Des « Gilets jaunes » ont saccagé l’Arc de Triomphe. L’un d’entre eux a filmé l’opération, montrant ses camarades de lutte s’acharnant un peu laborieusement sur du mobilier muséal en poussant des cris de joie. Lorsque certains de ses amis apparaissent dans le plan en ayant négligé de masquer leur visage, il détourne son smartphone et leur dit « cache ta face ! ». Il ne s’agirait pas que les images servent de pièce à conviction, tout de même ! Le cadreur amateur a ensuite diffusé la vidéo sur son propre compte Facebook. Plusieurs personnes lui ont fait remarquer qu’il se dénonçait lui-même par cette publication, il a pris peur et l’a supprimée. Mais les images avaient eu le temps d’être rapatriées par d’autres et continuent de circuler.
De la destruction d’un musée à la fière publication du méfait par ses auteurs, j’ai tendance à soupçonner un manque de jugeote, mais ça n’a pas empêché beaucoup de gens que je pense doués d’un peu plus de raison de justifier l’action initiale (« faut les comprendre, ils sont à bout ») de la relativiser (« ce n’est qu’une copie en plâtre, on peut la refaire »), et plus couramment encore, de mettre en balance avec les violences policières pour culpabiliser ceux qui s’émeuvent de la mise à sac d’un musée :
Vu de loin, ça fonctionne : est-ce qu’une œuvre vaut une vie ? Est-ce que les objets ne sont pas remplaçables ? Après tout, ce n’est qu’une reproduction en plâtre, il suffira de sortir quelques milliers d’euros pour que tout rentre dans l’ordre. Pour l’ensemble des dégradations du musée, la facture monte à plusieurs centaines de milliers d’euros, tout de même, mais allez, ce n’est que de l’argent, pas des vies brisées par un handicap causé par l’excitation de la maréchaussée.
Je dois dire que cette question d’une indignation à géométrie variable m’a toujours laissé circonspect : il faudrait dire quoi ? « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ces dégradations » ? « Sur une échelle de gravité allant de 1 à 10, la destruction de cette statue mérite un 1.3 » ?
Personnellement, j’ai publié hier une vidéo montrant neuf policier passant à tabac un manifestant à terre mais aussi la vidéo des vandales de l’Arc de Triomphe, et les deux actions m’indignent, quoique je ne les place pas sur un même plan. Il y a bien un lien, l’un et l’autre nous disent des choses sur le rapport du citoyen à l’État.
Je ne mets pas les choses en balance, mais je dois avouer cependant que je me suis déjà demandé, par hypothèse un peu idiote, si une vie valait une œuvre. Est-ce qu’il est plus grave de voir mourir une personne que de voir brûler le dernier exemplaire existant d’un livre magnifique ? Si on me donne le choix entre brûler un tableau que je place au plus haut de l’histoire de l’art — les Chasseurs de Brueghel ou la Liseuse de Vermeer, disons — et voir exécuter quelqu’un qui ne m’est rien mais qui n’a demandé ni à vivre ni à mourir, eh bien la mort dans l’âme, je saurais qu’il faut sacrifier le tableau ; une vie est sacrée, sa destruction est irréparable, tandis qu’une peinture n’est qu’un objet, un peu de pigments et d’huile figés sur un morceau de bois.
Pourtant, si on pousse l’expérience de pensée, je peux finir par me mettre à douter : imaginons qu’on me donne le choix entre brûler deux maisons, dont la première contient l’unique partition existante d’un opéra inédit de Mozart, un Bonnard magnifique que personne n’avait vu depuis un siècle et un roman inédit d’Italo Calvino — des œuvres qui, a priori, m’enchantent ; Imaginons que dans la seconde maison, se trouve un sale type, disons quelqu’un qui a échappé à la justice mais qui se trouve avoir été tortionnaire dans une dictature sud-américaine des années 1970 et dont on sait qu’il a tué, torturé, violé, et fait tout cela avec plaisir.
Dans ce cas, face à un dilemme aussi outrancier, je ne sais pas trop si je continuerais à dire « une vie est sacrée, alors sacrifions l’art et laissons vivre l’assassin », mais heureusement, la réalité vole à mon secours : ça n’arrive pas, ça n’arrive jamais, il n’existe aucun ange vengeur qui un jour nous propose d’échanger une œuvre contre une vie. Sauvés.
Et de la même manière, rien ne force les « gilets jaunes » à démolir l’intérieur du musée de l’Arc de Triomphe, de même que rien ne force les policiers à viser les yeux avec leurs « armes non létales » ni à s’en prendre en meute non aux bandes venues en découdre, mais au manifestant qui court moins vite que les autres. On a le droit de trouver scandaleux une violence policière gratuite comme on a le droit de désapprouver une destruction de bien gratuite. Les deux sont un gros problème, et ni l’une ni l’autre n’améliorent la situation à laquelle elles répondent, ce ne sont que des expressions de défoulement.
Plusieurs personnes ont comparé les malheurs de l’Arc de Triomphe avec les destructions de sites archéologiques par Daech :
Je ne suis pas tellement d’accord avec ce parallèle, car Daech a l’horrible vertu d’agir avec une certaine cohérence. En effet, ce groupe organise la rareté et le trafic d’antiquités, qui lui rapporte beaucoup d’argent, effraie le monde par de spectaculaires destructions de monuments irremplaçables1 — parmi ceux qui nous qui avaient réussi à persister depuis l’aube des civilisations —, et, comme Al Qaeda en Afghanistan auparavant, fait disparaître méthodiquement les preuves que les pays aujourd’hui musulmans ont une Histoire, puisque tout totalitarisme passe par la maîtrise absolue de l’Histoire, jusqu’à la réécrire ou jusqu’à l’abolir. Ce n’est heureusement pas le projet des « gilets jaunes ».
Mais l’Arc de Triomphe, pourquoi ? Les « gilets jaunes » se disent souvent « pacifistes », en cherchant à dire « pacifiques ». S’ils étaient effectivement des pacifistes, c’est à dire des gens qui luttent contre la guerre, et si ceux qui s’en sont pris à ce monument l’avaient fait pour ce qu’il représentait à sa construction, à savoir les victoires militaires napoléoniennes, s’ils avaient voulu éteindre la flamme du soldat inconnu pour rappeler que ceux qui sont morts dans les tranchées de la Grande Guerre sont morts pour rien, et que ce bec-de-gaz est une insulte à la mémoire d’innocents, ma foi, ç’aurait été une position idéologique respectable. Mais si j’ai lu quelques personnes défendre l’action en rappelant la symbolique douteuse du lieu, je n’ai pas l’impression que ça ait été le but des auteurs des déprédations eux-mêmes : eux me semblent surtout avoir voulu s’emparer du plus gros rond-point de France, situé en haut de la plus moche avenue du monde, et tout ça pour un mouvement qui selon toute vraisemblance et quelles que soient ses autres causes profondes2, est lié à l’automobile, puisqu’il est né d’une limitation de vitesse de dix kilomètres à l’heure et d’une augmentation du prix du litre de dix centimes3.
Emmanuel Macron doit être effectivement déconnecté de la France profonde, pour ignorer le caractère sacré de l’automobile dans ce pays. Tant pis pour lui.
En tant que piéton, je me demande parfois si je ne devrais pas déménager sur une petite île bretonne, ou à Venise, enfin quelque part où l’on ne voit pas une voiture.
- Mais parfois les destructions de Daech s’avèrent factices, comme on l’a vu avec une vidéo où des daechiens attaquaient au marteau-piqueur des reproductions visiblement faites de plâtre. [↩]
- Je ne me hasarderai pas à parler des causes sociales du mouvement, de la détresse vécue dans telle ou telle région de France métropolitaine ou d’outre-mer. Je ne porte pas de jugement sur ce sentiment, qui est fort et fondé. Mais je ne vois toujours pas ce que ça amène de détruire un musée. [↩]
- Au passage, signalons que la réduction de la vitesse maximale est une mesure en faveur du pouvoir d’achat, car si l’allongement du temps de trajet est négligeable, l’économie de carburant est en moyenne de 120 euros par an. [↩]