Archives mensuelles : août 2013

Où est passée la démocratie ?

(brouillon de brouillon, sur un sujet qui mériterait un peu de rigueur. Disons que c’est un début, il y a bien plus à dire)

En 2011, la pression de la rue Égyptienne a permis l’éviction du président Hosni Moubarak puis, un an plus tard, la tenue d’un scrutin démocratique qui a abouti à l’élection du président Mohamed Morsi, lié aux frères musulmans. Les révolutions sont souvent initiées par des classes moyennes éduquées, mais apparemment pas assez éduquées ou trop optimistes pour admettre que ce genre de mouvement leur échappe immanquablement et aboutit à une prise en mains du pouvoir par des despotes, généralement soutenus (parfois démocratiquement) par une masse populaire dont la puissance est inversement proportionnelle à la juste compréhension des enjeux, et par des militaires et des groupements financiers qui ont leur propre logique et ne cherchent pas forcément le bénéfice commun. Les Égyptiens qui viennent de renverser Mohamed Morsi dernièrement ne l’ont pas fait parce qu’il était lié à un islam fondamentaliste, comme on aime se le faire croire de par chez nous — cela correspond mieux à notre vision du bien et du mal —, mais avant tout parce que l’amélioration de leurs conditions de vie n’a pas été celle qu’ils espéraient ou qu’ils l’ont jugée trop lente. À présent, des intellectuels du pays se demandent s’il ne faudrait pas empêcher les partis religieux de se présenter aux élections, ou interdire aux illettrés de voter1.
On comprend leur point de vue, mais ils prennent la question à l’envers : pour que les illettrés ne votent pas, il faut avant tout supprimer l’illettrisme. Si le petit peuple égyptien n’a pas de conscience politique, c’est avant tout parce qu’il a été sciemment dés-éduqué pendant des décennies, à coup de questions religieuses et nationalistes, mais privé de voix sur les questions qui le concernaient plus directement, car malgré la tenue d’élections, le régime instauré par Moubarak était un régime à parti unique.
On ne peut pas imaginer de légitimité démocratique sans que l’ensemble de la société ait le droit de débattre et de faire connaître son opinion — après tout, on ne demande pas aux gens s’ils sont illettrés pour les soumettre à l’impôt, à la loi ou à quelque autre obligation envers la communauté —, mais on ne peut pas non plus imaginer de démocratie sans éducation. La conclusion logique est que tout le monde doit bénéficier d’une éducation, d’une véritable compréhension des enjeux et du fonctionnement de la vie politique.

Et chez nous, comment ça se passe ? Le climat est plus pacifié, mais la démocratie reste bien incomplète, et à mon avis, régresse fortement. Dans nos pays occidentaux prospères, de nombreuses astuces ont été mises au point pour confisquer sa voix au peuple. La première, c’est d’installer un climat d’indifférence et de résignation : on se dit que les affaires sont prises en charge par des partis qui, malgré leurs différences réelles, ne changent pas grand chose à la marche du pays. C’est cette mollesse de la démocratie installée qui fait sortir de leurs gonds les amateurs de révolutions, comme Alain Badiou que j’ai entendu dire à l’émission Ce soir ou jamais que la présidence de Hollande était quelque chose de pire que le Grand Bond en avant ou la Révolution culturelle en Chine2, puisque dans le système démocratique, rien ne change brutalement. Effectivement, mais comme disent les informaticiens, it’s not a bug, it’s a feature : la démocratie telle que nous l’entendons ici sert avant tout à permettre des changements sans destruction ni violence. Enfin en théorie, car il y a des destructions invisibles et des violences sourdes dont la sournoiserie et le caractère progressif rend toute résistance impossible. Je suppose que c’est exactement de ça que parle Badiou d’ailleurs.
Le manque de foi dans la capacité des politiques à améliorer le monde et le manque de conscience politique parmi les citoyens me semblent servir à confisquer la démocratie, dans un climat d’indifférence quasi-générale. Mais l’outil le plus efficace de ce processus, c’est l’encouragement à l’individualisme, au sens le plus égoïste, le doute porté sur le peu de services publics qui nous restent (Poste, SNCF, sécurité sociale, etc.), et le découragement de toute tentative d’action collective.

petit_porteur

Je lisais aujourd’hui qu’un dénommé Grégoire Jovicic a créé en 2010 une association de petits porteurs d’actions Vivendi3. Dans le système boursier, les petits porteurs sont souvent exploités : on veut bien de leur argent, on en a besoin, même, mais il est hors de question qu’ils disposent de pouvoir. Or une action est en théorie une part du capital d’une entreprise, mais c’est aussi une part de pouvoir de décision. Ici, les petits porteurs ruinés (l’action est passée de 180 à 8 euros entre 2001 et 2002) ont tenté de s’allier pour se défendre collectivement, mais voilà : il est interdit à un particulier non qualifié d’offrir un conseil juridique, et c’est à ce prétexte que Vivendi attaque le petit porteur en colère. J’ignore si le procès sera gagné par Vivendi mais c’est évidemment un avertissement à quiconque voudrait se lancer dans ce genre de démarche collective. Comme la démocratie, le droit s’apprend, et ce savoir (et donc ce pouvoir) échappe au simple particulier, qui n’a que peu de recours face à la machine judiciaire. Depuis des années, on annonce régulièrement la création d’un système de « recours collectif » (class actions) qui permettrait à un groupe d’individus de se défendre contre une organisation, mais un tel dispositif, promis par tous les gouvernements depuis près de dix ans, n’existe toujours pas.

Cette histoire de petits porteurs qui n’ont pas le droit de se fédérer est anecdotique, mais elle montre où se trouve réellement le pouvoir. L’Inde n’est pas « la plus grande démocratie du monde », nous disent les correcteurs du Monde4, les États-Unis non plus, qui installent des dictatures où ça les arrange et font fi de tous les principes moraux dès lors qu’il est question d’argent et de pouvoir, c’est à dire tout le temps. La Grande-Bretagne, en forçant dernièrement le Guardian à détruire des disques durs contenant des informations gênantes, a montré son niveau de démocratie. La France, avec ses lois sur la diffamation qui permettent de condamner des innocents qui disent la vérité sur des coupables qui mentent, et qui protège mieux les multinationales que les individus, est plus que suspecte aussi. Etc., etc. Je me demande si le titre de « plus grande démocratie du monde » ne devrait pas revenir à la République de San Marin, peuplée de trente mille habitants qui ont tous le droit et le devoir de s’occuper des affaires publiques de leur pays. Mais peut-être me fais-je des idées.

  1. cf. le Courrier International de cette semaine, page 11. []
  2. Notons qu’Alain Badiou n’est pas allé vivre en Chine à ces époques et qu’il est un peu facile, a posteriori, confortablement installé dans ses charentaises, de philosopher sur l’horreur de la social-démocratie comparée à l’enthousiasme révolutionnaire. []
  3. Ancienne Compagnie Générale des Eaux, Vivendi est une société multinationale spécialisée dans la communication et le divertissement. Canal+, SFR, Universal music, Activision Blizzard, c’est eux. Cette société a été séparée de la partie « environnement » de la Générale des eaux, devenue Vivendi environnement, puis Veolia environnement. La création de la générale des eaux, en 1853, est intimement liée à l’utopie capitaliste du XIXe siècle et aux théories de l’entrepreneur saint-simonien Prosper Enfantin, dont le nom est lié notamment aux débuts du chemin de fer et à la création du canal de Suez. Le développement d’un réseau de distribution d’eau s’inscrivait dans le même mouvement de modernisation économique et industrielle du pays. Le succès de la générale des eaux a permis la fondation de la Société Générale, un des poids lourds de la banque française, nationalisée à la libération puis privatisée quarante ans plus tard. En 1982, Mitterrand avait fait acheter la Générale des Eaux par la France pour trois milliards de francs et demi. Le principe de la vague de nationalisations sous Mitterrand, inscrite au programme commun, est de renforcer le pouvoir de l’État et d’empêcher que certaines ressources essentielles, comme l’eau, soient laissées à la merci du marché et de la spéculation. En 1987, toujours sous la présidence de Mitterrand, mais sous le gouvernement de Jacques Chirac, la compagnie a été vendue un peu moins du double de sa valeur d’achat : en apparence, une bonne affaire pour l’État… []
  4. cf. La plus grande ânerie du monde. []

La religion, un mal ?

Mona Chollet a publié un article intitulé « Oui mais quand même, la religion, c’est mal » – Montée de l’islamophobie et banalisation du fémonationalisme. Étayé par de nombreux éléments pertinents, cet article s’en prend d’abord au recours à l’anti-cléricalisme comme déguisement acceptable pour un rejet qui vise toujours les mêmes : les musulmans, voire les arabes.

...

à gauche, une militante Femen envoie un signe hostile aux éventuels supporters de l’équipe turque Galatasaray qui voudraient venir soutenir leur équipe à Lviv. La jeune femme qui pose nue, une couronne traditionnelle ukrainienne de fille à marier sur la tête, entourée de deux jeunes hommes aux poings serrés, porte le nom et les couleurs de son club, Karpaty, sur sa peau. Les Femen sont habituées au mélange des genres et aux protestations tous azimuths, mais ici, la revendication était (la photo date de 2010) clairement xénophobe et nationaliste. À droite, des supporters du Galatasaray, équipe actuellement entraînée par une femme, Duygu Erdoğan, situation qui est loin d’être banale dans le monde du football.

Effectivement, les Femens, Caroline Fourest ou Charlie Hebdo, qui se disent en croisade contre toutes les oppressions religieuses, semblent parfois focaliser leur combat sur l’Islam et sur les musulmans, renforçant sciemment ou non les théories de « choc des civilisations » en vogue, et ce en se réclamant de buts louables : liberté, féminisme, humanisme, lutte contre l’homophobie. Leur indignation parait souvent assez sélective. Par exemple, si un musulman commet une horreur en criant « Allah Akbar », ou profère une menace de mort, il représentera, selon certains, un milliard de personnes, tandis qu’un chrétien qui fait quelque chose de semblable se verra présenté comme un fou isolé ou soupçonné d’avoir été conditionné par un groupe sectaire. Ce qui est généralement vrai, du reste, mais pourquoi refuser la même grille d’analyse dès lors qu’il s’agit d’Islam ?
Depuis que les journaux télévisés parlent abondamment d’Islam fondamentaliste (depuis la guerre civile en Algérie, au début des années 1990 ?), on utilise le mot « modéré » pour qualifier tout musulman « normal », et ce mot « modéré » est un poison, car il sous-entend une retenue, une contention, et signifie donc que ce qui n’est pas « fondamentaliste » est, en quelque sorte, tiède, constitue une version diminuée d’une pratique religieuse dont l’essence brute serait l’extrémisme. Le « modéré », c’est celui qui est à deux doigts d’abandonner la foi, si l’on se fie aux écrits des premiers chrétiens1 comme, sans doute, au Coran. Il faudrait comparer méthodiquement le vocabulaire médiatique employé pour qualifier les fidèles de telle ou telle religion, mais je doute que l’on entende souvent parler de « chrétiens modérés » pour qualifier les gens qui vont à la messe tous les dimanches.
Les leçons d’histoire ou de théologie improvisées par ceux qui jettent un œil rapide à tel ou tel texte relèvent à mon avis de ce que les psychologues nomment le « biais de confirmation » : on croit ce qui va dans le sens de ce qu’on croyait déjà et on ignore ce qui contredit nos préjugés, ou même, on esquive toute occasion de confronter nos préjugés à une réalité opposée.

Entre autres « traitements de faveur » dont bénéficie la civilisation islamique, je trouve ahurissante la manière dont certains ignorants pontifient sur la non-originalité de la science arabe médiévale, qu’ils résument à une simple conservation de l’héritage grec, ignorant l’apport extraordinaire que constituent la médecine, l’astronomie et les mathématiques arabes, notamment. On crédite même le grand physiologiste Ibn Nafis (XIIIe siècle) de l’invention de la science-fiction, avec son roman le Theologus Autodidactus (dont je ne connais pas de traduction française). La science arabe a en réalité énormément pesé sur la naissance de l’université et de la science dans les pays chrétiens, où les velléités de progrès dans le domaine ont longtemps été bridées par les religieux, au nom de leurs certitudes ou de leurs tabous.

La vie de Mahomet

La vie de Mahomet, par Charb et Zineb, tome 2. En quatrième de couverture, Charb explique qu’il a été respectueux de l’histoire de Mahomet et s’est interdit tout humour ou recul critique. De fait, le scénario de cette bande dessinée intéressante est une bonne synthèse et ne peut choquer aucun connaisseur du Coran et des Hadiths, si ce n’est que le dessin, par lui-même, induit une distance puisqu’il est intrinsèquement comique — mais il est vrai que ce dessin ne constitue pas un traitement de faveur particulier, puisque Charb dessinera de la même façon n’importe qui. Reste qu’il n’a pas encore fait de « vie de Jésus » ou de « vie de Moïse », et le jour où il le fera, il sera difficile de penser que ça n’aura pas été pour donner le change face à cette critique précise.

On peut aussi créditer l’Islam des origines de l’établissement théorique d’une ébauche de droit des femmes (certes bien imparfait, douze siècles plus tard), ou de l’anti-racisme. Sur ce dernier point, même si des siècles plus tard, des musulmans ont utilisé l’histoire de Noé et de Cham comme prétexte religieux pour justifier la traite des noirs2, le prophète avait, lui, pris sous sa protection Bilal l’éthiopien, premier Muezzin, et affirmé à son sujet que l’arabe n’est pas supérieur au non-arabe, que le blanc n’est pas supérieur au noir, si ce n’est par la piété — affirmation qui est bien entendu à double-tranchant et relève du chantage, puisqu’elle impose la conversion à celui qui veut être l’égal de son prochain. L’Islam a aussi théorisé la co-existence avec d’autres religions (enfin avec les deux religions que Mahomet considérait comme ancêtres de la sienne), et plusieurs grands savants arabes sont en fait chrétiens ou juifs, mais ont pu travailler sous la protection de dirigeants musulmans, peu de temps après l’époque où Charlemagne faisait assassiner les non-chrétiens qui avaient le malheur de fouler la terre chrétienne dont il voulait préserver la sainteté. Pour l’anecdote, ce sont les conversions autoritaires et les massacres de païens par Charlemagne qui ont provoqué la colère des paisibles marchands scandinaves, devenus pillards (Vikings) pour quitter leurs fjörds à la belle saison et aller vider les abbayes et les églises situées sur le long de la Seine, de la Loire ou de la Garonne de leurs trésors, activité qui, a provoqué la circulation de fortunes jusqu’ici dormantes, offrant une subite vitalité économique au monde chrétien, devenu grâce à cela suffisamment dynamique pour construire une quantité énorme d’édifices religieux (le fameux « blanc manteau d’églises » évoqué par Raoul le Chauve), mais aussi pour se lancer dans l’aventure des croisades, lesquelles ont, en deux siècles, provoqué la fin de l’âge d’or islamique tout en permettant à la science des pays catholiques de profiter des découvertes des savants arabes. Malgré la prise de Byzance quelques siècles plus tard, le monde musulman a perdu toute la vigueur de ses premiers siècles au terme des croisades, et l’Islam (hors empire Ottoman sans doute) est devenu, dans l’imaginaire des colonisateurs européens en tout cas, la religion du « mektoub », d’une certaine résignation face au destin, une religion tournée vers le passé et les contes de féés (ou de djinns); vaguement soupçonnée d’être associée à des coutumes cruelles et, en tout cas, écartée de toute possibilité de se moderniser — vision des choses bien commodes pour établir la domination condescendante des colons européens. On peut imaginer l’intérêt ou l’espoir que représente, pour de nombreux musulmans, la vigueur et la fierté recouvrées de l’Islam revendicateur qui est né avec la décolonisation et les pétrodollars.

Les vrais historiens trouveront sans doute ma manière de faire le récit de plus d’un millénaire d’histoire humaine un peu cavalière, j’accepte par avance cette critique. Je voulais donner la vision que j’ai des choses pour expliquer que je trouve bien bête ce tweet de Richard Dawkins :

dawkins

J’aime beaucoup Richard Dawkins pour son Gène égoïste, et pour son invention de l’idée de mème, qui est au monde des idées ce que le gène est au vivant3. J’ai bien aimé son God Delusion (Pour en finir avec Dieu, en français) et je ne suis pas gêné par son athéisme militant, je fais même partie de ses centaines de milliers de followers sur Twitter — ceci dit, beaucoup desdits followers sont des adversaires déclarés du biologiste britannique et ne le lisent que pour le couvrir de tombereaux d’insultes ou pour tenter de lui démontrer que Dieu est partout puisqu’il n’est nulle part.
Mais en émettant une vérité cruelle sur le monde musulman, Dawkins n’est plus dans son combat contre l’irationnel, il affirme une supériorité des pays chrétiens sur les pays musulmans, en faisant de l’Islam la cause même de la faible vigueur des universités en sciences dures des pays musulmans.
Or la cause, la vraie, ce sont les croisades et la reconquista, c’est la colonisation, c’est la décolonisation et les régimes autoritaires et nationalistes qui ont été mis en place soit pour permettre cette décolonisation, soit pour qu’elle reste profitable aux ex-colonisateurs, selon les cas.
Quand Dawkins ajoute que le monde musulman tout entier a produit moins de prix Nobels que la seule université de Cambridge4, il n’évoque pas le fait que la prospérité britannique s’est construite sur le dos de ses colonies, protectorats, mandats et dominions (autant pour la France, bien sûr, l’autre grand empire colonial). Il ne se demande pas si les régions minières sinistrées de Grande-Bretagne ont produit autant de Nobels que les habitants des beaux quartiers de Londres. Il ne dit pas que le manque d’instruction a été encouragé dans de nombreux pays pour que l’on puisse en spolier les matières premières.
Mettre tous ces problèmes sur le dos d’une religion est un peu court, et l’exprimer par ce genre de phrases déterministes, plutôt insultant et pas vraiment digne de quelqu’un qui représente la science dans l’esprit du public.
L’insulte, le mépris, est bien la grosse erreur que peuvent commettre les athées, qui pensent que leur lucidité vis à vis d’entités divines imaginaires est la garantie chez eux d’une clairvoyance universelle.
Sur ce point, et bien que ce genre d’attitude me vienne facilement, je peux difficilement ne pas rejoindre Mona Chollet.

Le sanctuaire de Lourdes : tais-toi et prie ! (photo : bibi)

Le sanctuaire de Lourdes : tais-toi et prie ! (photo : bibi)

Mais en même temps, je persiste à considérer les religions avec hostilité, et notamment les religions monothéistes prosélytes à vocation universelle et exclusive5, à savoir le Christianisme et l’Islam.
En tant que systèmes de croyances, ces religions ne me gênent pas énormément : si les gens ont envie de croire que les hosties transsubstantiaionnent ou qu’il faut embrasser un aérolithe enfermé dans un cube géant après avoir effectué sept circumambulations pour faire pardonner ses pêchés, très bien. Mais une religion n’est pas qu’une somme de croyances, c’est aussi un outil de domination. On remarque que les dieux, et notamment les dieux uniques, que l’on ne peut contester puisqu’ils n’ont pas de concurrents, ont toujours des exigences précises sur les détails de la vie : mange pas ci ! debout ! fais pas ça ! assis ! porte ce chapeau : couché ! De manière assez rusée, les ordres les plus irrationnels sont enrobés dans une morale de bon sens (il ne faut pas tuer et ne pas voler) qui n’a évidemment besoin d’aucun support surnaturel irrationnel pour exister, mais que les religieux parviennent à faire ensuite passer pour leur invention — je suis toujours épaté par le nombre de non-croyants qui voient la religion comme un mal nécessaire pour inculquer une moralité aux esprits faibles. La morale n’a jamais eu besoin de Dieux, et au contraire, les Dieux sont souvent prompts à proposer des amendements à la morale élémentaire : ne mens pas, sauf à l’infidèle ; ne tue pas, sauf le mahométan ; ne vole pas ton prochain, mais pille les richesses des païens ; tous les hommes sont égaux, sauf ceux qui n’embrassent pas la même foi que toi.
Par les rites qui ponctuent l’existence, les religions servent à souder les sociétés, à relier les gens autour d’un système de croyances et de pratiques (y compris pratiques sociales, comme le degré de pudeur et les formules de politesse, ou encore les pratiques relatives à l’hygiène), et cela explique qu’il soit si difficile d’y renoncer, mais cela explique aussi que des religions théoriquement universelles puissent si facilement devenir un support au nationalisme ou au communautarisme — il existe des gens qui croient sincèrement que leur dieu veut faire gagner leur équipe de football, quand bien même il est aussi le dieu de l’équipe adverse. Dans l’idée de certains, dieu n’est que le principe immatériel et improbable qui fait exister une communauté en tant que telle. On peut être chrétien sans le moindre résidu de foi, mais parce qu’on ne s’imagine pas renoncer au mariage religieux, au baptême ou aux offices funèbres6, et qui bien entendu fêtent Noël ou achètent des cadeaux à Pâques. Je connais aussi des musulmans qui ne pratiquent pas leur religion, qui se décrivent comme agnostiques (manière polie de dire qu’on est athée, bien souvent) mais qui font le Ramadan, soit pour faire plaisir à leurs parents, soit par habitude, soit parce que la fête qui suit la rupture de jeûne n’a pas de sens sans jeûne, ou quelque chose comme ça. Je me souviens de l’histoire d’une fille qui mangeait une barre chocolatée dans la rue et qui a reçu une lourde claque de la part d’un inconnu qui l’a au passage traitée de prostituée parce qu’elle osait manger pendant le Ramadan. Cet homme avait jugé que la jeune femme, d’origine maghrébine, devait se conformer à la contrainte religieuse, parce qu’elle était, pour reprendre le mot si décrié de Nicolas Sarkozy, « d’apparence musulmane ». On voit dans cette histoire que la religion n’est pas pas qu’une affaire intime de foi et d’adhésion individuelle, mais bien aussi un outil pour constituer les identités communautaires, au détriment de l’identité individuelle.

En cas de grosse demande, il faut brûler un gros cierge à 150 euros (Lourdes, le sanctuaire, photo bibi).

En cas de grosse demande, il faut brûler un gros cierge à 150 euros (Lourdes, le sanctuaire, photo bibi).

C’est parce que la religion est rarement un véritable choix intellectuel qu’il faut s’en défier — si l’on chérit la liberté, et notamment sa propre liberté7 —, mais c’est aussi pour cette raison, paradoxalement, qu’il faut la respecter, parce que les croyants considèrent leur religion comme une partie d’eux-mêmes, qu’ils aient été convertis de fraîche date ou qu’ils héritent leur foi de leurs ancêtres. On ne fera jamais de mal à un dieu en l’insultant, ce sont ses fidèles qui prennent l’insulte pour eux, qui en sont fâchés ou qui se sentent humiliés. Par ailleurs, en disant à des croyants des vérités sur leurs dieux, on fait les affaires de leurs prêtres, qui savent que le martyre, la censure ou l’interdiction éprouvées, le crachat ou l’insulte reçus, sont autant d’outils de communication, de conversion ou de renforcement de la foi. Du reste, ce qui peut rendre l’Islam dangereux, ce n’est pas la fantaisie de ses textes fondateurs (lisez les autres, vous m’en direz des nouvelles) ni des croyances associées, mais bien le constant sentiment d’humiliation que ressentent ses adeptes, sentiment qui est justement provoqué par le manque d’estime ou de sympathie avec lequel on les traite.
Bref bref bref, la religion n’est pas toujours un bienfait, elle n’est pas logique, elle n’est pas fondée, mais il faut faire avec, sans pour autant se laisser trop faire. Ce n’est pas forcément incompatible, c’est un équilibre à trouver.

  1. Paul, dans la première épître aux Corinthiens, explique que l’important n’est pas de participer, mais bien d’être le plus zélé croyant : « Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu’un seul remporte le prix ? Courez de manière à le remporter ». Corinthiens I 9:24. Je pourrais citer aussi l’histoire affreuse d’Ananias et Saphira (Actes 5:1), assassinés car ils n’avaient légué à la communauté qu’une partie de leurs biens, et non la totalité, histoire qui est depuis utilisée pour expliquer que la foi n’existe pas à demi. []
  2. Cham, censé être le père de tous les noirs, a vu son père ivre et nu et est allé demander de l’aide à ses frères Sem et Japhet, qui ont recouvert Noé d’un manteau. Comprenant qu’on l’avait vu nu, Noé à demandé à ses deux autres fils qui avait vu sa nudité, et ceux-ci ont désigné Cham, qui a été maudit, avec sa descendance, pour ce crime. Noé a un côté « white-trash » assez sordide, pas étonnant qu’il reste le modèle des survivalistes américains. Cette histoire, plus que celle d’Adam et Eve, est la justification théorique de la pudeur dans la pratique du judaïsme et des religions qui s’en sont inspirées. []
  3. Malheureusement, le mot mème a été popularisé récemment pour décrire les vogues humoristiques sur Internet. []
  4. Il précise « Trinity college », le collège de la Trinité, dont le nom se rapporte clairement au Christianisme. []
  5. Il existe des religions non-exclusives, notamment en Asie : on peut être Shintoïste et et Bouddhiste, ou être Bouddhiste et un peu taoïste, un peu confucianiste, et pratiquer le culte des ancêtres de la religion traditionnelle chinoise. Si le Christianisme et l’Islam ne sont pas toujours bien vus en extrême-orient, et notamment en Chine, c’est parce que ces religions refusent la cohabitation avec d’autres dans le cœur du croyant. À ce sujet, on peut voir à Lourdes une quantité de d’hindous qui viennent déposer des cierges ou prier : ils savent qu’il s’agit d’un lieu catholique, mais ce qui leur importe est plutôt de se recueillir dans un lieu « saint », et il y en a peu de ce genre en Europe… []
  6. Je me souviens d’un ami juif qui râlait à l’enterrement civil d’un ami commun, en disant qu’il aurait fallu une messe, car les curés sont des professionnels de la mort. []
  7. La religion n’est pas seulement une menace pour la liberté. Elle serait aussi, si on en croit une méta-étude publiée par la Personality and Social Psychology Review qui synthétise une soixantaine de travaux réalisés sur près d’un siècle, adversaire de l’intelligence, au sens où la capacité à raisonner des croyants serait inférieure à celle des non-croyants. Entre autres explications proposées, les chercheurs avancent que les gens intelligents peuvent se sentir moins attirés par les explications du monde irrationnelles, ou que, accédant généralement à un meilleur milieu socio-culturel, les gens les plus intelligents ont plus d’estime d’eux-mêmes et ont moins besoin de religion. Bien entendu, s’il suffisait d’être athée pour être intelligent et si aucun religieux ne pouvait l’être, ça se saurait, et bien entendu, l’intelligence n’est pas une chose aisée à définir. []

Cachez ce voile…

Nouvelle proposition idiote de la semaine, qui émane du Haut conseil à l’Intégration : interdire le port du Hijab à l’université. Le Hijab c’est ce voile plus ou moins important qui cache la chevelure des femmes qui le portent1. Le Hijab déplaît, car beaucoup y voient le signe d’une pente fatale de la radicalisation de l’Islam en France et pensent qu’il indique une explosion du nombre des conversions2, qu’il mène forcément au Niqab (le voile intégral), qu’il est imposé par une pression communautariste inamicale dans certaines cités de banlieue, ou imposé par des pères, grands frères ou époux autoritaires, etc3.

(j'ignore l'origine de cette image)

Punk ou Hijab : deux moyens de faire peur juste par son apparence vestimentaire (image piquée à Carl Johan Heickendorf)

Je l’ai déjà dit souvent : je suis personnellement contre la religion, non pas parce que je sais très bien qu’il n’existe aucun dieu véritable nulle part, mais bien parce que je n’aime pas voir le goût du sacré, de la spiritualité, de la cérémonie, l’envie d’être ensemble ou la soif de transcendance (goûts qui peuvent servir à faire de si belles choses) être « hackés », comme autant de fragilités de la psyché humaine pour servir ceux qui savent les exploiter au bénéfice de leur appétit de pouvoir et d’argent. Car c’est la clef de toute religion : d’improbables entités surnaturelles servent à établir et instituer la domination de certains humains sur d’autres humains.

Mais les propositions régulières de légiférer le voile ne sont pas motivées par l’envie que l’homme s’émancipe de ses dieux, ce qui ne serait déjà pas une bonne idée4, mais plus vraisemblablement par la peur que suscite en France une partie de la population du pays : les enfants ou petits enfants d’ex-colonisés qui, contrairement, à leurs parents ou grands parents, ont des revendications, vivent comme une injustice d’être des citoyens de troisième classe, et ne veulent plus raser les murs. La logique que devrait comprendre le « Haut commissariat à l’Intégration », c’est qu’il est naturel que ceux qui se sentent exclus décident de se resserrer autour de communautés, en réinventant l’histoire ou la religion de leurs aïeux. De même que les martyrs montrent fièrement leurs stigmates, les victimes d’exclusion finissent par revendiquer ce au nom de quoi on les exclut, à savoir leurs origines fantasmées. Et les signes religieux ou les exigences liées à la religion sont un des moyens5 de revendiquer ces origines, un moyen d’autant plus puissant qu’il permet de se constituer en groupe. Tout ça est évident, et le jour où la société française ne fera pas de différence entre un Jean-Pierre et un Abdelkrim, le jour où on ne regardera pas un noir dans une librairie comme s’il s’était s’est trompé de magasin6, le jour où la télévision cessera d’avoir honte des accents régionaux, et le jour, bien sûr, où l’identité masculine ne se construira pas dans le mépris de ce qui est considéré comme relevant d’une identité spécifiquement féminine, on peut imaginer que beaucoup de tensions auront disparu, puisque les problèmes qui les auront causé auront disparu aussi.
On ne supprime pas une maladie en cachant ses symptômes, il faut trouver ses causes.

L’Université

L’Université a une certaine tradition de liberté. Lorsqu’elle a été véritablement inventée, au Moyen-âge, elle a été le lieu privilégié pour discuter de questions totalement taboues dans le reste de la société. C’est à l’Université qu’a été donné le privilège d’étudier le corps humain et son fonctionnement par la dissection. C’est à l’université aussi qu’on a eu le droit de débattre publiquement de questions théologiques, voire même de l’existence de Dieu, et de comparer les religions. S’il n’était sans doute pas possible de remettre en question trop violemment les fondements de la foi sans courir certains risques, des arguments plutôt subversifs pouvaient être exprimés au cours des disputationes scolastiques7. C’est à l’Université qu’on s’est penché sur d’autres cultures, d’autres langues, d’autres époques, où on a réfléchi à de nouveaux paradigmes scientifiques, et c’est peut-être même à l’Université qu’on a établi la supériorité de la recherche de vérité sur la vérité révélée ou établie, autant dire de la science sur la religion et l’absolutisme politique : il ne s’agit pas du lieu d’enseignement d’un savoir officiel, mais du lieu où s’élabore la connaissance. Il ne faut bien sûr pas se montrer trop angélique à ce sujet, mais l’Université a donc souvent été un lieu de la liberté de penser (souvent encadrée par les États, certes).
Refuser l’entrée à l’Université de certains vêtements, de certaines idées, de certaines personnes, c’est aller contre la vocation même de ces lieux qui ne sont par essence fréquentés que par des individus adultes, libres de leurs choix et libres de revendiquer leurs opinions et de les confronter à celles des autres. La liberté, ça ne se négocie pas. Bien entendu, le jour où une femme ne pourra plus se sentir bienvenue pour étudier dans une université française sans être déguisée en épouvantail saoudien (et que, donc, les conditions de la liberté ne seront plus réunies), il sera temps d’en reparler, mais nous n’y sommes pas et nous ne nous dirigeons pas de ce côté-là, quoi qu’en dise Élisabeth Badinter qui évoquait8 le cas d’universités françaises où des filles en voile intégral, occupant le premier rang des amphithéâtres terrorisent les enseignants et obtiennent de n’avoir que des femmes dans leurs jurys. Elle seule les a vues, mais où ? Élisabeth Badinter n’enseigne pas à l’Université, et, sauf erreur, n’y a jamais enseigné9.

L'Autentica

L’Autentica habita, une loi promulguée au milieu du XIIe siècle par l’empereur romain germanique Frédéric Barberousse qui protège les étudiants et institue leur droit à voyager librement. Cinquante ans plus tard, Philippe Auguste décidera à son tour d’instituer la liberté académique en soumettant les universitaires au jugement de leurs pairs et non à celui du prévôt. C’est de cette période que date le principe de « liberté académique » à l’Université.

Quand un étudiant porte un tee-shirt qui affirme ses positions politiques, ou porte des vêtements sur lesquels on lit des marques de produits manufacturés, parle-t-on de l’en empêcher ? Il fait pourtant de la propagande, à son insu ou non. Et quant au rapport entre émancipation des femmes et vêtement, il y a évidemment énormément à dire. La mission de l’Université n’est pas de décider qui peut y entrer, c’est de faire en sorte que chacun ait l’occasion d’y réfléchir et d’éprouver ses certitudes en tant qu’individu10.
La proposition d’y interdire le Hijab est idiote et ne sera vraisemblablement suivie d’aucun effet pour l’instant (elle n’est soutenue par la présidence d’aucune université), mais elle n’en est pas moins une preuve supplémentaire de la mauvaise compréhension de l’utilité et de la grandeur de l’Université : pauvre, certes, mais ouverte et, idéalement (malgré la raideur des tutelles), libre.

  1. Le Coran et les Hadiths contiennent quelques lignes, plutôt disputées par les traducteurs et les exégètes, qui recommandent aux femmes de ne pas exposer leur poitrine aux garçons pubères ni de trop dévoiler leur anatomie en général. Mais le voile sur les cheveux est surtout une bête tradition pragmatique des campagnes d’innombrables parties du monde : pour ne pas salir leurs cheveux avec la poussière des champs, les femmes qui y travaillent portent des fichus, des foulards, des chapeaux, ou autres couvre-chefs (ce qui confère au cheveu un caractère intime peut-être sulfureux…). Comme souvent, les prêtres ont transformé une tradition en obligation religieuse, faisant croire au bon peuple qu’il obéit à la religion qui lui ordonne de faire ce qu’il faisait déjà, et qui au passage encadre la pratique, la codifie, parfois l’extrémise, lui donne une raison d’être supérieure, et condamne la minorité qui ne s’y conforme pas. []
  2. Les statistiques ne semblent pas montrer une augmentation significative du nombre de conversions à l’Islam. Ce nombre est inférieur au nombre de conversions vers les cultes protestants évangéliques, pentecôtistes et sectes assimilées. Il semble qu’il y ait dans les banlieues plus de musulmans qui se convertissent au Christianisme que de chrétiens qui se convertissent à l’Islam.
    Les conversions font souvent peur, et pas forcément à tort car il s’agit d’un processus violent, souvent dirigé par des groupes sectaires qui encouragent voire organisent la rupture sociale et le radicalisme chez leurs adeptes. Mais, si spectaculaire qu’elle semble, cette question de la conversion ne concerne qu’une petite part des croyants. []
  3. Ça a été maintes fois souligné, mais faire payer des amendes à des femmes au nom de leur émancipation vis à vis d’hommes que l’on accuse de les forcer à porter un vêtement est un peu absurde et ressemblerait, si les raisons étaient justifiées (ça reste à prouver) à une forme de double-peine. []
  4. L’individu ne peut s’émanciper de la religion que par lui-même, pas par la loi. On a vu l’effet dramatique de l’athéisme imposé dans les républiques socialistes qui a abouti, comme un retour de flamme, à une bigoterie exacerbée qui a cristallisé et sacralisé des revendications politiques, identitaires, nationalistes et économiques. []
  5. Voir aussi la question de la « défrancisation » des noms et prénoms sur le blog de Baptiste Coulmont. []
  6. J’écris ça en pensant à une réflexion d’Hady Ba sur Twitter ce matin. []
  7. La théologie est une des matières historiques de l’Université, avec la médecine et le droit []
  8. sur Europe 1, cf. cet ancien article. []
  9. À ma connaissance, É. Badinter a seulement été maître de conférences à l’École Polytechnique, cadre très distinct de l’Université puisque sélectif et, à l’origine en tout cas, destiné à produire des hauts-fonctionnaires et des militaires en fonction des besoins spécifiques de l’État français. []
  10. Je vous renvoie à la charte signée par des centaines d’Universités pour le 900e anniversaire de la fondation de l’Université de Bologne, qui réaffirme ces principes. []