(brouillon de brouillon, sur un sujet qui mériterait un peu de rigueur. Disons que c’est un début, il y a bien plus à dire)
En 2011, la pression de la rue Égyptienne a permis l’éviction du président Hosni Moubarak puis, un an plus tard, la tenue d’un scrutin démocratique qui a abouti à l’élection du président Mohamed Morsi, lié aux frères musulmans. Les révolutions sont souvent initiées par des classes moyennes éduquées, mais apparemment pas assez éduquées ou trop optimistes pour admettre que ce genre de mouvement leur échappe immanquablement et aboutit à une prise en mains du pouvoir par des despotes, généralement soutenus (parfois démocratiquement) par une masse populaire dont la puissance est inversement proportionnelle à la juste compréhension des enjeux, et par des militaires et des groupements financiers qui ont leur propre logique et ne cherchent pas forcément le bénéfice commun. Les Égyptiens qui viennent de renverser Mohamed Morsi dernièrement ne l’ont pas fait parce qu’il était lié à un islam fondamentaliste, comme on aime se le faire croire de par chez nous — cela correspond mieux à notre vision du bien et du mal —, mais avant tout parce que l’amélioration de leurs conditions de vie n’a pas été celle qu’ils espéraient ou qu’ils l’ont jugée trop lente. À présent, des intellectuels du pays se demandent s’il ne faudrait pas empêcher les partis religieux de se présenter aux élections, ou interdire aux illettrés de voter1.
On comprend leur point de vue, mais ils prennent la question à l’envers : pour que les illettrés ne votent pas, il faut avant tout supprimer l’illettrisme. Si le petit peuple égyptien n’a pas de conscience politique, c’est avant tout parce qu’il a été sciemment dés-éduqué pendant des décennies, à coup de questions religieuses et nationalistes, mais privé de voix sur les questions qui le concernaient plus directement, car malgré la tenue d’élections, le régime instauré par Moubarak était un régime à parti unique.
On ne peut pas imaginer de légitimité démocratique sans que l’ensemble de la société ait le droit de débattre et de faire connaître son opinion — après tout, on ne demande pas aux gens s’ils sont illettrés pour les soumettre à l’impôt, à la loi ou à quelque autre obligation envers la communauté —, mais on ne peut pas non plus imaginer de démocratie sans éducation. La conclusion logique est que tout le monde doit bénéficier d’une éducation, d’une véritable compréhension des enjeux et du fonctionnement de la vie politique.
Et chez nous, comment ça se passe ? Le climat est plus pacifié, mais la démocratie reste bien incomplète, et à mon avis, régresse fortement. Dans nos pays occidentaux prospères, de nombreuses astuces ont été mises au point pour confisquer sa voix au peuple. La première, c’est d’installer un climat d’indifférence et de résignation : on se dit que les affaires sont prises en charge par des partis qui, malgré leurs différences réelles, ne changent pas grand chose à la marche du pays. C’est cette mollesse de la démocratie installée qui fait sortir de leurs gonds les amateurs de révolutions, comme Alain Badiou que j’ai entendu dire à l’émission Ce soir ou jamais que la présidence de Hollande était quelque chose de pire que le Grand Bond en avant ou la Révolution culturelle en Chine2, puisque dans le système démocratique, rien ne change brutalement. Effectivement, mais comme disent les informaticiens, it’s not a bug, it’s a feature : la démocratie telle que nous l’entendons ici sert avant tout à permettre des changements sans destruction ni violence. Enfin en théorie, car il y a des destructions invisibles et des violences sourdes dont la sournoiserie et le caractère progressif rend toute résistance impossible. Je suppose que c’est exactement de ça que parle Badiou d’ailleurs.
Le manque de foi dans la capacité des politiques à améliorer le monde et le manque de conscience politique parmi les citoyens me semblent servir à confisquer la démocratie, dans un climat d’indifférence quasi-générale. Mais l’outil le plus efficace de ce processus, c’est l’encouragement à l’individualisme, au sens le plus égoïste, le doute porté sur le peu de services publics qui nous restent (Poste, SNCF, sécurité sociale, etc.), et le découragement de toute tentative d’action collective.
Je lisais aujourd’hui qu’un dénommé Grégoire Jovicic a créé en 2010 une association de petits porteurs d’actions Vivendi3. Dans le système boursier, les petits porteurs sont souvent exploités : on veut bien de leur argent, on en a besoin, même, mais il est hors de question qu’ils disposent de pouvoir. Or une action est en théorie une part du capital d’une entreprise, mais c’est aussi une part de pouvoir de décision. Ici, les petits porteurs ruinés (l’action est passée de 180 à 8 euros entre 2001 et 2002) ont tenté de s’allier pour se défendre collectivement, mais voilà : il est interdit à un particulier non qualifié d’offrir un conseil juridique, et c’est à ce prétexte que Vivendi attaque le petit porteur en colère. J’ignore si le procès sera gagné par Vivendi mais c’est évidemment un avertissement à quiconque voudrait se lancer dans ce genre de démarche collective. Comme la démocratie, le droit s’apprend, et ce savoir (et donc ce pouvoir) échappe au simple particulier, qui n’a que peu de recours face à la machine judiciaire. Depuis des années, on annonce régulièrement la création d’un système de « recours collectif » (class actions) qui permettrait à un groupe d’individus de se défendre contre une organisation, mais un tel dispositif, promis par tous les gouvernements depuis près de dix ans, n’existe toujours pas.
Cette histoire de petits porteurs qui n’ont pas le droit de se fédérer est anecdotique, mais elle montre où se trouve réellement le pouvoir. L’Inde n’est pas « la plus grande démocratie du monde », nous disent les correcteurs du Monde4, les États-Unis non plus, qui installent des dictatures où ça les arrange et font fi de tous les principes moraux dès lors qu’il est question d’argent et de pouvoir, c’est à dire tout le temps. La Grande-Bretagne, en forçant dernièrement le Guardian à détruire des disques durs contenant des informations gênantes, a montré son niveau de démocratie. La France, avec ses lois sur la diffamation qui permettent de condamner des innocents qui disent la vérité sur des coupables qui mentent, et qui protège mieux les multinationales que les individus, est plus que suspecte aussi. Etc., etc. Je me demande si le titre de « plus grande démocratie du monde » ne devrait pas revenir à la République de San Marin, peuplée de trente mille habitants qui ont tous le droit et le devoir de s’occuper des affaires publiques de leur pays. Mais peut-être me fais-je des idées.
- cf. le Courrier International de cette semaine, page 11. [↩]
- Notons qu’Alain Badiou n’est pas allé vivre en Chine à ces époques et qu’il est un peu facile, a posteriori, confortablement installé dans ses charentaises, de philosopher sur l’horreur de la social-démocratie comparée à l’enthousiasme révolutionnaire. [↩]
- Ancienne Compagnie Générale des Eaux, Vivendi est une société multinationale spécialisée dans la communication et le divertissement. Canal+, SFR, Universal music, Activision Blizzard, c’est eux. Cette société a été séparée de la partie « environnement » de la Générale des eaux, devenue Vivendi environnement, puis Veolia environnement. La création de la générale des eaux, en 1853, est intimement liée à l’utopie capitaliste du XIXe siècle et aux théories de l’entrepreneur saint-simonien Prosper Enfantin, dont le nom est lié notamment aux débuts du chemin de fer et à la création du canal de Suez. Le développement d’un réseau de distribution d’eau s’inscrivait dans le même mouvement de modernisation économique et industrielle du pays. Le succès de la générale des eaux a permis la fondation de la Société Générale, un des poids lourds de la banque française, nationalisée à la libération puis privatisée quarante ans plus tard. En 1982, Mitterrand avait fait acheter la Générale des Eaux par la France pour trois milliards de francs et demi. Le principe de la vague de nationalisations sous Mitterrand, inscrite au programme commun, est de renforcer le pouvoir de l’État et d’empêcher que certaines ressources essentielles, comme l’eau, soient laissées à la merci du marché et de la spéculation. En 1987, toujours sous la présidence de Mitterrand, mais sous le gouvernement de Jacques Chirac, la compagnie a été vendue un peu moins du double de sa valeur d’achat : en apparence, une bonne affaire pour l’État… [↩]
- cf. La plus grande ânerie du monde. [↩]