(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)
Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé. J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.
Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut. Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges ! Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national. Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :
La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance. Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice. Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,… C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ». Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.
Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle. En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur. Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».
Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire. Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).
Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe. Piteux.
Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. [↩]
J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. [↩]
J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. [↩]
Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. [↩]
Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. [↩]
Je n’ai vraiment rien à reprocher à Manès Nadel, je trouve au contraire enthousiasmant de voir un adolescent aussi engagé, fougueux et éloquent, et ma foi, s’il y a parfois des naïvetés dans son discours, elles sont le privilège même de son âge. Je doute avoir été aussi brillant, intelligent et passionné à quinze ou seize ans. Et je trouve assez beau, dans le monde actuel, de croire encore en quelque chose et de croire pouvoir agir sur l’avenir. À l’inverse, je juge un peu piteux les adultes qui insultent les Manès Nadel et les Greta Thunberg, qui voient en eux d’affreux petits robots téléguidés par des parents irresponsables, et qui radotent en nous racontant qu’eux, au même âge, s’intéressaient plutôt à la drague qu’à la politique, etc. Laissez les gens avoir les seize ans qu’ils veulent !
Bien sûr, si je regarde derrière l’épaule du jeune syndicaliste lycéen et que j’essaie d’imaginer son avenir en vertu de mon expérience — ça c’est le privilège de mon âge à moi —, je lui imagine un destin semblable à tous ceux qui ont avant lui été très actifs dans des mouvements lycéens ou étudiants : il deviendra un Manuel Valls, un Nicolas Sarkozy, un Julien Dray, enfin un professionnel de la politique, formé dès sa jeunesse à prendre la parole de manière péremptoire et autoritaire, qui saura ensuite continuer de le faire au service de ses idées puis, à mesure qu’il faudra se faire élire, au service de n’importe quel discours. Et lorsqu’il acceptera de devenir ministre pour la présidente Marie-Pauline Maréchal-Bardella ou pour le président Eudes-enguerrand Sarkozy, il expliquera qu’il ne trahit en rien ses idéaux et qu’au contraire ce sont ses anciens camarades de lutte qui ont perdu le sens, qui ne sont pas constructifs, qui ont des méthodes et une vision archaïques, et blablablablabla.
Mais peut-être que ça ne se passera pas ainsi, ne soyons pas fatalistes, ne soyons pas déterministes, toute personne a, après tout, le droit d’échapper à son propre cliché ! Et c’est bien la question aujourd’hui, car j’ai eu un peu de mal à souscrire à la fin de ce tweet :
Bien entendu, que l’école dysfonctionne n’est pas une bonne chose, même si j’ai peu d’avis sur ce que doit être le troisième trimestre normal d’une classe de terminale. Ce qui me heurte, évidemment, c’est de lire que les lycéens victimes d’un manque de cours vont être envoyés « dans des filières technologiques condamnant leur avenir ». Peut-être parce que je suis moi-même issu d’une filière technologique, ce que je considère comme une excellente chose à bien des égards, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre :
Mais ma réponse n’a pas reçu de réponse, et ce n’est pas étonnant, car le tweet de départ a écopé d’un déluge de réponses, parfois assez agressives (« petit merdeux », « p’tit con », « petit bourgeois »), émanant de gens qui pointaient le mépris de classe, mais aussi des réponses bienveillantes qui se contentaient d’affirmer qu’il était faux de dire que les filières technologiques condamnent l’avenir de ceux qui y sont envoyés, et ceci à grand renfort de témoignages personnels. Je sais d’expérience qu’il est assez violent de recevoir d’un coup des milliers de tweets de contradicteurs, et qu’il est matériellement impossible d’y répondre correctement, et je ne peux pas reprocher au jeune homme de l’avoir mal fait, mais voici ce qu’il a écrit :
Un peu insultant pour tous ceux qui avaient pris la peine d’être un peu pédagogues ou amicaux (« d’habitude je suis d’accord avec toi mais… » ; « on t’adore Manès mais là tu dis une connerie » ; etc.) et qui se retrouvent assimilés à des « cyberharceleurs » de « la droite macroniste ». On voit en tout cas le germe du politicien : au lieu de demander qu’on l’excuse d’avoir formulé sa pensée un peu vite, il « persiste et signe », ce n’est pas lui qui s’est mal exprimé, c’est nous qui avons mal compris, ce qui au passage ne l’empêche pas de reformuler légèrement le propos : cette fois il parle des élèves envoyés dans le technique contre leur gré. Ce rattrapage est bienvenu, même si c’est un peu un tour de passe-passe, mais je tique malgré tout sur la forme :
Je t’en donnerai, moi, de la droite macroniste ! Enfin je ne veux pas en faire trop au sujet de Manès Nadel, car justement ce n’est pas lui le sujet, et je ne peux évidemment que souscrire à la question des gens « orientés » (comme on disait de mon temps) contre leur gré dans des filières qui ne les intéressent pas. En lecteur d’Ivan Illich, pour qui l’école l’école ne servait que fortuitement à apprendre1, je me dis malgré tout que les gens qui ne sont « envoyés » nulle part, ceux qui restent dans la filière générale, ne sont pas forcément volontaires non plus. Ils sont là où ils sont un peu par défaut. En « S » parce que « ça mène à tout », même s’ils ne s’intéressent pas aux sciences et comptent sur les compensations et la chance pour passer leur bac de justesse ; en « L » parce que ça a l’air plus facile, et tant pis s’ils n’ouvrent jamais un livre. Leur situation est-elle vraiment bonne pour ce qu’ils vont apprendre, retenir, ou juste pour des raisons symboliques extérieures ? Quoi qu’il en soit, je plains les collègues enseignants du secondaire qui se retrouvent face à un public qui ne s’intéresse pas à ce dont on lui parle, que ça soit dans la filière générale ou non.
Ce qui m’a fait réagir, c’est que quelqu’un qui se considère comme membre du camp du progrès social se fasse le relais de deux poncifs bien installés dans les consciences françaises. Le premier de ces poncifs date de l’ancien régime, et c’est l’idée aristocratique (et désormais bourgeoise puisque les bourgeois à leur tour ont rejeté leur origine) que ce qui est technique, ce qui est manuel, est méprisable. En France, il est moins honteux d’être rentier que d’être plombier. Il est moins honteux de profiter que de travailler. Et les professions immédiatement indispensables à la société ou à l’économie sont moins valorisées que celles dont l’utilité est moins immédiate2, et même moins valorisée que les professions parasites3.
Le second cliché délétère, et auto-réalisateur, c’est cette idée là encore très française, que toute la vie d’une personne se joue pendant son parcours scolaire. Que rater un trimestre, perdre une année, être envoyé dans une filière dévalorisée, sont en quelque sorte des marques d’infamie que l’on va porter sa vie entière, irrémédiablement. Or ce n’est vrai que tant que tout le monde y croit et tant que le système le valide et l’entretient4. Le fait qu’il ne soit pas facile administrativement de reprendre des études, de changer de secteur d’activité, par exemple, c’est un choix, pas une fatalité. Même le discours actuel sur les retraites présente chaque personne comme éternellement membre d’un corps professionnel précis. Et ces choix technocratiques ne font que pérenniser une réalité bien plus dérangeante, qui est que le parcours d’une personne est moins déterminé par l’école qu’il ne l’est bien avant, parfois même avant de naître, par notre milieu d’extraction, par le quartier où nous vivons. Il est assez beau et très positif que les enseignants croient au pouvoir de l’éducation (et parfois du reste ça marche, on peut grâce à l’école vivre une existence meilleure que prévu), mais cela fait reposer sur eux une charge trop lourde et pourrit leurs rapports avec l’opinion, avec les parents, avec les élèves, et avec une institution scolaire un peu dépassée. On peut apprendre l’orthographe ou la trigonométrie une fois adulte, on peut comprendre à quarante ans un livre qui nous ennuyés au lycée. On peut apprendre et progresser tout au long de son existence. Et d’un point de vue rationnel, on n’a même que ça : notre futur n’est pas écrit, contrairement à notre passé.
Ayant à la fois un tropisme scandinave5 et ayant pu profiter d’une université volontairement accueillante pour les non-bacheliers, je crois sincèrement que l’idée que chacun ait sa chance n’est pas qu’un conte véhiculé par les politiciens ultra-libéraux pour faire passer les privilèges volés pour le fruit d’une forme d’excellence, c’est aussi une chose que chacun de nous peut participer à rendre vrai, notamment en évitant de plaquer des clichés déterministes sur ceux qui n’ont pas eu le parcours le plus droit et le plus banal.
Lire : Une Société sans école (1970) ou La Convivialité (1973). L’un et l’autre ont vieilli, mais restent diablement intéressants ! [↩]
Un chercheur en physique fondamentale apporte beaucoup au monde, mais s’il arrête de travailler une semaine, on s’en rendra moins compte que dans le cas d’un éboueur. [↩]
Parasites au sens où leur activité est consacrée à profiter du travail d’autrui. Mais rappelons que, comme dans la nature, les parasites ont souvent une utilité malgré tout. [↩]
Au passage, je dois noter trois problèmes véritables de l’enseignement techniques. Le premier, c’est ce dont on parle : il est brandi comme une punition, et non comme l’opportunité d’apprendre. Le second, c’est qu’il manque parfois un peu de moyens pour être en phase avec l’actualité des métiers (mais ça dépend énormément des métiers). Le troisième, c’est que les formations sont presque toutes fortement genrées, et le déséquilibre sexuel, notamment dans les filières jugées masculines, crée une ambiance particulière. [↩]
Mes oncles ont tous fini leur carrière dans des métiers du tertiaire, alors que l’un a été marin avant l’âge qu’a Nadel Manès, un autre était réparateur automobile si je me souviens, et le troisième, sportif : je ne crois pas qu’ils se soient considérés comme « transfuges », qu’ils aient eu honte d’avoir un père artisan… leur vie professionnelle et leurs préoccupations ont évolué avec l’âge… Il semble en tout cas qu’en Norvège, changer de monde professionnel ne soit pas une bizarrerie. [↩]
Je vais commencer de péremptoirement et synthétiquement en disant ceci : altérer les textes de Roald Dahl pour éviter toute notion qui risquerait d’offenser ses lecteurs est idiot. Je ne cours pas un risque énorme en écrivant ça, car je n’ai pas vu grand monde en France prendre la défense de cette manœuvre due à l’éditeur Puffin (le label jeunesse de Penguin books) et à la Roald Dahl Story Company. Et à présent, la version longue.
Bien entendu, toute œuvre peut véhiculer un vocabulaire problématique ou devenu problématique1, ou des représentations plus ou moins venimeuses. Par exemple, dans Charlie et la Chocolaterie, l’obésité morbide du petit allemand Augustus Gloop est clairement reliée à son caractère d’enfant-roi, qui refuse d’apprendre et de travailler, et qui, encouragé par sa mère, considère que sa seule vocation est la gloutonnerie. Dans l’idée de l’auteur il s’agissait évidemment de sanctionner le consumérisme et la passivité. Or on sait désormais que l’obésité n’est pas une question de moralité, qu’on n’arrange rien en la traitant comme un défaut de caractère, comme un manque de volonté face aux excès, etc., qu’il y a des facteurs génétiques, psychologiques, endocriniens, des questions de flore intestinale ou de diététique, et que tout cela crée une authentique souffrance sociale, en sus des problèmes de santé qui en résultent souvent. Et que les œuvres qui culpabilisent l’obésité renforcent sans doute cette souffrance sociale. Il faudrait demander à des personnes souffrant d’obésité morbide comment elles reçoivent de telles représentations, mais je n’ai aucun mal à imaginer qu’elles puissent éprouver de la peine ou se sentir stigmatisées, même si ce n’est sans doute qu’une goutte d’eau dans l’océan de micro-agressions qu’elles subissent. De même, parler de sorcières qui ne pensent qu’à tuer les enfants et dont la caractéristique principale est l’absence de cheveux peut faire de la peine aux femmes qui souffrent d’alopécie à la suite d’un empoisonnement, d’une chimiothérapie ou autres causes, et renforce même un cliché dérangeant sur les femmes qu’on a persécutées en tant que sorcières au Moyen-âge et à la Renaissance, et qu’on accusait souvent de sacrifices d’enfants. Le mot « Crazy », aussi, pose le problème de la perception des troubles psychiatriques ; le mot « Queer » (bizarre) a désormais pris un sens revendicatif pour la communauté LGBTQ (le Q signifiant Queer) ; etc.
Bref, peut-être que la littérature de Roald Dahl est problématique à d’innombrables égards. Mais si c’est le cas, la solution n’est pas de changer un mot sur deux, d’en réécrire des pans entiers2, de modifier les illustrations de Quentin Blake3, et tout ça sous l’autorité d’un comité de sensitivity readers bien intentionnés. La solution, c’est de publier autre chose. C’est de publier des auteurs actuels, avec leur sensibilité actuelle, et qui soient eux-mêmes soucieux de savoir ce que des personnes victimes de stéréotypes divers ressentiront à la lecture de leurs textes. La pratique du « sensitivity reading », si elle est réclamée par des auteurs, est une forme de collaboration éditoriale qui d’une certaine manière a toujours existé4. Mais si l’auteur ne participe pas au processus, alors on est bel et bien dans une forme de censure, mais plus grave encore, dans une réécriture du passé. Et à ce compte-là, autant écrire autre chose plutôt que de faire perdre tout relief à une œuvre existante. Pour celui dont on parle, chuchoter n’est guère moins blessant qu’insulter. Évidemment, s’il s’agit juste de changer un mot parce qu’il est clairement devenu impossible à lire pour les lecteurs actuels, et qu’il trahit même la pensée d’un auteur qui ignorait que le mot qu’il a choisi serait un jour un épithète raciste, on peut discuter. Mais s’il s’agit de tout changer, alors autant laisser tomber, ou autant demander à d’autres auteurs — de vrais auteurs, pas des commissaires politiques —, de proposer leur propre version du récit, comme on le fait régulièrement avec les mythologies antiques ou avec les histoires de super-héros. Et puisqu’il existe une abondante littérature jeunesse, je dirais aux parents que si des livres leur semblent véhiculer des choses problématiques, alors il faut en offrir d’autres à leurs enfants !
Au passage, comme j’ai mauvais esprit, je me demande toujours si ce genre d’opération tapageuse (« nouvelle traduction », « version réécrite ») ne constitue pas de la part des éditeurs historiques et des ayant-droits un moyen rusé pour relancer les années de copyright sur une œuvre dont l’auteur est décédé. Je m’explique : Roald Dahl étant décédé en 1990, ses œuvres entreront dans le domaine public, selon le droit britannique, en 2060 (1990+70 ans). Mais la Roald Dahl Story Company, qui gère les droits de Roald Dahl et qui vient d’être acquise par Netflix, peut signer les textes réécrits en tant que personne morale (l’auteur n’est plus une personne physique), et faire courir leur copyright jusqu’en 2143 ! (2023+120 ans, la durée du copyright pour les sociétés dans le droit étasunien). Plus de 80 ans de gagnés !
Il reste une question plus générale liée à la littérature même. Chaque période, chaque champ culturel, a sa sensibilité propre, c’est une évidence, et les représentations que produit chaque époque, chaque milieu, sont liées à cette sensibilité. Personne n’aurait l’idée, dans un livre destiné à la jeunesse aujourd’hui, de montrer un petit gitan espagnol qui fume des cigarettes et gagne sa vie en chantant dans les rues et en nettoyant le sang des vêtements d’un toréador. Mais j’ai eu un tel livre ! Les lecteurs ne sont pas si bêtes, ceci dit, leur lecture fonde peut-être leur sensibilité, en partie, mais c’est aussi leur sensibilité, la sensibilité de l’époque, les références familiales, qui font qu’ils auront conscience du décalage culturel et temporel, qu’ils sauront transposer le récit, l’expurger mentalement de détails parasites, en se disant que l’époque devait être différente. Ce sera même l’occasion d’apprendre ou de comprendre un peu d’Histoire des mentalités — et nul besoin d’être un lecteur aguerri, pour cela, car les enfants ne sont pas bêtes… Et surtout, leur intelligence de lecteurs ne peut être fondée que sur le fait d’avoir lu des choses qu’il a fallu comprendre, transposer, des choses qui les ont poussés à se poser des questions. Creusons encore plus loin la question : dans les récits qui nous ont marqué, et particulièrement les contes — le genre dont relève la littérature de Roald Dahl —, ne sont-ce pas les détails qui nous ont inquiétés, dérangés, dégoûtés, effrayés, dont nous nous souvenons le plus vivement ? Le conte de Peau d’âne, dans lequel un père cherche à épouser sa propre fille, est sans aucun doute assez dérangeant5, mais en faire une nouvelle version expurgée de toute notion d’inceste serait absurde, puisque cet élément est central dans le récit (et à aucun moment une banalisation de l’inceste !). On peut en dire autant de milliers d’autres contes. Est-ce que tout lecteur doit être traité comme incapable de recul envers un récit, un auteur ? Est-ce qu’une littérature peut vraiment ne rien remuer, ne provoquer ni bon ni mauvais sentiment ? Ne produire ni interrogations, ni circonspection ? Est-ce qu’une littérature, en essayant d’être parfaitement et idéalement correcte, en s’imposant de ne véhiculer que de bons sentiments, n’en devient pas une forme plate de propagande idéologique ? Propagande du bon côté de la force aujourd’hui, mais quelle différence de méthode lorsque cette propagande véhicule l’idéologie d’un régime nationaliste ou bigot6 ?…
À commencer par tous les mots décrivant des phénotypes liés à une origine ethniques, qui sont parfois aussi devenus des injures, pas besoin de donner d’exemples je pense ! [↩]
Dans The Witches, par exemple, « You can’t go round pulling the hair of every lady you meet, even if she is wearing gloves. Just you try it and see what happens » devient : “Besides, there are plenty of other reasons why women might wear wigs and there is certainly nothing wrong with that.” [↩]
J’ai lu que ça faisait partie des changements, mais je n’ai pas vu d’exemples. [↩]
Par exemple quand l’éditeur Hetzel a proposé à Jules Verne que le capitaine Nemo ne soit pas un polonais russophobe mais un indien anglophobe, ou quand Joseph Medill Patterson a suggéré à Harold Gray de changer le sexe du petit orphelin dont il voulait raconter les aventures, qui est donc devenu Little Orphan Annie. [↩]
Personnellement je n’ai pas lu Peau d’âne à mes filles ! [↩]
Même perpétrés au nom d’une grande et belle cause, une oppression reste une oppression, un outrage reste un outrage, et n’oublions jamais que « les méchants » se considèrent rarement tels, et ont au contraire souvent le sentiment d’être du côté de la justice, de la raison, de la vérité. [↩]
(contexte : après quelques jours d’agitation médiatique consécutive à l’annonce de la tenue d’une exposition laissant « carte blanche » à Bastien Vivès, accusé de publications pédopornographiques et de propos insultants et menaçants envers une consœur autrice de bande dessinée, le Festival d’Angoulême choisit de déprogrammer l’événement)
Une fois que les opinions sont sédimentées sur un sujet, tout nouveau discours n’est abordé qu’avec l’impatience de décider s’il faut l’applaudir ou le honnir, et, partant, si celui qui parle est ami ou ennemi. Si vous vous sentez dans cet état d’esprit, abandonnez dès maintenant la lecture de cet article, il ne vous sera pas utile.
Je reconnais du talent à Bastien Vivès, mais je n’ai jamais été vraiment intéressé par son œuvre. Lorsqu’il débutait, j’avais été épaté par sa maturité graphique (Le goût du chlore, Dans mes yeux), mais depuis, j’ai du mal à me passionner par son système, que je peine à juger autrement que superficiel visuellement (j’ai toujours l’impression de voir ce qu’on nommait naguère en communication des roughs). Cependant, il serait malvenu que j’aie une opinion définitive, car, soyons très honnêtes, je n’ai pas lu grand chose de lui dernièrement. Il me semble que j’ai entamé la lecture de son Cortomaltese, mais je ne me souviens pas de ce que j’en ai pensé ni si je l’ai terminé ce qui signe peut-être avant tout mon indifférence au projet d’un Cortomaltese qui ne soit pas de la main d’Hugo Pratt. De par ses positions publiques les plus insupportables — celles qui ont servi à instruire son procès sur les réseaux sociaux —, il me renvoie l’image d’un ado attardé, avec tout ce que ça implique en termes d’inconséquence et d’insensibilité, de légèreté au plus mauvais sens du terme. Et quand il semble émotionnellement impliqué, c’est en s’en prenant à l’autrice Emma Clit, dans des termes assez ignobles, indéfendables et, là encore, d’une insensibilité crasse (« On devrait buter son gosse »). Les mots, certes, ne sont que des mots, mais ils ont un poids et ils peuvent faire mal. Vivès accuse les réseaux sociaux de l’avoir « rendu con », et c’est un fait, ces agoras ne réussissent pas à tout le monde, mais de même que tout le monde n’a pas « l’alcool mauvais », on est en droit de se demander si les réseaux sociaux, en supprimant quelques filtres, ne font pas que désinhiber une mentalité latente. En intitulant un album pornographique La décharge mentale, bien après avoir quitté Facebook, Vivès fait une allusion transparente au sujet de la « charge mentale » qui a amené le succès à Emma Clit, et on peut se demander quelle est la part du clin d’œil est quelle est la part de l’acharnement1. L’argument des réseaux-sociaux-qui-abrutissent ne tient plus, puisqu’il s’agit d’un livre, et Vivès semble dévoiler ici que son hostilité à Emma n’est pas tant due à la médiocrité de son dessin qu’au caractère féministe et engagé de son propos et, peut-être aussi, à la popularité d’icelui2.
Bref, Vivès est sans doute un sale môme avant tout, qui a au fond peut-être un peu de mal à accepter que les femmes ne soient pas des objets. En tout cas, il raconte que ce qui l’intéresse, ce qui caractérise son œuvre, c’est l’étude de la naissance du sentiment amoureux, et j’imagine que ça implique une forme d’aversion pour ce qui suit : construire, durer, laisser l’autre exister au delà de ce qu’on projette sur lui. Sans doute évoque-t-il (dans son œuvre ou ses propos) des thèmes tels que la pédophilie ou l’inceste avec une récurrence un peu inquiétante, car malgré le masque de l’humour, de la transgression et de la provocation, il y a peut-être quelque chose de viscéralement ancré. Il n’est en revanche a priori coupable d’aucun crime lui-même, rien à voir avec Gabriel Matzneff, à qui il est pourtant régulièrement comparé, qui passait spontanément aux aveux avec une insoutenable satisfaction.
L’ambition artistique, esthétique, poétique, la transgression, l’humour, la fantaisie, le fantasme, ou tout bêtement la fiction, peuvent être autant de faux-nez pour des pulsions douteuses, des moyens pour faire passer des idées inconscientes ou subconscientes, des démons que l’on ne saurait assumer frontalement (socialement ou vis-à-vis de soi-même) : profiter, dominer, agresser, assassiner,… Dès lors, est-ce que la création est l’outil d’un sain défoulement, d’une vidange psychique ? Une forme d’hygiène mentale ? Voire une une transsubstantiation, une transmutation, la transformation du plomb en or ? On se doute en tout cas que ça ne peut pas vouloir rien dire du tout, et si effectivement les œuvres pornographiques de Bastien Vivès contiennent systématiquement des allusions à la pédophilie et à l’inceste3, il est légitime de se demander (et en tout cas lui devrait se le demander) par quoi il est hanté, et pourquoi. Peut-être est-il seulement tributaire —ce ne serait pas inattendu pour quelqu’un qui est né au milieu des années 1980 d’une culture manga adulte, qui peut se montrer particulièrement complaisante vis-à-vis des violences sexuelles, du sexisme et même de la pédophilie et de l’inceste.
Je dois pourtant dire que quand j’entends parler de pédophilie, je tends l’oreille avec méfiance, car je sais que ce crime a plus d’une fois servi de prétexte à bien autre chose que la défense de ses victimes. C’est en confondant malhonnêtement homosexualité et pédophilie qu’on brimait les homosexuels, il n’y a pas si longtemps ; c’est au prétexte de surveiller quelques centaines de criminels sexuels multi-récidivistes qu’a été créé le fichier national d’empreintes génétiques, qui conserve désormais plus de 5 millions d’échantillons différents, dont des centaines de milliers de simples manifestants ; c’est le spectre de réseaux pédopornographiques4 qui sert à faire passer des lois de censure automatisée ou qui alimente les plus vénéneuses rumeurs complotistes. Et si tout ça est possible, c’est parce qu’il n’y a rien de plus universellement répugnant que la pédocriminalité. C’est un sujet qui provoque chez chacun de nous un profond malaise et personne n’aimerait se voir accuser d’avoir quoi que ce soit à voir avec les pédophiles. Le crime est si odieux, en vérité, qu’on a vite peur d’être accusé de complaisance si on réclame des preuve qu’il a bien été commis. Le crime est si dégoûtant qu’on a la nausée à l’idée que quelqu’un s’en délecte, fût-ce sous forme de dessins d’imagination et avec un scénario idiot5, et qu’on est révolté à l’idée que quelqu’un gagne de l’argent en titillant des passions abjectes.
Si le fait que l’émotion passe avant la raison est un problème, on ne saurait chasser d’un revers de main toute critique portée envers une œuvre en opposant la liberté supérieure de l’artiste. Les artistes sont responsables de leurs œuvres, c’est même la caractéristique première de leur statut. L’art peut être le fruit d’une nécessité intérieure pour celle ou celui qui le produit, qui l’émet, peut même être un moyen d’exorciser des obsessions malsaines, mais il a aussi un effet potentiel sur les spectateurs qui le reçoivent. Pendant les quelques siècles qui ont forgé notre notion moderne d’Art on a voulu croire que cet effet ne pouvait être que d’une nature noble : délectation esthétique, transcendance des passions, émerveillement, méditation sur la condition humaine,… Et puis notre familiarité croissante avec le domaine de la communication, de la réclame, ainsi que l’anthropologie culturelle, l’iconologie, la théorie critique, le structuralisme, la sémiologie, nous ont fait perdre un peu de notre naïveté : l’art n’est pas que de l’art, la fiction n’est pas que la fiction, ce peuvent être des symptômes, des maux, de la propagande (au sens le plus dépassionné du terme), des modes d’emploi, des outils qui exposent ce qui relève de la doxa, et/ou qui conforment cette doxa, qui rendent acceptables ou familiers des points de vue qui naguère nous semblaient incongrus ou révoltants. L’art et la fiction en sont même devenus des terrains idéologiques de premier plan, et dans les industries culturelles de masse, chez Marvel, chez Disney, le hasard a peu de place, les choix de scénario ou de distribution ont souvent une raison d’être idéologique (encore, au sens le plus dépassionné du terme, vouloir utiliser la fiction pour promouvoir un certain modèle de société n’est pas un mal en soi, tout dépend du modèle en question !) : désigner les oppressions ; féminiser un personnage ; donner une place à des orientations sexuelles jusqu’ici silenciées ou méprisées ; donner une place à des personnes non-blanches ; cesser d’objectiver et d’enfermer dans des clichés toute personne « pas comme nous » ; et aller jusqu’à embaucher des sensivity readers et autres experts pour s’assurer qu’une œuvre ne fera de mal à personne. Pour toute une jeune génération, ça semble être une évidence. Pour d’autres, ça l’est moins, et on s’inquiète de liberté de création, voire de puritanisme étasunien, car il est un fait que cette vision moralisatrice du rôle de l’art a toujours été une banalité de l’autre côté de l’Atlantique. C’était pour nous une curiosité il y a trente ans sous le nom de « Political correctness ». Et plus tôt, ça existait déjà mais nous n’en étions pas conscients : les labels Comics code authority et MPAA ne nous disaient pas grand chose, d’autant que nos traducteurs, ici, s’autorisaient des altérations fantaisistes et moralisaient ou immoralisaient les œuvres avec des critères en phase avec notre mentalité locale de l’époque. La culture globalisée actuelle est effectivement très étasunienne. Aurons-nous un jour peur des poitrines féminines, comme le prophétise Michel Ocelot, l’auteur de Kirikou6 ? Craindrons-nous les poils sous les aisselles, jugerons-nous hideuses les bouches qui n’ont pas été traitées par un orthodontiste, les nez qui ne sont pas passés sous un scalpel ? Mangerons-nous des nuggets en baquet plutôt que de manger ensemble autour d’une table ? Binge-drinkerons-nous des « shots » jusqu’au coma au lieu de cultiver notre alcoolisme social vieille-France ? Adopterons-nous un à un les rites qu’exposent les fictions de manière apparemment très codifiée (demande de mariage surprise avec genou à terre ; bal de promo ; spring break ; etc.) ? Aurons-nous en tête un modèle très précis de ce que sont la réussite professionnelle, amicale et amoureuse ? C’est aussi tout ça, l’Amérique.
Une chose en tout cas me semble claire : moraliser l’art, moraliser la fiction, peut être fait plus ou moins sincèrement, plus ou moins naturellement, plus ou moins bien. Raconter une bande d’ami.e.s composés d’une musulmane pratiquante voilée, d’une fille lesbienne tatouée et d’un homme trans désespérément amoureux d’une femme hétérosexuelle membre des Témoins de Jéhovah, dans une société où les plus de trente-cinq ans sont au mieux une nuisance et au pire des « personnages non joueurs »7, ça marche une fois, c’est même agréable à voir, comme toute situation oxymoresque, mais si ça s’installe par automatisme, sans apporter grand chose de plus, ça devient rapidement artificiel et pénible. Les grosses usines à fiction comme HBO ou Netflix savent assurément s’y prendre et surprendre, elles ont des armées de scénaristes pour réinventer régulièrement leurs recettes lorsque celles-ci deviennent trop banales, mais des bandes dessinées qui ne sont mues que par les bonnes intentions de leurs auteur.ice.s peinent à mon avis à remuer le lecteur. S’il suffisait d’être gutmensch, bien-pensant, pour faire vibrer le public, ça se saurait.
Au delà du spectre de la censure et de l’autocensure que l’on craint derrière tout projet de moralisation de l’art, on peut redouter le manque de poésie d’un art utilitaire, uniquement destiné à nous convaincre de quelque chose, dédié à nous vendre un modèle de société, ou tout simplement, une forme de création où le mystère et le hasard n’ont pas de place. Et même, une forme de création où l’on doit montrer patte-blanche, faire la démonstration de sa légitimité sur un sujet. J’ai par exemple une fois entendu un romancier se faire vertement reprocher d’avoir écrit à la première personne un roman dont la protagoniste est une femme — or les personnes qui avaient émis la critique admettaient que le roman était plutôt bon, leur problème était un problème de principe ! On se souvient des débats qui ont lieu lorsque un acteur ou une actrice n’a pas toutes les caractéristiques de la personne dont elle prend le rôle : Zoe Saldana qui n’était pas assez noire pour interpréter Nina Simone, ou Eddie Redmayne à qui on a reproché d’interpréter une femme transgenre en étant un homme cisgenre, dans le film Danish girl. L’un et l’autre se sont par la suite excusés platement d’avoir accepté des rôles qui ne se confondaient pas avec leur vie.
Il suffit de se remémorer de l’interprétation raciste de M. Yunioshi par Mickey Rooney dans Breakfast at Tiffany’s (et autres exemples odieux de Yellowface et de Blackface, ou encore de mansplaining8) pour comprendre le problème qui motive très légitimement ces reproches, et ne parlons pas de l’injustice professionnelle qui opère lorsque Nicole Kidman ou Charlize Theron passent des heures à se faire maquiller, se font ajouter des prothèses afin d’avoir un physique banal correspondant à un rôle, alors qu’il existe foule d’actrices qualifiées et dont le physique est adapté. Pourtant, dans ces affaires, j’ai parfois du mal à ne pas penser à un épisode Lucky Luke9 où le public d’une pièce de théâtre prend les acteurs pour leurs personnages… Or l’Art, depuis toujours, c’est l’artifice, c’est la tromperie, il ne suffit pas qu’une personne « soit » son rôle pour bien l’interpréter, et du reste, choisir une personne pour cette raison, c’est un peu la réduire elle aussi à un cliché. Il est tentant, mais pas forcément pertinent car les motivations profondes diffèrent, de voir dans ces débats l’image-miroir de l’hostilité réactionnaire qui se manifeste lorsque tel ou tel remake a une actrice à la peau plus brune que dans l’œuvre originale, ou lorsque certains spectateurs de Star Wars ont plus de mal à imaginer un stormtrooper noir qu’un Jedi vert de quarante centimètres de haut…10 La question de la légitimité à écrire sur tel ou tel sujet me semble indémerdable, et aussi, elle me semble nier de manière furieusement essentialiste la capacité que chacun peut avoir à se mettre à la place d’un autre, à vouloir se mettre à la place de l’autre, ou même, si la naïveté de celui qui n’a pas vécu une situation dans sa chair est inévitable, la capacité que l’on pourra avoir à progresser. Je raconte souvent l’histoire d’Eugène Süe, écrivain mondain de la restauration, missionné par un journal conservateur pour écrire un roman sur les bas-fonds de Paris. Le récit débute par des poncifs bourgeois sur l’indécrottable et répugnante scélératesse des classes populaires, mais, encouragé par son rédacteur-en-chef à aller enquêter, Eugène Süe a appris, compris, observé, il s’est rendu compte (comme son héros Rodolphe, un prince incognito parmi la canaille) que derrière un ivrogne, un meurtrier, une prostituée, il pouvait y avoir une longue et injuste histoire. Il s’est rendu compte que les gens du peuple pouvaient être intelligents, touchants, solidaires,…
Pendant les deux années qu’a duré la publication du feuilleton, non seulement Eugène Süe est devenu antiraciste11, socialiste (et député de la Seine sous cette étiquette, jusqu’à ce que le coup d’État de Napoléon III le contraigne à l’exil), mais il avait entraîné toute la France avec lui, car chaque nouvel épisode était lu par tous ceux qui savaient lire, et raconté aux autres : les personnages de la Louve, Bras-Rouge, le Maître-d’école ou Rigolette étaient aussi connus que le sont pour nous les protagonistes de Game of Thrones, et il nous en reste d’ailleurs au moins un nom commun puisque les concierges monsieur et madame Pipelet sont à l’origine du substantif « pipelet/pipelette ». On dit que Les Mystères de Paris sont une des causes de la révolution de 1848, rien que ça ! J’aime ces histoires qui rappellent que l’on peut progresser par la fiction, y compris quand on en est l’auteur. La légitimité intrinsèque aux auteurs est une affaire indémerdable parce qu’elle peut aussi se perdre : quand un rappeur devenu millionnaire, vivant de l’autre côté d’un océan, à dix mille kilomètres de la cité où il a grandi, continue à se complaire dans un gangsta rap qui épouse grosso-modo la vision des banlieues que véhicule CNews et n’a plus aucun lien avec la réalité sociale dont il se revendique (mais qu’il participe à forger), où est sa légitimité ? On peut continuer longtemps et toute position dogmatique sur le sujet me semble constituer une impasse.
Peu importe les réflexions qui précèdent. L’affaire est désormais pliée, l’exposition n’aura pas lieu, on ne saura pas ce qu’elle aurait dû présenter, on ne sait pas si elle sera remplacée par une exposition de planches d’Emma Clit ou par rien du tout12, l’auteur incriminé s’est platement excusé auprès de celles et ceux qu’il aurait blessés (sincère ou pas, que peut-il faire de plus ?), le festival a publié un communiqué où il capitule, expliquant céder à la force de la mobilisation et aux menaces diverses, bref, tout est bien qui finit bien, les gentils ont terrassé les méchants (ou le méchant), même si je note que ceux qui ont obtenu la tête de l’expo n’arrivent pas tous à assumer leur victoire, ça se constate dans les commentaires au communiqué du Festival pleins de « on ne voulait pas s’en prendre à un homme mais à un système » et autres « on ne voulait pas censurer mais juste empêcher l’expo de se tenir ». Si je comprends assez bien le calcul qui pousse à être mauvais perdant, je n’ai jamais compris les mauvais gagnants ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, porter l’estoc triomphalement tout en affirmant être celui qui a reçu le coup, faire taire en affirmant représenter les paroles contraintes au silence, prévaloir tout en affirmant que c’est l’autre le « dominant ». On ne peut pas demander et obtenir l’occultation d’une œuvre à coup de pétitions puis dire qu’on est opposé à toute censure. Il y a eu un rapport de force, et la victoire d’un camp montre de quel côté était, cette fois en tout cas, le nombre et la puissance. Je comprends tout de même celles et ceux qui vivent mal l’impasse logique qui émerge lorsque les gentils se retrouvent à dix mille contre un, et que parmi ces gentils, on en trouve dont les propos sont d’une violence ou d’une outrance qui n’a pas grand chose à envier à celle censément combattue. Enfin certains l’assument, comme Emma Clit, sur le Média :
« si ils [les gens du festival] ne réagissent que quand il y a des menaces, comment reprocher à des personnes d’en passer par là ? »
Bon. J’ai quelques questions à ceux qui se sont engagés pour l’annulation de l’exposition, et qui viennent d’obtenir gain de cause. Ou plutôt une question : quelle est la suite ? Très concrètement, pour Bastien Vivès, que va-t-il se passer ? Est-ce que, par exemple, à chaque projet d’exposition un peu institutionnelle, à chaque prix remis, il y a aura une nouvelle charge du même genre ? Si la protestation avait concerné une exposition de dessins pornographiques, pas de problème, une limite était énoncée clairement, mais là ce n’était pas le cas, alors cela signifie-t-il que plus aucune exposition de Bastien Vivès n’est envisageable ? Ou bien est-ce que ça ne concerne que ce festival précis ? Ses publications problématiques sur les réseaux sociaux existent pour l’éternité, seront toujours révoltantes, elles pourront toujours être ressorties, compilées de manière à nous faire le portrait d’un homme ignoble. Donc est-ce que Bastien Vivès est plus ou moins condamné, comme d’autres l’ont été avant lui, à ne plus trouver d’amis que chez Causeur, Valeurs, et autres médias qui surfent sur l' »anti-wokisme », comme c’est le cas du dessinateur Xavier Gorce ? Et est-ce que, par ricochet, par contamination, ses amis ou les gens qui travaillent avec lui, se le feront reprocher ou se verront forcés de choisir entre la rupture ou l’ostracisation ? Jean-Marc Rochette, auteur considérable (Le Transperceneige, L’Or et l’esprit, Ailefroide), a annoncé mettre fin à sa carrière d’auteur de bande dessinée après s’être fait reprocher d’avoir défendu Vivès, et parce qu’il craint un domaine soumis à l’approbation de commissaires politiques. J’ai du mal à imaginer que ce soit l’a seule et unique raison de son annonce, Rochette ayant toujours été tenté par une carrière de peintre ou de sculpteur, mais c’est une sacrée perte. Quelle place est donnée au futur, dans cette affaire, quel est le scénario idéal pour l’avenir ? Que Vivès ait le droit de publier (on n’est pas pour la censure, hein) mais c’est tout ? Est-ce qu’il aura le droit de changer, de gagner sincèrement en maturité ? Est-ce qu’il existe un futur possible où Bastien Vivès a la possibilité de profiter de la leçon reçue ?
L’Histoire regorge de solutions pour donner une forme de porte de sortie aux réprouvés de la morale commune (et par ricochet, à ceux qui se sont liés contre eux) : l’exil forcé ; l’obligation de changer de profession ; les séjours dans des camps de redressement et les séances publiques d’auto-critique ; la prison ; l’exorcisme ; l’exécution capitale ; les séances symboliques de purification (question, autodafés, etc.) ; l’enfermement dans un monastère ; la conversion religieuse ; la trépanation ; etc. Mais dans un monde plus compatissant, où l’on a plus de mal à assumer une certaine brutalité comme outil de discipline sociale, que propose-t-on à ce jeune auteur qui doit attendre encore trente ans (au minimum) avant de pouvoir faire valoir ses droits à la retraite ? Un suivi psychologique ? Un passage devant la justice ? Il me semble qu’avec Internet, qui n’oublie rien, avec les archives de diverses époques qui se télescopent, nous risquons tous de rester enfermés dans un espace sans chronologie, donc sans issue et sans possibilité de progrès, mais comme l’article est déjà bien long, je ne vais pas développer ce point de vue pour cette fois.
L’éditeur, Les Requins marteaux, explique ne pas avoir eu connaissance de la référence et avoir à l’époque tenté de convaincre Vivès de choisir un titre plus clair. Mais l’auteur y tenait. [↩]
Utiliser la pornographie pour dominer, moquer, est-ce une transposition symbolique du viol, où le sexe — activité qui devrait être idéalement plaisante pour ceux qui y participent — sert à causer de la souffrance, de l’humiliation ? [↩]
J’écris « si », car je n’en sais rien, je n’ai pas lu Petit Paul, Les Melons de la colère ou encore La décharge mentale. Et je n’ai pas envie de le faire. Un des gros problèmes dans le débat actuel est que peu de gens les ont lus, les ventes de ces albums sont négligeables (pour un auteur de best-sellers) et il y a beaucoup plus de gens qui ont un avis tranché que de gens qui ont un avis fondé. Je note que personne n’a parlé du dernier album pornographique de Vivès, Burne Out, qui, si je me fie au synopsis sur le site de l’éditeur, met en scène un premier ministre au centre d’un shitstorm lorsque l’on révèle qu’il est amateur de mangas pornographiques. Il doit alors s’excuser publiquement. Voilà qui fait étonnamment écho à la situation actuelle de l’auteur. [↩]
Les diverses lois réduisant la liberté d’expression sur Internet sont proposées au nom de la lutte contre le terrorisme, ou au nom de la lutte contre la pédopornographie. Pourtant, sur ce dernier domaine, il n’existe pas vraiment d’estimations sur l’ampleur réelle du phénomène ni sur l’efficacité des mesures de censure : je me souviens d’un policier des renseignements généraux (ou peut-être déjà de la DGSI) qui craignait que ces mesures soient contre-productives, en poussant les criminels à une forme efficace de clandestinité, et en empêchant les autorités d’enquêter. [↩]
Je n’ai pas lu Petit Paul, mais si je me fie au synopsis — un garçonnet poursuivi des ardeurs de toutes les femmes du fait de son sexe de quatre-vingt centimètres ‒ ne correspond à ma connaissance à aucun fantasme courant ! [↩]
Notion issue du jeu vidéo, le personnage non joueur (PNJ) est comme son nom l’indique un personnage qui n’est là que pour faire foule. Un figurant, quoi. [↩]
Mansplaining : lorsqu’un homme explique avec condescendance à une femme ce qu’elle ressent, ce qu’elle devrait dire ou penser… [↩]
Un des débats les plus stupides dans le registre : des gens ont reproché à Disney de faire une série She-Hulk, en supposant qu’il s’agissait d’une lubie « woke »… Alors que le personnage en question a été créé il y a plus de quarante ans ! [↩]
Le docteur David, ancien esclave, médecin et surdoué, n’est pas franchement typique des fictions des années 1840 ! — rappelons que l’esclavagisme avait été rétabli par Bonaparte dans les colonies et n’a été définitivement aboli qu’en 1848. [↩]
Au fait, j’ai lu quelqu’un se lamenter que le Festival d’Angoulême n’exposait que des hommes, mais cette année c’est très faux et j’espère que les personnes qui s’intéressent au sujet iront voir les expositions consacrées à Julie Doucet (lauréate du grand prix), Marguerite Abouet et Madeleine Riffaud ! Il est tristement paradoxal d’ailleurs que Bastien Vivès soit, avec une petite expo, le grand sujet de la 50e édition du festival, alors que c’est bien l’exposition de Julie Doucet et son retour à la bande dessinée qui devrait nous passionner. [↩]
Dans la même interview, on demande à Emma si « il n’y aurait pas un grand ménage à faire dans le monde de l’édition français », à quoi la jeune femme répond que, puisqu’il est impossible que les gens en place se réveillassent un matin frappés par la lumière, il faut les frapper au porte-monnaie, les attaquer médiatiquement, et puis finalement, « la solution ce serait de changer toutes les équipes [en les remplaçant] par des gens qui sont ouverts à ces questions-là ». Emma Clit est coutumière des propositions radicales, en 2018 elle avait publié un billet de blog pour demander à ses lecteurs de faire pression pour faire retirer des librairies le livre « On a chopé la puberté » (Anne Guillard, Séverine Clochard, Mélissa Conté), et une autre fois sur Twitter elle a lancé l’halali contre « La Guerre des bisous », de Vincent Cuvellier. Enfin, cette semaine, suite à l’annonce par Jean-Marc Rochette de son abandon du monde de la bd, elle s’est contentée d’ironiser en répondant avec le « au revoir » de Valrey Giscard d’Estaing. J’avoue que ce mélange des genres entre un dessin gnangnan et une certaine violence dans le projet me semble, au fond, assez déplaisante. [↩]
Article que le site LundiMatin avait publié puis, avec une certaine pleutrerie, dépublié ! [↩]
Deux jeunes femmes ont jeté de la soupe à la tomate sur un Van Gogh et ont collé leurs mains avec de la super-glue sur les cimaises de la National Gallery, et tout cela afin d’attirer notre attention sur 1. les menaces subies par la nature du fait notamment du réchauffement climatique, 2. le fait que des gens n’ont même pas de quoi se payer une boite de soupe à la tomate. Et enfin 3. le fait que nous nous indignons plus facilement pour le destin d’un tableau que pour la fin du monde.
Bonne nouvelle, le tableau était protégé par une vitre, on a eu peur pour rien, ha ha ha on vous a bien eus, très drôle, allez, arrêtez de faire cette tête, on faisait semblant, c’était pour rire. Bon, bien sûr, un coup d’éponge ne suffira pas, le verre va devoir être démonté afin de vérifier l’état du cadre et l’éventuelle infiltration de matière organique entre la surface de la peinture et la vitre, puis remonté. Mais il faut bien que le personnel des musées s’occupe.
Bon. J’ai déjà évoqué ce mode d’action du collectif Just Stop Oildans un précédent article, je ne vais pas y revenir, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réception de cette action (la plus médiatisée à ce jour je pense) et les arguments donnés. Tout d’abord, ma propre réception : je trouve ça bête. Je trouve ça bête parce que le lien symbolique entre la cause défendue et le résultat me semblent assez peu évidents et maîtrisés. Je viens de retourner voir mon commentaire sur Facebook, il était assez court : « Pfff… ». Notez, s’il faut situer mon point de vue, que je me soucie fortement d’écologie, et que c’est même ma motivation principale pour voter depuis deux bonnes décennies, mais aussi que je me soucie de création artistique, ma profession étant même précisément d’accompagner des talents artistiques. Je ne me sens donc pas concerné par une quelconque mise en balance qui opposerait l’Art à la préservation de la Nature, je crois qu’il n’y a à aucun moment de raisons de choisir l’un contre l’autre. Et je demande à entendre ce que diront des réfugiés pakistanais dont la maison a été emportée par une inondation lorsqu’on leur expliquera qu’on s’occupe d’eux à Londres en jetant de la soupe sur un Van Gogh.
Bien sûr, je comprends en partie le geste : il est absurde et dérisoire, parce qu’il résulte d’une forme de désespoir, parce que rien ne marche. Pendant les années 1970 et 1980, on pouvait accuser les services de relations publiques de l’industrie pétrolière et de l’industrie automobile d’avoir habilement masqué une réalité pourtant connue de longue date (je relisais L’Autre côté du rêve, d’Ursula Le Guin, publié en 1972, l’autrice y évoquait largement le réchauffement climatique lié à l’activité humaine, et c’est loin d’être l’unique occurrence à l’époque), mais depuis une décennie ou deux, tout a changé, les scientifiques climatosceptiques ont vu leurs arguments largement démontés, et leur honneur réduit à néant lorsque l’on a constaté des cas indiscutables de corruption. Aujourd’hui, ce n’est plus le manque d’information qui explique l’inaction, c’est bien plus grave que ça, c’est l’impossibilité à penser des solutions, car nous vivons dans un monde bouché : nous sommes captifs de nos habitudes de consommation, nous sommes conscients de notre incapacité à adopter des comportements individuels qui aient un effet parmi sept milliards d’autres humains (j’y pense et puis j’oublie, c’est la vie c’est la vie), et nous sommes souvent conscients de l’indécence qu’il y a, depuis les pays développés, à demander à ceux qui accèdent à la consommation et au confort de faire les efforts que nous n’avons jamais faits nous-mêmes et continuerons de ne pas faire.
Le monde est d’une complexité impossible à embrasser, même mentalement, l’état de la planète est déjà largement dégradé et le resterait encore des siècles même si demain on corrigeait radicalement notre mode de vie. Même les plus expéditifs « y’a qu’à » sonnent faux dès qu’on étudie bien la question : le Nucléaire produit des déchets et l’uranium est en quantité finie ; le solaire ou l’éolien posent d’immenses problèmes de conservation de l’énergie, de rendement, de maintenance et de fabrication des équipements ; supprimer les pièces jointes des e-mails ne change en vérité rien à la consommation électrique d’Internet ; etc. Tout ce que nous savons, ce n’est plus que nous ne savons rien, c’est que nous ne savons pas quoi faire. Dans ce cadre, un geste gratuit, désespéré, peut se comprendre. Mais comme le militantisme repose sur l’illusion d’être utile, ce n’est pas dit comme ça par les organisateurs. C’est revanche assumé par beaucoup de ceux qui les défendent : « S’adresser au cerveau, ça fait cinquante ans qu’on essaie, et qu’on s’entend dire qu’on est des illuminés. Quoi qu’on fasse on nous dit que c’est inutile, donc face au désespoir, autant faire des choses dénuées de sens, à défaut d’être utile, ça défoule ! » (je résume et condense plusieurs choses lues).
J’ai aussi eu droit à des procès d’intention : « vous pensez qu’un tableau est plus précieux que la planète ». Ben non. Si en brûlant toute l’œuvre de Vincent Van Gogh on était sûr de sauver la planète, il n’y aurait pas à réfléchir, je serais le premier à parcourir les musées avec une hache. Mais je sais, et tout le monde sait, que ça ne changera rien, qu’un tel sacrifice n’a pas d’utilité et que ce n’est pas parce qu’il y a des tableaux dans les musées que le monde se meurt. Pour avoir dit ça, je me suis fait appeler « boomer » (les baby-boomers, en démographie, ce sont plutôt mes parents mais passons) « qui a profité et qui ne veut pas assumer les conséquences » (ah, si vous le dites !), « qui est indifférent à l’état de la planète » (certainement pas !) et qui « ne propose rien de mieux [que de jeter de la tomate sur un vieux tableau] ». Sur le tout dernier point, je plaide coupable, je ne fais rien mais je remarque que des personnes qui ne font pas rien ont elles aussi exprimé leurs doutes sur la forme de l’action militante, ainsi François Gemenne, politologue spécialiste des questions politiques consécutives aux effets du réchauffement climatique, qui s’est fendu d’une suite de tweets désespérés dont je retiens cette citation : « (…) deux jeunes activistes ont décidé que tout ça ne servait à rien, et que pour alerter l’opinion publique et la presse, c’était plus efficace de jeter de la soupe sur un tableau (…) Leur ‘performance’ a surtout conduit à aliéner une bonne partie du public à la cause du climat. Un public indécis que nous essayons de convaincre depuis des années. Jamais je n’ai reçu une telle gifle en pleine figure. Jamais je n’ai ressenti un tel mépris pour mon travail ».
Je me demande s’il n’y a pas un fond sérieux chez ceux qui mettent en balance l’art et la planète. S’il ne s’agit pas de la même pulsion qui menait nos prédécesseurs antiques à sacrifier des vierges ou des trésors pour apaiser les Dieux. Un de ces calculs tordus qui semblent avoir existé dans d’innombrables cultures humaines et qui (je tente l’hypothèse), s’explique peut-être en psychologie évolutionniste, comme toute superstition sans doute : puisqu’il faut parfois faire des sacrifices cruels pour améliorer une situation, la notion de sacrifice est (si j’ose dire) gravée en dur dans nos cerveaux, ce qui nous pousse à croire que le sacrifice a une vertu en lui-même, indépendamment de tout calcul rationnel. Amputer son propre bras coincé dans un piège pour pouvoir se dégager, c’est rationnel. Douloureux mais rationnel. Aider à mourir les personnes âgées qui ralentissent une tribu nomade, c’est rationnel. Cruel mais rationnel. Jeter une pièce dans une fontaine en faisant un vœu ou laisser dehors une assiette de gruau pour attirer sur sa ferme la sympathie du « petit peuple », c’est certes inoffensif mais avant tout parfaitement irrationnel. Enfin presque, car ça indique tout de même une volonté, un engagement, qui peuvent s’accompagner d’actions nettement plus logiques. Quand on me dit « ça ne sert peut être à rien d’envoyer de la soupe sur Van Gogh mais au moins ça défoule », j’ai du mal à ne pas penser aussi aux observations (peut-être un peu datées, je ne connais pas l’état de l’art de la neurologie) d’Henri Laborit sur le stress : selon lui, face à un stress (état causé par un problème persistant), le cerveau peut retrouver sa quiétude, son état de fonctionnement optimal par exemple en résolvant le problème, mais aussi en le fuyant, ou enfin, par l’agression. Taper sur quelqu’un permet autant d’évacuer un stress que résoudre la cause de ce stress !
On m’a dit que l’important n’était pas que l’action soit symboliquement pertinente, mais qu’elle fasse parler. C’est le fameux « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! » de Léon Zitrone. Sur ce point j’ai une objection forte : ça fait parler, certes, mais parler de quoi ? Du changement climatique ? Je me permets d’en douter. On parle des formes du militantisme, de l’état du tableau agressé, mais pour le reste, personne ne va changer d’opinion au sujet du climat. On m’a aussi dit que je ne comprenais rien. Et que tous ceux qui trouvent idiot de jeter de la soupe sur un tableau ne comprennent rien. Une fois n’est pas coutume, je m’autoriserai à me réclamer de ma casquette d’enseignant, non pas en tant que spécialiste de la pédagogie, ce que je ne suis pas (les enseignants du supérieur n’y sont généralement pas formés), mais plutôt en faisant le bilan de mes succès et de mes échecs dans le domaine. Je crois pouvoir affirmer, fort de cette expérience, que quand la personne à qui on explique ne comprend pas ce qu’on lui explique, c’est souvent qu’on explique mal. Et quand c’est toute une assemblée qui ne comprend rien, il est même certain que le problème n’est pas le manque d’intelligence ou d’attention des personnes à qui on s’adresse. Ça peut être que ce qu’on cherche à expliquer réclame un long développement (il faut en savoir des choses pour arriver à comprendre une notion en physique des particule…). Et ça peut être aussi tout simplement qu’on n’est pas intelligible. On m’a dit que j’étais ignorant : « Vous êtes en train d’étaler aux yeux du public votre méconnaissance de l’action Stop Oil ». Là aussi, c’est en tant qu’enseignant que je rappelle que le remède à l’ignorance existe, que ce n’est ni le mépris, ni l’insulte, ni le surplomb, c’est l’instruction. Mais au fait, est-ce que le but est bien d’édifier le public ? N’est-ce pas juste de créer du clivage, de tracer la frontière entre le camp du bien et le camp du mal ? Le militantisme écologiste est souvent accompagné du sentiment de vertueuse supériorité de certains de ses tenants : leur cause, c’est leur chose, leur raison de haïr le voisin qui n’agit/pense pas pareil. Mais sur ce sujet précis, c’est complètement absurde, nous sommes tous dans le même navire, nous sommes tous le problème et peut-être tous la solution, ça devrait pas être un concours.
Bon, je peux continuer longtemps à égrener mes arguments, ou à dire que la connaissance et la création, l’art et la science, font partie des rares choses qui confèrent sa beauté et sa valeur à notre espèce, et qu’il est dommage de les prendre précisément pour cible. Certains objecteront que l’art est bourgeois, superflu, inutile, non-productif. C’est vrai, et l’art est même par essence anti-naturel : art, artefact, artifice… Je ne crois pas que cette considération fasse partie du kit rhétorique de Just Stop Oil, mais certains l’ont émise malgré tout.
Je finirai avec ce « bingo » assez pénible, qui met sur un même plan tous les arguments (de la blague à l’insulte, du préjugé anti-jeunes aux réflexions construites et informées) qu’ont pu donner les personnes critiques de l’action de Just Stop Oil :
Je trouve ce genre de « bingo » de plus en plus horripilant car il n’est pas très honnête, il place sur un même niveau des opinions qui n’ont aucun lien, et laisse accroire que toute critique ou toute remarque fait partie d’un même ensemble. Ce qui implique aussi qu’aucune critique ne mérite d’être entendue, que toute observation qui n’est ni passionnément favorable (ni au moins démagogiquement indulgente) est par essence malveillante et opposée à la cause défendue. Soit on est d’accord, soit on se tait, quoi. Et puisque la cause est grande, puisqu’elle est immense (le Monde !) alors les moyens employés, les tactiques, la stratégie, l’efficacité, l’effet, sont des questions qu’il est presque indécent d’évoquer.
Je remarque pour ma part qu’on pourrait faire un « bingo » exactement réciproque en compilant les arguments qui célèbrent l’action de Just Stop Oil : « y’avait une vitre alors apprends à te renseigner avant de t’indigner » ; « toi même tu en parles, tu vois que ça marche » ; « tu crois qu’un vieux tableau est plus intéressant que le climat ? » ; etc. Mais aura-t-on avancé pour autant ?
(Par avance, je m’en veux du bruit que j’ajoute au bruit avec ce billet de blog, car peut-être est-ce notre plus grand problème, en ce moment : le bruit. Mais je ne sais pas gérer ce paradoxe qui d’avoir à la fois le besoin de m’exprimer et le devoir de me taire. Je me comprends.)
L’épidémie de covid-19 a un an. En France, elle est liée à la mort de 75 000 personnes, sur les 600 000 décès annuels : 12,5% des morts entre la fin janvier 2020 et la fin janvier 2021 sont morts avec le virus. Certains diront que ce n’est pas le virus qui est la cause majeure, qu’il y a eu des erreurs de comptabilité (argument recevable au début de l’épidémie mais moins maintenant), que c’est la réaction au virus qui tue et non le virus lui-même — comme pas mal de pathologies, non ? —, enfin on peut ergoter, mais l’Insee constate une importante surmortalité en 2020 (jusqu’à 15% pour les six derniers mois), alors même que le nombre de décès liés à la grippe, aux accidents de la route ou à la criminalité ont été historiquement bas. Imaginons, il y a un an, qu’on nous ait dit qu’un décès sur huit serait lié à un virus né d’hier : n’aurions-nous pas été un peu effrayés ? Très effrayés ? N’en déplaise à ceux qui tentent désespérément de croire le contraire, cette épidémie est grave, et si nous étions moins informés, si les alertes n’étaient pas immédiates, si aucune mesure n’avait été prise par les autorités1 ou par chacun de nous, elle aurait sans doute été bien plus ravageuse encore, mais c’est un fait malheureux : on ne sait pas apprécier l’accident qu’on a évité, on juge ce qui est, pas ce qui eût pu être.
Il est de bon ton de critiquer la gestion de l’épidémie par le gouvernement. J’ai pu constater une incroyable nonchalance de la France lorsque, rentré avec une bonne crève (et Nathalie, pire) par un train venu de Milan et Turin, en pleine explosion de l’épidémie en Italie, je n’ai (contrairement à ce qui s’était passé une semaine plus tôt à mon arrivée en Italie) été accueilli par personne : ni questionné, ni informé, ni soumis à un contrôle de température. Et lorsque j’ai appelé le numéro d’information pour savoir si je pouvais aller travailler comme chaque semaine, on m’avait répondu que je devais aller travailler car le virus était entré sur le sol français, donc on n’en était plus à un malade de plus ou de moins… Il y a eu plusieurs couacs du même genre, et beaucoup de mesures inutiles, mal réfléchies, mal évaluées, etc., mais au bilan, par comparaisons aux situations de pays voisins, on peut dire que la gestion de l’épidémie en France a été correcte, enfin dans la moyenne. Et j’aurais du mal à porter un jugement définitif sur les arbitrages : école, pas école, transports, pas transports,… Enfin, il semble que les compensations, pour ceux qui sont « dans le système » (salariés avec des contrats longs, entreprises installées, etc.) en tout cas, ont été non pas généreuses, comme on dit certains, mais, dans de nombreux cas, à la hauteur des enjeux. Reste une autre gestion, complètement défectueuse, elle, c’est la gestion psychologique.
Hier matin, je suis allé acheter le pain. C’était l’heure de la sortie de la messe et j’ai croisé beaucoup de gens. J’aurais dû les compter, histoire d’être un peu précis, mais je dirais qu’au moins une personne sur trois ne portait pas de masque. J’ai même vu quelqu’un sortir de la boulangerie, donc d’un espace clos, sans masque. J’ai vu des groupes de personnes sans masque en train de discuter. Et chez plusieurs de ces gens sans masque, j’ai cru percevoir une expression de défi : « t’as vu ? J’ai pas de masque ». En passant à côté du bar-tabac, j’ai vu trois hommes boire au comptoir. Je crois que c’est la première fois depuis longtemps que je vois les règles sanitaires aussi mal appliquées : les gens que j’ai croisés ce matin là ont clairement baissé les bras. J’attribue leur lassitude à la communication gouvernementale, et notamment celle de la semaine passée : rumeurs lâchées comme des ballons-d’essai, annonces d’annonces, promesses de prises de parole à venir,… et pour finir, le premier ministre n’a évoqué qu’un renforcement des mesures en place — sans vraiment dire ce ça pouvait signifier si ce n’est que les magasins IKEA seraient fermés. Quant au président, qui devait s’exprimer solennellement au cours du week-end, il s’est contenté d’un tweet particulièrement évasif2.
J’imagine que si le gouvernement s’est dégonflé, à quelques heures de l’annonce qu’on disait inéluctable d’un troisième confinement, c’est parce que les sondages et parce que les agences embauchées pour s’occuper de la communication de crise ont fait savoir au président que la population ne suivrait pas. Or rien n’est pire pour un chef que de donner des instructions dans le vide : tout le simulacre de l’autorité s’effondre. Si, en démocratie, les chefs d’État suivent parfois l’avis des citoyens, c’est pour cette raison : lorsqu’on ne leur obéit plus, c’est qu’ils ne sont plus chefs3.
Donc les gens semblent à bout, ou en tout cas, démotivés4. Des restaurateurs claironnent qu’ils vont ouvrir leurs salles, bravant les amendes, on entend de plus en plus des prises de parole publiques contre les mesures sanitaires… Ces dernières semaines, j’ai vu tous mes étudiants en école d’art pour des sessions bilans, et j’ai perçu sans difficultés la grande détresse de certains : problèmes matériels, difficultés à produire, problèmes affectifs, familiaux, et même (et c’est parfois de notre faute à nous enseignants), sentiment d’être totalement abandonnés par l’école, et envie, parfois, de tout lâcher. Ce n’est pas une belle période pour avoir vingt ans. Et les solutions tardent. Nous verrons si la campagne de vaccinations réduit la porté de l’épidémie, mais pour l’instant, le covid-19 semble parti pour s’installer dans nos vies, et peut-être pour longtemps, pour très longtemps.
Élucubrant à voix haute sur Twitter, je me demandais hier s’il ne faudrait pas commencer à étudier une nouvelle méthode : lever toutes les restrictions, et notamment celles qui sont à l’évidence mal avisées, puis compter sur le bon sens et la responsabilité de chacun. Dans 99% des cas, il n’y a aucune raison qu’une visite au musée participe à la propagation de l’épidémie : ce sont des endroits où on n’est pas forcément tassés, et ce sont même les rares lieux où on n’a le droit de toucher à rien ! De même, on doit pouvoir se promener en forêt sans masque, et penser à le mettre si l’on se met à parler avec quelqu’un. Enfin, il suffit de se trouver dans une supérette à 17h30 pour constater l’idiotie du couvre-feu avancé à 18 heures : en rentrant du travail, les gens n’ont qu’un temps très court pour faire leurs courses et il en découle une densité de population aux caisses tout à fait extravagante5 Il me semble que seule la restauration en salle ou les rassemblements de nombreuses personnes dans un espace clos seront difficiles à autoriser à nouveau avant un certain temps. Certes, comme tout ceux qui m’ont répondu me l’ont dit, l’autonomie, la responsabilité et le bon sens ne sont pas vraiment ce à quoi les Français sont éduqués. Dès le premier jour de crèche, nos vies, c’est le Surveiller et Punir de Michel Foucault : des murs, des barrières, des règles, des lois, des hiérarchies, des surveillants, enfin tout ce qu’il faut pour épargner à chacun le vertige de la vraie Liberté, sans filet, tout en offrant mille occasions de subversion à deux sous.
Il est donc probable que compter sur le sérieux de chacun n’améliorera en rien la progression de l’épidémie, mais voilà : après un an de tension, beaucoup de gens sont à bout de nerfs, prêts à écouter tout bonimenteur6 qui leur dira que tout peut7 revenir à la normale. D’une manière ou d’une autre, il va falloir s’engager dans une gestion psychologique de la situation.
Ce soir, j’ai un peu de fièvre8. Faites pas attention.
Notons que tous les pays ont pris des mesures, et que même les États-Unis, réputés apathiques, ont connu des confinements, des fermetures d’écoles, etc., prises non pas au niveau fédéral mais au niveau des États, des comtés, des villes,… [↩]
Dans le même temps, un article de Linternaute.com affirme que Emmanuel Macron a bien démontré ces derniers jours qu’il comptait rester le maître des horloges et qu’il pouvait créer la surprise à tout moment pour prendre la parole de manière inopinée. Une intervention cette semaine n’est pas exclue, peut-être même après le conseil de défense de mercredi. Pas très rassurant pour ceux qui aimeraient planifier des choses… [↩]
En dictature, on peut plus facilement tricher qu’en démocratie (contrôle de l’information, terreur policière), mais le problème est le même : un chef n’est chef que tant qu’il y a quelqu’un pour lui obéir. [↩]
Je crois pouvoir l’observer de manière extérieure, car je ne me sens pas moi-même à plaindre. Certes j’ai l’impression de travailler plus pour moins de résultat, certes mon confort de « turbo-prof » est affecté par la situation (trains, restaurants,…), mais je ne vis pas seul, j’ai une maison, un jardin, je vis dans une ville où la police se garde de distribuer des amendes, ou en tout cas pas aux cinquantenaires, et si ma paie de fonctionnaire territorial n’est pas très élevée, elle est assurée. C’est donc aux autres que je pense. [↩]
On dit volontiers « faut pas avoir fait l’ENA pour comprendre que… », mais souvent, j’ai peur qu’il faille plutôt dire : « il faut vraiment avoir fait l’ENA pour ne pas comprendre que… ». [↩]
Par exemple Bébert-des-Forbans, qui tentait de démontrer l’inutilité du masque en évoquant le droit à boire, fumer et conduire sans ceinture de sécurité. Ou encore Francis Lalanne, qui sait ce qu’il dit puisqu’il connaît des médecins — qui ne connaît pas de médecin ? — et appelle rien moins qu’à un coup d’État ! [↩]
Amusant lapsus, je n’avais pas écrit peut mais peur. [↩]
Ce n’est pas une façon de parler : mon thermomètre dit habituellement 36.4, et aujourd’hui, 37.4 ! [↩]
On a annoncé que le film Autant en emporte le vent allait disparaître de la plate-forme de streaming HBO Max car cette adaptation du roman de Margaret Mitchell, qui présente les États confédérés du Sud sous un jour favorable et nostalgique, véhicule des préjugés racistes — ce qui est un fait. Aussitôt, bien sûr, c’est le scandale : les uns s’offusquent du révisionnisme artistique (qui touche un film lui-même pointé du doigt pour son révisionnisme historique !), du talibanisme, du Farenheit-quatre-cent-cinquante-et-un-isme, d’autres s’émeuvent de l’occultation d’un pan du patrimoine culturel mondial, ou déplorent simplement de la victoire d’une version particulièrement grossière du politiquement correct. C’était beaucoup de bruit pour assez peu de choses : une plate-forme ne veut pas diffuser une œuvre, c’est un choix (il y a bien d’autres films qu’HBO Max ne diffuse pas, j’imagine !), Autant en emporte le vent n’est pas pour autant effacé de la mémoire collective. Et puis HBO a rapidement précisé que le film ne serait pas supprimé, juste contextualisé par un message d’avertissement, comme on le fait pour les éditions de Mein Kampf, par exemple. Comme on le fait un peu avec tout : faites plus de sport, mangez mieux, ne fumez pas, le mal c’est pas bien. Ça sert sans doute à déresponsabiliser le diffuseur de l’œuvre plutôt qu’à provoquer une prise de conscience chez le spectateur1, mais ça ne mange pas de pain. Pour ma part, je crois tout à fait à l’utilité de l’accompagnement pédagogique, qui permet même de donner une utilité à la diffusion de l’œuvre en éclairant sa signification, en permettant de comprendre son contexte de production. Mais un tel accompagnement n’a d’intérêt que s’il est bien fait, c’est à dire s’il donne à chacun les éléments qui lui permettront de se faire une opinion, plutôt que de se contenter de lui asséner l’opinion qu’il est censé épouser.
Une chose m’amuse toujours un peu avec ce genre de polémique : elles touchent souvent des œuvres qui ne sont pas actuelles, c’est à dire des œuvres que le public d’aujourd’hui identifie immédiatement comme surrannées. Même si on peut les apprécier aujourd’hui encore pour leurs diverses qualités, Tintin au Congo ou Autant en emporte le vent sentent très fort la naphtaline, et je doute que le jeune spectateur d’aujourd’hui voie son appréhension du monde influencée, conformée par de telles œuvres : pensez-vous que visionner Autant en emporte le vent peut subitement vous transformer en sudiste-raciste ? Que la lecture d’un soporifique pensum tel que Mein Kampf fera de vous nazi ? Ça me semble peu probable, parce qu’une œuvre (et notamment une œuvre de propagande) s’inscrit dans un certain contexte, et si le contexte a changé, la portée de l’œuvre sera autre, ne seront convaincus que ceux qui ont envie de l’être. J’imagine que le but des demandes d’occultation d’œuvres est moins motivé par la crainte de leur pouvoir de persuasion que par l’envie d’épargner ceux qu’elles peuvent choquer, heurter, offenser, voire par l’envie de montrer l’importance ou au moins l’existence de ceux qui sont victimes de l’offense, quand bien même celle-ci serait un peu anachronique. Je comprends. Et quand certains défendent surtout l’art et la culture quand il s’agit de statues sans intérêt du sanguinaire Léopold II de Belgique mais applaudissent le déboulonnage de statues de Lénine ou de Saddam Hussein, on peut se demander si leur revendication profonde est bien la défense du patrimoine artistique et historique mondial ou juste le droit à insulter impunément la mémoire de ceux qui ont subi toutes sortes d’outrages. Enfin je comprends que ça soit reçu ainsi, en tout cas.
Pour ma part, je trouve passionnant et utile d’interroger le contenu politique et idéologique des œuvres, mais je m’intéresse plutôt à celles qui sont produites aujourd’hui, car ce sont celles qui sont propre à modeler efficacement notre conscience, et à le faire à notre insu. Un sujet qui m’intéresse est le blockbuster, le film d’action, car malgré le plaisir que j’éprouve en visionnant de tels films, je suis forcé de constater qu’il s’agit bien souvent d’œuvres fascistes2. Je m’explique : le scénario parvient, en deux heures, à transformer les braves gens que nous sommes tous en monstres insensibles qui, émotionnellement, profondément, pensent : « vas-y Bruce Willis/Tom Cruise/Liam Neeson/Jason Statham, tue ce mec, tue-le ! ». Je ne saurais faire une analyse statistique mais je remarque que dans le film d’action contemporain, le « méchant » est surtout défini en tant que « méchant » par le fait que le héros, c’est à dire la personne dont nous épousons le point de vue, a le droit de le tuer, et jouit de ce droit. Parfois, si le « méchant » prépare un coup effectivement odieux, il est aussi celui qui a les motivations les plus claires3, et il arrive qu’il n’ait réussi à nuire à absolument personne d’autre qu’à ses propres acolytes4. De son côté, le héros est dans la « guerre préventive », il punit le crime à venir et pour ça il est autorisé à faire les tough calls, c’est à dire à abandonner ses principes moraux et à prendre les décisions cruelles… Cruelles pour les autres, généralement, même si, pour donner le change, il prend des risques ostensibles censés démontrer son sens du sacrifice. Le tough call et le sacrifice vont rarement jusqu’à être capable de pardonner l’adversaire, à le convaincre de son erreur ou à renoncer à lui faire payer pour ce qui lui est reproché. Le résultat est là : au moment où le scénario l’y a amené, le spectateur, vous ou moi, est soulagé de voir l’affreux se faire jeter dans le vide, exploser avec un avion ou recevoir une balle entre les deux yeux. Entre notre arrivée dans la salle de cinéma et ce moment, on nous a convaincu qu’il n’y avait pas le temps de se poser de questions, de peser le pour et le contre, on nous a convaincus, dans nos tripes, comme on dit, que le « méchant » appartenait à une autre humanité que la nôtre et que nous étions, donc, dispensés d’éprouver de l’empathie à son sujet, de réfléchir. En deux heures, nous sommes devenus des fachos, nous soutenons la peine capitale, et une forme de justice expéditive et sans procès.
Est-ce que c’est toujours vrai une fois sortis de la salle ? Est-ce que nous avons juste éprouvé un sain défoulement, est-ce que nous avons vécu un moment cathartique réconfortant, ou bien est-ce qu’il nous reste une forme d’agressivité ou d’insensibilité, d’autant plus sournoises que nous avons la certitude d’avoir été du bon côté5 ? Personnellement je n’en ai aucune idée. Et ça me fait un peu peur.
Une récente étude en psychologie semble indiquer que, concernant les traumatismes en tout cas, les avertissement (« trigger warnings ») avaient un effet nul, voire contre-productif. Je ne sais pas s’il en va de même des avertissements d’ordre politique ou moral. [↩]
Je n’emploie pas le mot « fascisme » dans son sens historique, bien entendu, je pense ici plutôt à ce que Deleuze et Guattari qualifiaient de « micro-fascismes » ; les affects ou les pulsions réactionnaires qui naissent en chacun de nous et qui permettent la venue de systèmes politiques fascistes. [↩]
Dans beaucoup de films récents, le « méchant » est motivé par la vengeance contre les États-Unis qui ont ravagé son pays, par la tentative d’empêcher une catastrophe écologique, par une revendication de justice sociale, etc. [↩]
C’est un peu une constante : pour montrer la faillite morale du « méchant », on montre qu’il peut facilement se montrer cruel envers ceux qui devraient être ses alliés et amis. Effectivement, une telle attitude ne rend pas sympathique. [↩]
Le saviez-vous : dans la Bible, Dieu est responsable ou commanditaire de plus de deux millions de meurtres, tandis que le body-count de Satan ne dépasse pas une dizaine de meurtres ! L’Histoire est faite par les vainqueurs, dit-on. [↩]
(ne faites pas attention, je me parle tout seul. C’est le genre de billet que j’écris afin de me relire moi-même un, deux ou dix ans plus tard : il conserve mes sentiments et mes idées du moment, que je pourrai confronter aux sentiments et aux idées que j’aurai plus tard)
Sur Facebook (bizarrement pas du tout sur Twitter), nombre de mes amis semblent courroucés lorsque je parle du professeur Didier Raoult, et ils le sont d’autant plus que je suis assez ostensiblement raoultosceptique, tandis qu’eux sont au contraire raoultocurieux, raoultophiles, voire raoultodules et raoultolâtres. On m’explique que je suis décevant (ça arrive), que je manque de lucidité (ça arrive), que je ne suis pas virologue (je l’admets — et du reste je n’ai jamais pris position sur un thème médical !), on me dit que je souhaite des morts inutiles (euh), et enfin, que j’ai l’air obsédé par le sujet. Certains affirment même que je ne parle que de ça. Un ami curieux a pris le temps de compter mes posts depuis le 25 mars afin de vérifier la chose, et il ressort de son enquête que 5% de mes publications ont Didier Raoult pour sujet. Le nombre va plutôt ralentissant.
Cinq pour cent, c’est beaucoup et en même temps ce n’est pas tant que ça. Peut-être est-ce que l’algorithme de Facebook soumet tout particulièrement ces posts à mes amis raoultophiles, leur donnant l’impression fallacieuse que je n’ai pas d’autre sujet ? S’agit-il d’un effet de loupe, un biais de fréquence ? Bon, bref : est-ce que le sujet m’obsède ? Je dirais que non, je n’en rêve pas la nuit et quand il n’y a dans l’actualité aucune nouvelle concernant l’institut Méditerranée Infection ou son fondateur, je n’y pense pas. Mais comme il y a souvent des nouvelles ces temps-ci, j’y réagis souvent. Plusieurs dimensions de l’affaire m’intéressent, et en tout premier lieu, l’impression que j’ai de voir se construire une mythologie. On ne peut pas vraiment exempter Didier Raoult de toute responsabilité dans l’image de rogue-scientist droit sorti d’un blockbuster que ses admirateurs projettent sur lui, il leur donne au contraire beaucoup de grain à moudre en se présentant avec constance comme un sauveur qui agit en marge de toute pression académique, économique ou politique, et même, mieux qu’en marge, en résistance à toutes ces forces obscures. J’avais essayé de parler de cet aspect dans un précédent article.
Récemment, dans Paris Match, Didier Raoult dit : « Je suis un renégat ». Je m’étonne que cette manière de se présenter fonctionne, car ce « renégat » est avant tout un mandarin old-school (« j’ai raison parce que j’ai raison même quand j’ai tort ») qui a l’heur d’être à la tête d’une forte équipe et d’un budget de trente millions d’euros ! Des scientifiques vraiment à part, ça existe, nous en avons en France, comme par exemple Jean-Pierre Petit, Joël Sternheimer, ou, dans le domaine de la biologie, les nombreux médecins qui ont testé des traitements anticancéreux réprouvés par leurs pairs et qui ont parfois subi pour cela l’interdiction d’exercer leur art. Rien de ce genre chez Didier Raoult qui, malgré sa complainte martyrologique, fait exactement ce qu’il veut, revendique et se vante de le faire, et a même finalement eu l’honneur d’une visite présidentielle qui disait assez bien, face à l’opinion publique, que c’est le chercheur marseillais qui avait l’ascendant sur le président de la République et non le contraire. Je reste assez fasciné par le fait que le public voie en lui un « lanceur d’alerte » quand son discours est « arrêtons le catastrophisme, y’a pas d’épidémie, il suffit d’un traitement tout bête et on n’en parle plus ». Son discours est un l’exact opposé de celui d’un lanceur d’alerte, finalement, et il continue de juger l’épidémie négligeable — mais, allez comprendre, il n’en dépense pas moins beaucoup d’énergie à dire qu’il est urgent de suivre ses recommandations.
Il y a une vraie dissonance sur ce point dans une partie de l’opinion publique, et je m’étais amusé à le vérifier avec un petit sondage Twitter où je demandais aux personnes interrogées d’attribuer une citation lénifiante à une personne sélectionnée parmi : l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn ; le médecin médiatique Michel Cymes ; l’insupportable animateur Cyril Hanouna ; et enfin Didier Raoult. Bien sûr, 50% des gens savaient que c’était à ce dernier qu’il convenait d’attribuer la citation, mais beaucoup des autres m’ont avoué qu’ils pensaient de bonne foi que j’avais glissé ce nom pour rire, enfin que c’était la réponse absurde à éliminer d’emblée : puisque ce monsieur martèle qu’il a toujours eu raison, ceux qui croient en son infaillibilité lui attribuent rétrospectivement une clairvoyance passée qu’il n’a jamais eue.
Raoult dit qu’il a raison car il a raison, et quand on lui demande s’il peut le prouver, il dit qu’il peut le prouver. Ces arguments qui n’en sont pas me rappellent le « Je peux le dire ! » du Sâr Rabindranath Duval (Pierre Dac et Francis Blanche).
Je suis surpris que ça prenne, mais j’imagine que c’est avant tout parce que ça comble un besoin ; en cette période d’inquiétude, il faut trouver des figures qui donnent de l’espoir, des héros, autant qu’il faut des coupables à désigner — notre classe politique, notamment, mais aussi les scientifiques réputés installés, institutionnels, et l’industrie pharmaceutique privée. Cette affaire est aussi une démonstration de la théorie de l’engagement en psychologie sociale (une fois qu’on a choisi son héros, son camp, sa cause, on n’est plus capable d’accepter d’en douter), et même, quelque chose qui ressemble presque à la naissance d’un récit religieux. Mais soyons justes : les raoultosceptique semblent aussi fous et exaltés aux raoultolâtres que l’inverse, difficile de savoir si ce sont les uns ou les autres qui dramatisent. Peut-être les deux ? Je suis un peu heurté, je dois le dire, quand des gens que j’aime bien m’expliquent que je suis naïf, ou bête, ou manipulé par les multinationales pharmaceutiques, ou que mes réactions montrent que je suis indifférent face aux victimes du coronavirus. Je ne pense pas avoir été aussi violent avec quiconque, de mon côté1. Je n’ai jamais eu de mal à supporter qu’on ne partage pas mes opinions et j’ai toujours été intéressé par les points de vue différents. Ça fait partie de mon tempérament, mais je vois bien que ce n’est pas le plus répandu et qu’au contraire, beaucoup se sentent blessés lorsque l’on ne partage pas leurs emballements. Je dis bien emballements et plus idées, car je crois que la question est émotionnelle plus qu’autre chose : les amis sont censés être émotionnellement en phase. Finalement s’il m’arrive souvent de causer Raoult, c’est précisément à cause de la violence verbale ou rhétorique dont font parfois preuve ceux qui le soutiennent et que chaque contradiction irrite à un degré impressionnant. Mais c’est quand même avant tout à cause de Raoult lui-même. Par exemple hier matin je suis tombé sur cette interview :
Cet extrait prête un peu à rire : Didier Raoult n’a jamais siégé, il était membre du conseil mais n’a pas daigné y paraître, se faisant excuser en expliquant qu’il avait plus important à faire en son fief. Il a beau jeu ensuite d’expliquer ce qui s’y est dit ou décidé. Et quant à « claquer la porte » d’un endroit où on n’est jamais allé, ça me rappelle juste ce titre d’une comédie française de la pire époque : Par où t’es entré, on t’a pas vu sortir ?. Mais surtout, qu’est-ce que c’est que ce raccourci avec Pétain !?! De quoi parle Raoult ? Des pleins pouvoir ? Entre mille et un moments historiques de consensus aux conséquences funestes ou heureuses (De Gaulle aussi a eu les pleins pouvoirs !), pourquoi citer Pétain ? Comment est-ce qu’on peut faire un parallèle aussi odieux et insultant ? Raoult affirme que ses pairs le rejettent parce qu’il promeut une molécule, mais il ne fait pas de son mieux pour être apprécié : après avoir traité ceux qu’il présente comme ses rivaux de bien des noms d’oiseaux, il ose même la réductio ad hitlerum ! Ce monsieur déploie des efforts extravagants pour se faire haïr et pouvoir ensuite se vanter d’être un rebelle. Je veux bien qu’on dise que le progrès scientifique ne peut pas démarrer par le consensus (mais c’est sa quête in fine) et qu’il pâtit plus qu’il ne profite des questions d’ego (see who’s talking !) ou de concurrence entre institutions (bis), mais en parler comme ça, c’est ignoble2.
La manière que Raoult a d’insulter constamment ceux qui ne disent pas comme lui (qu’il présente comme « pas sérieux », « fous », « inintelligents », « corrompus ») interdit toute discussion sereine et force chacun à se positionner en « pour » ou « contre », totalement pour ou totalement contre. Consciemment ou inconsciemment, c’est ce que ce monsieur cherche : qu’on le suive aveuglément ou qu’on le rejette, mais pas vraiment qu’on discute ! Encore une fois, ça ne me rappelle rien d’autre que les religions révélées, où la foi nourrit la foi. Christian Estrosi (heureux les simples…) est brandi comme une preuve d’on ne sait quoi, tandis qu’un confrère virologue qui se pose des questions de méthodologie est qualifié d’hypocrite ou d’incompétent. Une fois de plus, je trouve assez incroyable qu’une rhétorique aussi grossière et manichéenne prenne. Faut-il que les temps soient troublés, que les populations soient anxieuses !
Bref, tout ça pour dire que j’aimerais bien être indifférent au cas Raoult mais son attitude et la manière dont il est défendu font qu’il me semble impossible de ne pas réagir. On m’a fait remarquer que j’employais un peu les mêmes termes que lorsque je m’en prends à Juan Branco. En y réfléchissant, et bien que je ne confonde pas ces personnages ou leurs combats (politiquement antipodes, semble-t-il, même si chacun à sa manière semble considéré par certains comme un résistant à Emmanuel Macron, et on se fait facilement considérer comme un soutien objectif au gouvernement lorsque l’on critique l’un ou l’autre), j’ai l’impression que les deux font ce même chantage irritant : on adhère aveuglément à leur propos, et on est du côté de la vérité, ou bien on le rejette, et on est un salaud. Chez Branco, ça ressemble à un problème de maturité affective, c’est presque touchant. Chez Raoult, c’est plus dérangeant car on parle de science, et la science n’a jamais été soluble dans l’infaillibilité, au contraire, son principe même est moins de trouver la vérité que d’identifier l’erreur. Après une prédiction erronée (et Dieu sait que Raoult en a produit), on ne peut pas dire « je ne me suis pas trompé, c’est vous qui avez mal écouté », non, on tire des conséquences, on ajuste ses observations, ses modèles théoriques… La vérité ne précède pas la connaissance3, elle n’est pas révélée, au sens religieux du mot, elle est une quête.
On va me rétorquer, à raison, que je ne suis que chercheur en arts plastiques, mais c’est de l’épistémologie de base, non ? On m’a aussi objecté que je me focalisais sur des questions bien accessoires : il insulte ses confrères ? Et alors ? Il est pris pour le Messie ? Il s’en fiche, il est au dessus des polémiques ! Il paraît que je suis celui qui regarde le doigt quand le sage me montre la Lune4. Je ne crois pas, pour ma part, que la manière de construire et d’imposer un discours soit une question cosmétique et accessoire.
Au passage, le rapport entre Vichy et la science est une question assez passionnante (et passamblement taboue) car c’est sous Vichy que l’eugéniste Alexis Carrel a fondé la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, curieuse institution pluridisciplinaire qui a notamment mis en place les premiers outils de surveillance sanitaire ou démographique qui bien plus tard sont devenus l’Ined ou l’Inserm. L’Insee est descendant d’une autre institution vichyste, le Service national des statistiques. [↩]
On comprend qu’un chercheur se fie à son intuition, à son expérience, ne serait-ce que pour trouver une direction à ses recherches. Mais cela devrait imposer encore plus de prudence, notamment, un exemple au hasard, face à un virus tout neuf. [↩]
Je retiens de la prestidigitation que quand le sage vous montre la Lune, si l’on veut être lucide, il faut surtout regarder ce qu’il fait avec son autre main ! [↩]
[mise à jour : ma description de la séquence s’appuie sur un extrait diffusé sur Twitter, la séquence complète est déjà plus digne, sa fin rattrape quelque peu les images franchement insultantes du début.]
Séquence hallucinante sur LCI. L’artiste-activiste Pavlenski a un nouvel avocat, Yassine Bouzrou, et une chroniqueuse de la chaîne décrit son parcours. Plutôt que de parler de l’aura professionnelle assez prestigieuse de ce quadragénaire, ou de rappeler les affaires fortement médiatisées qui ont émaillé sa carrière, la chroniqueuse se focalise sur son « parcours atypique », à savoir une origine immigrée modeste et une scolarité difficile.
La présentation est soutenue par une infographie on ne peut plus claire : il ne s’agit pas de s’émerveiller de la vie professionnelle de quelqu’un qui a survécu à des déterminismes sociaux divers et variés, il s’agit de dire au public que cet avocat-là est suspect, que c’est un cancre. Cancres, les auteurs de l’infographie doivent l’être aussi un peu puisque dans leur précipitation à persifler, ils ont laissé passer deux fautes d’orthographe. Pour commencer, la ville de Bezons n’a pas le droit à sa lettre de terminaison – puisque Bezons s’écrit avec un « s », donc :
Ensuite, le mot École est écrit avec un accent grave. Il est juste et bon de mettre un accent sur une capitale, beaucoup trop de gens se croient dispensés de respecter cette règle typographique, mais il est dommage de ne pas en avoir profité pour choisir le bon accent :
Pardonnons : l’orthographe est la science des ânes, dit-on. Est-ce pour ça que l’infographiste dysorthographique a affublé Yassine Bouzrou d’un bonnet d’âne ? Le portrait utilisé n’a pas vraiment été choisi pour être flatteur. Il a le regard dans le vague (le cancre qui rêvasse ?), et son maxillaire est ramolli par le détourage… D’autres photos bien différentes existaient.
On nous montre donc les trois écoles d’où l’avocat a été renvoyé, et on nous apprend que cette scolarité lui a « coupé les portes du bac L », et qu’il a donc dû faire un « bac technique » :
« — (…) et puis il va se découvrir une passion pour le droit pénal — merci Jade pour cet éclairage (…) ».
Voilà, c’est tout, la présentation s’interrompt, on ne nous rappelle pas que l’avocat a prêté serment et ouvert son cabinet il y a treize ans1. On ne nous parle pas non plus de son engagement contre les discriminations au faciès, non, on se contente de le justifier par l’exemple. Cette séquence a fait grand bruit, et Valérie Nataf, directrice de la rédaction de LCI, a admis ce matin que la présentation était maladroite :
Bien. Mais est-elle vraiment si maladroite, cette présentation ? Ou au contraire, malgré ces excuses pudiquement contrites sur Twitter (« ce média qui ne parle pas aux Français », selon la députée LREM Olivia Grégoire), n’a-t-elle pas atteint le but de rendre suspect tout ce que dira désormais cet avocat ? De faire de son parcours professionnel une blague de bistrot ? (« t’as vu l’avocat qu’ils lui ont collé ? ») ? Je remarque en tout cas que ce Curriculum vitæ infamant et emprunt de mépris de classe va plutôt à rebours des récits médiatiques habituels, qui raffolent des retournements de situation et aiment nous raconter, notamment, des histoires de personnes qui ont obtenu des satisfactions professionnelles auxquelles on ne les aurait pas crues prédestinées. Ce genre de récit n’a pas forcément une fonction positive, ceci dit, il sert parfois à culpabiliser les gens qui ne sont rien, ou à utiliser l’exception pour marteler la règle. Faire une présentation aussi dénigrante ne peut pas relever du hasard complet.
Avec l’affaire Griveaux, beaucoup de soutiens de la majorité actuelle ont martelé que, en politique, tous les coups ne doivent pas être permis. Ils ont raison, et c’est du reste ce que doivent se dire aussi les vingt-cinq éborgnés, les cinq personnes qui ont perdu une main, et les proches des deux qui ont perdu la vie dans le cadre de manifestations depuis un peu plus d’un an. C’est ce que doivent se dire les journalistes entravés, mis en garde à vue ou privés de leur matériel alors qu’ils couvraient les mouvements sociaux. Et c’est ce que l’avocat Yassine Bouzrou est fondé à se dire lui aussi.
Une chose me touche particulièrement dans cette affaire : moi aussi j’ai un parcours atypique. Je n’étais pas très intéressé par l’école, quand j’étais petit. J’écoutais d’une oreille, j’ai retenu des choses, et j’ai toujours fait le minimum pour surnager. Ça n’a pas toujours suffi, surtout à l’adolescence, puisque j’ai redoublé ma classe de troisième, et que je n’ai pas de baccalauréat scientifique, ni littéraire, ni technique, je n’ai pas de baccalauréat du tout, j’ai été « orienté » en Lycée professionnel afin de passer, après trois années à apprendre la photographie, un CAP, que je n’ai d’ailleurs pas eu non plus. À peine non-diplômé, j’ai été viré de mon premier emploi, comme photograveur, après une semaine. Je ne regrette pas d’être allé à l’école et je remercie tous ces gens généralement bien intentionnés qui se relayaient au tableau pour m’expliquer la grammaire, l’orthographe, les mathématiques ou l’histoire, mais je me rends compte que je n’ai jamais fait le moindre effort scolaire pour ce qui ne m’intéressait pas, et que j’ai fait encore moins d’efforts pour ce qui m’intéressait, puisque ce qui m’intéressait rentrait tout seul. J’ai commencé à apprécier l’école une fois parvenu (par des chemins tortueux) dans l’enseignement supérieur : là, enfin, c’était à moi de savoir ce qui m’intéressait, à moi de creuser mon sillon, par moi-même, pour moi-même, et pas uniquement pour prouver ma capacité d’adaptation au milieu scolaire, but que j’ai toujours méprisé avec une pointe d’orgueil mal placé, qui est peut-être la seule chose que je regrette car après tout, on peut tout à fait être quelqu’un d’intelligent, d’original, de créatif et d’intéressant même si on a le malheur de n’avoir pas été cancre. J’ai connu plus d’un cas.
Mise-à-jour : on me dit dans l’oreillette que ce que j’ai dit ici est faux et que le montage complet – que je n’ai pas vu, j’avoue m’être contenté d’extraits sur Twitter – racontait la suite du parcours de l’avocat, ce qui change tout, même si les images de départ sont intrinsèquement problématiques. [↩]
(suite à une conversation sur Twitter…)
(oui, je sais, cet article est un peu long. Vous n’avez qu’à vous contenter de regarder les images)
Pour le site Scientists of America j’ai écrit un jour un article qui prenait la défense de l’homéopathie, intitulé L’Homéopathie peut sauver des vies, dont le raisonnement était résumé par cette phrase : « rien de plus inoffensif qu’un médicament sans principe actif ».
C’était une blague, une manière de dire que l’homéopathie ne soigne rien, mais une blague un peu sérieuse, et plus le temps passe, plus je vois s’affronter les anti-homéopathie et les pro-homéopathie, et plus je finis par être convaincu par la validité du contenu de mon propre article. Il faudrait inventer un mot (à moins qu’il existe déjà) pour décrire ce mécanisme qui fait qu’on finit par croire à une chose parce qu’on l’a dite. Bien des religions, des idéologies politiques ou même des théories scientifiques à présent sérieuses doivent être nées comme ça.
Samuel Hahnemann (1755-1843), l’inventeur de l’homéopathie. Il a vécu 88 ans, ce qui est bien pour l’époque, mais il est mort d’une bronchite en juillet, je dis ça je dis rien (vision d’artiste).
Tout d’abord, une évidence : l’homéopathie ne repose sur aucune base théorique sérieuse, elle relève de la pseudo-science, elle ne passe ni le crible de la logique1 ni celui des études pharmacologiques. On constate bien qu’elle peut provoquer des changements dans l’état de santé des patients, mais ni plus ni moins que le célèbre effet Placebo : ce n’est pas le produit qui agit, mais une donnée psychologique difficile à expliquer et qui a moins à voir avec la composition du remède lui-même qu’avec l’acte de l’administrer.
Le simple fait que les pouvoirs publics n’imposent pas plus d’autorisation de mise sur le marché aux médicaments homéopathiques qu’aux confiseries est un indice du peu de capacité d’action qu’on leur prête2. Mais est-ce vraiment un combat important que de dénoncer cette pseudo-science ?
Les gens qui s’en prennent le plus violemment à l’homéopathie le font au nom de trois arguments principaux.
1 – il s’agit d’une escroquerie qui repose sur la crédulité des patients et qui fait croire à ces derniers que la maladie et la guérison relèvent de la magie.
2 – il est dangereux pour un malade de refuser un médicament qui fonctionne au profit d’un médicament qui ne fonctionne pas.
3 – il n’est pas admissible que la Sécurité Sociale dépense de l’argent pour rembourser des médicaments sans effets.
Sur le troisième point, Philippe Douste-Blazy avait proposé une réponse assez pragmatique, que certains jugeront cynique lorsqu’il était ministre de la santé et qu’il défendait le remboursement de l’homéopathie par la Sécurité Sociale : « si vous regardez le budget de l’assurance maladie consacré aux médicaments homéopathiques, vous vous apercevez que c’est une toute petite goutte d’eau par rapport au reste des prescriptions médicamenteuses, et en tout cas si vous les enlevez, alors les patients prendront autre chose et ce seront des médicaments qui seront peut-être eux remboursés à 100%, avec des interactions médicamenteuses possibles ».
En bref : l’homéopathie est souvent un moindre mal car le public veut des médicaments à tout prix, y compris lorsqu’il vaudrait mieux s’abstenir, et il vaut alors mieux lui fournir de faux médicaments que des vrais, quitte à dépenser un peu d’argent public pour cela.
Anecdote : le père de Philippe Douste-Blazy était un médecin et un grand chercheur dans la lutte contre le cancer. Sa mère, quant à elle, a longtemps dirigé la Ciergerie Lourdaise, société monopolistique dans le domaine des bougies votives de la cité mariale. Au fait : est-il plus choquant d’être soigné par un médecin qui croit aux vertus de l’homéopathie ou par un médecin qui va à la messe le dimanche et qui croit au pouvoir de la prière ?
Le second point (mieux vaut se soigner avec un médicament qui fonctionne que de croire qu’on se soigne avec un médicament qui ne fonctionne mas) est en apparence une évidence, mais s’appuie sur l’idée que les gens souhaitent guérir de véritables maladies. Or il n’est pas certain que ce soit toujours le cas, et il est même certain que ça ne l’est pas. Une affection banale telle que le rhume ne se soigne pas, on peut traiter certains de ses symptômes (fièvre,…), mais il n’existe pas de moyen de lutter contre le virus lui-même (ou plutôt les virus), ni, la plupart du temps, de besoin de le faire, puisque la guérison est spontanée. C’est pourtant le quatrième motif de consultation en médecine généraliste, représentant une consultation sur huit3 ! Et les consultations médicales ne sont sans doute que le sommet de l’iceberg, il suffit de voir à quel point les pharmaciens mettent en avant leurs remèdes non-remboursés pour le rhume (parfois rebaptisé « état grippal » lorsqu’il fatigue plus que d’habitude) pour imaginer le volume des ventes en automédication de remèdes tels que l’aspirine, le paracétamol, les vitamines, etc.
Ces médicaments ne sont pas tous bénins. Les Dolirhume, Actifed, Nirophen ou Fervex, par exemple, ont des effets graves pour un certain nombre de patients chaque année (selon les médicaments : de l’ulcère au risque d’AVC !), et certains ne devraient être consommés qu’en parfaite conscience de leur composition et des doses à ne pas dépasser, par exemple dans le cas du paracétamol, molécule très répandue dans ce genre de remèdes mais dont le surdosage peut endommager le foie, amenant plusieurs milliers de personnes aux urgences chaque année. La médecine de complaisance, notamment dans le cas des anti-dépresseurs, des barbituriques et autres traitements psychiatriques est une réalité française bien connue et aux effets ravageurs (risques suicidaires, dépressions, altération du comportement, etc.). Sans parler de médecine de complaisance, les praticiens qui prescrivent ces produits ne semblent pas toujours tous conscients de leurs effets. On entend souvent dire par les médecins eux-mêmes que leur formation et surtout leur formation continue sont incomplètes au chapitre du médicament, qu’ils sont souvent contraints de s’en remettre aux boniments des visiteurs médicaux pour savoir quels médicaments prescrire. Or les visiteurs médicaux représentent des sociétés vénales dont les pratiques ne sont pas nécessairement vertueuses : un laboratoire préférera assez logiquement promouvoir la molécule dont il possède le brevet plutôt qu’une autre qui a fait ses preuves depuis longtemps mais dont la composition est dans le domaine public. Et ne parlons pas du disease mongering, pratique qui pousse les laboratoires à forger des maladies, à communiquer massivement à leur sujet puis à proposer des médicaments miraculeux pour les guérir.
On peut parler aussi de la pratique, parfois encouragée par les fabricants, qui consiste à utiliser un médicament, parfois dangereux, pour une mauvaise raison : un traitement cardiaque pour la perte de poids ; un traitement contre l’hyper-activité pour la concentration scolaire ; un sirop contre le mal de mer ou un sirop antitussif pour leurs effets psychotropes ; un traitement de la circulation sanguine pour ses effets aphrodisiaques, etc.
Plus simplement, beaucoup de gens ont dans leur armoire à pharmacie des substances très dangereuses, auxquelles ils ont eu accès à une période donnée pour une raison légitime et dont ils utilisent à tort le reliquat sans demander d’aide à leur médecin mais avec le souvenir que le produit les a, une autre fois, guéri. Parfois même, c’est juste une erreur, un manque de discernement lié à l’âge où à la vue qui les mène à consommer un médicament dangereux.
Bref, dans un monde où chacun serait idéalement et honnêtement conseillé, conscient du degré de gravité/bénignité de son état, capable de résister à l’idée de se faire soigner lorsque c’est inutile, respectueux des prescriptions, la médecine sérieuse, scientifique, serait la seule valable. Mais ce n’est pas tout à fait le cas, et j’ai peur que le cocasse oscillococcinum4 des laboratoires Boiron soit bien moins dangereux pour les personnes qui ont le nez qui coule que des produits réellement actifs et dont les effets secondaires sont eux aussi actifs et parfois ravageurs.
Je ne connais pas les statistiques qui exposent le nombre de gens qui ont préféré se laisser mourir à coup d’homéopathie alors qu’ils souffraient d’un mal qui eût été efficacement traité par un antibiotique, par exemple, je ne suis pas certains qu’ils soient aussi nombreux que les gens qui les citent pour argumenter de la dangerosité d’une pseudo-médecine. En revanche, les risques sanitaires que fait courir la trop grande circulation des antibiotiques, qui mène certaines bactéries à y être résistantes, est un problème concret.
Au passage, on cite souvent les éleveurs qui vantent l’homéopathie comme preuve que « ça marche ». Je ne crois pas vraiment que leur expérience soit une preuve de l’intérêt des substances elles-mêmes (mais cela en dit sans doute beaucoup sur leur rapport aux bêtes), mais je dois dire qu’en tant que consommateur, je préfère savoir que la viande que je mange vient d’animaux qui n’ont pas été bourrés d’antibiotiques afin de supporter une promiscuité et des conditions d’existence ignobles.
Enfin, la « vraie » médecine, celle qui fonctionne, peut avoir un dernier défaut : lorsqu’elle sait traiter les symptômes, il arrive qu’elle néglige ce qui les provoque. Je pense par exemple aux antihistaminiques, si efficaces avec les allergies respiratoires, dont il serait utile de chercher à comprendre pourquoi leur nombre a littéralement décuplé (de 3 à 30% des gens) en un demi-siècle. Il y a des recherches sur le sujet, évidemment, heureusement, mais on n’a pas l’impression que les pouvoirs publics voient comme une priorité le fait de découvrir pourquoi nous sommes de plus en plus agressés par l’air que nous respirons.
Reste un argument : l’obscurantisme. Au nom de la science, au nom de la raison, il est criminel de laisser croire qu’une théorie farfelue puisse être mise sur un pied d’égalité avec la recherche scientifique sérieuse, et permettre une telle chose peut faire reculer la science et l’esprit scientifique. Je comprends cet argument mais il appelle une autre question à mon sens : si la recherche médicale est par définition scientifique, la pratique de la médecine l’est-elle vraiment, ou plus exactement, le rapport que les patients entretiennent vis-à-vis des soins médicaux est-il idéalement rationnel ?
J’ai eu principalement deux médecins dans ma vie. J’ai connu le premier depuis mon enfance jusqu’à celle de mes propres enfants. C’était un médecin à mon avis assez extraordinaire, doué d’une expérience énorme et qui a plusieurs fois établi des diagnostics périlleux qui se sont révélés fondés. Et chaque fois il l’a fait avec la sagesse de dire qu’il n’était sûr de rien et qu’il fallait effectuer des tests cliniques complémentaires. Ce médecin était fondamentalement honnête : lorsque l’on venait se plaindre d’avoir les bronches trop souvent encombrées, il prenait un air sévère pour nous dire que la seule chose à faire était d’arrêter de fumer. Ou dans d’autres cas, qu’il fallait faire un peu d’exercice, manger mieux ou moins, et autres mesures du même genre. Il recourait aussi à des techniques psychologiques redoutables, comme le fait de nous raconter ce qui arrivait à ses patients précédents : une mère enceinte d’un fœtus avec une anomalie cardiaque, des parents dont la fille souffrait d’une terrible maladie osseuse ou que sais-je encore… Impossible de jurer que ces patients existaient réellement, ou qu’ils venaient juste de passer, mais une chose est sûre : on relativisait aussitôt nos petits problèmes, et on se sentait même un peu honteux d’être là pour se plaindre que son enfant en parfaite santé ne dorme ou ne mange pas comme écrit dans le livre de Laurence Pernoud. Pour les cas négligeables, il refusait souvent d’être payé, et je crois que c’était encore une de ses techniques psychologiques : n’étant pas payé, il prouvait en quelque sorte qu’on s’était montrés un peu capricieux et qu’on le dérangeait pour rien.
Bien sûr, lorsque le cas était grave, il le prenait très au sérieux et avait des diagnostics pointus et apparemment infaillibles. Je me souviens l’avoir réveillé à quatre heures du matin pour qu’il vienne constater que notre fils n’allait pas bien, et il a aussitôt pensé qu’il s’agissait d’une invagination intestinale — affection mortelle lorsqu’elle n’est pas traitée —, nous a emmené aux urgences, où son diagnostic n’a pas été pris au sérieux par les spécialistes avant une douzaine d’heures. Quand ce médecin a pris sa retraite, son cabinet était un peu miteux, et il tenait des propos un peu aigris : l’honnêteté ne paie pas forcément.
Le médecin suivant est lui aussi à la retraite, je l’ai fréquenté une dizaine d’années, l’ayant essentiellement choisi pour une question de proximité géographique. Il recevait dans un bureau de notable, avec encyclopédies, tapis et meubles cirés. Il aimait prendre le temps de bavarder, et notamment de s’épancher sur le sujet de son épouse qui avait divorcé en le ruinant — quoique son état de misère n’ait rien eu de franchement flagrant. Il pouvait lui aussi être pédagogue et honnête, mais de manière plus perverse. Je me souviens qu’une fois il m’a prescrit des antibiotiques en me disant ceci : « ça ne vous fera pas guérir plus vite, vous n’en avez pas besoin, mais quand les gens sortent de mon cabinet, ils ont besoin d’un bonbon, de quelque chose à aller acheter à la pharmacie. Alors je ne vous conseille pas d’utiliser ce médicament mais je vous le prescris ». Il me laissait le choix, c’était à moi de décider si j’étais capable d’entendre un discours raisonnable ou si j’étais venu chercher un remède magique chez le sorcier du village.
Je pense qu’il n’est pas rare que des gens consultent un médecin en ayant déjà décidé ce qu’il faut que celui-ci leur dise et leur prescrive et en n’acceptant pas vraiment d’être contrariés, il me semble même que c’est ce qui a motivé l’incitation à déclarer un médecin traitant : éviter que les patients aillent de médecin en médecin jusqu’à tomber sur celui qui leur dira ce qu’ils veulent entendre.
Je n’imagine pas qu’il ait existé une seule société humaine exempte de personnes affirmant pouvoir en guérir d’autres à l’aide de potions, d’actes et de rituels. Cela ne signifie pas que les médecins d’aujourd’hui soient des charlatans, ni que ceux du néolithique l’aient été eux non plus – sans doute les hommes (ou femmes) de l’art étaient des gens qui avaient observé, déduit et compris des tas de choses – mais l’universalité et la permanence de cette activité indique à mon sens un éternel besoin, de la part des malades, de recourir à des gens aptes à les rassurer.
Les patients — vous, moi — sont-ils des spécialistes en épistémologie ? Des biologistes ?Entretiennent-t-ils avec la science, la médecine et la pharmacie un rapport si rationnel que ça ? Quand je vois les publicités pour des crèmes censées faire maigrir, où un séduisant beau gosse en blouse blanche dit d’une voix assurée : « c’est de la science ! » ou « ça fonctionne ! », j’ai l’impression que l’industrie de la communication a compris à quel point l’idée de science pouvait être utilisée comme argument d’autorité, c’est à dire, paradoxalement, tout le contraire d’un argument scientifique. Et j’ai peur que les médecins soient eux-mêmes contraints au simulacre de l’omniscience et de l’omnipotence, car ce ne sont pas que des remèdes que l’on vient chercher chez eux, ce sont aussi des certitudes, l’idée que quelqu’un sait ce qu’il faut faire. Le médecin qui dit « je sais pas ce que vous avez mais ça n’a pas l’air grave » aura à mon avis moins de succès que celui qui dira « on va peut-être devoir faire des tests mais en attendant je vais vous prescrire deux milligrammes de ceci à prendre à jeun pendant une semaine, une goutte de ça dans un grand verre d’eau le soir et cette pommade qui sent bon si ça vous gratte encore et puis revenez me voir si ça ne va toujours pas ».
L’homéopathie n’est pas une science sérieuse, c’est un fait, mais il est un peu exagéré de laisser entendre que le grand public a besoin de cette pseudo-science pour entretenir un rapport douteux à la connaissance scientifique en général. Je ne parierais pas non plus que les amateurs d’homéopathie le soient parce qu’ils sont séduits par la théorie, effectivement franchement bancale. J’imagine que beaucoup cherchent là une alternative à la brutalité médicale, qui traite le corps comme un objet et la vie comme une maladie.
Rappelons le principe : pour soigner une maladie qui provoque tel symptôme, on utilise un poison qui provoque le même symptôme, que l’on dilue dans de l’eau un certain nombre de fois jusqu’à atteindre le moment où il est improbable mathématiquement qu’il subsiste ne serait-ce qu’une molécule du produit dans la solution obtenue. On mélange le tout à du sucre, et voilà. Notons que la forte présence du sucre et d’autres excipients comme le lactose n’est peut-être pas sans effet. [↩]
Je me souviens aussi d’un fait-divers comique : des enfants étaient tombés sur des cartons entiers de médicaments homéopathiques et en avaient dévoré le contenu comme s’il s’était agi de bonbons… Le laboratoire responsable de ces médicaments avait alors rassuré les familles en avouant que les billes de sucre qu’il produisait ne pouvaient avoir aucun effet sur la santé. [↩]
Réputé traiter les états grippaux, cette préparation à base de foies et de cœurs de canards de barbarie repose sur la croyance en les vertus de l’homéopathie, d’une part, mais aussi sur la foi dans l’existence d’un micro-organisme baptisé oscillocoque par le médecin qui l’a observé il y a un siècle et qui reste le seul à l’avoir vu depuis ! [↩]