L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que laes personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.
La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet. Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.
En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.
Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément. En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatique4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ». Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…
Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.
Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge« ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu« ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires« ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi« ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il n’est pas d’accord avec moi) ; etc. Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ». Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».
Nous arrivons cette fois au cœur du sujet. Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique. C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers. Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.
Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.
J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? [↩]
Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. [↩]
« Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). [↩]
Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… [↩]
Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. [↩]
(contexte : après quelques jours d’agitation médiatique consécutive à l’annonce de la tenue d’une exposition laissant « carte blanche » à Bastien Vivès, accusé de publications pédopornographiques et de propos insultants et menaçants envers une consœur autrice de bande dessinée, le Festival d’Angoulême choisit de déprogrammer l’événement)
Une fois que les opinions sont sédimentées sur un sujet, tout nouveau discours n’est abordé qu’avec l’impatience de décider s’il faut l’applaudir ou le honnir, et, partant, si celui qui parle est ami ou ennemi. Si vous vous sentez dans cet état d’esprit, abandonnez dès maintenant la lecture de cet article, il ne vous sera pas utile.
Je reconnais du talent à Bastien Vivès, mais je n’ai jamais été vraiment intéressé par son œuvre. Lorsqu’il débutait, j’avais été épaté par sa maturité graphique (Le goût du chlore, Dans mes yeux), mais depuis, j’ai du mal à me passionner par son système, que je peine à juger autrement que superficiel visuellement (j’ai toujours l’impression de voir ce qu’on nommait naguère en communication des roughs). Cependant, il serait malvenu que j’aie une opinion définitive, car, soyons très honnêtes, je n’ai pas lu grand chose de lui dernièrement. Il me semble que j’ai entamé la lecture de son Cortomaltese, mais je ne me souviens pas de ce que j’en ai pensé ni si je l’ai terminé ce qui signe peut-être avant tout mon indifférence au projet d’un Cortomaltese qui ne soit pas de la main d’Hugo Pratt. De par ses positions publiques les plus insupportables — celles qui ont servi à instruire son procès sur les réseaux sociaux —, il me renvoie l’image d’un ado attardé, avec tout ce que ça implique en termes d’inconséquence et d’insensibilité, de légèreté au plus mauvais sens du terme. Et quand il semble émotionnellement impliqué, c’est en s’en prenant à l’autrice Emma Clit, dans des termes assez ignobles, indéfendables et, là encore, d’une insensibilité crasse (« On devrait buter son gosse »). Les mots, certes, ne sont que des mots, mais ils ont un poids et ils peuvent faire mal. Vivès accuse les réseaux sociaux de l’avoir « rendu con », et c’est un fait, ces agoras ne réussissent pas à tout le monde, mais de même que tout le monde n’a pas « l’alcool mauvais », on est en droit de se demander si les réseaux sociaux, en supprimant quelques filtres, ne font pas que désinhiber une mentalité latente. En intitulant un album pornographique La décharge mentale, bien après avoir quitté Facebook, Vivès fait une allusion transparente au sujet de la « charge mentale » qui a amené le succès à Emma Clit, et on peut se demander quelle est la part du clin d’œil est quelle est la part de l’acharnement1. L’argument des réseaux-sociaux-qui-abrutissent ne tient plus, puisqu’il s’agit d’un livre, et Vivès semble dévoiler ici que son hostilité à Emma n’est pas tant due à la médiocrité de son dessin qu’au caractère féministe et engagé de son propos et, peut-être aussi, à la popularité d’icelui2.
Bref, Vivès est sans doute un sale môme avant tout, qui a au fond peut-être un peu de mal à accepter que les femmes ne soient pas des objets. En tout cas, il raconte que ce qui l’intéresse, ce qui caractérise son œuvre, c’est l’étude de la naissance du sentiment amoureux, et j’imagine que ça implique une forme d’aversion pour ce qui suit : construire, durer, laisser l’autre exister au delà de ce qu’on projette sur lui. Sans doute évoque-t-il (dans son œuvre ou ses propos) des thèmes tels que la pédophilie ou l’inceste avec une récurrence un peu inquiétante, car malgré le masque de l’humour, de la transgression et de la provocation, il y a peut-être quelque chose de viscéralement ancré. Il n’est en revanche a priori coupable d’aucun crime lui-même, rien à voir avec Gabriel Matzneff, à qui il est pourtant régulièrement comparé, qui passait spontanément aux aveux avec une insoutenable satisfaction.
L’ambition artistique, esthétique, poétique, la transgression, l’humour, la fantaisie, le fantasme, ou tout bêtement la fiction, peuvent être autant de faux-nez pour des pulsions douteuses, des moyens pour faire passer des idées inconscientes ou subconscientes, des démons que l’on ne saurait assumer frontalement (socialement ou vis-à-vis de soi-même) : profiter, dominer, agresser, assassiner,… Dès lors, est-ce que la création est l’outil d’un sain défoulement, d’une vidange psychique ? Une forme d’hygiène mentale ? Voire une une transsubstantiation, une transmutation, la transformation du plomb en or ? On se doute en tout cas que ça ne peut pas vouloir rien dire du tout, et si effectivement les œuvres pornographiques de Bastien Vivès contiennent systématiquement des allusions à la pédophilie et à l’inceste3, il est légitime de se demander (et en tout cas lui devrait se le demander) par quoi il est hanté, et pourquoi. Peut-être est-il seulement tributaire —ce ne serait pas inattendu pour quelqu’un qui est né au milieu des années 1980 d’une culture manga adulte, qui peut se montrer particulièrement complaisante vis-à-vis des violences sexuelles, du sexisme et même de la pédophilie et de l’inceste.
Je dois pourtant dire que quand j’entends parler de pédophilie, je tends l’oreille avec méfiance, car je sais que ce crime a plus d’une fois servi de prétexte à bien autre chose que la défense de ses victimes. C’est en confondant malhonnêtement homosexualité et pédophilie qu’on brimait les homosexuels, il n’y a pas si longtemps ; c’est au prétexte de surveiller quelques centaines de criminels sexuels multi-récidivistes qu’a été créé le fichier national d’empreintes génétiques, qui conserve désormais plus de 5 millions d’échantillons différents, dont des centaines de milliers de simples manifestants ; c’est le spectre de réseaux pédopornographiques4 qui sert à faire passer des lois de censure automatisée ou qui alimente les plus vénéneuses rumeurs complotistes. Et si tout ça est possible, c’est parce qu’il n’y a rien de plus universellement répugnant que la pédocriminalité. C’est un sujet qui provoque chez chacun de nous un profond malaise et personne n’aimerait se voir accuser d’avoir quoi que ce soit à voir avec les pédophiles. Le crime est si odieux, en vérité, qu’on a vite peur d’être accusé de complaisance si on réclame des preuve qu’il a bien été commis. Le crime est si dégoûtant qu’on a la nausée à l’idée que quelqu’un s’en délecte, fût-ce sous forme de dessins d’imagination et avec un scénario idiot5, et qu’on est révolté à l’idée que quelqu’un gagne de l’argent en titillant des passions abjectes.
Si le fait que l’émotion passe avant la raison est un problème, on ne saurait chasser d’un revers de main toute critique portée envers une œuvre en opposant la liberté supérieure de l’artiste. Les artistes sont responsables de leurs œuvres, c’est même la caractéristique première de leur statut. L’art peut être le fruit d’une nécessité intérieure pour celle ou celui qui le produit, qui l’émet, peut même être un moyen d’exorciser des obsessions malsaines, mais il a aussi un effet potentiel sur les spectateurs qui le reçoivent. Pendant les quelques siècles qui ont forgé notre notion moderne d’Art on a voulu croire que cet effet ne pouvait être que d’une nature noble : délectation esthétique, transcendance des passions, émerveillement, méditation sur la condition humaine,… Et puis notre familiarité croissante avec le domaine de la communication, de la réclame, ainsi que l’anthropologie culturelle, l’iconologie, la théorie critique, le structuralisme, la sémiologie, nous ont fait perdre un peu de notre naïveté : l’art n’est pas que de l’art, la fiction n’est pas que la fiction, ce peuvent être des symptômes, des maux, de la propagande (au sens le plus dépassionné du terme), des modes d’emploi, des outils qui exposent ce qui relève de la doxa, et/ou qui conforment cette doxa, qui rendent acceptables ou familiers des points de vue qui naguère nous semblaient incongrus ou révoltants. L’art et la fiction en sont même devenus des terrains idéologiques de premier plan, et dans les industries culturelles de masse, chez Marvel, chez Disney, le hasard a peu de place, les choix de scénario ou de distribution ont souvent une raison d’être idéologique (encore, au sens le plus dépassionné du terme, vouloir utiliser la fiction pour promouvoir un certain modèle de société n’est pas un mal en soi, tout dépend du modèle en question !) : désigner les oppressions ; féminiser un personnage ; donner une place à des orientations sexuelles jusqu’ici silenciées ou méprisées ; donner une place à des personnes non-blanches ; cesser d’objectiver et d’enfermer dans des clichés toute personne « pas comme nous » ; et aller jusqu’à embaucher des sensivity readers et autres experts pour s’assurer qu’une œuvre ne fera de mal à personne. Pour toute une jeune génération, ça semble être une évidence. Pour d’autres, ça l’est moins, et on s’inquiète de liberté de création, voire de puritanisme étasunien, car il est un fait que cette vision moralisatrice du rôle de l’art a toujours été une banalité de l’autre côté de l’Atlantique. C’était pour nous une curiosité il y a trente ans sous le nom de « Political correctness ». Et plus tôt, ça existait déjà mais nous n’en étions pas conscients : les labels Comics code authority et MPAA ne nous disaient pas grand chose, d’autant que nos traducteurs, ici, s’autorisaient des altérations fantaisistes et moralisaient ou immoralisaient les œuvres avec des critères en phase avec notre mentalité locale de l’époque. La culture globalisée actuelle est effectivement très étasunienne. Aurons-nous un jour peur des poitrines féminines, comme le prophétise Michel Ocelot, l’auteur de Kirikou6 ? Craindrons-nous les poils sous les aisselles, jugerons-nous hideuses les bouches qui n’ont pas été traitées par un orthodontiste, les nez qui ne sont pas passés sous un scalpel ? Mangerons-nous des nuggets en baquet plutôt que de manger ensemble autour d’une table ? Binge-drinkerons-nous des « shots » jusqu’au coma au lieu de cultiver notre alcoolisme social vieille-France ? Adopterons-nous un à un les rites qu’exposent les fictions de manière apparemment très codifiée (demande de mariage surprise avec genou à terre ; bal de promo ; spring break ; etc.) ? Aurons-nous en tête un modèle très précis de ce que sont la réussite professionnelle, amicale et amoureuse ? C’est aussi tout ça, l’Amérique.
Une chose en tout cas me semble claire : moraliser l’art, moraliser la fiction, peut être fait plus ou moins sincèrement, plus ou moins naturellement, plus ou moins bien. Raconter une bande d’ami.e.s composés d’une musulmane pratiquante voilée, d’une fille lesbienne tatouée et d’un homme trans désespérément amoureux d’une femme hétérosexuelle membre des Témoins de Jéhovah, dans une société où les plus de trente-cinq ans sont au mieux une nuisance et au pire des « personnages non joueurs »7, ça marche une fois, c’est même agréable à voir, comme toute situation oxymoresque, mais si ça s’installe par automatisme, sans apporter grand chose de plus, ça devient rapidement artificiel et pénible. Les grosses usines à fiction comme HBO ou Netflix savent assurément s’y prendre et surprendre, elles ont des armées de scénaristes pour réinventer régulièrement leurs recettes lorsque celles-ci deviennent trop banales, mais des bandes dessinées qui ne sont mues que par les bonnes intentions de leurs auteur.ice.s peinent à mon avis à remuer le lecteur. S’il suffisait d’être gutmensch, bien-pensant, pour faire vibrer le public, ça se saurait.
Au delà du spectre de la censure et de l’autocensure que l’on craint derrière tout projet de moralisation de l’art, on peut redouter le manque de poésie d’un art utilitaire, uniquement destiné à nous convaincre de quelque chose, dédié à nous vendre un modèle de société, ou tout simplement, une forme de création où le mystère et le hasard n’ont pas de place. Et même, une forme de création où l’on doit montrer patte-blanche, faire la démonstration de sa légitimité sur un sujet. J’ai par exemple une fois entendu un romancier se faire vertement reprocher d’avoir écrit à la première personne un roman dont la protagoniste est une femme — or les personnes qui avaient émis la critique admettaient que le roman était plutôt bon, leur problème était un problème de principe ! On se souvient des débats qui ont lieu lorsque un acteur ou une actrice n’a pas toutes les caractéristiques de la personne dont elle prend le rôle : Zoe Saldana qui n’était pas assez noire pour interpréter Nina Simone, ou Eddie Redmayne à qui on a reproché d’interpréter une femme transgenre en étant un homme cisgenre, dans le film Danish girl. L’un et l’autre se sont par la suite excusés platement d’avoir accepté des rôles qui ne se confondaient pas avec leur vie.
Il suffit de se remémorer de l’interprétation raciste de M. Yunioshi par Mickey Rooney dans Breakfast at Tiffany’s (et autres exemples odieux de Yellowface et de Blackface, ou encore de mansplaining8) pour comprendre le problème qui motive très légitimement ces reproches, et ne parlons pas de l’injustice professionnelle qui opère lorsque Nicole Kidman ou Charlize Theron passent des heures à se faire maquiller, se font ajouter des prothèses afin d’avoir un physique banal correspondant à un rôle, alors qu’il existe foule d’actrices qualifiées et dont le physique est adapté. Pourtant, dans ces affaires, j’ai parfois du mal à ne pas penser à un épisode Lucky Luke9 où le public d’une pièce de théâtre prend les acteurs pour leurs personnages… Or l’Art, depuis toujours, c’est l’artifice, c’est la tromperie, il ne suffit pas qu’une personne « soit » son rôle pour bien l’interpréter, et du reste, choisir une personne pour cette raison, c’est un peu la réduire elle aussi à un cliché. Il est tentant, mais pas forcément pertinent car les motivations profondes diffèrent, de voir dans ces débats l’image-miroir de l’hostilité réactionnaire qui se manifeste lorsque tel ou tel remake a une actrice à la peau plus brune que dans l’œuvre originale, ou lorsque certains spectateurs de Star Wars ont plus de mal à imaginer un stormtrooper noir qu’un Jedi vert de quarante centimètres de haut…10 La question de la légitimité à écrire sur tel ou tel sujet me semble indémerdable, et aussi, elle me semble nier de manière furieusement essentialiste la capacité que chacun peut avoir à se mettre à la place d’un autre, à vouloir se mettre à la place de l’autre, ou même, si la naïveté de celui qui n’a pas vécu une situation dans sa chair est inévitable, la capacité que l’on pourra avoir à progresser. Je raconte souvent l’histoire d’Eugène Süe, écrivain mondain de la restauration, missionné par un journal conservateur pour écrire un roman sur les bas-fonds de Paris. Le récit débute par des poncifs bourgeois sur l’indécrottable et répugnante scélératesse des classes populaires, mais, encouragé par son rédacteur-en-chef à aller enquêter, Eugène Süe a appris, compris, observé, il s’est rendu compte (comme son héros Rodolphe, un prince incognito parmi la canaille) que derrière un ivrogne, un meurtrier, une prostituée, il pouvait y avoir une longue et injuste histoire. Il s’est rendu compte que les gens du peuple pouvaient être intelligents, touchants, solidaires,…
Pendant les deux années qu’a duré la publication du feuilleton, non seulement Eugène Süe est devenu antiraciste11, socialiste (et député de la Seine sous cette étiquette, jusqu’à ce que le coup d’État de Napoléon III le contraigne à l’exil), mais il avait entraîné toute la France avec lui, car chaque nouvel épisode était lu par tous ceux qui savaient lire, et raconté aux autres : les personnages de la Louve, Bras-Rouge, le Maître-d’école ou Rigolette étaient aussi connus que le sont pour nous les protagonistes de Game of Thrones, et il nous en reste d’ailleurs au moins un nom commun puisque les concierges monsieur et madame Pipelet sont à l’origine du substantif « pipelet/pipelette ». On dit que Les Mystères de Paris sont une des causes de la révolution de 1848, rien que ça ! J’aime ces histoires qui rappellent que l’on peut progresser par la fiction, y compris quand on en est l’auteur. La légitimité intrinsèque aux auteurs est une affaire indémerdable parce qu’elle peut aussi se perdre : quand un rappeur devenu millionnaire, vivant de l’autre côté d’un océan, à dix mille kilomètres de la cité où il a grandi, continue à se complaire dans un gangsta rap qui épouse grosso-modo la vision des banlieues que véhicule CNews et n’a plus aucun lien avec la réalité sociale dont il se revendique (mais qu’il participe à forger), où est sa légitimité ? On peut continuer longtemps et toute position dogmatique sur le sujet me semble constituer une impasse.
Peu importe les réflexions qui précèdent. L’affaire est désormais pliée, l’exposition n’aura pas lieu, on ne saura pas ce qu’elle aurait dû présenter, on ne sait pas si elle sera remplacée par une exposition de planches d’Emma Clit ou par rien du tout12, l’auteur incriminé s’est platement excusé auprès de celles et ceux qu’il aurait blessés (sincère ou pas, que peut-il faire de plus ?), le festival a publié un communiqué où il capitule, expliquant céder à la force de la mobilisation et aux menaces diverses, bref, tout est bien qui finit bien, les gentils ont terrassé les méchants (ou le méchant), même si je note que ceux qui ont obtenu la tête de l’expo n’arrivent pas tous à assumer leur victoire, ça se constate dans les commentaires au communiqué du Festival pleins de « on ne voulait pas s’en prendre à un homme mais à un système » et autres « on ne voulait pas censurer mais juste empêcher l’expo de se tenir ». Si je comprends assez bien le calcul qui pousse à être mauvais perdant, je n’ai jamais compris les mauvais gagnants ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, porter l’estoc triomphalement tout en affirmant être celui qui a reçu le coup, faire taire en affirmant représenter les paroles contraintes au silence, prévaloir tout en affirmant que c’est l’autre le « dominant ». On ne peut pas demander et obtenir l’occultation d’une œuvre à coup de pétitions puis dire qu’on est opposé à toute censure. Il y a eu un rapport de force, et la victoire d’un camp montre de quel côté était, cette fois en tout cas, le nombre et la puissance. Je comprends tout de même celles et ceux qui vivent mal l’impasse logique qui émerge lorsque les gentils se retrouvent à dix mille contre un, et que parmi ces gentils, on en trouve dont les propos sont d’une violence ou d’une outrance qui n’a pas grand chose à envier à celle censément combattue. Enfin certains l’assument, comme Emma Clit, sur le Média :
« si ils [les gens du festival] ne réagissent que quand il y a des menaces, comment reprocher à des personnes d’en passer par là ? »
Bon. J’ai quelques questions à ceux qui se sont engagés pour l’annulation de l’exposition, et qui viennent d’obtenir gain de cause. Ou plutôt une question : quelle est la suite ? Très concrètement, pour Bastien Vivès, que va-t-il se passer ? Est-ce que, par exemple, à chaque projet d’exposition un peu institutionnelle, à chaque prix remis, il y a aura une nouvelle charge du même genre ? Si la protestation avait concerné une exposition de dessins pornographiques, pas de problème, une limite était énoncée clairement, mais là ce n’était pas le cas, alors cela signifie-t-il que plus aucune exposition de Bastien Vivès n’est envisageable ? Ou bien est-ce que ça ne concerne que ce festival précis ? Ses publications problématiques sur les réseaux sociaux existent pour l’éternité, seront toujours révoltantes, elles pourront toujours être ressorties, compilées de manière à nous faire le portrait d’un homme ignoble. Donc est-ce que Bastien Vivès est plus ou moins condamné, comme d’autres l’ont été avant lui, à ne plus trouver d’amis que chez Causeur, Valeurs, et autres médias qui surfent sur l' »anti-wokisme », comme c’est le cas du dessinateur Xavier Gorce ? Et est-ce que, par ricochet, par contamination, ses amis ou les gens qui travaillent avec lui, se le feront reprocher ou se verront forcés de choisir entre la rupture ou l’ostracisation ? Jean-Marc Rochette, auteur considérable (Le Transperceneige, L’Or et l’esprit, Ailefroide), a annoncé mettre fin à sa carrière d’auteur de bande dessinée après s’être fait reprocher d’avoir défendu Vivès, et parce qu’il craint un domaine soumis à l’approbation de commissaires politiques. J’ai du mal à imaginer que ce soit l’a seule et unique raison de son annonce, Rochette ayant toujours été tenté par une carrière de peintre ou de sculpteur, mais c’est une sacrée perte. Quelle place est donnée au futur, dans cette affaire, quel est le scénario idéal pour l’avenir ? Que Vivès ait le droit de publier (on n’est pas pour la censure, hein) mais c’est tout ? Est-ce qu’il aura le droit de changer, de gagner sincèrement en maturité ? Est-ce qu’il existe un futur possible où Bastien Vivès a la possibilité de profiter de la leçon reçue ?
L’Histoire regorge de solutions pour donner une forme de porte de sortie aux réprouvés de la morale commune (et par ricochet, à ceux qui se sont liés contre eux) : l’exil forcé ; l’obligation de changer de profession ; les séjours dans des camps de redressement et les séances publiques d’auto-critique ; la prison ; l’exorcisme ; l’exécution capitale ; les séances symboliques de purification (question, autodafés, etc.) ; l’enfermement dans un monastère ; la conversion religieuse ; la trépanation ; etc. Mais dans un monde plus compatissant, où l’on a plus de mal à assumer une certaine brutalité comme outil de discipline sociale, que propose-t-on à ce jeune auteur qui doit attendre encore trente ans (au minimum) avant de pouvoir faire valoir ses droits à la retraite ? Un suivi psychologique ? Un passage devant la justice ? Il me semble qu’avec Internet, qui n’oublie rien, avec les archives de diverses époques qui se télescopent, nous risquons tous de rester enfermés dans un espace sans chronologie, donc sans issue et sans possibilité de progrès, mais comme l’article est déjà bien long, je ne vais pas développer ce point de vue pour cette fois.
L’éditeur, Les Requins marteaux, explique ne pas avoir eu connaissance de la référence et avoir à l’époque tenté de convaincre Vivès de choisir un titre plus clair. Mais l’auteur y tenait. [↩]
Utiliser la pornographie pour dominer, moquer, est-ce une transposition symbolique du viol, où le sexe — activité qui devrait être idéalement plaisante pour ceux qui y participent — sert à causer de la souffrance, de l’humiliation ? [↩]
J’écris « si », car je n’en sais rien, je n’ai pas lu Petit Paul, Les Melons de la colère ou encore La décharge mentale. Et je n’ai pas envie de le faire. Un des gros problèmes dans le débat actuel est que peu de gens les ont lus, les ventes de ces albums sont négligeables (pour un auteur de best-sellers) et il y a beaucoup plus de gens qui ont un avis tranché que de gens qui ont un avis fondé. Je note que personne n’a parlé du dernier album pornographique de Vivès, Burne Out, qui, si je me fie au synopsis sur le site de l’éditeur, met en scène un premier ministre au centre d’un shitstorm lorsque l’on révèle qu’il est amateur de mangas pornographiques. Il doit alors s’excuser publiquement. Voilà qui fait étonnamment écho à la situation actuelle de l’auteur. [↩]
Les diverses lois réduisant la liberté d’expression sur Internet sont proposées au nom de la lutte contre le terrorisme, ou au nom de la lutte contre la pédopornographie. Pourtant, sur ce dernier domaine, il n’existe pas vraiment d’estimations sur l’ampleur réelle du phénomène ni sur l’efficacité des mesures de censure : je me souviens d’un policier des renseignements généraux (ou peut-être déjà de la DGSI) qui craignait que ces mesures soient contre-productives, en poussant les criminels à une forme efficace de clandestinité, et en empêchant les autorités d’enquêter. [↩]
Je n’ai pas lu Petit Paul, mais si je me fie au synopsis — un garçonnet poursuivi des ardeurs de toutes les femmes du fait de son sexe de quatre-vingt centimètres ‒ ne correspond à ma connaissance à aucun fantasme courant ! [↩]
Notion issue du jeu vidéo, le personnage non joueur (PNJ) est comme son nom l’indique un personnage qui n’est là que pour faire foule. Un figurant, quoi. [↩]
Mansplaining : lorsqu’un homme explique avec condescendance à une femme ce qu’elle ressent, ce qu’elle devrait dire ou penser… [↩]
Un des débats les plus stupides dans le registre : des gens ont reproché à Disney de faire une série She-Hulk, en supposant qu’il s’agissait d’une lubie « woke »… Alors que le personnage en question a été créé il y a plus de quarante ans ! [↩]
Le docteur David, ancien esclave, médecin et surdoué, n’est pas franchement typique des fictions des années 1840 ! — rappelons que l’esclavagisme avait été rétabli par Bonaparte dans les colonies et n’a été définitivement aboli qu’en 1848. [↩]
Au fait, j’ai lu quelqu’un se lamenter que le Festival d’Angoulême n’exposait que des hommes, mais cette année c’est très faux et j’espère que les personnes qui s’intéressent au sujet iront voir les expositions consacrées à Julie Doucet (lauréate du grand prix), Marguerite Abouet et Madeleine Riffaud ! Il est tristement paradoxal d’ailleurs que Bastien Vivès soit, avec une petite expo, le grand sujet de la 50e édition du festival, alors que c’est bien l’exposition de Julie Doucet et son retour à la bande dessinée qui devrait nous passionner. [↩]
Dans la même interview, on demande à Emma si « il n’y aurait pas un grand ménage à faire dans le monde de l’édition français », à quoi la jeune femme répond que, puisqu’il est impossible que les gens en place se réveillassent un matin frappés par la lumière, il faut les frapper au porte-monnaie, les attaquer médiatiquement, et puis finalement, « la solution ce serait de changer toutes les équipes [en les remplaçant] par des gens qui sont ouverts à ces questions-là ». Emma Clit est coutumière des propositions radicales, en 2018 elle avait publié un billet de blog pour demander à ses lecteurs de faire pression pour faire retirer des librairies le livre « On a chopé la puberté » (Anne Guillard, Séverine Clochard, Mélissa Conté), et une autre fois sur Twitter elle a lancé l’halali contre « La Guerre des bisous », de Vincent Cuvellier. Enfin, cette semaine, suite à l’annonce par Jean-Marc Rochette de son abandon du monde de la bd, elle s’est contentée d’ironiser en répondant avec le « au revoir » de Valrey Giscard d’Estaing. J’avoue que ce mélange des genres entre un dessin gnangnan et une certaine violence dans le projet me semble, au fond, assez déplaisante. [↩]
Article que le site LundiMatin avait publié puis, avec une certaine pleutrerie, dépublié ! [↩]
L’évolution de Charlie Hebdo est toujours aussi fascinante. Sa « une » de la semaine me semble passablement incroyable, et je ne suis pas le seul à la juger telle, et pas pour les raisons que certains semblent imaginer. J’ai lu, par exemple, une personne (a priori pas très « de gauche ») écrire sur Twitter : « Les gauchistes en PLS1 car Charlie Hebdo a caricaturé un islamiste ». Ça m’inquiète un peu, à vrai dire, que même très à droite, des gens pensent sincèrement qu’il existe en France une gauche obsédée à l’idée de l’honneur et de la dignité des fondamentalistes musulmans dans les caricatures — étant entendu que nous parlons bien des islamistes, pas des musulmans en général. Cette gauche imaginaire que Manuel Valls accusait tout récemment2 d’être « prête à excuser ceux qui ont tué les journalistes de ‘Charlie Hebdo' ». Comment peut-on dire, comment peut-on croire quelque chose d’aussi odieux ? Les gens qui considèrent que l’Islamophobie est un problème en France ont d’abord été qualifiés d’idiots utiles de l’Islamisme, puis d’irresponsables qui en cherchant à comprendre, excuseraient les terroristes. Pourtant, hier, au pupitre des États généraux de la Laïcité, c’est Caroline Fourest qui donnait une excuse aux terroristes, en disant : « C’est le mot islamophobie qui a tué les dessinateurs de Charlie Hebdo et Samuel Paty »3, semblant dire que s’inquiéter du rejet des musulmans, ce n’est plus seulement faire le jeu du fondamentalisme, c’est carrément être la cause du terrorisme.
Ce qui est tout à fait incroyable dans ce dessin de « une », ce n’est pas que l’on y voit un barbu recevant un coup de pied dans l’entre-jambe (même si on pointera qu’une fois de plus la question de la laïcité est réduite au traitement de l’Islam), c’est que, et à ma connaissance ça n’était jamais arrivé, Charlie Hebdo s’inscrit ici sans ambiguïté, sans mauvais esprit, sans ricanement, en outil pour la communication gouvernementale. Le dessin de presse comme soutien actif à la communication d’un gouvernement, ça s’est vu mille fois dans la presse complaisante, notamment dans les pays au faible niveau démocratique, mais pas uniquement. En revanche, et je suis preneur de contre-exemples s’il y en a, je n’ai jamais vu ça dans Charlie Hebdo, ou bien très marginalement, certainement pas en « une » ! Et ce qui me déroute, ce n’est pas tant le message politique politique, entendons-nous4, c’est ce soutien assumé à la communication gouvernementale.
Être en PLS : être en Position latérale de sécurité (secourisme), ce qu’on utilise au sens figuré pour dire que quelqu’un se trouve en position de repli et de détresse. [↩]
Dans certains milieux, le mot « islamophobie » est une notion conspuée, car accusée d’avoir été forgée par la propagande de Révolution islamique iranienne, puis d’être devenue un outil de communication des Frères Musulmans dans le but de faire taire toute critique contre la religion musulmane. Ce n’est pourtant qu’un mot dont les définitions sont compréhensibles par tous : la peur de l’Islam, la peur des musulmans. On peut créer des mots en -phobie à propos de tous les domaines qu’on voudra. Que cette notion serve ensuite d’argument à des gens qui — et là c’est une escroquerie, nous sommes d’accord — veulent l’instrumentaliser, l’utiliser comme argument contre le blasphème ou la caricature est une autre question. Et je demande à Mme Fourest et autres : si le mot « islamophobie » est miné, alors quel mot proposez-vous pour qualifier la peur obsessionnelle des musulmans ? Il faut bien un mot, car le fait, lui, existe. [↩]
À titre personnel ça ne me pose pas de problème que l’on envoie symboliqment un coup de latte dans les gonades des intégristes. [↩]
(Dans le billet précédent, j’analysais un dessin désigné par certains comme une charge antisémite, en n’y trouvant pour ma part aucun détail corroborant une telle interprétation. Après deux jours à discuter et à confronter les points de vue, je crois que j’ai fini par trouver le point responsable du ressenti. Je laisse le lecteur juge).
Les réactions à mon article ont connu deux temps. Les premiers lecteurs se sont montrés plutôt positifs, certains me disant même que mes arguments les avaient convaincus de changer de regard, d’autres m’opposant des éléments et des exemples, enfin tout ça est resté civil. Et puis une seconde salve est arrivée, bien moins positive, animée par des gens que, pour beaucoup, je ne connaissais pas et qui eux-mêmes ne me connaissent pas et, je suppose, tentent de situer mon propos en fonction d’une grille de lecture qui leur appartient. Au fil des échanges, j’ai essuyé un peu de mépris, des injonctions assez agressives à me taire, et bien entendu des renvois à mon ignorance ou à ma cécité jugée volontaire. Peu importe, même s’il y a une des accusations que je ne supporte pas : celle d’être de mauvaise foi. Car suis toujours de bonne foi, et j’écris ça très sérieusement. Ces personnes m’ont fourni peu d’arguments en dehors d’une obnubilation sur tel ou tel détail censé permettre commodément de disqualifier l’intégralité de mon propos1. Beaucoup parmi ces personnes, qui étaient pourtant venues m’interpeller, m’ont peu à peu bloqué, continuant visiblement2 sans moi une conversation à mon sujet dans le refuge d’un entre-soi qui, j’en ai peur, est un aveu d’impuissance.
L’agressivité — et là je me réclamerai des travaux de quelqu’un comme Henri Laborit, désolé si la référence date3 mais je ne sache pas qu’on l’ait fermement invalidée depuis — est souvent le résultat d’une forme d’impuissance face à un stress. Soumis à un problème, on ne peut agir que de quatre manières : par une action qui résout le problème ; par l’inhibition ; par l’agression ; et enfin par la fuite. L’inhibition est l’attitude la plus destructrice pour la personne elle-même, ce qui explique que, lorsque la cause de la tension ressentie n’a pas de solution, nous nous enfuyons ou bien nous agressons la première personne qui passe. Il me semble que c’est ce qui est à l’œuvre ici : des personnes, de bonne foi4, voient le dessin publié en couverture de Siné Mensuel comme une caricature antisémite, mais ne parviennent pas à trouver des arguments concrets pour justifier rationnellement leur ressenti et donc, s’énervent. Revenons sur la question de la représentation. Dans un article très complet qu’on m’a signalé hier5 et qui est consacré à l’utilisation de la laideur comme outil de stigmatisation antisémite, la sociologue Claudine Sagaert indique que ce motif date du XIIIe siècle — avant cela les personnes juives représentées n’étaient distinguées des autres que par des attributs vestimentaires ou symboliques, leurs visage, leurs corps ou leur attitude corporelle ne se distinguaient pas des autres figures. Elle cite les traits physiques recensés par de nombreux auteurs avant elle : nez en forme de chiffre 6 ou nez crochu, mains potelées (ou au contraire très maigres), embonpoint (ou au contraire maigreur excessive), peau jaune, peau sombre, peau grasse, traits grossiers, yeux de crapaud, lèvres charnues, oreilles pointues et/ou pendantes, dents acérées, cheveux frisés ou crépus, barbe, saleté, et enfin, zoomorphisme6. Comme j’ai cherché à le démontrer dans mon article précédent, de toute la palette des signes traditionnellement considérés comme véhiculant des clichés antisémites, ne restent réellement que la forme du nez et celle des mains, lesquelles ne nous choqueraient certainement pas dans un autre contexte. Ce Macron est propre et bien peigné, rasé de frais, et, au fond, bien que ses traits soient déformés ainsi qu’on le fait avec toutes les caricatures, ne nous est pas montré comme physiquement repoussant ou monstrueux, et il n’est pas non plus animalisé. Tous les autres arguments que l’on m’a opposés étaient absents dans l’image, et notamment la « figure du banquier », qu’on m’a très souvent signalée alors même que le dessin ne contient aucun indice lié à la finance, ou encore les « épaules voûtées » — j’imagine ici un malentendu graphique : la forme qui découpe la figure peut effectivement être comprise comme la forme de son buste7.
Je sais qu’il est présomptueux d’expliquer aux gens ce qu’ils pensent, et peut-être que mon hypothèse n’est pas valide, mais je crois avoir trouvé une explication au ressenti de ceux qui ne parvenaient pas à décrire ce qui les heurtait dans le dessin incriminé. Comme les spécialistes de l’image (et même les dilettantes de l’image tels que votre serviteur) le savent bien, les images ne vivent pas seules, elles existent dans un contexte d’énonciation parfois complexe : il y a ce qu’on sait ou croit savoir de l’auteur, ce que l’on sait du support éditorial et du public qu’il cible, ce qu’on pense que pense ce public, le moment de la publication, l’éventuelle séquence dans laquelle cette publication s’inscrit, et enfin, tout ce qui entoure l’image, à savoir sa légende, le titre, d’éventuelles autres images, des articles, etc. C’est évidemment du côté du contexte qu’il convient enquêter. Dans un premier temps, j’ai préjugé du fait que c’était le titre Siné Mensuel qui était la cause première de l’interprétation du dessin en tant que pamphlet visuel antisémite, et il est vrai qu’on me l’a opposé plus d’une fois, me rappelant les casseroles du fondateur du journal dans le domaine. Mais ce serait trop simple. Certaines personnes qui n’avaient jamais entendu parler de Siné Hebdo ont eu la même perception immédiate, ce n’était donc pas la question pour eux. Autre élément, le militant antiraciste Dominique Natanson, en commentaire à mon article, évoquait son propre ressenti à la découverte du dessin : « Je l’avais trouvé mauvais et j’étais gêné sans savoir pourquoi ». Or son témoignage a un poids particulier, puisque, tout en militant pour le souvenir de la Shoah, qui a décimé sa famille, et contre le négationnisme, il a soutenu Siné sans ambiguïté lorsque celui-ci a été licencié par Charlie Hebdo. Il n’est donc pas suspect de vouloir calomnier le journal en question, dont il est d’ailleurs lecteur, ni même d’être gagné par le simple soupçon. J’imagine que ça ne lui plait pas particulièrement de se retrouver, de fait, à avoir le même point de vue que celui de personnes dont il combat les idées. Mais c’est un fait : son ressenti est ce qu’il est.
Pour mémoire et avant de conclure, voici à nouveau le dessin dont nous parlons :
L’image est accompagnée d’une citation déformée, « quoi qu’il vous en coûte » (déformée, car la phrase d’origine était « quoi qu’il en coûte »). Qu’on la juge injuste ou non, cette citation rappelle juste que lorsque le président annonce qu’il va se montrer généreux, ce n’est pas de sa propre poche, c’est en utilisant l’argent public, et donc, effectivement, en utilisant notre argent (et le sien tout de même puisque lui aussi paie des impôts !). Le dessin, lui, montre un souverain représenté dans un registre familier, celui du roi moralement illégitime ricanant, parfois rusé, souvent malsain : Jean-Sans-Terre (et autres réputés usurpateurs et intrigants) chez Disney ; les princes pas vraiment charmants dans Shrek ou Princess Bride ; Louis X-le-Hutin tel que représenté dans Les Rois Maudits ; le vizir Iznogood dans la série éponyme ; etc., etc. C’est une curieuse façon de se représenter Emmanuel Macron, mais là encore, il ne s’agit pas d’un motif fondamentalement antisémite, le message, a priori (message renforcé par la couronne en carton de galette des rois) est plutôt celui de l’illégitimité à exercer le pouvoir.
Le problème, je pense, se trouve dans le hiatus qui sépare l’image et le texte qui lui est associé. Car songeons-y deux secondes : on évoque un malheur qui touche tous les Français — l’épidémie de covid-19 et son coût pour le contribuable —, mais on voit le président qui ricane. Pourquoi est-ce que le président se réjouirait des malheurs du pays dont il a la responsabilité, pourquoi serait-il satisfait, comme si ç’avait été son plan, de voir les caisse de l’État se vider (sans que ça lui profite personnellement, contrairement au prince Jean chez Disney) ? Ça n’a pas de sens8. On peut penser à des personnages tels que Mr Burns, dans Les Simpsons, ou encore Potter, dans le It’s a Wonderful life de Capra : deux personnages qui, encore plus que le pouvoir ou l’argent, tirent un plaisir pervers du spectacle de la souffrance des autres. Et bien entendu, au diable : le mal à l’état pur. Donc si la laideur physique habituellement utilisée par l’iconographie antisémite n’est pas présente dans le dessin de Solé, si il n’y a pas d’éléments iconologiques particuliers (une kippa à la place d’une couronne, par exemple) qui accréditerait la référence, on nous montre ici une laideur d’un autre ordre, une laideur morale, car il n’y a pas plus odieux que de voir quelqu’un se féliciter d’un malheur dont il est la cause volontaire sans mobile, sans excuse— alors même qu’il est en position de responsabilité et que ceux qu’il fait souffrir sont à sa merci. Et cela nous renvoie aux accusations dont les juifs d’Europe ont fait l’objet pendant des siècles, effectivement.
Ce sens indiscutablement problématique est clairement dû à une erreur de jugement de la part de la rédaction de Siné Mensuel, puisque l’on sait le dessin n’avait pas été conçu par son auteur pour être accompagné de cette phrase ni pour être reproduit à un tel format. Je suis persuadé que c’était sans malice, mais le résultat est ce qu’il est. Voilà en tout cas comment je m’explique la lecture que beaucoup ont faite de ce dessin.
On m’a par exemple reproché d’avoir écrit dans un tweet que l’antisémitisme relevait de la psychiatrie. J’admets que c’est léger de ma part, j’avais en tête des gens tels que le fameux Dieudonné, au départ talentueux et intelligent, et même profondément antiraciste, qui est peu à peu entré dans dans ce qui ressemble à une bouffée de délire paranoïaque. Et j’ai connu une autre personne, sans notoriété, qui m’a semblé effectuer exactement le même trajet (mais à qui, par lâcheté ou parce que ça me déprimait, je n’ai pas demandé de préciser ses allusions). Et ce genre de parcours me semble spécifique à l’antisémitisme complotiste de la fin du XIXe siècle et ensuite. Mais d’accord : on ne peut pas psychologiser les opinions, non parce que ce serait validiste comme on me l’a dit, ni parce que ça excuserait quoi que ce fût, mais parce que la construction de l’antisémitisme le plus virulent commence il y a des siècles. Cette considération dans un coin de tweet ne m’honore pas, je la retire, ou plutôt, je la garde pour moi. [↩]
Visiblement, car je vois des gens répondre à des choses que je ne peux plus lire. [↩]
Henri Laborit, Éloge de la fuite, 1976 ; Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, 1980. [↩]
Certes, le fait que l’affaire ait commencé par des positions publiques de Bernard Henri-Lévy ou Gilles Clavreul n’inspire pas confiance, mais il serait imprudent autant qu’injuste de balayer d’un revers de main la perception des uns et des autres — et même de ceux que je viens de mentionner — comme étant une simple manœuvre de disqualification par boule puante. J’avoue que ça a été mon premier réflexe. [↩]
Sagaert Claudine, « L’utilisation des préjuges esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du juif. La question de l’apparence dans les écrits antisémites du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle », Revue d’anthropologie des connaissances, 2013/4 (Vol. 7, n° 4), p. 971-992. [↩]
Autant de traits employés aussi contre les sorcières, toujours selon une même logique : la laideur de l’apparence sert à démontrer le caractère malfaisant des personnes. [↩]
Et non, discuter des points formels, de savoir comment on dessine un nez, un menton, une main, de s’intéresser au style du dessinateur pour voir s’il y a quelque chose de différent, etc., n’est pas une façon de couper les cheveux en quatre, c’est, au contraire, une question importante. [↩]
On me dira que l’augmentation de la dette publique permet de préparer des privatisations, et on se rappelle qu’Emmanuel Macron s’était réclamé de Margaret Thatcher, mais si c’est cette logique que l’image et son titre devaient nous expliquer, c’est de manière franchement télescopée et pas bien claire. [↩]
(Après vingt-quatre heures de discussions tendues sur Twitter, je me sens forcé de synthétiser mon propos dans un article, parce que je suis comme ça, j’aime exposer les choses de manière un peu méthodique et de les consigner ici pour y renvoyer ceux avec qui je converse. Peut-être que ça ne sert qu’à moi — j’adore me relire, des années après, pour savoir ce qui se passait et ce que je pensais à un instant donné —, peut-être que ça servira à d’autres.)
L’affaire commence avec un dessin de Jean Solé en « une » de Siné Mensuel, qui a été immédiatement considéré par certains comme relevant de l’iconographie antisémite « des années 1930 » ou « de la seconde guerre mondiale » — les deux références que j’ai le plus souvent lues. Voici le dessin en question :
J’aimerais commencer par évacuer une question : rien dans la longue carrière de Jean Solé ne laisse supposer chez lui la moindre trace de peste antisémite, consciente ou inconsciente. Mes discussions sur Twitter font apparaître que tout le monde ne connaît pas forcément la signature de Solé, et pourtant, tout le monde le connaît sans le savoir, puisqu’on lui doit des décennies de couvertures du Guide du Routard, l’affiche du film Le Père Noël est une ordure, d’innombrables couvertures pour Fluide Glacial mais aussi pour Pilote, et puis une participation à une série destinée à railler le chauvinisme français : Superdupont, scénarisé par les regrettés Marcel Gotlib et Jacques Lob, dont Solé n’a pas été l’unique ni même le premier dessinateur, mais qui en a été le plus productif animateur, sur une durée de quinze ans.
L’œuvre de Solé n’a rien de suspect, donc (et bon courage à qui voudra prouver le contraire), et l’auteur n’a pas de réputation particulière dans le registre de l’antisémitisme, du racisme ou du complotisme. Quoique les uns et les autres aient cru voir dans son dessin, ce n’est pas ce qu’il voulait y mettre. Un autre élément m’incite à réfuter toute intention de cet ordre dans le dessin qui se trouve plus haut : je sais par une publication Facebook de Julien Solé, fils de son père et lui-même talentueux dessinateur, que Jean Solé est bouleversé par cette accusation qu’il n’a pas vu venir, qu’il ne comprend pas et qu’il juge d’une grande injustice tant elle est loin de ce qu’il est. Au passage, on apprend que ce dessin n’avait pas été conçu pour servir de « une » au mensuel, ce qui n’est peut-être pas sans importance dans ce qui a suivi sa publication : un dessin destiné à être imprimé dans un coin n’est pas une affiche, que ce soit au niveau de sa signification autant qu’au niveau de son rendu graphique — les dessins de couverture de Solé sont toujours très soignés et riches en détails, ce n’est pas le cas ici. Je ne vais pas m’amuser à enquêter pour savoir qui a lancé cette campagne contre Solé et — car c’est plus vraisemblablement la cible — contre Siné Mensuel. Je ne sais pas si les accusateurs sont tous de bonne foi, certains semblent trop contents d’y voir une énième preuve que la gauche est fondamentalement antisémite, et s’en servent comme argument circulaire, et comme outil de terreur intellectuelle1, mais je sais de par mes discussions que beaucoup, parmi ceux qui voient dans le dessin une référence à l’imagerie antisémite sont de bonne foi. Et d’ailleurs peut-être que tout le monde est de la plus absolue bonne foi dans l’affaire, peu importe : il ne suffit pas d’être convaincu pour être juste. En revanche il est important de comprendre ce que les gens honnêtes voient, et pourquoi.
Je dis souvent que le public a toujours raison. C’est une formule qui fait bondir, par son évidente absurdité (ne serait-ce que parce qu’il y a autant de réceptions d’œuvres que de personnes : tout le monde ne saurait pas avoir raison en même temps), mais voici ce que j’entends par là : peu importe ce qu’on dit à un spectateur, si il voit dans une œuvre autre chose que ce que l’auteur a voulu y mettre, eh bien il sera vain de lui dire « tu te trompes », « tu n’as rien compris », tout comme il est inutile de convaincre quelqu’un qui n’a pas ri que la blague était drôle. Le spectateur ne peut pas forcément déterminer les intentions d’un auteur, il peut passer à côté d’un propos par manque de culture, par manque de codes, ou au contraire parce qu’il est trop bien préparé à avoir une certaine interprétation du message. Mais Il n’en reste pas moins qu’il est seul fondé à savoir ce qu’il ressent, ce qu’il comprend ce qu’il perçoit : il est seul propriétaire — sans en être maître — de sa réception, de son regard. Ce qu’on voit dans une image, à moins que celle-ci soit parfaitement maîtrisée dans sa réalisation et totalement explicite dans son propos, vient en grande partie de nous-mêmes. Dans un premier mouvement, j’ai râlé contre ceux (je visais un post de Gilles Clavreul, du Printemps Républicain) qui utilisent la suspicion d’antisémitisme comme argument de disqualification politique, lesquels semblent considérer l’antisémitisme avec bien plus de légèreté que moi, car en en faisant un outil rhétorique, ils contribuent à banaliser la question et à vider l’accusation de son sens. Les réponses qu’on m’a faites, y compris sans être en accord avec moi, étaient généralement polies, mais j’ai aussi eu droit à quelques inévitables accusations : si je ne suis pas d’accord avec Gilles Clavreul et Raphaël Enthoven, c’est peut-être bien que je suis un ignorant qui n’a jamais vu de dessins antisémites des années 1930, ou que je refuse volontairement de voir la référence, et dans ce cas, que ma motivation serait que je suis — et allez donc ! — antisémite moi-même.
Si je n’ai aucun doute sur les intentions et la personnalité de l’auteur du dessin incriminé, si je suis certain qu’il n’a cherché aucune connivence rance, qu’il n’a diffusé aucun message codé, j’admets bien entendu qu’un dessin, un récit, un cliché, peut échapper à son auteur et véhiculer autre chose que ce qu’il a souhaité y mettre, qu’il est possible d’être vecteur, à son insu, d’idées que l’on désapprouve. Reste à établir si c’est bien le cas ici. J’ai subi une bordée de tweets d’un niveau de cuistrerie variable qui entendaient m’apprendre l’Histoire du dessin de presse et de la caricature. Si je ne prétends pas en être un spécialiste complet, je crois sans peur de trop me tromper que je connais mieux le sujet que la moyenne. Je sais par exemple que le dessin antisémite n’a pas été inventé entre les deux guerres mondiales2. Mais bon, ça ne me vexe pas qu’on essaie de me faire cours, après tout, personne n’est à l’abri d’être ignorant, on a toujours des choses à découvrir, et heureusement, du reste.
Comme je suis un peu psycho-rigide, j’ai régulièrement réclamé des éléments concrets : qu’est-ce qui, dans le dessin, justifie le ressenti de ceux qui le rapprochent des plus ignobles caricatures des années 1930 ? On m’a répondu : le nez crochu ; les mains crochues ; la bague ; le nez épaté ; le nez arqué ; les grandes oreilles ; le visage déformé ; les yeux mi-clos ; le sourire carnassier ; le menton redressé ; le dessin en plongée3. Il me semble pourtant que c’est une assez banale caricature, au sens des caricatures les plus inoffensives qui soient, dont les auteurs de contentent d’agrandir le nez, d’exagérer sa bosse, de faire avancer le menton, etc. Je reviendrai aux détails physiques plus tard. Mais ce qui me frappe surtout ce sont les images que l’on m’a produites pour preuve :
À l’exception d’une caricature clairement antisémite représentant Agnès Buzyn, qui échappe à ce motif et que je ne reproduis pas ici, les dessins que m’ont soumis ceux qui entendaient me convaincre montrent un personnage censé représenter « le juif », accroché comme une tique à la Terre entière. La récurrence de ce motif comme « preuve par l’image » m’intrigue, car le fait qu’il revienne si souvent dans les références que l’on me montre indique que ceux qui me le signalent ont cru voir l’exact même contenu dans le dessin de Solé : ils ont halluciné cette allégorie. Car, remontez observer le dessin en haut de la page, on n’y voit rien de tel et même rien d’approchant. Il n’y a pas de monde auquel s’agrippe Macron, et delà de ça, aucun détail déterminant ne rapproche les dessins criminels du dessin incriminé. L’iconographie antisémite française produite entre l’affaire Dreyfus et la fin de la seconde guerre mondiale est pourtant épouvantablement riche et on pouvait y trouver bien d’autres motifs, il est surprenant que tant de gens m’aient sorti les mêmes images alors même qu’une comparaison un peu minutieuse établit à mon sens que rien de concret ne justifie cet « air antisémite »4 que d’aucuns lui trouvent. Plusieurs personnes semblent juger que la bague est un attribut évident de l’iconographie antisémite. Cela n’a rien de si évident pour moi, et je note que ce n’est pas un élément iconographique présent dans les dessins montrés au dessus. En fait, entre la bague, la couronne, le ricanement, et même le rapport à l’argent public, la première référence qui m’est venue, c’est celle du Prince Jean dans la version Disney de Robin des Bois. Et je ne suis pas le seul à avoir eu spontanément cette image en tête.
Au jeu des différences, je remarque que Macron n’est pas barbu ; n’est pas vêtu de haillons mais d’une sage combinaison pull-chemise ; que sa main n’agrippe pas une Terre mais frotte son menton. La bague et la couronne en or5, avec des fleurs de lys, s’il vous plait, renvoient à l’Histoire de France et à la souveraineté territoriale, qui sont à mille lieues des poncifs de la forme d’antisémitisme que l’on reproche à Solé de véhiculer. Alors de quoi parle-t-on ? Restent le nez et la main. Si l’on compare le dessin en couverture de Siné Mensuel à des dessins récents de Solé, comme le couverture de Superdupont : In vitro veritas reproduite plus haut, on remarque que la main crispée est plutôt typique de sa manière lorsqu’il figure des « méchants » — puisqu’il est entendu que le dessin ne donne pas un beau rôle au président.
Pour ce qui est des traits mêmes du visage, les choix opérés par le dessinateur chargent à peine la physionomie de l’original, qui peut avoir le menton en avant et dont le nez, sous certains angles, est légèrement busqué. Traits qui sont sans doute plus évidents encore avec une vue en plongée telle que celle du dessin. Emmanuel Macron n’est pas si facile à dessiner, et on peut lui trouver le nez droit ou bossu, selon les angles et les profils. En cherchant rapidement sur Google image, je remarque diverses versions du nez, des oreilles et du menton de Macron…
En tant que dessinateur amateur (et franchement peu physionomiste, donc pas non plus une référence), je remarque que je ne parviens jamais à dessiner Macron deux fois de la même manière, je lui trouve un physique plus difficile à saisir que d’autres — à la rigueur c’est son implantation capillaire qui me semble facile à imiter. Le nez dessiné par Solé ne ressemble pas beaucoup à celui de Macron — il me rappelle, à vrai dire, celui de l’auteur Lewis Trondheim6 ! —, mais bon, si la courbe ratée d’un nez, sur un dessin, suffit à accuser, juger et condamner un dessinateur dans un procès en antisémitisme, où allons-nous ?
Il reste un point particulier dans le dessin, un détail que je n’ai pas évoqué jusqu’ici : le titre du journal qui publie ce dessin en « une » : Siné Mensuel, fondé par Maurice Sinet, dit Siné, décédé il y a cinq ans, qui avait fondé Siné Hebdo après avoir été licencié de Charlie Hebdo. Le directeur de publication de Charlie à l’époque, Philippe Val, avait profité de l’accusation publique d’antisémitisme dont ce vétéran du journal venait de faire l’objet pour se débarrasser de lui7. Entre temps, la justice a débouté les accusateurs de Siné et lui a même fait obtenir quatre-vingt dix mille euros de dommages et intérêts, mais la réputation8 est restée, contaminant le journal et s’appliquant désormais à un dessin publié cinq ans après le décès de Siné. Il me semble que toute personne qui pense que l’antisémitisme est une chose grave devrait se garder de participer avec légèreté à des procès expéditifs en la matière : il ne suffit pas que quelqu’un soit accusé pour être coupable.
Apparemment les gens du Printemps Républicain, la Licra — qui utilise cette affaire pour s’en prendre au politicien britannique Jeremy Corbyn, lequel n’est à ma connaissance pas lié à Siné Mensuel ! — ou encore Bernard Henri Lévy ont été de la première salve… [↩]
La violence de la presse catholique des dernières décennies du XIXe siècle (y compris des titres désormais bien sages : Le Pèlerin, La Croix…), est, par exemple, ahurissante. [↩]
On m’a aussi parlé de banquier, mais il n’y a pas de haut-de-forme, de cigare, de billets, ou quelque indice iconographique reliant ce dessin au concept de banquier ! [↩]
Dans le film Nous irons tous au paradis (1977), Simon (Guy Bedos) accuse Bouly (Victor Lanoux), d’avoir un « type antisémite ». [↩]
Couronne en or, ou couronne en carton, car celle-ci ressemble furieusement aux couronnes offertes avec les galettes des rois en célébration de l’Épiphanie. [↩]
Mais j’insiste, je ne suis pas très physionomiste. [↩]
Un vieil article que j’ai écrit à l’époque : Le Cas Siné. [↩]
La réputation de Siné est due aussi à une autre affaire, datant de 1982, assez indéfendable mais pour laquelle la Licra avait accepté les excuses du mis en cause. Lire : Affaire Siné (Wikipédia). [↩]
On y lit le catalogue complet des traits physiques qui ont été prêtés aux juifs pour les stigmatiser : peau foncée ou peau jaune ; nez crochu, nez en forme de 6 ; traits grossiers ; oreilles pointures, dressées ou tombantes ; cheveu noir et crépu ; embonpoint excessif ou maigreur extrême ; dents acérées ; yeux globuleux ; lèvres charnues ; mains potelées,… [↩]
(Pour ceux qui liront cet article longtemps après sa publication, je rappelle le contexte : Robert Ménard, maire de Béziers et proche (quoique non encarté) du Rassemblent National, a utilisé une ancienne couverture de Charlie Hebdo en hommage à Samuel Paty1. Pour Charlie Hebdo, qui a une vieille tradition de lutte contre l’extrême-droite, c’est dur à avaler.)
La controverse qui oppose Charlie Hebdo à Robert Ménard est au fond assez intéressante. Certes, Cabu serait sans doute révolté d’apprendre qu’un de ses dessins est utilisé par une municipalité d’extrême-droite, qui représente tout ce contre quoi il a lutté tout au long de sa carrière — on est à la limite de la provocation.
Chez Charlie Hebdo, on qualifie cette récupération de « détournement », comme si le message originel était perverti et que l’on faisait dire à Cabu autre chose que ce qu’il a voulu dire. Mais ça ne me semble pas évident. Le slogan ajouté sur l’affiche (« Non au terrorisme islamiste ! »), ne s’en prend toujours qu’aux seuls terroristes et donc, reste conforme au propos de Cabu tel qu’analysé par la rédaction de Charlie Hebdo : « il vise seulement les intégristes ».
En fait, le slogan ajouté renforce plutôt le propos et, en tout cas, permet de lever toute ambiguïté à son sujet : c’est bien le fait d’être aimé par les intégristes qui fait pleurer le Mahomet dessiné par Cabu. L’affirmation « Lire un dessin de presse, ça s’apprend, ça ne se détourne pas » (phrase sémantiquement bancale, non ?) est donc énoncée en fonction d’une accusation injuste : l’interprétation du dessin est strictement la même à Béziers qu’à Paris.
Ce qui fait mal, ce n’est donc pas la question d’une mauvaise interprétation du sens du dessin ou d’une altération de son propos, c’est le contexte de cette diffusion. Si ces mêmes affiches, sans rien changer, avaient été placardées dans une municipalité d’un bord plus respectable, la réponse aurait été différente. Pour preuve, le même jour exactement, des militantes féministes qui avaient été arrêtées pour avoir pratiqué l’affichage sauvage d’un dessins de Charb avaient été défendues par Charlie Hebdo2.
J’ignore si Ménard a pris un plaisir pervers à afficher sa compatibilité avec un dessin issu d’un journal qui a naguère tenté de faire interdire le parti qui le soutient, mais aussi horrible que ça soit de l’admettre, si détournement il y a, celui ci n’est pas dans le message et, sauf au chapitre du droit d’auteur, qui permettrait sans doute de pénaliser cette campagne d’affichage, je dirais (désolé) que (je suis vraiment désolé) Robert Ménard est (argh) autant dans son droit que les mille et une autres personnes qui placardent des dessins issus de Charlie en hommage à ses morts ou à la liberté d’expression. Le problème de l’affichage par Robert Ménard n’est donc pas ce qu’il fait dire aux affiches, c’est qu’il soit Robert Ménard et que son aura politique, les opinions et les intentions dont il est soupçonné, influenceront la lecture de l’image par le public.
Pour qui s’intéresse un peu à l’image, ça ne constituera pas un scoop, mais pour les autres, ce sera peut-être l’occasion d’une révélation : découvrir qu’une image n’existe pas par elle-même, qu’elle s’inscrit dans un contexte, une « écologie des images », pour reprendre la formule d’Ernst Gombrich. Ce contexte va des conditions de la création de l’image (intentions de l’auteur, clarté du message, actualité dans laquelle s’inscrit le propos,…) aux modalités de sa diffusion (réputation du support éditorial, moment de la publication, contenus attenants,…), et tout cela aura une influence sur sa réception et déterminera le sens qu’on en tire. Une caricature antisémite est révoltante sur un tract politique, mais la même sera tout à fait à sa place dans une exposition consacrée à l’Occupation. La réception de l’image elle-même constitue un contexte : à qui est destinée l’image, quelles personnes sont prêtes à comprendre ou accepter l’image ? Avoir des échanges de point de vue sur la laïcité avec des musulmans qui s’affirment offensés en France est une chose, mais comment faire lorsque cette même image touche des gens qui vivent loin d’ici ? Quand elle touche des gens qui d’ailleurs ne verront pas cette image et ne feront qu’en entendre parler ? Comment expliquer la diversité d’opinions à des gens qui n’ont expérimenté comme mode de gouvernement que des dictatures et qui ne pourront de toute façon jamais entendre le propos, non seulement par méconnaissance de la philosophie des Lumières, par manque de familiarité avec l’Histoire française de la liberté de la presse et de la laïcité, mais aussi parce que, de toute façon, l’argumentaire à ce sujet n’arrivera pas jusqu’à eux ?3 Que leur expérience de la caricature est bien différente ? Dans les pays qui connaissent des guerres liées à l’ethnie ou à la religion, la caricature n’est pas un innocent défouloir, c’est parfois le prémisse d’un massacre. Ce fut le cas par exemple pour le génocide de la population Tutsi au Rwanda. Comment empêcher des gens qui ont le souvenir encore vif de ces événements de lire ce qu’ils ressentent comme des attaques de leur personne avec une même grille d’interprétation ?4. Tout bêtement, comment expliquer, au delà des frontières françaises, l’innocuité de l’esprit « Bête et méchant » ?
Notre monde a beaucoup changé : je ne sais pas si le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer un ouragan aux antipodes, mais il peut désormais être partagé des millions de fois sur Facebook et Youtube, et être commenté à l’infini. Alors est-ce que pour Charlie Hebdo, tout peut continuer comme avant ? Est-ce qu’on peut croire être une feuille de chou de déconneurs parisiens qui font marrer leur public en se défoulant sur Giscard et Lecanuet quand les dessins qu’on produit ne seront jamais montrés en Mauritanie ou au Niger, mais y seront commentés par des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils signifient ici, et verront ces discussions provoquer des drames5 ? Même ici, du reste, le nombre de gens qui ont une opinion, favorable ou défavorable, sur Charlie Hebdo, excède de loin le nombre de ses lecteurs, voire même le nombre des gens qui ont déjà tenu le journal entre les mains ne serait-ce qu’une fois. Sans doute est-il, dans les faits, impossible de continuer comme avant. Je lis souvent Charlie Hebdo, pour voir où ça va, et je remarque que les textes sont sérieux et se prennent au sérieux, et que les dessins sont, pour l’essentiel, tristes à pleurer, enfin presque jamais drôles, et on sait pourquoi, évidemment : ce journal est en deuil, sous pression, attaqué — et plus d’un lecteur en diagonale m’associera à ceux qui l’attaquent, bien sûr. Je suis toujours frappé par le caractère très insensible des dessins de Riss, aussi. La semaine dernière, un prof a été décapité parce qu’il a montré deux dessins issus de Charlie. Dans le numéro de la semaine, ça rigole sur la décapitation et sur les tchétchènes qui ont du mal à apprendre le français, il y a quatre pages spéciales pour nous dire que tuer des gens pour des dessins, c’est pas bien, pour dire que la liberté d’expression, c’est bien, pour taper sur la partie de la gauche qui refuse de stigmatiser les musulmans… Mais, sauf erreur d’inattention, je n’ai vu nul rappel du fait que ce sont deux dessins venus du journal pour lesquels ce pauvre homme est mort. Non que Charlie eût à se reprocher quoi que ce soit, le seul coupable d’un meurtre est le meurtrier,
Je place la liberté, et bien sûr la liberté d’expression, très haut. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo m’a affligé au delà des mots, celui de Samuel Paty tout autant, et je n’ai que mépris pour les islamistes et leurs revendications, comme pour les hypocrites chefs d’État de dictatures pourries qui se servent de ce genre d’histoire pour souder leurs populations autour de leur misérable personne. Je comprends aussi que la rédaction de Charlie se sente en mission, et on ne doit pas d’égards ou de politesse à ceux qui veulent vous faire taire. Une partie de moi-même les soutiendra toujours pour ça, par principe. Reste que quelque chose ne fonctionne plus dans la démarche de Charlie Hebdo : quand on n’arrive plus tellement à être compris, quand on est célébré par des gens dont on n’aime pas les idées, et critiqué par des gens qui se réclament d’une certaine idée du progrès, c’est peut-être qu’il faut réfléchir non seulement à ce qu’on veut dire, mais aussi à la manière dont le propos sera reçu.
Samuel Paty était professeur d’histoire à Conflans-sainte-Honorine. Il a été décapité pour avoir montré à ses élèves deux dessins représentant Mahomet. Un parent d’élève avait raconté que les élèves musulmans avaient été sommés de sortir au moment de la projection d’une image destinée à les choquer. Le récit de sa fille, qu’il répétait, s’est avéré faux, puisqu’elle n’avait pas assisté au cours en question, mais l’affaire, montée en épingle sur les réseaux sociaux, a fini par amener un russe tchétchène à commettre le meurtre. [↩]
Rappelons que le parent d’élève de Conflans-sainte-Honorine a publié une vidéo où il racontait qu’on avait fait sortir les musulmans de classe pour leur montrer « une photo d’un homme nu » (?), censée être le prophète, chose que lui avait décrit sa fille qui elle-même n’y était pas et se l’était fait raconter par d’autres… Pas besoin d’aller très loin pour que l’évaluation juste des faits soit possible. [↩]
Et non, critiquer une religion n’est pas juste critiquer une opinion, car même si c’est l’intention de départ et même si elle est philosophiquement légitime, le résultat est que ce sont les croyants qui se sentent visés. Et dans bien des endroits du monde, la confession religieuse se confond avec une identité plus générale (famille, ethnie, nation) dans laquelle on est né… [↩]
Au Niger en 2015, un centre culturel français incendié et plusieurs morts, dans plein de pays le personnel diplomatique français caillassé, menacé ; etc. [↩]
Récapitulons. Vendredi 16 août à une heure du matin, j’ai émis un tweet au sujet d’un dessin de Riss :
Un tweet un peu rentre-dedans, évidemment, un peu provocateur : rapprocher Charlie Hebdo de Valeurs Actuelles, ce n’est pas anodin. Mais malgré l’outrance apparente, c’est sincère, car sans croire, comme certains qui ne le lisent pas, que Charlie Hebdo est un brûlot raciste, je suis régulièrement gêné non pas par une obsession islamophobe — Charlie parle de bien d’autres sujets, heureusement —, mais par une manière de parler des musulmans qui s’inscrit dans un champ politique assez précis, celui qui veut absolument émanciper de force les femmes voilées, celui qui voit en Edwy Plenel un allié de Daech, celui pour qui l’objet de la laïcité n’est pas la paix religieuse et a-religieuse en France, mais exclusivement un glaive pour lutter contre une prétendue invasion musulmane.
Les islamo-gauchistes
La dessinatrice Coco, dont je reconnais le talent et qui peut être assez drôle, a publié quelques dessins qui (je ne pense pas surinterpréter) reprennent à leur compte la figure de l’Islamo-gauchiste, cet affreux bonhomme qui, sans être ni musulman ni a fortiori salafiste, fait tout son possible pour assister les Frères Musulmans ou Daech dans leur projet de conquête du monde.
Les motivations de cet islamo-gauchiste non-musulman ne sont pas très claires, d’autant que ce n’est même pas avec les musulmans qu’il est soupçonné d’être en collusion, mais avec les islamistes. Cette absence de cohérence ne retient pas des personnalités à fort impact médiatique comme Caroline Fourest, Michel Onfray, Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ou Franz-Olivier Giesbert d’employer ce terme et de l’appliquer à des gens tels que Edwy Plenel, Benoit Hamon, Christiane Taubira, Edgar Morin, Emmanuel Todd, Lilian Thuram, Jean-Louis Bianco, Esther Benbassa, Alain Grech, Guillaume Meurice, Benjamin Stora,… Et à des médias tels que Libé, les Inrocks, Médiapart, le Monde diplomatique, Arte ; des institutions comme les universités Paris 8 et Nanterre ou comme l’Ehess ; des organisations comme Amnesty international, Coexister, l’observatoire de la laïcité,… Enfin bref, tous ceux qui appellent au calme, refusent d’exclure, de haïr, de juger, de créer des rapprochements absurdes, sont considérés comme complices d’une invasion sarrasine. Et cela s’étend aux mouvement post-coloniaux, décoloniaux, au féminisme intersectionnel, et même à la Laïcité historique, il suffit de voir les attaques dont fait l’objet Jean-Louis Bianco, qui depuis son Observatoire de laïcité rappelle régulièrement les limites d’application de la loi de 1905.
Ce que je n’ai jamais compris chez les Élisabeth Badinter &co., c’est ce qu’ils attendent concrètement de leur propre attitude. Qu’ils considèrent qu’une prescription religieuse sexuée est sexiste, qu’ils s’inquiètent du communautarisme montant, du poids de la religion dans certaines banlieues, du discours rétrograde des imams, pourquoi pas, mais comment peuvent-ils imaginer que l’insulte, la stigmatisation, l’humiliation, le soupçon de fourberie, les injonctions autoritaires et les rapprochements injustes vont, par miracle, mettre les musulmans dans une disposition d’écoute idéale et les convaincre que la « patrie des droits de l’Homme » leur veut du bien ? Je me demande combien de jeunes femmes ont revêtu le hijab non en croyant que c’était ce que leur demandait leur dieu, mais en pensant rendre à leurs parents la fierté de leurs origines ou de leur foi. Parce que les humains sont ainsi faits, ils n’aiment pas obéir à ceux qui les dénigrent, ils peuvent être contrariants. Comme Charlie Hebdo, qui avait publié les très mauvais dessins représentant Mahomet dans le Jyllands-Posten, non par sympathie pour ce quotidien conservateur très à droite, mais bien pour protester contre les menaces dont le journal avait fait l’objet. Et allez savoir, peut-être que les gens qui se font qualifier d’Islamo-gauchistes ne prennent pas la défense de musulmans par amour pour le Coran mais choqués de la violence dont ils font l’objet. Enfin bref. J’ai publié un article au sujet du dessin de Riss, qui m’a valu de nouvelles discussions, et puis tout ça s’est tranquillement éteint.
L’attaque des clones
Hier, j’étais tranquillement en train de polémiquer oiseusement sur Twitter, comme ça m’arrive souvent, cette fois au sujet des manifestations à Hong Kong, lorsque j’ai été interpellé par une mention qui reprenait mon tweet vieux de trois jours, avec un commentaire de type argument ad professorum : « comment ? Cette personne enseigne [à Paris 8], mais elle n’est pas d’accord avec moi ? Elle est incompétente [pauvres étudiants] [remboursez-moi mes impôts !] ». J’appelle ça l’argument ad professorum (mais je ne sais pas le Latin, ça ne veut peut-être rien dire).
Je repars donc au charbon, je discute, mais quelques minutes plus tard un second compte Twitter inconnu m’interpelle avec exactement la même réflexion : « ça se dit prof est ça n’est pas d’accord avec moi ? Ah ! Ça ne va pas se passer comme ça ! ». Et puis un troisième. Un quatrième. Et ça n’a pas cessé jusqu’à ce matin. Au bout d’un moment, l’effet est comique. On remarque régulièrement des mentions de mon université, Paris 8.
La similarité des messages et leur simultanéité me laisse penser que les auteurs des tweets forment un groupe. Peut-être sont-ce des membre de la nébuleuse (image qu’ils aiment utiliser pour décrire leurs détracteurs) « Printemps Républicain », comme on me le souffle… J’ignore la mécanique qui est à l’œuvre ici, je vois deux configurations : – Le banc de poissons. L’un d’eux a remarqué de la mangeaille, tout à sa joie, il agite sa nageoire caudale, ce qui a pour effet de prévenir ses congénères, qui fondent sur la nourriture et tentent d’y donner eux aussi un coup de mâchoire. Pour obtenir une telle mécanique sur Twitter, il faut des comptes qui se suivent les uns les autres (c’est souvent le cas ici je pense), qui ne suivent pas grand monde d’autre, et qui agissent de manière un peu automatique, au gré de ce qu’ils rencontrent. – La meute de loups. Un loup dominant désigne la proie et y donne le premier coup de croc, imité ensuite par ses lieutenants, etc., Le but de chacun est de se positionner en montrant sa capacité à suivre le chef tout en jouant des coudes pour sortir du lot. Les plus nuls arrivent en dernier. Je ne sais pas si les loups ont des coudes mais de toute façon je ne sais pas non plus si les loups fonctionnent vraiment comme ça, l’éthologie remet beaucoup en question ce genre de schémas (territoire, hiérarchie….). En tout cas on comprend l’idée : c’est une action un peu coordonnée, peut-être même planifiée sur un autre réseau social, façon Ligue du Lol ?
La meute
Je sais, la distinction peut sembler un peu vasouillarde, peut-être que c’est idiot de faire des analogies zoologiques. Enfin je penche pour la seconde possibilité, celle de la meute. Parce que le mouvement de meute ne sert pas à satisfaire chacun de ses agents, il sert aussi à souder et construire le groupe social, c’est par son action, c’est par la chasse que la meute existe. Ce qui me fait dire ça, c’est que ces gens ont bien besoin de se souder, car s’ils sont tous d’accord pour penser qu’ils sont d’accord entre eux, ils ne semblent pas tellement capables d’expliquer ce sur quoi ils s’accordent. En effet, après m’avoir expliqué que je ne savais pas lire un dessin et que je n’avais pas d’humour, plusieurs de mes interlocuteurs ont tenté de m’expliquer le dessin, et ils sont loin de le lire tous pareil :
Je remarque, enfin, que peu à peu mes contradicteurs les plus éloquents, les plus capables d’argumenter, ont disparu, laissant derrière eux une paire de lieutenants pas aussi affûtés, plus insultants qu’autre chose, et réagissant aux mots de manière un peu automatique. Enfin, assez subitement, plusieurs comptes m’ont laissé tomber en plein milieu de la discussion, m’annonçant qu’ils cessaient de me répondre ou même, qu’ils me bloquaient ou qu’ils masquaient la discussion. Preuve supplémentaire que tous ces échanges n’étaient pas destinés à me démontrer que j’étais dans l’erreur, mais étaient destinés au groupe lui-même. Une fois le groupe dispersé, continuer n’avait plus de sens.
J’essaie de comprendre le fonctionnement de ce groupe de manière empirique, sans réaliser une véritable enquête (quels comptes suivent quels comptes, quels comptes likent et retweetent quels comptes, quelles bios font référence à telle mouvance politique, quels comptes ne font partie d’aucun groupe, etc.. Il faudrait pour ça écrire un petit programme et j’ai un peu la flemme de m’y mettre. C’est les vacances, hein. Il faudrait aussi comparer avec les personnes qui ont harcelé Étienne Choubard. Je n’ai pas eu droit à l’exhumation de vieux tweets ni (à ma connaissance) aux signalements de mon compte à mes employeurs ou à Twitter, et autres méthodes du genre dont tous ces amoureux de la démocratie dégoulinants d’humour et d’esprit Charlie (es-tu là ?) sont coutumiers. Sans doute, comme je le dis plus haut, l’enjeu n’est-il pas ma personne. Bon, bref, peut-être me trompè-je, je n’en sais rien, mais instinctivement, comme ça, je ne crois pas que ces gens m’aient sauté sur le dos par hasard.
Désolé si dans le lot je cite des gens individus dignes de ce nom : avec plusieurs dizaines de mentions par minute au plus fort, il est possible de finir par ne plus faire la distinction entre les uns et les autres. Pour finir, je remercie tous les amis (trop nombreux pour être cités – et je n’aimerais oublier personne) qui sont venus à ma rescousse pour argumenter, et forcer mes contradicteurs à exposer leurs raisonnements, jusqu’à l’absurde (ou l’insulte).
Laurent Sourisseau dit Riss, rédacteur en chef de Charlie Hebdo1, est à nouveau pointé du doigt pour un de ses dessins. Notamment par moi. En effet, j’ai fait partie de ceux qui y ont perçu une vision du monde comparable à celle de la rédaction de Valeurs Actuelles, ce qui m’a entraîné dans des discussions éparses sur Twitter. J’ai rédigé l’article qui suit pour évoquer tout cela, en exposant mes vues et en profitant des réflexions complémentaires que les conversations m’ont apporté. Voici le dessin en question :
Comme on me l’a fait remarquer ici et là, le dessin en question n’est pas à lire au premier degré, ce n’est pas Riss qui s’insurge contre un deux-poids-deux-mesures qui rendraient les convictions écologistes de Greta Thunberg moins affirmées lorsque les avions servent à transporter des pèlerins musulmans que lorsqu’ils servent au tourisme de masse. Non, il se moque, en fait, de ceux qui ont le réflexe d’utiliser l’argument du combat sélectif pour disqualifier le combat tout court. Et peut-être même se moque-t-il de ceux qui considèrent que les progressistes que sont censés être les écologistes abaissent leurs exigences lorsqu’ils risquent de vexer des musulmans. C’est un lieu commun des réactionnaires — lesquels, de leur côté, ne s’intéressent à l’écologie, aux droits des femmes ou des homosexuels que lorsque ça leur sert à conspuer les musulmans. Il existe un indice qui accrédite plus ou moins cette interprétation : dans son éditorial du même numéro, Riss parle aussi du changement climatique, et sa position est sans équivoque, il félicite Greta Thunberg d’amener le débat sur la question de la manière dont nous nous déplaçons : Greta Thunberg veut aller aux États-Unis, mais en bateau à voile afin de produire le moins possible de CO2. Les ricaneurs ricaneront, mais cette initiative nous oblige à réfléchir sur ce que voyager veut dire. Pourquoi se déplacer ? Pour aller où ? Pour faire quoi ? (…)
La défense est crédible : qu’aurait-il voulu dire d’autre, du reste ? Des dessinateurs plus soucieux que l’on sache où ils se positionnent auraient sans doute placé le « Et là, comme par hasard… » dans la bouche d’un personnage, d’un beauf à la Cabu, par exemple. Mais on peut accepter que Riss compte sur l’intelligence du public, ou plutôt sur sa connivence, c’est à dire qu’il compte sur le fait que ses lecteurs — qui n’ignorent pas que Charlie Hebdo a toujours été un journal écolo — savent que ce n’est pas ce qu’il pense lui, et comprennent qu’il ne fait que se moquer de ceux qui émettent ce genre de réflexion.
Mais bon, la vie n’est pas toujours facile quand on veut être raffiné, car tout le monde ne l’est pas. Ainsi, le vice-président de Debout la France semble convaincu que lorsqu’elle critique les voyages en avion de l’un, Greta Thunberg omet sciemment de mentionner le fait que des musulmans prennent l’avion aussi. Et il semble convaincu que c’est le message de Riss :
Et il n’est pas le seul, les commentaires sur les réseaux sociaux en attestent. J’ai lu des interprétations proches, qui là encore prenaient le dessin au premier degré mais surinterprétaient favorablement l’objet de la moquerie : ce ne serait pas une critique des croyants, mais une dénonciation du business du pèlerinage ; pas une critique de l’écologie, mais une mise en question du produit médiatique qu’est devenu Greta Thunberg. La seule chose certaine est donc que tout le monde ne s’accorde pas sur le sens exact qu’il faut donner à ce dessin. Bien sûr, Riss n’est pas responsable de la réception qui est faite de son œuvre, laquelle engage autant les préjugés et les biais du récepteur que les intentions de l’émetteur. Il y a de nombreux paramètres à évaluer : à quel public s’adresse le dessin ? Quel est son contexte éditorial ? Quelle est l’actualité ? Que racontent les autres dessins du même auteur ? Un dessin, enfin, contient un peu de la personnalité et de la vision du monde de son créateur, une part qui peut affleurer sans que l’auteur en soit conscient ni ne la maîtrise. Je crois même pour ma part que dans tout second degré, il faut lire un peu de premier degré. Et c’est à ce moment que je vois chez Riss quelqu’un qui partage, sans doute sans le vouloir, sans doute sans se voir ainsi lui-même, la grille d’analyse du monde de Valeurs actuelles. D’autant qu’il a un passif. On se rappellera notamment de l’éditorial dans lequel il expliquait que ce qui rendait possibles les attentats djihadistes, c’était le boulanger musulman qui n’a rien fait de mal mais qui ne vend pas de sandwichs au jambon, la femme voilée qui n’a rien fait de mal mais qui est voilée, et Tariq Ramadan qui (accusation assez grave, tout de même !) garde les mains propres mais n’en est pas moins le cerveau, ou en tout cas l’inspirateur des meurtres.
Et puis il y a ces deux dessins2, qui me semblent éminemment problématiques :
On parle de réchauffement climatique ? Le dessinateur pense à l’Islam. Des jeunes africaines sont enlevées par des membres d’une secte islamiste auxquels elles sont mariées de force ? Le dessinateur pense aux Allocations familiales. Un enfant de trois ans dont la famille fuit la guerre meurt noyé en Méditerranée ? Riss pense aux délinquants sexuels en Allemagne3. L’idée du combat sélectif islamophile des gauchistes ; l’association immédiate entre « femmes africaines » et « allocations familiales » ; l’association entre « réfugié » et « violeur », voilà autant de thèmes qui appartiennent sans équivoque au paysage mental des lecteurs de Valeurs Actuelles, et le fait que ces thèmes viennent si facilement à Riss prouve, à mon avis, qu’il partage au moins un peu une telle vision du monde.
Riss a vu ses amis et collègues massacrés au nom de l’Islam, il a lui-même reçu une balle dans le bras, ce n’est pas moi qui lui reprocherais les peurs xénophobes qui percent parfois dans sa production. Mais je m’étonne que tant de gens s’interdisent de les voir. Quand Zemmour ou Onfray disent des conneries, c’est le scandale, mais comme par hasard, quand c’est Riss, tout le monde ferme sa gueule ! (humour).
Je connais assez bien Charlie Hebdo, le premier dessin d’humour que j’ai compris était une couverture de Reiser, en 1974 ! J’ai suivi ce journal à sa renaissance pendant les années 1990,, et j’ai comme tout le monde été affligé, ulcéré, par l’attentat contre sa rédaction. Régulièrement, notamment l’été, j’achète un numéro, pour voir. Mais je dois dire que ce n’est plus le même journal. Non seulement parce qu’il ne reste guère que Willem comme grand artiste, et Coco et Vuillemin (parmi les vivants on regrettera Catherine Meurisse et Luz !) comme bons auteurs, mais aussi parce que quelque chose me semble cassé, malade, quelque chose ne fonctionne plus. La vocation sérieuse amenée par Philippe Val ou Caroline Fourest, la mission politique que s’est imposé le journal avec le procès des caricatures, l’incendie, et enfin l’attentat, tout ça fait que je n’arrive plus à croire à un fanzine de joyeux et irresponsables déconneurs. Cela fera peut-être l’objet d’un futur article, même si j’ai déjà écrit sur le sujet ailleurs. [↩]
Beaucoup de gens généralisent et attribuent à Riss une obsession malsaine de l’Islam. Statistiquement, je ne pense pas que ça soit juste, il n’y a sans doute pas tant de dessins que cela que l’on peut brocarder pour le démontrer. J’ai d’ailleurs déjà défendu certains dessins de Riss contre une interprétation raciste, comme un autre dessin sur le petit Aylan, qui avait choqué le monde entier. [↩]
On notera au passage une certaine insensibilité au destin des femmes face au viol. [↩]
Je me suis moqué du trait de Marsault mais plusieurs amis qui se reconnaîtront m’ont fait savoir qu’ils restaient sur leur faim, ou jugeaient l’angle anecdotique ou casse-gueule, car après tout, c’est vrai, le dessin n’est pas l’important, ce qui compte c’est le discours politique véhiculé par le personnage. Son post d’hier est à lire car il lève toutes les ambiguïtés, pour ceux qui croyaient encore voir des ambiguïtés dans son travail :
Ce statut a été supprimé afin d’éviter que Facebook ne sévisse, car il a suscité une avalanche de protestations, mais son auteur l’assume toujours complètement et indique même à ceux qui souhaiteraient le lire qu’il en existe des captures sur Twitter.
Jusqu’ici, les défenseurs de Marsault faisaient remarquer que celui-ci ne s’en prenait pas aux immigrés, aux migrants, et qu’il n’était donc pas un « facho ». À les croire il se moquait juste des donneurs de leçons écologistes, des féministes ou des filles futiles qui s’intéressent plus à leur compte Carrefour qu’à l’état du monde (peu de marge de manœuvre pour les femmes entre ces deux états !). Il se défoulait « pour rire » de toutes les personnes qui empêchent son alter-ego baraqué de jouir sans mauvaise conscience. Personnellement, je trouve qu’il y avait bien des indices de ce qui est venu ensuite et je vois vraiment mal comment on peut voir de l’ambiguïté dans une planche telle que celle-ci :
(désolé de publier ce truc)
Mais sa publication d’hier tombe définitivement le masque de la vision du monde de ce trentenaire : pour lui, pas besoin de dire du mal des africains ou des arabes, ceux-ci constituent à l’évidence « des millions de gens qui nous haïssent (nous les blancs) », et dont le but est « de nous tuer et tout cramer ». ils ne sont même pas l’ennemi, ils sont juste le péril certain, presque un phénomène naturel au même titre qu’une épidémie ou une invasion d’insectes. Et le danger lui semble à ce point évident que l’ennemi, le vrai, ce sont les gens qui ne refusent de le voir venir, ceux qui baissent la garde, ceux qui ne se préparent pas à une guerre qu’il estime certaine.
Voilà une vision paranoïaque et pathétique du monde, où toute personne qui croit au progrès humain est l’idiot qui ouvre la porte du château-fort à l’ennemi, où l’émancipation des femmes mène au dérèglement social et à l’humiliation des hommes, et où, finalement, la Terre entière complote contre la « race blanche » et ne rêve que de lui prendre ses femmes, lesquelles, encouragées par la faiblesse de leurs mâles, ne demandent que ça. C’est, sans le fard de l’érudition, le même genre de vision du monde et d’obsession de la dévirilisation des hommes que celle que développent Éric Zemmour ou Renaud Camus. C’est aussi la vision du militaire dément qui déclenche la troisième guerre mondiale dans Docteur Folamour.
Gratiné, mais surtout triste et angoissant : comment en arrive-t-on à ça ? Et combien de gens souscrivent à cette vision parmi les lecteurs de Marsault ? J’éprouve de la pitié pour ce genre de folie, mais pas seulement, cela me fait peur, car les gens qui préparent la guerre finissent parfois par la déclencher.
L’auteur de bande dessinée Marsault est une source d’embarras dans le monde de la bande dessinée, où l’on fait comme s’il n’existait pas, alors même que ses ventes sont très élevées, notamment sur Amazon où il est régulièrement en tête des classements. Son propos politique franchement réactionnaire, misogyne et paranoïaque, sous le masque d’un iconoclasme un peu facile, est bien sûr la cause de l’embarras qu’il suscite. Mais beaucoup de gens le défendent en minimisant ses positions, ou en lui concédant d’être drôle et bon dessinateur, Je ne peux pas parler de l’humour, je ne comprends quasiment que le mien. En revanche, le dessin de Marsault me semble très mauvais et je suis toujours surpris du talent graphique que certains lui prêtent. C’est sur ce point précis que je veux réagir ici.
Sujet anecdotique si on veut, tant il semble clair que ce sont à ses positions politiques toujours moins ambigument d’extrême-droite que Marsault doit son succès.
Le bon et le beau
Toute une période de la théorie de l’art a insisté sur l’idée que l’esthétique était politique, qu’un poème au sens obscur mais formellement révolutionnaire est plus subversif politiquement qu’un poème aux pieds bien comptés et aux rimes riches qui serait porteur d’un sens politique explicite. Marcel Aymé raille cette vision des choses d’une manière assez hilarante dans son essai Le Confort intellectuel. Pour ma part, je ne suis certain que d’une chose : on peut être gentil et sans talent comme on peut être affreux et bourré de talent, et je n’ai jamais eu peur de faire la part des choses entre un créateur, ses idées, et sa personne. Que Jean-Louis Forain et Caran d’Ache aient fondé le journal antidreyfusard Psst…! n’empêche ni l’un ni l’autre de faire partie des plus grand dessinateurs de l’histoire et le fait qu’Edgar Degas les ait activement soutenus ne retire pas un micromètre à l’altitude olympienne du piédestal où je l’élève. Inversement, je me trouve sympathique et je suis politiquement d’accord avec moi-même (comme tout le monde, je sais), mais je suis conscient d’être bien loin de dessiner comme je le voudrais, j’aimerais être Blutch ou Sempé mais je n’en ai pas les capacités. Or sans que ça soit mon métier, je dessine beaucoup, depuis un demi-siècle, et j’ai été formé au dessin, y compris par un immense professeur de morphologie, Jean-François Debord, dont j’ai passionnément suivi les cours magistraux pendant trois ans.
On peut être un fieffé réactionnaire et néanmoins un excellent dessinateur, comme le montrent les exemples de Caran d’Ache (gauche) et Jean-Louis Forain (droite).
Au passage, je dois signaler que l’idée que je me fais du bon dessin a beaucoup évolué avec le temps et s’est beaucoup élargie. Loin de l’intransigeance de mes vingt ans, je ne me focalise plus sur la justesse ou la virtuosité, et si un dessin parvient à faire passer ce qu’il cherche à exprimer, alors il a déjà cette qualité, quand bien même il serait malhabile, approximatif ou négligent. J’imagine que quand beaucoup de gens apprécient un dessin que j’ai tendance à juger médiocre, comme par exemple le dessin de la jeune Emma dont les bandes dessinées féministes intitulées Un autre regard sont en tête des ventes, c’est que ce dessin a une utilité, et que les maladresses de ce dessin ont une utilité. Peut-être qu’ils réduisent la distance entre auteur et lecteur, permettant à ce dernier de ne pas se sentir dominé par un talent inaccessible, de se sentir en résonance avec l’autrice, tout comme on peut être touché par le discours d’une personne qui parle avec des mots simples et comme on peut se sentir rabaissé par quelqu’un qui utilisere la langue d’une manière trop savante. Par ailleurs nous parlons ici de bande dessinée, où le dessin n’est qu’une partie du travail, que certains auteurs affectionnent que d’autres font passer loin derrière la séquence, la mise en page, le travail du texte ou le rapport texte-image.
Pour finir, dessiner comme un pied fait partie des droits-de-l’homme.
Mais donner son avis sur la qualité d’un dessin aussi.
Le propos politique
Avec le dessin de Marsault, je rencontre plusieurs problèmes. Son propos politique est dérangeant, bien sûr, et pas dérangeant comme lui ou ses fans le pensent : ce n’est pas parce qu’il heurte ma « bien-pensance », mon « tiers-mondisme » ou ma « bisounourserie » qu’il me pose problème : en lisant ses planches où il cogne (en dessins) les féministes, les écologistes, les pacifistes, etc., je ne me sens pas fragilisé personnellement. En revanche je me sens inquiet, car si sa peur des femmes et du reste du monde est aussi répandue que ses lecteurs sont nombreux, alors notre pays va bien mal. Sa grande cible, ce sont les gens qu’il juge angéliques car ils n’ont pas « compris qu’une société multiraciale ne peut mener qu’à une boucherie » et à qui il reproche de ne pas se préparer physiquement, psychologiquement et matériellement — je n’invente rien, c’est le propos qu’il développait dans un post récent.
Si je me fie à celles qui traînent sur le net, les dédicaces de Marsault ne sont pas d’une très grande variété. Les bandes dessinées ont elles aussi des scénarios assez répétitifs et on ne peut pas vraiment dire que le dessin se renouvelle souvent : mêmes postures, mêmes têtes,…
Nous sommes loin du simple défoulement contre les horripilants « social justice warriors » qui traquent les opinions « déviantes » sur les réseaux sociaux et s’enfoncent souvent dans des contradictions comiques. Non, on est face à quelqu’un qui a les mêmes opinions paranoïaques qu’un Renaud Camus ou qu’un Alain Soral, et qui diffuse celles-ci sous le masque de l’humour. Dans le statut Facebook qui a fait scandale cette semaine, il résumait sa vision des choses ainsi : « Nous sommes entourés de millions de gens qui nous haïssent (nous les blancs) et qui n’attendent qu’une autorisation gouvernementale pour faire légalement ce qu’ils font aujourd’hui, nous tuer et tout cramer« . Quand on en vient à une telle vision du monde, plus proche de l’Invasion des profanateurs de sépultures ou d’un film de zombies que d’autre chose, on doit vivre dans un certain état de souffrance (qui explique bien le besoin de violence défoulatoire), et je me contenterais d’avoir pitié si le personnage n’était pas suivi, et peut-être même politiquement suivi, par autant de lecteurs.
Mais si Marsault, malgré la répulsion que m’inspirent ses opinions, dessinait comme Hokusaï ou comme Toulouse-Lautrec, je pense que je n’aurais aucun mal à voir son talent — tout comme je reconnais le talent d’acteur et d’humoriste du pathétique Dieudonné.
Le dessin
(dessin publié sur Facebook par Marsault)
Bon, alors en quoi Marsault dessine-t-il mal ? Sur l’image ci-dessus, il y a pas mal d’exemples.
Il s’agit (ce n’est pas le seul registre graphique de l’auteur) d’un dessin de type « réaliste » comme on dit en bande dessinée, ce qui signifie qu’il cherche à avoir une perspective photographiquement juste et un respect académique de l’anatomie. Ça donne un dessin un peu raide mais quand l’artiste est vraiment doué (citons par exemple Paul Gillon, Vittorio Giardino, Milo Manara ou encore André Juillard…), les images peuvent être dynamiques et expressives malgré tout. Ce genre de dessin est assez exigeant puisque les fautes se voient vite,
Dans ce dessin d’une jeune femme en train de lire, je signalerais entre autres :
Le magazine est très mal dessiné (1), que ce soit pour sa perspective ou pour la forme de la feuille qui est levée. La tasse (2) se casse complètement la figure. Mais une cercle dont les rayons sont parallèles au sol donne une ellipse parallèle à l’horizon, sauf déformation optique sur les bords. Aucune raison que cela penche, même si l’angle de vue fait pencher l’arrête de la table. Les épaules (3)(9) me semblent mal disposées et proportionnées. Les bras (6)(10) sont atrophiés : le coude rentre dans la taille. L’attache du cou me semble un peu foireuse (4) mais j’admets que c’est léger. Je ne suis pas persuadé que la hauteur de la bouche par rapport au menton colle très bien. Enfin les mains (5)(7) sont assez curieuses.
Globalement, ce n’est pas du bon dessin « réaliste », on suppose qu’une partie est décalquée d’une photographie ou d’un dessin quelconque, mais sans grande compréhension de l’anatomie, et que les éléments ajoutés, comme la tasse, le magazine et les bras, sont bel et bien de l’auteur.
Un autre dessin de Marsault que l’on m’a opposé pour me « prouver » qu’il sait y faire. Ce dessini est intéressant car en apparence, effectivement, il fonctionne, malgré quelques erreurs comme le lobe de l’oreille droite qui ne ressemble pas à grand chose de connu, la cigarette qui ne déforme pas la lèvre supérieure du fumeur (ce qu’un cylindre devrait faire) et est donc plate, ou encore la trame assez médiocre du vêtement, qui aplatit le tout. Le résultat m’évoque immédiatement la méthode infaillible qu’un prof de dessin que j’ai eu il y a bien longtemps proposait pour que n’importe qui puisse faire illusion en décalquant un visage : il fallait un visage de personne bien ridée, homme de préférence… Les petites rides font leur effet, et en apparence le résultat n’est pas honteux, on peut penser à certains dessins de Geoff Darrow ou de Frank Miller, mais dans le détail il ne faut pas y voir d’exploit et si vous vous sentez jaloux du dessinateur, recourez au protocole proposé par mon prof : prenez la photo d’un vieux paysan espagnol, mettez là sur une table lumineuse recouverte d’une feuille de papier, et dessinez les traits saillants. Vous obtiendrez le même résultat.
Reste le texte, qui est assez proprement calligraphié, et disposé de manière aérée dans les phylactères. C’est l’aspect le plus « pro » de ce dessin, avec le trait lui-même.
Car Marsault fait des traits tout propres.
Mais dessiner ce n’est pas juste faire des traits propres. Ça c’est un autre métier. C’est fabriquant de traits propres. Pour bien dessiner, il faut essayer de comprendre le monde.
Comprendre le monde
Voilà peut-être où le dessin et la réflexion politique se rejoignent : dessiner, c’est chercher à comprendre ce qu’on voit, ce qu’on sait, et chercher ensuite à le restituer ou à l’exprimer. Si on ne fait pas l’effort de comprendre les choses, si on ne se rattache pas à une observation extérieure ou une expérience intérieure, on produit des images peu vivantes. Si on ne comprend pas un mécanisme on le dessinera mal. C’est vrai d’un système d’engrenages comme d’un corps humain.
Bien entendu, avant de pouvoir transcrire son expérience et sa compréhension des choses sur une feuille de papier Canson, il y a un autre filtre, un autre frein, qui est la capacité à manier une plume ou un crayon. Cette partie-là du métier n’est pas forcément la plus intéressante, mais elle épate facilement le public profane. Je pense que c’est sur ce point précis que certains croient voir en Marsault un dessinateur doué.
Marsault s’inspire, dit-il, de Uderzo, Morris, Reiser et Gotlib. Je comprends le lien avec le dessin un peu raide et semi-réaliste de Gotlib, mais ce dernier est d’un tout autre calibre. Quand aux trois autres, je les cherche en vain. Je serais étonné que Marsault n’ait pas comme autes influences des auteurs de mangas comme Akira Toriyama (Dr Slump, Dragon Ball) ou Tsukasa Hōjō (City Hunter), et ça transparaît même dans ses scénarios, à base de trucs qu’on envoie dans la figure des gens énervants.
Nicky Larson (City Hunter) parTsukasa Hōjō
Le dessin de Marsault reste lisible, et puis comme je l’écris plus haut, mal dessiner est un droit, tout comme apprécier un mauvais dessin est un droit, mais je m’étonne que tant de gens voient en ce triste sire un dessinateur talentueux.