Archives mensuelles : février 2021

Le ras-le-bol

(Par avance, je m’en veux du bruit que j’ajoute au bruit avec ce billet de blog, car peut-être est-ce notre plus grand problème, en ce moment : le bruit. Mais je ne sais pas gérer ce paradoxe qui d’avoir à la fois le besoin de m’exprimer et le devoir de me taire. Je me comprends.)

L’épidémie de covid-19 a un an. En France, elle est liée à la mort de 75 000 personnes, sur les 600 000 décès annuels : 12,5% des morts entre la fin janvier 2020 et la fin janvier 2021 sont morts avec le virus. Certains diront que ce n’est pas le virus qui est la cause majeure, qu’il y a eu des erreurs de comptabilité (argument recevable au début de l’épidémie mais moins maintenant), que c’est la réaction au virus qui tue et non le virus lui-même — comme pas mal de pathologies, non ? —, enfin on peut ergoter, mais l’Insee constate une importante surmortalité en 2020 (jusqu’à 15% pour les six derniers mois), alors même que le nombre de décès liés à la grippe, aux accidents de la route ou à la criminalité ont été historiquement bas. Imaginons, il y a un an, qu’on nous ait dit qu’un décès sur huit serait lié à un virus né d’hier : n’aurions-nous pas été un peu effrayés ? Très effrayés ? N’en déplaise à ceux qui tentent désespérément de croire le contraire, cette épidémie est grave, et si nous étions moins informés, si les alertes n’étaient pas immédiates, si aucune mesure n’avait été prise par les autorités1 ou par chacun de nous, elle aurait sans doute été bien plus ravageuse encore, mais c’est un fait malheureux : on ne sait pas apprécier l’accident qu’on a évité, on juge ce qui est, pas ce qui eût pu être.

Détendons l’atmosphère


Il est de bon ton de critiquer la gestion de l’épidémie par le gouvernement. J’ai pu constater une incroyable nonchalance de la France lorsque, rentré avec une bonne crève (et Nathalie, pire) par un train venu de Milan et Turin, en pleine explosion de l’épidémie en Italie, je n’ai (contrairement à ce qui s’était passé une semaine plus tôt à mon arrivée en Italie) été accueilli par personne : ni questionné, ni informé, ni soumis à un contrôle de température. Et lorsque j’ai appelé le numéro d’information pour savoir si je pouvais aller travailler comme chaque semaine, on m’avait répondu que je devais aller travailler car le virus était entré sur le sol français, donc on n’en était plus à un malade de plus ou de moins… Il y a eu plusieurs couacs du même genre, et beaucoup de mesures inutiles, mal réfléchies, mal évaluées, etc., mais au bilan, par comparaisons aux situations de pays voisins, on peut dire que la gestion de l’épidémie en France a été correcte, enfin dans la moyenne. Et j’aurais du mal à porter un jugement définitif sur les arbitrages : école, pas école, transports, pas transports,… Enfin, il semble que les compensations, pour ceux qui sont « dans le système » (salariés avec des contrats longs, entreprises installées, etc.) en tout cas, ont été non pas généreuses, comme on dit certains, mais, dans de nombreux cas, à la hauteur des enjeux. Reste une autre gestion, complètement défectueuse, elle, c’est la gestion psychologique.

Hier matin, je suis allé acheter le pain. C’était l’heure de la sortie de la messe et j’ai croisé beaucoup de gens. J’aurais dû les compter, histoire d’être un peu précis, mais je dirais qu’au moins une personne sur trois ne portait pas de masque. J’ai même vu quelqu’un sortir de la boulangerie, donc d’un espace clos, sans masque. J’ai vu des groupes de personnes sans masque en train de discuter. Et chez plusieurs de ces gens sans masque, j’ai cru percevoir une expression de défi : « t’as vu ? J’ai pas de masque ». En passant à côté du bar-tabac, j’ai vu trois hommes boire au comptoir. Je crois que c’est la première fois depuis longtemps que je vois les règles sanitaires aussi mal appliquées : les gens que j’ai croisés ce matin là ont clairement baissé les bras.
J’attribue leur lassitude à la communication gouvernementale, et notamment celle de la semaine passée : rumeurs lâchées comme des ballons-d’essai, annonces d’annonces, promesses de prises de parole à venir,… et pour finir, le premier ministre n’a évoqué qu’un renforcement des mesures en place — sans vraiment dire ce ça pouvait signifier si ce n’est que les magasins IKEA seraient fermés. Quant au président, qui devait s’exprimer solennellement au cours du week-end, il s’est contenté d’un tweet particulièrement évasif2.

J’imagine que si le gouvernement s’est dégonflé, à quelques heures de l’annonce qu’on disait inéluctable d’un troisième confinement, c’est parce que les sondages et parce que les agences embauchées pour s’occuper de la communication de crise ont fait savoir au président que la population ne suivrait pas. Or rien n’est pire pour un chef que de donner des instructions dans le vide : tout le simulacre de l’autorité s’effondre. Si, en démocratie, les chefs d’État suivent parfois l’avis des citoyens, c’est pour cette raison : lorsqu’on ne leur obéit plus, c’est qu’ils ne sont plus chefs3.

Donc les gens semblent à bout, ou en tout cas, démotivés4. Des restaurateurs claironnent qu’ils vont ouvrir leurs salles, bravant les amendes, on entend de plus en plus des prises de parole publiques contre les mesures sanitaires…
Ces dernières semaines, j’ai vu tous mes étudiants en école d’art pour des sessions bilans, et j’ai perçu sans difficultés la grande détresse de certains : problèmes matériels, difficultés à produire, problèmes affectifs, familiaux, et même (et c’est parfois de notre faute à nous enseignants), sentiment d’être totalement abandonnés par l’école, et envie, parfois, de tout lâcher. Ce n’est pas une belle période pour avoir vingt ans.
Et les solutions tardent. Nous verrons si la campagne de vaccinations réduit la porté de l’épidémie, mais pour l’instant, le covid-19 semble parti pour s’installer dans nos vies, et peut-être pour longtemps, pour très longtemps.

Élucubrant à voix haute sur Twitter, je me demandais hier s’il ne faudrait pas commencer à étudier une nouvelle méthode : lever toutes les restrictions, et notamment celles qui sont à l’évidence mal avisées, puis compter sur le bon sens et la responsabilité de chacun. Dans 99% des cas, il n’y a aucune raison qu’une visite au musée participe à la propagation de l’épidémie : ce sont des endroits où on n’est pas forcément tassés, et ce sont même les rares lieux où on n’a le droit de toucher à rien ! De même, on doit pouvoir se promener en forêt sans masque, et penser à le mettre si l’on se met à parler avec quelqu’un. Enfin, il suffit de se trouver dans une supérette à 17h30 pour constater l’idiotie du couvre-feu avancé à 18 heures : en rentrant du travail, les gens n’ont qu’un temps très court pour faire leurs courses et il en découle une densité de population aux caisses tout à fait extravagante5 Il me semble que seule la restauration en salle ou les rassemblements de nombreuses personnes dans un espace clos seront difficiles à autoriser à nouveau avant un certain temps.
Certes, comme tout ceux qui m’ont répondu me l’ont dit, l’autonomie, la responsabilité et le bon sens ne sont pas vraiment ce à quoi les Français sont éduqués. Dès le premier jour de crèche, nos vies, c’est le Surveiller et Punir de Michel Foucault : des murs, des barrières, des règles, des lois, des hiérarchies, des surveillants, enfin tout ce qu’il faut pour épargner à chacun le vertige de la vraie Liberté, sans filet, tout en offrant mille occasions de subversion à deux sous.

Il est donc probable que compter sur le sérieux de chacun n’améliorera en rien la progression de l’épidémie, mais voilà : après un an de tension, beaucoup de gens sont à bout de nerfs, prêts à écouter tout bonimenteur6 qui leur dira que tout peut7 revenir à la normale. D’une manière ou d’une autre, il va falloir s’engager dans une gestion psychologique de la situation.

Ce soir, j’ai un peu de fièvre8. Faites pas attention.

  1. Notons que tous les pays ont pris des mesures, et que même les États-Unis, réputés apathiques, ont connu des confinements, des fermetures d’écoles, etc., prises non pas au niveau fédéral mais au niveau des États, des comtés, des villes,… []
  2. Dans le même temps, un article de Linternaute.com affirme que Emmanuel Macron a bien démontré ces derniers jours qu’il comptait rester le maître des horloges et qu’il pouvait créer la surprise à tout moment pour prendre la parole de manière inopinée. Une intervention cette semaine n’est pas exclue, peut-être même après le conseil de défense de mercredi. Pas très rassurant pour ceux qui aimeraient planifier des choses… []
  3. En dictature, on peut plus facilement tricher qu’en démocratie (contrôle de l’information, terreur policière), mais le problème est le même : un chef n’est chef que tant qu’il y a quelqu’un pour lui obéir. []
  4. Je crois pouvoir l’observer de manière extérieure, car je ne me sens pas moi-même à plaindre. Certes j’ai l’impression de travailler plus pour moins de résultat, certes mon confort de « turbo-prof » est affecté par la situation (trains, restaurants,…), mais je ne vis pas seul, j’ai une maison, un jardin, je vis dans une ville où la police se garde de distribuer des amendes, ou en tout cas pas aux cinquantenaires, et si ma paie de fonctionnaire territorial n’est pas très élevée, elle est assurée. C’est donc aux autres que je pense. []
  5. On dit volontiers « faut pas avoir fait l’ENA pour comprendre que… », mais souvent, j’ai peur qu’il faille plutôt dire : « il faut vraiment avoir fait l’ENA pour ne pas comprendre que… ». []
  6. Par exemple Bébert-des-Forbans, qui tentait de démontrer l’inutilité du masque en évoquant le droit à boire, fumer et conduire sans ceinture de sécurité. Ou encore Francis Lalanne, qui sait ce qu’il dit puisqu’il connaît des médecins — qui ne connaît pas de médecin ? — et appelle rien moins qu’à un coup d’État ! []
  7. Amusant lapsus, je n’avais pas écrit peut mais peur. []
  8. Ce n’est pas une façon de parler : mon thermomètre dit habituellement 36.4, et aujourd’hui, 37.4 ! []