, mais qui était plus de l’ordre de la performance ponctuelle que d’une manière de s’exprimer généralisable à chaque instant de la vie. []
  6. Dans Les Chroniques du Radch, Ann Leckie fait le choix d’employer systématiquement le féminin comme neutre. Si le procédé est un peu déroutant au départ, on s’y fait assez rapidement. []
  7. J’ai une théorie : jugeant par avance intéressants tous les sujets, et étant facile à attendrir, j’ai souvent accepté de suivre des étudiants dont absolument aucun collègue ne voulait. Ma vision est sans doute biaisée par l’échantillon que je me suis imposé.
    Notons que les mauvais mémoires que j’ai pu lire à l’Université n’ont pas d’équivalent en école d’art, où malgré une appréhension de l’écrit et des capacités d’ordre divers, les étudiants en école supérieure d’art ont à cœur de produire un travail personnel et intéressant. Il faut dire que leurs enseignants les connaissent de manière plus personnelle, et que ce lien doit influer sur le résultat. []
  8. Proposition de loi visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive, déposée en juillet 2024. []
  9. Pour quitter un peu le sujet de la langue inclusive, j’aurais du mal à écrire « cout » (pour coût) ou « paraitre » (pour paraître), même si de telles abominations sont désormais permises (mais non imposées, et c’est une bonne chose) par la réforme de l’orthographe de 1990. []
  10. cf. les observations d’Alfred Korzybski, qui considérait que le langage nous mène parfois à confondre la carte et le territoire, et nous pousse à croire symétriques des objets de nature différente — plein et vide, par exemple. []
  11. Si j’étais taquin, je dirais que certains philosophes ne sont pas très différents des Large Language Models tels que celui qui fait tourner ChatGPT. Je me comprends. []

La preuve de la charge

L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que laes personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.

À la suite de la vidéo TikTok, le duo notamment par Histoires Crépues, qui se penche sur l’Histoire coloniale sur Twitter, Instagram, TikTok et Twitch, a livré sa lecture de l’album, elle aussi négative et elle aussi amplement partagée, qui amène, outre la question du dessin, un regard sur ce que véhicule le scénario de l’album.

La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet.
Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.

« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».

En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.

Une des cases les plus souvent montrées. Il me semble difficile de contester que le personnage de droite a un profil simiesque, ce qui est fortement dérangeant puisque c’est un motif particulièrement prégnant de l’Histoire visuelle colonialiste.

Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément.
En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatique4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ».
Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…

Sur le site de Dany, dans la section « dessins »… Ne se trouve depuis dix ans qu’une unique image, cette confrontation entre les héros blancs et blonds de Dany — Olivier Rameau et Colombe Tiredaile, du monde de Rêverose —, qui font face au mépris d’une bande jeunes gens nettement moins blancs. Je ne sais pas exactement quel message l’auteur a voulu faire passer, peut-être y a-t-il une forme d’autodérision dans le constat d’une certaine ringardise d’une série née en 1968, mais on peut facilement y lire aussi le spectre du « grand-remplacement » avec lequel l’extrême-droite joue à se faire peur. Et si ce n’était pas l’intention, alors le niveau de maladresse de l’artiste est plutôt consternant.

Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.

Spirou et Fantasio 57, La Mémoire du futur, par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz.
De manière ironique, la polémique sur Spirou et la gorgone bleue se déroule au momement même où, dans la série canonique, Spirou se réveille dans une Belgique (simulée) de 1958, où il est confronté à la contradiction entre le futurisme positif de l’atomium et le racisme colonial le plus sordide (exprimé ici avec naïveté par le Fantasio de 1958, sous l’œil réprobateur du Spirou d’aujourd’hui), et ceci servi par un trait qui cultive une certaine nostalgie de celui de Jijé ou du jeune Franquin, c’est à dire un trait littéramement « Hérité d’une autre époque ». Mais ici, il s’agit d’un héritage au bon sens du terme : héritage visuel, et droit de regard sur l’Histoire, voire droit d’inventaire idéologique.

Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge«  ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu«  ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires«  ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi«  ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il n’est pas d’accord avec moi) ; etc.
Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ».
Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».

Nous arrivons cette fois au cœur du sujet.
Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique.
C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers.
Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.

Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.

  1. J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? []
  2. Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. []
  3. « Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). []
  4. Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… []
  5. Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. []

Fluctuat nec schtroumpfitur

Je ne suis pas sportif, je ne suis pas commentateur sportif de canapé ni même spectateur de canapé, et des Jeux Olympiques de Paris, je ne voyais que les inconvénients, entre les travaux, la surenchère sécuritaire, les thèmes sportifs imposés aux animateurs culturels, le coût pharaonique1… Mais bon, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, ayant tout au plus suivi la polémique sur la présence ou non d’Aya Nakamura d’une fesse distraite. Je n’avais pas imaginé ce que serait l’échelle de cette cérémonie, qui à elle seule en fait un événement historique : des navires ont fait défiler les délégations sur des kilomètres et cent-vingt caméras ont filmé d’innombrables prestations artistiques regroupées en « tableaux » (enchanté, liberté, égalité, fraternité, sororité, sportivité, festivité, obscurité, solidarité, solennité, éternité). Nul besoin d’en faire une description, un français sur quatre (et au moins un terrien sur huit) a visionné la cérémonie, les Wikipédiens ont fait un travail très complet pour détailler les participations, les chansons, et même les réactions (on va y revenir). Je peux en revanche parler de mon sentiment, même s’il ne semble pas spécialement original : j’ai été surpris. Surpris par différentes idées visuelles, surpris par des audaces, et je dis bien audaces et non provocations. Évoquer de manière timburtonisée la décapitation de Marie-Antoinette, qui est bien une page de l’Histoire de France, et pas vraiment une page honorable2, est audacieux. Invoquer l’anarchiste Louise Michel, l’exploratrice travestie Jeanne Barret et la féministe Olympe de Gouges (décapitée elle aussi, c’eût pu être rappelé) est un peu plus surprenant que de sortir de la légende dorée les habituelles Jeanne d’Arc, Joséphine Baker, Coco Chanel ou Marie Curie. Qu’on s’y rallie ou non, on constatera que les organisateurs de la cérémonie ont chaque fois fait des choix forts et parfois surprenants. Il y aussi eu des audaces techniques (la déesse Sequana galopant sur le fleuve ; la superbe vasque-montgolfière de Mathieu Lehanneur), des audaces artistiques (Aya Nakamura et la garde républicaine ; un contre-ténor break-dancer,…), des audaces dans les références retenues, aussi, qui sont rarement les plus attendues. Enfin, un grand souci de rassemblement. Un spectacle « inclusif », comme disent ses promoteurs, qui ont essuyé pour ça plus d’une moue de dégoût. Un spectacle assez joyeux, plutôt frais, malgré un certain kitsch Eurovision, malgré des placements de produits un peu grossiers (LVMH, les Minions) et malgré une réalisation un peu en dessous de ce qu’elle aurait pu être — la faute, dit-on, de la pluie qui a empêché l’usage de drones, et du choix du réalisateur, habitué à couvrir des parades sportives plus lambda.
L’évocation doucement provocante, dans le tableau « liberté » d’un ménage-à-trois qui saute de la Bibliothèque nationale à la chambre-à-coucher dans une version chamarrée et gender-fluid de Jules et Jim, a curieusement fait moins de bruit que la suite.

Et la suite, c’est une table de banquet au milieu de laquelle une cloche d’argent est soulevée pour révéler un Philippe Katerine en slip, barbe orange et peau bleue3, qui interprète sa chanson Nu. Les convives du banquet, qui entourent la dee-jay Barbara Butch, sont, notamment, des drag-queens.

Nu. Est-ce qu’il y aurait des guerres si on était resté tout nu ? Non.
Où cacher un revolver quand on est tout nu ? Où ? Je sais où vous pensez
Mais. C’est pas une bonne idée. Ouais…
Plus de riches plus de pauvres quand on redevient tout nu. Oui
Qu’on soit slim, qu’on soit gros, on est tout simplement tout nu

Le moment était suffisamment incongru et inattendu pour provoquer, en France, un éclat de rire assez général. La chaîne de télévision marocaine et le network étasunien NBC ont aussitôt remplacé cette séquence par des images d’archive. Trop bizarre, trop dénudé.

Cène ou banquet ?

C’est un peu plus tard, je pense, qu’une autre opinion s’est sédimentée parmi quelques fâcheux : avec cette séquence, les créateurs de la cérémonie citaient la représentation de la Cène par Léonard de Vinci, et, donc, manquaient de respect envers les croyants4. Cette opinion a eu du succès notamment chez des gens qui n’ont pas regardé la cérémonie où ne l’ont vue que sous forme de photogrammes choisis. J’en veux pour preuve les gens qui ont vu « un travesti à la place de Jésus » (c’était en fait une femme qui se trouvait au centre de la table) ou ceux qui ont compté douze convives alors qu’il y avait bien une trentaine de personnes derrière la table.

Un tweet qui compare la Cène de Léonard avec le banquet de la Cérémonie d’ouverture, dont l’image a été choisie avant l’apparition de Philippe Katerine, et recadrée dans le but d’obtenir exactement le nombre de figures attendues pour évoquer le dernier repas.


L’interprétation de ce tableau comme une citation de l’ultime repas du Christ n’est pas limitée aux catholiques grincheux, elle a aussi été faite par des gens qui ont apprécié le moment, que l’idée d’une citation de la Cène ne choquait pas par principe (il faut dire que c’est plus que banal), et c’est intéressant de le noter : on pouvait apparemment voir de bonne foi, et sans s’en offusquer, une référence à la Cène. Pourtant, les éléments iconologiques communs ne sont pas nombreux et se résument, au fond, au fait que des gens se trouvent placés derrière et non, comme des commensaux habituels, autour d’une table. Le fait que la figure centrale porte un diadème en forme d’auréole peut évoquer de nombreuses représentations de la Cène mais pas spécialement celle de Léonard de Vinci qui a été presque chaque fois citée. L’activité et les postures des convives n’évoque pas spécialement la plupart des représentations de ce genre, et encore moins leurs pastiches, car si de nombreux artistes on produit des représentations de la Cène assez originales (Tintoret ou Véronèse, par exemple — ce dernier a eu maille à partir avec l’Inquisition pour cette peinture), les auteurs de citations essaient de s’en tenir au canon imposé par Léonard, avec notamment un point de fuite précis (destiné, dans le cas de la fresque de Léonard, à répondre à l’architecture du réfectoire où se trouvait la peinture) et une composition très symétrique :

Thomas Jolly, auteur de la mise-en-scène, s’est justifié en affirmant qu’il n’avait pas souhaité faire référence à la Cène ni à la religion, expliquant s’être notamment inspiré d’un tableau hollandais du XVIIe siècle, Le Festin des dieux, par Jan van Bijlert, peinture conservée au Musée Magnin de Dijon. Si ce tableau n’est pas aussi célèbre que certains l’affirment à présent (il n’a eu droit à une page Wikipédia qu’après la polémique !), son sujet est quant à lui très classique, il s’agit d’un banquet des dieux de l’Olympe. Peut-être pas n’importe quel banquet, car on soupçonne l’artiste d’avoir secrètement voulu peindre… La Cène. En effet, évoluant dans le contexte de la Réforme, qui proscrivait la peinture sacrée et ne permettait plus d’en vivre, Bijlert se serait emparé du prétexte de de la mythologie pour représenter, malgré tout, le dernier repas. J’ignore quels éléments concrets soutiennent une telle thèse, d’autant que la ville d’Utrecht, où le peintre a fait sa carrière, était restée presque pour moitié catholique — une curiosité locale assez unique. Biljert, à la même époque, a peint plusieurs tableaux religieux sans se cacher le moins du monde5. Sans rien connaître de Bijlert ni de ses intentions (qu’on me pardonne cette interprétation de spectateur ignorant), j’ai l’impression qu’il a bel et bien eu l’intention de peindre une bacchanale, tout en étant visiblement inspiré de peintures autant profanes que sacrées du maniérisme et du baroque italiens — références qui nous éloignent franchement de Léonard de Vinci et de sa Cène.

Des figures diverses et aux attributs eux aussi divers, ce banquet olympien rappelle effectivement le banquet de la cérémonie olympique… On note dans les deux cas la présence d’une lyre, et celle d’une armure.

Je trouve personnellement amusant que des questions d’Histoire de l’Art se soient invitées dans un conflit d’actualité, mais cela s’est fait de manière malheureusement un peu superficielle, chacun semblant surtout pressé de trouver la « preuve » qui l’arrange. Le sujet est pourtant passionnant car la Cène est loin d’être un motif évident à aborder !6

Plusieurs références de la Cérémonie sont volontairement imprécises : la déesse Sequana (la Seine) sur un cheval n’est pas une représentation particulièrement connue (mais les fleuves comme des chevaux, si) ; le personnage qui saute de toit en toit n’est pas non plus tributaire d’une unique référence (un peu d’Assassin’s Creed, un peu de Fantôme de l’Opéra,…) ; etc., et ma foi, tant mieux, nous échappons à une forme de lourdeur. Un repas avec un Bacchus bleu sous une cloche, des convives joyeux et une lyre apollinienne, tout ça semble assez évidemment faire référence à la mythologie antique et non à la Passion du Christ.

Mais voilà, il fallait trouver à râler, et ce fut fait dans un affreux festival d’arrières pensées racistes et homophobes, au prétexte d’une défense de la sensibilité des catholiques.

Comparer les JOs nazis de 1936 à ceux de Paris en 2024, car les premiers étaient trop racistes et les seconds pas assez, joli tour de passe-passe (à quand remonte votre dernier scanner, Ivan Rioufol ?).

Alain Finkielkraut s’est bien évidemment étouffé d’indignation face à un spectacle qu’il a jugé à la fois obscène et conformiste. On aurait été déçu s’il n’avait pas eu des déclarations pleurnichardes et grandiloquentes à ce sujet. Tout comme Marion Maréchal (une « honte internationale à cause des provocations autocentrées d’une minorité de militants de gauche qui ont pris en otage idéologiquement la cérémonie ») ; Philippe de Villiers (« tout était laid, tout était woke ») ; Éric Zemmour (« Une vision de la France qui n’est pas la nôtre, que nous rejetons, que les étrangers eux-mêmes découvrent avec stupéfaction, ou tristesse ») ; Éric Naulleau (« pas un prout wokiste ne manquait à l’appel des pétomanes qui ont conçu ce spectacle ») ; Idriss Aberkane (« sous-sécrétion déliquescente d’un microcosme qui se regarde le nombril (…) gauche pipi-caca »)… Des groupes ultra-cathos ont organisé des sessions de prière destinées à nettoyer l’affront. Parmi les commentateurs négatifs on note aussi la Conférences des évêques catholiques et son homologue l’assemblée des évêques orthodoxes de France ; le magnat Elon Musk ; l’ancien président Trump ; le président turc Erdogan ; le premier ministre Orbán ; le ministère russe des affaires étrangères (qui, en fée Carabosse puisque la Russie était privée de jeux, parle d’un « échec massif »),… Je me demande quel effet aurait provoqué la cérémonie si le Rassemblement national avait obtenu la majorité aux élections législatives7.
Les réactions négatives ne sont pas l’exclusivité de l’extrême-droite ou des catholiques (catholiques dont beaucoup, à l’image de l’évêque de Corse Bustillo, n’ont pas trouvé à redire) puisqu’elles sont partagées par la journaliste Aude Lancelin (une « camelote culturelle éculée, un kitsch clinquant, un philistinisme lourdingue »), et puisque Jean-Luc Mélenchon, qui dit avoir apprécié de nombreux éléments du spectacle, a regretté qu’on prenne le risque de heurter les croyants en faisant référence à la Cène. Michel Onfray (qui affirme être de gauche, mais plus les gens utilisent ce mot et moins je le comprends), quant à lui, déplore ce qu’il voit comme une charge contre « l’homme blanc, quinquagénaire, judéo-chrétien » (qu’on remplace par un homme bleu, quinquagénaire, judéo-chrétien ?) et oppose le Parthénon grec et le Forum romain au spectacle de la parade… Ignorant apparemment que si les romains ont construit des monuments durables (comme le seront nos parkings brutalistes et nos centres commerciaux, je le crains), ils n’étaient pas les derniers lorsqu’il s’agissait d’organiser des parades et des spectacles8.
Fidèle à son idée d’une décadence générale pilotée par Bruxelles, Onfray explique que nos gouvernants sont déconnectés de la réalité de la France profonde :

Ce spectacle a bien montré qu’il existe deux France : celle de Paris, remplie par ceux qui nous gouvernent, celles européistes de droite et de gauche, des insoumis aux macronistes (…) Et puis il y a la France des territoires, comme disent les premiers en utilisant le mot des éthologistes quand ils parlent des animaux qui compissent et conchient leur espace vital. La France du petit peuple qui saute des repas, qui ne mange pas à sa faim, qui souffre la misère sociale dans son coin sans se plaindre.

La majorité silencieuse dont parle Onfray, modeste et catholique, blessée par le blasphème et qui serait une version Gilets jaunes de l’Angélus de Millet, n’existe peut-être pas tant que ça, si on se fie aux sondages sur l’appréciation populaire de la Cérémonie, quasi-unanimement plébiscitée par ses spectateurs puisque seuls 5% d’entre eux ont jugé la cérémonie « pas du tout réussie ». Peut-être est-ce Michel Onfray qui est « déconnecté de la réalité des français », allez savoir.
Peut-être est-il aussi déconnecté… du reste du monde, et ce jusqu’en Chine. En effet, le public chinois semble avoir été ravi de l’apparition de Philippe Katerine sur ses écrans. Je me demande comment les choses se sont passées, mais malgré un règlement anti-LGBT assez strict, le diffuseur chinois a fait le choix de laisser passer ces images d’un banquet joyeusement queer rassemblé autour d’un Katerine bleu et nu. L’événement a suscité une quantité de « fan-art » sur les réseaux sociaux chinois.
Dans l’Empire du Milieu, pas d’inquiétude particulière vis-à-vis de la Cène. Je me demande au passage si ce personnage à la peau bleue ne fait pas écho à divers protagonistes d’histoires de démons ou de divinités asiatiques — de l’Inde au Japon. Apparemment, Katerine-Bacchus est souvent assimilé à un matou… Donc un personnage doux, hédoniste, attachant et libre, si les chats chinois sont comme les nôtres.

L’Histoire retiendra peut-être qu’un mec de cinquante-cinq ans, bedonnant, presque nu et bleu, aura eu le même effet libérateur pour la jeunesse chinoise que le déhanché d’Elvis ou la coupe des Beatles pour les jeunes tchèques, allemands ou français des années 1960.

  1. Depuis, on a pu constater quelques vraies réussites dans l’organisation : ce sont les premiers jeux olympiques à obtenir la parité sexuelle parfaite ; les jeux paralympiques, qui vont suivre, sont constamment valorisés ; plutôt que de construire de coûteux équipements sportifs, les organisateurs ont créé des stades temporaires dans des lieux bien choisis (Grand Palais, Jardins de Versailles…) ; la résilience face à des sabotages intentionnels du réseau de communication et du réseau ferroviaire ; la création d’une identité visuelle plutôt intéressante… Le pire bémol à l’heure où j’écris, c’est le système de restauration collectives : mal payés, 300 employés temporaires ont démissionné, et les athlètes grognent face à la piètre qualité de la nourriture… Un peu honteux pour un pays de gastronomie. []
  2. Les Révolutionnaires ont décapité le roi — y compris ceux qui étaient opposés à la peine de mort — car c’était le moyen symbolique pour acter la fin du pouvoir royal, après l’échec d’une promesse de monarchie constitutionnelle. Marie-Antoinette, victime collatérale, avait quant à elle subi des années de rumeurs malveillantes et sexistes, ainsi d’une forme de xénophobie (« l’étrangère », « l’autrichienne »)… Sa mort symbolise la fin d’un siècle « féminin » — qu’on se rappelle qu’il n’y a plus eu de femme académicienne des Beaux-Arts pendant les deux siècles qui ont suivi — et l’institution de loi phallocratiques portées par les révolutionnaires, par l’Empereur, et jusqu’assez récemment,…
    On peut néanmoins se dire que c’est le sens du « ça ira » que les organisateurs font chanter à Marie-Antoinette : le temps passe et finit par panser les plaies du passé. []
  3. On me fait remarquer que ce choix d’une peau bleue n’a pas fait particulièrement débat et n’a pas été justifié. Pour ma part, je suppose qu’il sert essentiellement à éviter l’impression gênante que provoquerait la vision du même personnage avec la peau rose… []
  4. Citons Patrick Boucheron, historien et consultant pour la cérémonie : « Maintenant, ne soyons pas naïfs : cette polémique est tout sauf spontanée, l’image en question n’aurait choquée personne si certains ne l’avaient pas faite advenir en la montrant du doigt, elle n’aurait blessé personne si on ne s’était pas acharné à la prétendre blessante. Et qui ça on ? Ceux qui ont intérêt à cliver, à séparer, à désunir. Ils étaient furieux de voir que la cérémonie produisait une émotion puissante et généralisée, ils s’engouffraient dans la brèche pour manifester cet art de détester dont ils sont les virtuoses, et qu’on leur laisse bien volontiers. » []
  5. Voir la catégorie Biblical paintings by Jan van Bijlert sur Wikimedia Commons. []
  6. On peut notamment lire La Cène et les autres festins : brèves remarques sur l’iconographie des repas sacrés et profanes (dans Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions, éd. Brepols 2014), par David Jonathan Benrubi, qui raconte que la représentation de la Cène a été au Moyen-âge un point de tension entre le sacré et le profane : le dernier repas, devenu un point fondamental du rite chrétien — l’Eucharistie —, est aussi un repas, un « espace dangereux » (séculier, trivial, mixte, peccamineux — la gourmandise étant un péché capital !) que les autorités religieuses médiévales voudraient moraliser. []
  7. Je note que, toujours très attentifs aux sondages d’opinion et continuant leur stratégie de maintien des ambiguïtés (laissant chacun croire partager leurs opinions plutôt que de risquer de s’aliéner une part de leur électorat), Marine Le Pen et Jordan Bardella se sont bien gardés d’émettre un avis sur la cérémonie. []
  8. Et cela ne vaut pas que pour l’Antiquité, nos ancêtres du Moyen-âge ou de la Renaissance s’y connaissaient célébrations, comme le raconte cet article de Tania Lévy pour Actuel-Moyen-âge. []

On ne peut pas haïr tout le monde

Parfois, même quand on ne veut de mal à personne, strictement personne, on risque de heurter des gens. Ces jours-ci, si on ne veut de mal à personne personne, strictement personne, on est certain de heurter des gens. Courons malgré tout ce risque.

Sur Twitter, notamment, mais aussi sur les plateaux de bavardage télévisuel (pour les extraits que j’ai pu voir), les réflexes des uns et des autres face à la situation actuelle entre Israël et Gaza sont assez violents. Ce n’est désormais plus sur la perspective historique, sur l’analyse des faits ou sur les solutions proposées que les gens se déchirent, c’est sur l’empathie : ceux que le récit de l’attaque de civils israéliens par le Hamas le 7 octobre épouvante se voient aussitôt reprocher de n’avoir aucune sensibilité envers les Palestiniens de Gaza ; Inversement, ceux qui appellent Israël à épargner les civils gazaouis lors de leur opération de représailles se voient accusés d’être restés de marbre face à la terreur et à l’horreur semées par le Hamas.
Dans ce moment d’intense vulnérabilité face à l’avenir, le premier mouvement de chacun est grégaire : il faut se regrouper, et pour ce faire, être en résonance émotionnelle avec les autres membres du groupe auquel on s’identifie ou auquel on a choisi de s’associer, et repousser ceux qui s’écartent de notre ressenti. Ceux qui n’ont pas condamné, ou qui n’ont pas utilisé le bon mot pour le faire ; ceux qui condamnent « toutes les violences », mais qui ce faisant semblent mettre sur un pied d’égalité l’agresseur et l’agressé ; ceux qui demandent à Israël de retenir ses bombes mais n’ont pas demandé au Hamas de rendre ses otages1 ;ceux qui ont mis trop de temps à émettre un communiqué ; ceux qui ont été silencieux2 ; ceux qui « pinaillent » en se demandant si tel récit particulièrement abominable est avéré3 ; etc.

Cette situation fait parfois émerger des propos que, je l’espère, leurs auteurs regretteront un jour. Certaines personnes jusqu’ici prudentes et humaines (au sens philosophique du terme), jusqu’ici capables de compassion ou de dialogue intercommunautaire, m’ont surpris et, je dois le dire, un peu déçu par la violence de leurs discours. En effet, ceux qui accusent « l’autre » de manquer d’empathie en viennent parfois à se montrer à leur tour particulièrement insensibles à la douleur de cet « autre ». La dissonance cognitive qui émerge du besoin de haïr « l’autre », d’une part, et du besoin de défendre l’innocent (un bébé est a priori innocent), d’autre part, pousse certains à une forme de négation active, comme cette jeune « influenceuse » israélienne qui se moque des femmes de Gaza :

Pour elle, on le comprend, la tragédie des gazaouis sous les bombes est une mise-en-scène. Ce qui n’est pas inexact à un certain niveau : les responsables du Hamas ont agi exactement dans le but de créer des martyrs et des images de destruction par l’armée israélienne, et il semble même exister des éléments pour penser qu’ils n’ont aucun état d’âme à tirer sur leurs compatriotes palestiniens lorsque ceux-ci cherchent à fuir Gaza. Mais était-il avisé de donner au Hamas les martyrs qui servent sa communication ? Pour les familles qui reçoivent effectivement des bombes, ou doivent quitter leur logement en sachant qu’il va être détruit, il n’y a pas de trucage.

De « l’autre » côté, on a vu de nombreuses personnes (qu’on ne s’attendrait pas à partager la même lutte : une enseignante en art Queer à New York ; des musulmanes voilées à Londres ; des jeunes femmes originaires d’Asie du Sud-Est à Boston…) arracher méthodiquement les affichettes qui donnent les noms et montrent les visages des israéliens enlevés par le Hamas, avec le même but que la péronnelle sus-citée, à savoir nier l’existence de la douleur de « l’autre » :

C’est paradoxal, donc, mais ceux qui s’indignent d’un manque présumé d’empathie à leur propre endroit (ou à l’endroit des gens auxquels ils s’identifient, aux luttes dans lesquelles ils se projettent de manière parfois imaginaire), peuvent se rendre coupables du crimes qu’ils condamnent, à savoir le refus d’admettre la réalité de la souffrance de ceux qu’ils voient comme l’ennemi, l’adversaire.

Loin de moi l’idée de désigner des « cibles » par les captures d’écran montrées ci-dessus, loin de moi l’envie de fournir au lecteur son lot de gens à détester, de dire « regardez cette méchante israélienne qui moque les gazaouies », « regardez ces méchantes filles voilées qui ne veulent pas voir les otages » : prenons toutes ces personnes comme des symptômes. Des symptômes de la peur, des symptômes d’un sincère sentiment d’injustice, les symptômes d’irrésolvables conflits moraux intérieurs.
L’insensibilité, le manque d’empathie, la difficulté à se mettre à la place d’autrui sont des notions bien étudiées par la psychologie sociale, et si elles sont parfois effrayantes4, il faut les accepter comme des faits.

Certains cas, liés à l’interprétation, peuvent constituer des cas vraiment intéressants pour sonder nos propres imaginaires. Par exemple l’affaire des étoiles de David peintes au pochoir dans plusieurs quartiers parisiens :

En voyant apparaître ces photographies sur mon fil Twitter, la première image qui m’est venue, c’est la Nuit de Cristal, ce sont les inscriptions antisémites sur les commerces et les habitations de juifs, sous le régime nazi en Allemagne et sous l’Occupation en France. Si c’est ce qui m’est venu en premier, c’est d’une part parce que ces images des années 1930-1940 font partie de mon imaginaire (plus que de celui de gens qui ont trente ans de moins que moi je pense, pour quoi la seconde guerre mondiale est aussi éloignée dans le temps que l’était la précédente pour moi), mais c’est aussi parce que dans le contexte actuel, c’est ce que j’étais préparé à voir. Et je n’ai pas été le seul, il suffit de voir tous les articles journalistiques qui ont imprudemment parlé de « graffitis antisémites ». Certaines personnes plus sagaces que Le Monde ou que moi-même ont en revanche remarqué que les graffitis étaient proprement peints, dans la couleur du drapeau israélien, et soigneusement disposés (sans lien avec l’appartenance ou non des propriétaires à la communauté juive), et pouvaient en fait constituer une forme de soutien à l’État d’Israël. Un couple de moldaves, auteur d’une partie de ces graffitis, qui a été arrêté, affirme avoir agi sur commande d’une personne basée en Russie, dont on ignore totalement les motivations. Nous en saurons peut-être plus ultérieurement, mais pour l’instant, ce qui est intéressant, c’est l’imaginaire convoqué par cette action, les réactions qu’elle suscite, et le fait que tout cela varie selon les personnes, leur culture visuelle et leurs attentes. Et s’il s’avère que ces graffitis constituaient une manifestation de soutien à Israël et/ou à la communauté juive, ce sera peu dire qu’ils ont été mal compris par le public, et mal maîtrisés par leurs auteurs.

Toujours dans le registre de la maîtrise approximative des symboles, les musulmans qui ont scandé des « Allahu Akbar » le 19 octobre sur la place de la République, lors d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, ont assez mal mesuré l’effet qu’ils allaient produire.

Les Éclaireurs, sur BFM TV, le 20/10/2023, explique au public de la chaîne que Allah Akbar ne constitue pas en soi un slogan terroriste…

En effet, si pour les Musulmans « Allahu Akbar » est une proclamation religieuse fondamentale (appel à la prière, prière, mais parfois même expression de liesse des supporters de football), ce n’est pas ainsi que tout le monde l’entendra. Le même 19 octobre, à Arras, on enterrait Dominique Bernard, professeur de français, égorgé six jours plus tôt par un ancien lycéen d’origine tchétchène au cri d’« Allahu Akbar ». Les manifestants de la place de la République auraient pu faire un léger effort pour se mettre à la place de ceux qui ne partagent pas leur religion : imaginons qu’un fou furieux assassine des personnes d’origine nord-africaine en criant « Dieu le veut », comme les croisés, comment vivraient-ils le fait de voir la place de la République reprendre la même profession de foi à l’unisson ?
J’ai peur que les manifestants aient, sans le mesurer, essentiellement fait la démonstration de leur indifférence aux meurtres de Samuel Paty et de Dominique Bernard, et montré que, s’ils ne sont pas solidaires de leurs assassins, ils ne se sentent pas plus concernés par le sort des deux professeurs.

Toujours dans le registre, ce projet de modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse est assez délirant, puisqu’il propose de condamner pénalement les offenses verbales faites à l’État d’Israël, en doublant des lois déjà existantes (appeler à la haine fait déjà partie des exceptions à la liberté d’expression) de dispositifs spécifiquement applicables à un pays précis. Au passage, la ligne qui motive la proposition évoque l’« antisionisme », notion relativement floue, puisqu’il faut déjà définir le mot « sionisme », lequel peut désigner, selon les contextes, une notion religieuse et spirituelle ; le projet par Theodor Herzl de la création d’un foyer juif ; la création de l’État d’Israël ; la colonisation de territoires palestiniens.
J’imagine mal que cette proposition, issue d’un fond de panier du groupe « Les Républicains », aboutira, mais par sa simple existence, elle semble justifier toutes les accusations d’un « deux-poids-deux-mesures » qui distinguerait iniquement les parties en présence dans le conflit israélo-palestinien.

On pourrait aussi appeler ça « Proposition de loi visant à donner des billes aux gens qui disent que les critiques de la politique israélienne sont bâillonnées » ou même « projet de loi visant à justifier le complotisme et la paranoïa dieudonniste ».

Parfois, les procès en insensibilité sont l’occasion de régler des comptes tout à fait annexes et sans lien, ou qui brouillent inutilement les débats : des raisons de détester la philosophe féministe-queer Judith Butler ; des raisons de haïr la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ; des raisons de détester l’Union européenne ou l’Onu ; des raisons de détester des organisations diverses comme la Croix Rouge ou l’Unicef ; des raisons de détester Dominique de VIllepin ; des raisons de détester Emmanuel Macron ; des raisons de détester tel footballeur, tel acteur. Des raisons de dire « ah je m’en doutais, je n’ai jamais aimé cette personne ». Des raisons, parfois, d’exprimer haut et fort sa xénophobie (xéno-phobie, la peur de celui qui vient d’ailleurs), sa peur panique que l’existence de l’autre ne se puisse qu’au détriment de son existence à soi. Beaucoup de digues s’effondrent. Comme un affreux jeu de domino, l’horreur semée par le Hamas produit d’autres horreurs, et ce n’est pas terminé.

Un échange que je trouve très intéressant : l’ancien socialiste Julien Dray, qui défend mordicus la politique israélienne depuis l’attentat du 7 octobre, se lance dans un petit concours de victimisation avec Rima Hassan, responsable d’une ONG consacrée à la défense des gens qui vivent dans des camps de réfugiés.

Si vous n’êtes pas familier de Twitter, le message de Julien Dray est une réponse à celui de Rima Hassan et non le contraire. Il répond au message en le citant, d’où cette disposition.

Ce que je trouve passionnant ici c’est que ces deux personnes échangent comme des arguments contradictoires des expériences effectivement similaires. Dans un monde de raison, ces deux personnes constateraient qu’elles partagent un vécu et découvriraient qu’elles peuvent peut-être se comprendre. Elles ne considéreraient pas que le drame de l’un équilibre ou justifie le drame de l’autre, elles sauraient que les horreurs ne s’annulent pas mais s’additionnent. Mais nous ne vivons pas dans un tel monde.
Nous vivons dans un monde ou face à quelque chose d’énorme et auquel on ne peut rien (aucun de nous ne va résoudre le conflit israélo-palestinien depuis son canapé, ni même en manifestant), trouver quelqu’un à haïr, quelqu’un sur qui se défouler, et si possible quelqu’un qu’on détestait déjà, c’est intellectuellement apaisant, ou plutôt ça permet momentanément de taire le stress un petit temps5. Mais ça n’arrangera rien aux faits qui nous angoissent.

Je ne fais pas partie des gens qui détiennent la solution au conflit israélo-palestinien, je ne vais pas dire s’il faut un État, deux États, aucun État, ni quelles sont les bonnes frontières à tracer. Et si je sais que l’Histoire permet de comprendre comment on en arrive à une situation, je ne pense pas qu’elle aide à la démêler, et surtout pas lorsqu’elle est essentiellement utilisée pour opposer des imaginaires. En effet, j’ai lu des gens dire qu’Israël n’a jamais existé (Israël, et donc les Israéliens)6, et d’autres que les Palestiniens n’ont jamais existé. Ces récits littéralement négationnistes, qui visent à disqualifier du droit à l’existence des personnes de chair et de sang, sont odieux et lourds de conséquences, car toute personne qui croit que le futur d’un groupe ne peut s’écrire que si l’autre groupe n’existe plus doit se préparer à commettre ou à justifier des crimes abominables.
L’objectif de tout un chacun devrait être le contraire : imaginer un avenir pour tout le monde. Facile à dire pour un petit-blanc athée de culture catholique et protestante (sans aucune allégeance au moindre groupe, donc), avec des origines extra-françaises mais un nom plus-que-français, qui vit assez confortablement et qui a un beau métier. Mais si ceux qui n’ont pas de raison immédiate, personnelle, existentielle, de haïr et d’être en colère ont un devoir, c’est de ne pas haïr ni être en colère. Je me permets de saluer ceux qui, bien que concernés et inquiets, de par leurs attaches familiales, parviennent à ne pas tomber dans ce piège qu’est la haine.

  1. Si les gens qui demandent à Israël de faire preuve de clémence envers les civils gazaouis n’ont pas forcément demandé au Hamas de rendre ses otages, ce n’est peut-être pas tant en prenant le parti du Hamas contre Israël que par simple conscience qu’il n’y a pas grand chose à attendre des perpétrateurs d’un abominable massacre, tandis qu’on peut en appeler à la raison d’un État de droit ! []
  2. …Les silencieux ou ceux qui se sont fait reprocher leur silence, comme Amnesty International, qui a tout à fait et immédiatement condamné l’action du Hamas mais dont certains éditocrates persistent à dire que ça n’est pas le cas. []
  3. Ma position personnelle : sans exactitude, sans discernement, on fonde son jugement sur ses préjugés, sur des manipulations,… Je ne vois pas comment il pourrait en sortir du bon. La justice, c’est aussi la vérité. Et se passer de vérification, au delà de la question « morale », c’est prêter le flanc à toutes ce que personne ne croie plus en rien ou y voie le prétexte à réfuter en bloc toute information qui l’indispose. []
  4. On a pu vérifier expérimentalement que les « neurones miroirs », la forme neurologique que prend l’empathie, s’activaient lorsque l’on s’identifie à une personne qui éprouve de la douleur, mais qu’ils peuvent rester inactifs lorsque nous considérons la personne en question comme « autre ». Et pire, dans ce dernier cas, non seulement notre niveau d’empathie est faible ou nul, mais il est même possible que les circuits neuronaux du plaisir s’activent. Bref : si on est supporter de l’OM et que l’on voit un camarade portant la même écharpe recevoir un coup, on ressentira de la douleur, mais inversement, si c’est un supporter du PSG qui reçoit le coup, on n’éprouvera pas sa douleur et on ressentira du plaisir. Sans tomber dans le psychoévolutionnisme rapide, j’ai tendance à en déduire que la concurrence entre tribus s’est révélée être une bonne stratégie de survie et donc une bonne stratégie du point de vue de l’évolution. Mais ce qui vaut pour un petit groupe dans des conditions extrêmes ne devrait pas valoir aussi pour opposer des ensembles humains constitués de centaines de millions d’individus regroupés de manière plutôt artificielle (nation, religion, idéologie, football,…). []
  5. Je renvoie le lecteur aux travaux d’Henri Laborit sur le stress. []
  6. Au passage, j’ai vu dans une vidéo une jeune femme d’origine maghrébine défendre, depuis la France où ses parents se sont installés il y a quelques décennies, que les israéliens devaient quitter le territoire où ils vivent aujourd’hui puisque leurs arrière-grands parents viennent d’Ukraine, de Lituanie ou de Tunisie. J’aurais voulu l’avoir face à moi pour lui demander si elle mesure ce qu’on peut immédiatement lui répondre : si on ne peut habiter que là où nos grands parents sont nés, que fais-tu là, toi ? []

La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

The last days of variétoche

En tant que citoyen, en tant que que mélomane, en tant que descendant d’irlandais (enfin peut-être), en tant qu’être humain, je ne peux plus me taire, je me dois de faire le point sur l’affaire Armanet-Sardou. Après tout, il semble que rien ne soit plus important cette semaine.
Oh, je sais bien ce que vous allez me dire. Eh bien ne me le dites pas.

Or donc, la jeune chanteuse Juliette Armanet, au cours d’une séquence vidéo sur un compte TikTok de la télévision publique belge francophone, a étrillé une chanson de Michel Sardou, Les Lacs du Connemara. Affirmant que c’était la chanson qui la dégoûtait, qui pouvait lui faire quitter une soirée. Elle a ajouté que la musique était « immonde », que les paroles avaient un « côté scout, sectaire », concluant par cette sentence : « C’est de droite, rien ne va. ».

Dans une séquence assez légère, Juliette Armanet devait réagir aux « unpopular opinions » d’auditeurs et d’auditrices : une femme qui n’aime pas la sensation du sable sur sa peau, un homme qui déteste les gens constamment positifs, une femme qui aimerait que la liste des morceaux joués à un concert soit donnée d’avance, et, donc, un homme qui prétend qu’une bonne soirée doit toujours se terminer sur Les Lacs du Connemara. C’est cette affirmation qui a déclenché la saillie énergique de Juliette Armanet.

Voilà bien le genre de choses qu’on dit, vite fait, comme ça, pour rire, ou pour rire à moitié, lors d’une interview, en mettant une emphase incongrue sur un sujet qui pourtant ne nous empêche pas de dormir — car je doute que Juliette Armanet soit, au jour le jour, morbidement obsédée par sa haine des Lacs du Connemara. Elle n’aime pas cette chanson, c’est comme ça, ce n’est pas grave. On a le droit de ne pas aimer une chanson.
Les gens qui aiment Michel Sardou devraient plutôt se réjouir qu’une femme qui n’a pas quarante ans sache encore le nom de ce chanteur qui, depuis des décennies, est surtout connu pour annoncer régulièrement mettre un terme à sa carrière, et ce dans une indifférence qui me semble assez générale. Juliette Armanet avait trois ans la dernière fois qu’une nouvelle chanson de Sardou est passée à la radio. C’était Musulmanes, en 1987. Mais non, on est en France et les gens préfèrent râler, voir le verre à moitié vide.
Sur Twitter et ailleurs, la polémique a été assez violente, et ça a été l’occasion de vérifier à la fois que beaucoup de gens aiment Les Lacs du Connemara, et que beaucoup de ces mêmes gens ne situent pas vraiment Juliette Armanet ni sa musique.

Lorsque Juliette Armanet aura comme Michel Sardou, vendu plus de 100 millions de disques, réalisé, 26 albums studio et 18 albums live, avec plus de 350 chansons, et reçu cinq Victoires de la musique, elle pourra oser ouvrir sa sale gueule de gaucho pour le critiquer.

Juliette Armanet est libre de dire de qu’elle veut des Lacs du Connemara. Je suis libre de dire qu’elle n’arrive pas à la cheville de Sardou, Revaux et Delanoë et qu’aucune de ses chansons ne vaut ce tube de 1981 ! (Eric Anceau, spécialiste de Napoléon)

Quand tu n’as pas de talent comme Yseult, Camélia Jordana, ou Juliette Armanet. Tu dois faire le buzz pour vivre, car tu ne vends pas de disques. Tu vis grassement de nos impôts comme France Inter, France Télé ou Libé.

(le dernier tweet ne manque pas de sel, car il émane d’un ancien policier, militant zemmouriste, qui est défavorablement connu de sa hiérarchie pour avoir cumulé onze ans d’arrêts-maladie en vingt-deux ans de service. Les contribuables apprécieront !)

Je vous épargne les considérations purement misogynes, le slut-shaming (à coup d’extraits de paroles se rapportant à la volupté), car elles sont tristement banales et ne nous renseignent guère que sur le sexe féminin de la cible des attaques, et sur le sexe masculin de leurs auteurs.
Si on tente de se faire une idée de Juliette Armanet uniquement en lisant les déclarations de ceux qui la conspuent, on apprend :

  • que c’est une chanteuse inconnue
  • qu’elle n’a pas de talent
  • qu’elle est jalouse
  • qu’elle parle sans connaître (mais ceux qui lui répondent semblent tout ignorer d’elle)
  • qu’elle n’a pas de respect envers un aîné et un professionnel
  • que c’est une fille à papa (mais que dire de Sardou, issu d’une dynastie d’artistes ?)
  • que c’est une « gauchiste », une « woke », une « bobo »
  • qu’elle fait de la chanson engagée

Curieusement, l’accusation — car c’est toujours une accusation lorsque la cible est réputée « de gauche » — d’être une « artiste engagée » émane de gens qui sont eux-mêmes assez précisément positionnés politiquement, et notamment positionnés à la droite de la droite, comme par exemple Éric Ciotti (« Michel Sardou, c’est la France tout simplement (…) Difficile à avaler pour la bien pensance ! ») ou Gilbert Collard (« Juliette Armanet, la sans voix, déclare son aversion pour « Les lacs du Connemara » de Sardou. Cherchez bien, dans le titre, on trouve un mot qui l’habille à merveille : Connemara ! » — au passage, je note qu’il est amusant de faire des jeux de mots en « conne » quand on s’appelle « Collard » mais je ne vais pas tirer sur l’ambulance !).
Entre un commentaire sur un fait-divers odieux et une célébration de l’Assomption de la vierge, ces deux responsables politiques ont tenu à faire connaître leur avis sur le sujet. Pour eux, Sardou n’est pas « de droite », il est juste normal, quoi. Je ne sais pas si Sardou est « de droite » mais il semble que beaucoup de ses défenseurs les plus énervés détestent ce qui est « de gauche », quoi que ça veuille dire.

Obnubilés par le burkini, MM. Ciotti et Collard se souviennent-ils que Michel Sardou portait le voile intégral dans un clip de 1987 qui tentait version bédouine des Lacs du Connemara ?

Personnellement, j’aime bien Juliette Armanet. Je n’ai pas écouté attentivement les paroles de toutes ses chansons, mais je n’ai pas été frappé par des textes politiquement engagés. Je doute qu’il faille halluciner un sous-texte communiste ou écologiste dans un joli vers tel que : « Le dernier jour du disco / Je veux le passer sur ta peau / À rougir / Comme un coquelicot ». Inversement, Michel Sardou est un chanteur non pas engagé (en général il vote comme la majorité, c’est lui qui le dit), mais bel et bien politique, puisqu’il a régulièrement chanté des chansons sur des sujets socio-politiques : la peine de mort (Je suis pour) ; la désindustrialisation (Le France) ; le dévoiement du communisme (Vladimir Illich) ; l’ingratitude envers les États-Unis (Les Ricains) ; contre les hippies (Madras) ; sur le changement de place des femmes dans la société (Être une femme) ou le fait que les gens soient en train de devenir trop instruits (Cent mille universités).
Sardou a toujours eu la réputation d’être « de droite », même si ça a parfois été sur un malentendu, comme avec Le Temps béni des colonies, qui raille la nostalgie coloniale plutôt que le contraire, ou Les villes de solitude, qui met en scène un type qui lorsqu’il a bu, a « envie d’éclater une banque » et « de violer des femmes » : comme avec Orelsan (Sale Pute) ou Eminem (Stan), une partie du public semble prendre la fiction pour le réel, ou au moins pour une forme d’aveu de pulsions sordides. Sentiment qu’on aurait tort de chasser d’un revers de main : la création artistique ou littéraire peut exprimer une violence habituellement refoulée, enfouie. Ce n’est pas une dérive, c’est sans doute au contraire une de ses vertus, une des choses qui donne un intérêt à l’Art : pouvoir transformer quelque chose de laid (ou de terriblement banal, comme l’amour ou le désir !) en quelque chose d’autre. Pas forcément quelque chose de beau, d’ailleurs, mais quelque chose d’autre.

Mais au fait, qu’est-ce que Les Lacs du Connemara, et cette chanson est-elle de droite ? On connaît l’Histoire : entendant le son de cornemuse d’un synthétiseur, Michel Sardou s’est dit qu’il serait amusant de faire une chanson écossaise. Ni lui ni son compositeur Jacques Revaux ni son parolier Pierre Delanoë ne connaissaient rien à l’Écosse, mais grâce à un prospectus sur l’Irlande (qu’ils ne connaissaient pas plus), ils ont décidé de créer une chanson sur une région de la côte Ouest de l’Irlande, célèbre pour ses collines (d’où la chanson The Hills of Connemara, consacrée à l’alcool fait maison).
Les paroles comme la musique sont d’un exotisme en toc qu’on qualifierait désormais d’appropriation culturelle, mais chaque année les Irlandais sont surpris de voir débarquer des français (et pour on ne sait quelle raison des néerlandais) à la recherche de lacs particulièrement notables dans la région du Connemara où, ai-je entendu dire, cette chanson est plutôt moins célèbre que Un clair de lune à Maubeuge. Les paroles ne sont pas spécialement politiques, donc, et son interminable énumération de toponymes et de patronymes gaéliques (Tipperary, Barry-Connelly, Galway, Connors O’Connolly, Flaherty du Ring of Kerry,…), la rend de toute façon en grande partie inintelligible.

Au début des années 2000, Michel Sardou est sorti de sa semi-retraite pour relancer les droits d’auteur de son catalogue en participant à la Star Academy. Il essayait de se rappeler des paroles des Lacs du Connemara, qu’il chantait un peu faux tandis que les vingtenaires qui l’entouraient faisaient semblant de voir en lui le plus grand chanteur français (comme ils l’ont fait avec Johnny Halliday et d’autres), c’était terrifiant. Au point que la séquence, à jamais gravée dans ma mémoire, ne se trouve pas en ligne.

Sardou a immédiatement douté du résultat et hésitait à sortir le disque, un peu comme Jacques Brel qui n’aimait pas son Amsterdam : nul n’est prophète en sa discographie. Le succès fut phénoménal, et trente ans plus tard, cette chanson est devenue une bernique du patrimoine musical français, il semble impossible de s’en débarrasser. Il faut dire que, quoi qu’on en pense, l’air est un ear worm qui s’installe irrésistiblement dans les tympans et les consciences. Cette considération justifie, à mon sens, une forme d’hostilité, car une chanson médiocre n’a jamais été un problème, mais une chanson médiocre que l’on fredonne malgré soi, ça c’est un problème. Et quand les plus insupportables cousins d’une branche maudite de la famille semblent exulter lorsque le deejay du mariage passe cette chanson, eh bien on peut entendre la rage de Juliette Armanet. Pour ma part, j’ai fait la paix avec cette chanson, je la vois comme un mauvais moment à passer, entre Voyage voyage, Les Démons de minuit et Viens danser : pour on ne sait quelle raison mystérieuse, il semble que la playlist de chaque mariage français contienne de variété pas terrible des années 1980, alors même que cette décennie regorge de chefs d’œuvre. Face aux promesses tragiques du monde qui vient, je comprends très bien la régression vers les années 1980, qui se trouvent être celles de mon adolescence, mais pourquoi cela doit-il passer par la mauvaise musique de l’époque ? Ce mystère est vertigineux. Peut-être que c’est ça, être réactionnaire : non seulement être nostalgique (ce qu’on aurait tort de ne pas être, car un jour on mourra, tout ce qu’on a, tout ce qu’on a eu, on le perdra, alors autant le regretter déjà — je me comprends), mais être nostalgique des trucs les plus nuls et amnésique du reste. C’est peut-être de ça que parlait Juliette Armanet en disant « c’est de droite, rien ne va », je n’en sais rien.

Je prédis la fortune à la personne qui inventera pour la musique l’équivalent du tire-tiques pour les tiques. Meuhnon je ne dis pas que Sardou est une tique. Mais sa chanson, oui.

Ceux qui reprochent à cette jeune chanteuse, du haut de ses ventes modestes, de manquer de respect envers un chanteur aux millions de disques, commettent plusieurs erreurs. La première, c’est que même si eux ne connaissent pas Juliette Armanet, celle-ci vend des disques, il est erroné d’imaginer que ses considérations irrespectueuses envers Michel Sardou constituent une tentative de « faire le buzz » pour se faire connaître. Non seulement ce n’est pas une inconnue du public, mais elle fait même partie d’une certaine relève de la chanson de variété. Comme Sardou, elle est chevalier des Arts et Lettres. Sa carrière n’a que quelques années, il est difficile de dire si dans cinquante ans elle aura vendu autant de disques que l’interprète des Bals populaires, mais est-ce la question ? Le droit d’avoir une opinion en musique est-il indexé sur les ventes de disques ? À vingt-huit ans, Aya Nakamura a vendu un demi-millions d’exemplaires de son dernier album, est-ce que ça rend ses paroles plus intéressantes que celles de Meryl, qui a à peu près le même âge et que vous ne connaissez pas ? (je vous recommande son single Coucou).
Et enfin, si il faut avoir vendu autant de disques que Sardou pour être autorisé à le critiquer, faut-il avoir vendu autant de disques que Juliette Armanet pour avoir un avis sur son avis ? Certains ont même dit à Juliette Armanet qu’elle pourra s’exprimer lorsqu’elle aura composé autant de tubes que Sardou. Mais c’est impossible : Sardou est un interprète, pas un auteur-compositeur (co-compositeur à la rigueur), au contraire de Juliette Armanet.

Je remarque qu’au cours des douze dernières années, j’ai tweeté des dizaines de fois le nom « Michel Sardou » !

Bon, enfin bref, une plutôt bonne chanteuse n’aime pas une une plutôt mauvaise chanson, on s’en fiche, mais on est le quinze août, ça distrait, ça nous permet de ne pas penser au retour du covid, aux afghans noyés dans la Manche, aux afghanes persécutées, aux iraniennes persécutées, à l’Ukraine, à l’inflation, à l’augmentation des tarifs ferroviaires, à la sécheresse, aux incendies ou encore à l’entrée de l’Université de Poitiers dans le top 900 du classement de Shanghai. Ça nous permet de ne pas penser à toutes ces choses auxquelles nous ne pouvons rien.
Ah tiens, l’auteur de Bonne nuit les petits est mort dimanche.