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Puisqu’on vous le dit.

Un Génocide ? Allons donc, ne galvaudons pas ce mot, sa définition juridique est complexe, laissons les historiens faire leur travail quand ce sera fini. Une famine ? S’il vous plait ! Le mot est prématuré, les spécialistes parlent juste de « risque de famine », ça n’a rien à voir. Et du reste on ne sait pas vraiment puisqu’aucun journaliste ne peut entrer à Gaza pour témoigner des conditions de vie des civils. En effet, il serait impossible d’assurer leur sécurité à l’intérieur de l’enclave, alors l’armée israélienne, pour leur bien, interdit aux observateurs extérieurs d’y accéder. Le témoignage des journalistes palestiniens qui se trouvent sur place ? Mais ça n’existe pas, des journalistes palestiniens, voyons ! Vous plaquez un concept occidental sur une réalité culturelle dans laquelle ce mot n’a aucun sens, ceux que vous appelez « journalistes palestiniens » sont des militants du Hamas, puisqu’ils sont du côté des palestiniens, ils ne sont pas impartiaux. Ce qui est écrit dans Haaretz ? Ce journal ne représente personne, voyons. Les ONGs ? Toutes plus politisées les unes que les autres. Les israéliens qui protestent ? Des idéalistes naïfs ou des gauchistes ! Les jeunes qui désertent pour ne pas participer à ce qu’ils appellent un massacre ? Des enfants gâtés ! Les médecins et les humanitaires palestiniens sont eux aussi des militants, et rien d’autre. Les hôpitaux de Gaza ne sont pas vraiment des hôpitaux, ils abritent des caches d’armes et des tunnels pour le Hamas, c’est bien connu. Ces gens ne respectent pas la vie humaine, le sept octobre ils s’en sont pris à des civils. Des résistants, des combattants, ne s’en prennent pas à des civils. Ne dites pas que les palestiniens qui reçoivent des bombes sont des civils. Les civils, à Gaza, ça n’existe pas. Et puis ce ne sont pas eux qui sont visés, ce sont leurs maisons, et ils sont prévenus par avance à chaque fois. Toutes les armées du monde ne sont pas aussi prévenantes. Et de toute façon, si les Gazaouis ont faim, c’est parce que l’aide alimentaire internationale qui leur est généreusement envoyée est détournée par des responsables corrompus qui stockent tout dans d’immenses entrepôts pour s’enrichir. Ils ont des millions de tonnes de nourriture mais ils font exprès d’affamer leurs otages et d’affamer les Palestiniens. Et les Palestiniens , figurez-vous, ça n’existe pas. Il a bien existé une province qu’on appelait Palestine à l’époque de l’Empire Ottoman, mais jamais dans l’Histoire un peuple ne s’est nommé « Palestiniens ». Les gens qui se disent « palestiniens », ce sont juste des bédouins qui se sont installés là, ils n’ont jamais possédé la terre qu’ils revendiquent. La Palestine ça n’est pas un État, les Américains ne reconnaissent pas son existence, il reste une vingtaines d’autres pays membres de l’ONU qui ne la reconnaissent pas non plus, on est loin de l’unanimité totale. Certains annoncent qu’ils vont le faire ? Calcul de politique intérieure et démagogie irresponsable pour faire plaisir aux réseaux frèristes ! Et puis ce sera trop tôt, ou bien ça viendra trop tard, et puis ce sera une manière de renforcer le Hamas, de le récompenser pour le pogrom du sept octobre. Et puis de toute façon ça ne servira à rien, des pays ont reconnu la Palestine par le passé, et ça a changé quoi ? Rien. Et la souffrance de ces non-Palestiniens qui vivent dans une non-Palestine, elle n’existe pas non plus, ou plutôt, elle les arrange, car cela fait d’eux des martyrs, qui suscitent les vocations de futurs martyrs et qui excitent les idiots utiles de la gauche dans les campus universitaire des pays occidentaux. Que ceux-ci aillent organiser une « Pride » à Rafah, qu’on s’amuse ! Pris au piège, les gazaouis ? Il auraient dû partir quand ils le pouvaient, il y a plein de pays qui ne demandent pas mieux que de les accueillir. Pourquoi rester là où ils ne sont pas bienvenus ? Et d’ailleurs, si vous les plaignez tant, pourquoi vous ne logez pas des habitants de Gaza chez vous ? Leur souffrance, c’est un outil de communication c’est tout. Les enfants de Gaza, ce ne sont pas des enfants, figurez-vous. sitôt conçus ils sont déjà des assassins en puissance, leurs mères leur farciront la tête de propagande, ils grandiront avec l’envie de se venger pour la destruction de leur maison ou pour la mort de leurs oncles et de leur père. Mais comment faire la paix ? Ces gens détestent la démocratie, ce sont eux les génocidaires, c’est dans leur culture, dans leur religion, c’est écrit noir sur blanc dans le Coran, qu’ils sont forcés de suivre à la lettre. Et puis n’oubliez pas que Mein Kampf est en tête des ventes de livres à Gaza. Alors parler de génocide, franchement, c’est indécent !
Et puis au fait, pourquoi ça vous intéresse autant, tout ça ? Pourquoi est-ce que le monde entier se focalise sur un si petit territoire ? Pourquoi ne parlez-vous jamais de la situation du plateau du Haut-Karabach, de la famine en Somalie ou du siège d’Agrabah ? Pourquoi ne pas faire la « une » des journaux sur les adolescents débarqués d’un avion à Valencia et pour certains, forcés de rentrer d’Espagne en car ? Pourquoi ces indignations à géométrie variable ? Qu’est-ce que ça cache ?

La France vue du dos

Dans la rue, je tombe sur les affiches de campagne du parti « Les Républicains », La France des honnêtes gens. En tête, il est précisé « Avec Bruno Retailleau ». On comprend que le nom de l’ex-président du Puy-du-fou1 soit plus mis en avant que celui d’autres figures majeures de son parti, comme Patrick Balkany, Laurent Wauquiez, Éric Woerth, François Fillon ou son fondateur2, Nicolas Sarkozy — ces personnalités n’ayant pas toujours réussi à voir leur nom systématiquement associé à la notion d’honnêteté, que l’on parle d’honnêteté politique, intellectuelle ou même, pénale.

Chaque affiche montre une personne, dont la profession est aisément identifiable, de dos. On peut interpréter ce choix de posture de plusieurs manières.

On peut, déjà, imaginer une tentative de provoquer l’identification. Le dos que je regarde c’est le mien, ce n’est ni un miroir (cette cruelle altérité qui nous pousse à regarder non ce que nous pensons être mais l’image que nous renvoyons3) ni une version idéalisée (inatteignable) de ce que je devrais être, mais face à l’affiche je me trouve dans la même posture, orienté de la même manière, et quelqu’un qui se trouverait derrière moi me verrait comme je vois les figures de l’affiche : j’appartiens à la foule des honnêtes gens, nous regardons dans la même direction. Comme ces honnêtes gens sont de dos, je peux d’autant plus facilement m’identifier à eux : ils n’ont pas de visage donc ils ont, si je le veux, mon visage. Il y a au fond du cœur de chacun de nous un héroïque pompier, une intrépide policière, une infirmière bienveillante, un paysan et un cuisinier nourriciers, etc., même si dans la pratique une grande partie des gens ont des emplois incompréhensibles pour eux-mêmes, inexplicables, parfois parasitaires ou inutiles, ou parfois utiles au bon fonctionnement de la société et de l’économie mais pourtant mal vus.

On pourrait à l’inverse se dire que le point de vue est celui de Bruno Retailleau (qui contrairement aux « honnêtes gens » n’est pas anonyme ni sans visage), et qu’il y a donc un message : seront considérés comme autant de braves gens les personnes qui ont un métier bien défini (la plupart avec un uniforme), qui occupent une de ces professions dont les enfants connaissent le nom4 et qui ont leur boite Playmobil : policier, infirmière, cuisinier, pompier, agriculteur. Pas des métiers « de rêve » (artiste, archéologue, explorateur, astronaute, écrivain), non plus, mais des métiers « normaux », où la personne compte moins que la fonction mais dont la fonction est valorisée. Des personnes qui font marcher le monde, qui font ce qu’on attend d’eux au service de la société et de ceux qui la dirigent, sans bruit, sans protestation, sans même faire connaître ce qu’ils pensent — car une personne que l’on voit de dos et immobile, c’est quelqu’un dont on ne risque pas de connaître les humeurs et les revendications.
Bruno Retailleau a très explicitement exprimé tout ça :

« D’abord, je pense, pour être clair vis-à-vis des auditeurs, des téléspectateurs : qu’est-ce que pour moi la France des honnêtes gens ? Puisque c’est une idée que je veux défendre. C’est un projet que je défendrai de plus en plus dans les années à venir. C’est la France, en réalité, de ceux qui travaillent. C’est une France de la décence, comme disait George ORWELL5. C’est une France de ceux qui ne manifestent pas, de ceux qui ne fraudent pas. Et c’est souvent une France, d’abord, qui croit en la France. Et c’est une France, surtout, qui est silencieuse, qui ne fait pas de bruit, parce que, là encore, elle ne casse pas, cette France-là. »

Bruno Retaillau, face à Sonia Mabrouk, CNews/Europe1, le 14 mai 2025

Sur BlueSky, MadMonkey m’a rappelé une image qu’on peut voir comme la version vue de face de la composition d’affiches ci-dessus qui en serait le « pile », puisque ici aussi une infirmière est encadrée par deux membres des forces de l’ordre :

Farida Chikh, infirmière-en-colère brutalement interpellée le 16 juin 2020 par une escouade de CRS à qui elle avait jeté des cailloux et adressé des doigts d’honneur, lors d’une manifestation pour protester contre les moyens de l’hôpital public pendant la pandémie de covid-19. Les « honnêtes gens » ne sont pas toujours d’accord entre eux ! Photo Estelle Ruiz.

Je ne saurais le prouver mais je parie que les agents immobiliers, les agioteurs, les huissiers et les propriétaires fonciers votent plus LR que les infirmières, et ce n’est pourtant pas ces professions que l’on trouve sur les affiches de la campagne des « honnêtes gens ». Les « honnêtes gens » ne sont donc pas forcément l’électeur LR, ce sont les personnes dont l’électeur retailliste aimerait voir la société composée : des gens qui travaillent à son confort médical, alimentaire, et qui veillent sur ses biens. Et qui le font en silence.

Les « honnêtes gens » ce ne sont pas ceux que nous voulons être. Nous voulons continuer à nous garer sur les places handicapés pour ne pas tourner une heure dans le parking, nous voulons trouver les meilleurs placements pour échapper à l’impôt (tout en réclamant un service public performant), nous voulons jalouser le voisin, nous plaindre des incivilités sauf quand c’est à nous de trier les déchets, rouler dans des tanks (« S.U.V. ») bien avant que la guerre ne le justifie. Nous voulons prendre l’avion pour aller merdifier des pays lointains dont nous refusons de voir les habitants venir chez nous, nous voulons plus et mieux pour moins cher, car nous sommes radins en plus, et nous voulons qu’une armée d’« honnêtes gens » mutiques et sans visage soit à notre service.

Si on montre des professionnels (paysan, cuisinières, infirmière, policiers, pompiers) en action et de face, parfois même en groupe, ce ne sont sans doute plus des « honnêtes gens », on appelle ça des affiches de propagande socialiste. Si j’ai bien compris.

Un autre point m’intrigue avec ses affiches : certaines pourraient rappeler les images produites avec des outils d’Intelligence artificielle générative, comme Midjourney, ce qui serait assez paradoxal lorsque l’on veut évoquer l’authenticité ou l’honnêteté, comme prétendent volontiers le faire les partis conservateurs6.
J’imagine cependant que ce n’est pas le cas, à quelques détails comme la main du pompier, ci-dessous, qui a visiblement été détourée à la serpe et s’intègre mal sur le décor artificiellement flouté. En général, même s’ils se trompent sur le nombre de doigts dans une main, les algorithmes de diffusion des IA génératives produisent des transitions fluides et apparemment cohérentes entre les éléments représentés.

Je note en revanche un artifice grossier pour uniformiser les images et sans doute pour provoquer un effet d’authenticité, qui est de charger artificiellement chaque visuel avec un grain qui rappelle la photographie argentique, augmenté de parasites lumineux et d’une quantité extravagante de poussière. Pour quelqu’un qui a passé un C.A.P. de retouche-photographie (métier hautement spécialisé avant l’arrivée de la photographie numérique), comme c’est mon cas, ce genre de détail gratte l’œil.

Vous pouvez vérifier, ces effets ne se trouvent pas sur les affiches qu’on trouve dans la rue, imprimées, ils sont présents sur les fichiers PDF officiels que l’on peut consulter sur cette page. L’effet est parfaitement volontaire.

La France que nous vend Bruno retailleau n’est donc pas seulement silencieuse et travailleuse, elle est poussiéreuse.

  1. Enfin président de la société d’actionnaires « Grand Parc », le volet vénal du Puy du Fou. []
  2. Wikipédia crédite Nicolas Sarkozy de la fondation du parti LR. Cependant, ce parti n’est pas distinct juridiquement de l’UMP, et n’est que le nouveau nom de ce parti. []
  3. Personne ne veut se voir tout le temps dans un miroir, Philippe Katerine, Parisvélib’. []
  4. Très peu d’enfants rêvent d’être « actuaire », « contrôleur qualité » ou « représentant de commerce multicartes ». []
  5. La « common decency » d’Orwell — notion à mon avis assez britannique ne serait-ce que dans les termes employés (même traduits en français et bien que la Révolution française ait été un modèle pour Orwell) — décrit le sens de la justice inhérent au peuple, qui est opposée à la compromission des gens de pouvoir, de médias ou d’argent… Même si 1984 et Animal’s Farm ont été largement appréciés par les droites de la Guerre Froide qui y ont vu un outil intellectuel contre le Communisme, il faut rappeler que George Orwell était socialiste et révolutionnaire, il n’aurait jamais dit, à la façon de Bruno Retailleau, que la décence consiste à travailler et silence et sans manifester. []
  6. Si c’est de l’IA générative, quelle est la morale de l’histoire ? Qu’il était impossible de trouver des honnêtes gens sans les générer artificiellement ? Ou que Bruno Retailleau rêve que les boulots des « honnêtes gens » soient remplacés par des IAs ? []
  7. Nathalie me dit que ces visuels sont sans doute bien de l’IA et pense que la main mal détournée ne prouve pas le contraire, mais qu’elle est la conséquence d’une retouche en postproduction pour un visuel raté — on sait que si les IA génératives savent rater quelque chose, ce sont bien les mains. À suivre ! []

Au revoir, B.

Je n’en peux plus. Après des mois à te voir poster quotidiennement des articles justifiant l’action menée par l’État israélien contre les civils de Gaza, je craque, je demande à Facebook de ne plus faire remonter tes publications sur mon fil.

Ça me coûte beaucoup car je ne fais jamais ça : j’aime discuter, j’aime comprendre les points de vue, j’aime en amener d’autres, j’aime voir ce qu’il y a à sauver dans les opinions que je ne partage pas, et même quand je n’y parviens pas, je juge important d’être exposé à des visions différentes de la mienne, ne serait-ce que pour savoir qu’elles existent — l’entre-soi est un confort, mais mène à l’aveuglement, au déni et aux mauvaises surprises.
Bien sûr, je comprends tout le mal qu’a fait le 7 octobre 2023, que ce soit pour l’action menée par le Hamas ce jour-là avec son lot d’horreurs documentées, que ce soient les conditions et la durée de la captivité des otages ensuite, ou bien sûr, que l’on parle du sentiment de manque de solidarité ou d’indifférence que de nombreux membres français de la communauté juive ont ressenti de la part de leurs compatriotes non-juifs, et notamment ceux dits « de gauche », qui se voient comme défenseurs du faible contre le fort, du colonisé contre le colonisateur, et sont gênés aux entournures lorsqu’on leur demande de prendre le parti de Goliath contre David, quand bien même Goliath s’est pris un jet de fronde.

Au passage, si je dois me positionner, je dirais que j’essaie de développer une vision moins binaire, moins indiens contre cowboys1, je suis conscient que le conflit israélo-palestinien est sous-tendu par des arrières-pensées et des forces géopolitiques extérieures au territoire où il se déroule, et aussi, que la marge de manœuvre des différentes parties est limitée, et qu’après des décennies toujours plus plombantes, c’est même leur capacité réciproque à imaginer un futur commun qui semble s’être presque définitivement évanouie, chacun veut survivre et c’est normal, et chacun croit qu’il ne pourra le faire que si l’autre disparaît. Et c’est terrible.
À titre affectif, je m’identifie plus immédiatement aux artistes bobos du kibboutz Be’eri et aux ravers du festival Nova, décimés par l’attaque, qu’aux palestiniens qui ont porté le Hamas au pouvoir à Gaza (qui leur a confisqué la possibilité de changer d’avis), ruinant tout espoir de futur pacifique et de gouvernement sain. Et si je trouve intellectuellement malhonnête de dire que l’antisionisme est un cache-nez pour l’antisémitisme, et que donc je défends le droit à se dire « antisioniste », je suis, moi, sioniste, au sens où je respecte l’existence d’Israël, au sens où je comprends le projet porté par Theodor Herzl, au sens où je trouve passionnante l’utopie originelle des kibboutz2, au sens où j’admire la manière dont Israël a survécu à l’agression des pays alentour, survenue le jour même de la proclamation de sa naissance (qui n’était pas un début mais bien l’aboutissement d’un processus de plusieurs décennies), et au sens où cette société semble ne fonctionner comme aucune autre. Mais la pente actuelle — qui est peut-être la pente logique d’un projet d’État fondé sur une appartenance ethnique —, me déprime, on est loin de l’Altneuland (1902) de Theodor Herzl, roman d’anticipation politique qui imaginait un futur solaire en Palestine autant pour les juifs que pour les arabes, unis pour construire une société moderne.
Si je ne m’identifie pas aux civils gazaouis — rien dans mon existence ne ressemble à ce qu’ils vivent —, je suis suis en sympathie, épouvanté par ce qu’ils vivent, et je suis choqué par le concours de déclarations minorant ou justifiant leur broiement méthodique, les déclarations (en France) de gens tels que Meyer Habib (ou de manière à peine moins obscène, Caroline Yadan), mais aussi celles plus pernicieuses de personnalités exerçant une autorité morale sur la communauté juive française, qui portent un discours humaniste et universaliste mais qui n’ont pas de mots assez durs contre tout soutien politique apporté aux Gazaouis, qui ont attendu le ratio macabre de cent civils gazaouis morts pour un israélien disparu avant de se dire enfin choqués par la politique israélienne de destruction, et qui, malgré toutes sortes de prises de position censément pacifistes semblent considérer tout palestinien ou tout soutien des palestiniens comme suspect : pas un nourrisson n’est innocent, pas un mort qui ne l’ait un peu mérité. Il est bien que ces personnes aient décidé qu’elles ne pouvaient « plus se taire », mais après un an et demi de destruction systématique à Gaza, ce n’est pas trop tôt. Un an et demi pendant lequel ceux qui ne peuvent « plus se taire » ont paradoxalement beaucoup beaucoup pris la parole, et un an et demi de trop, car les dés semblent jetés et désormais l’idée de vider Gaza de ses occupants actuels, et peut-être bientôt la Cisjordanie semble s’imposer, y compris sous un vernis humanitaire : le départ ou la mort.
La veulerie du Hamas et de Netanyahou — qui ont chacun profité de la situation pour renforcer un pouvoir de plus en plus contesté, illégitime dans le cas du Hamas qui a privé Gaza d’élections — et l’hypocrisie de bien d’autres acteurs me dégoûtent car elles ne peuvent mener qu’à un futur abominable, où ne subsistera qu’un peuple, au prix d’un crime indélébile, au prix du salut de son âme.

Voilà pourquoi j’ai du mal à supporter, jour après jour, les publications qui nient la famine des Gazaouis (tout en affirmant que l’aide qui leur est adressée est détournée par le Hamas — faudrait savoir), qui reprennent ad lib des fake-news pourtant dénoncées depuis longtemps ou qui, pour éviter de s’en prendre frontalement aux palestiniens piégés à Gaza s’en prennent à ceux qui parlent d’eux (houh le méchant Mélenchon ! Ouh la méchante Tondelier ! La méchante maire de Strasbourg ! Le méchant Macron ! Les méchantes ONGs ! La méchante Annie Ernaux ! La méchante Blanche Gardin ! Et Leïla Bekhti, Cate Blanchett, Susan Sarandon, Juliette Binoche, de quoi se mêlent-elles ?…), s’en prennent aux mots employés, aux connaissances des amis-des amis-de ceux qui les ont prononcés plutôt que d’accepter de regarder en face ce qui est en train de se produire.
Je comprends tout à fait qu’Israël soit un point sensible pour tous les juifs du monde (quelle que soit l’opinion qu’ils en ont, je doute que beaucoup de juifs de la diaspora soient indifférent à l’actualité israélienne comme ils — et ils ne sont pas seuls — sont indifférents à tel ou tel conflit exotique dont les enjeux et les participants nous sont mal connus), mais la manière dont cela conduit certains à écouter les sirènes du Printemps Républicain et à voir l’extrême-droite comme une forme d’espoir pour la France, puisqu’elle semble avoir oublié son tropisme antisémite pour taper sur les arabes, cela me peine. Je sais que la peur est un moteur bien plus puissant que l’espoir, je vois bien l’efficacité de la propagande de Netanyahou qui est parvenu à convaincre certains que défendre la communauté juive passe par la défense des errances de son gouvernement (et qu’on peut sauver des otages en leur lançant des bombes), ou, ce qui revient au même, par la détestation de tous ceux qui contestent sa politique, mais tout ce spectacle de peur, de haine, d’absence d’espoir, m’est devenu plus dur à regarder que jamais.

Alors je m’épargne, donc salut, et à une prochaine.

J.-N.

  1. quoique le texte de Gilles Deleuze Les Indiens de Palestine reste très pertinent. []
  2. Je lis sur Wikipédia que le kibboutz de Be’eri était un des derniers à être organisé de manière collectiviste, donc un des derniers représentants d’une expérience sociale que l’on peut rapprocher du phalanstère de Fourier et autres utopies anarcho-communistes — sans doute pas les meilleurs amis du Likoud. []

Apocalypse Trump

« This will be our greatest era. With God’s help over the next four years we are going to lead this nation even higher. We are going to forge the freest, most advanced, most dynamic… and most DOMINANT civilization ever to exist on the face of this Earth »

Donald Trump, au Congrès, le 4 mars 2025

« The fundamental weakness of Western civilization is empathy »

Elon Musk, chez le podcasteur Joe Rogan, le 28 février 2025

Qu’est-ce que je peux arranger au monde avec mon petit blog à parution occasionnelle, dont chaque billet n’aura sans doute que cinq-cent ou mille (très estimables et estimés) lecteurs, et encore, les jours de pluie ? Sans doute pas grand chose.
Participer au débat sur la société française sert peut-être très modestement à faire avancer des réflexions utiles, ou au moins à participer à la conversation, ce qui est le principe même de la démocratie, mais parler de géopolitique, essayer d’embrasser le globe, moi qui n’ai jusqu’ici exploré les points cardinaux que sur quelques milliers de kilomètres (Bergen au Nord, Athènes au Sud et à l’Est, et Roscoff à l’Ouest ? Et en même temps, en même temps, comment ne pas en parler ? Du reste, ce qui se passe en ce moment à Washington ne s’exprime pas qu’à une échelle incommensurable, inembrassable, cela concerne aussi notre modèle de société, qui lui aussi court le risque de beaucoup changer face à l’accélération de l’Histoire qui est en cours.
Et puis, comme toujours, j’écris aussi pour garder une trace de l’état d’esprit qui était le mien tel jour de telle année.

À propos de jour, pour le mercredi des cendres, le ministre des affaires étrangères des États-Unis, Marco Rubio, fervent catholique apparemment, donne une interview avec une croix sur le front. Image un rien perturbante, vu de France.

On peut reconnaître à Donald Trump d’avoir tenu une promesse : en moins de deux mois d’exercice du pouvoir, il a tout renversé, il a ravagé ce qui restait des apparences de dignité institutionnelle de son pays (nous verrons si les institutions sauront survivre à ce stress-test à coup de décrets quotidiens), et pour ce qui nous (nous européens) concerne, il a puissamment ébranlé la stabilité des rapports transatlantiques. Et c’est peut-être une très bonne chose, peut-être fallait-il sortir de l’ambiguïté et de la routine, et puis peut-être que si cela s’est produit c’est que l’édifice était bien plus fragile que nous nous le faisions croire. L’empire étasunien doit sa puissance au droit du plus fort et, en grande partie, à son rapport à la guerre. Des nombreuses guerres qu’ont mené les États-Unis après leur indépendance, beaucoup ont été déclenchées par des étasuniens (parfois contre leurs compatriotes ou bien sûr contre les amérindiens autochtones), d’autres sont des conflits existants dans lesquels les États-Unis se sont engagés, mais aucune n’a été déclenchée par un pays extérieur sur le territoire étasunien, à l’exclusion des attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center. Cent-vingt trois guerres en deux-cent-quarante-deux ans, soit un peu plus d’une tous les deux ans. Au Mexique, en Chine, en Égypte, en fait, sur tous les continents. Et il ne s’agit que des guerres officielles, pas de la fourbe ingérence exercée dans toute l’Amérique du Sud, par exemple. Les guerres militaires les plus récentes ont très majoritairement été perdues par l’armée étasunienne, mais cela n’a pas été perdu pour tous les étasuniens, puisqu’elles ont enrichi l’industrie, favorisé la recherche scientifique (dans un macabre cercle vertueux extrêmement bien rôdé), et se sont souvent conclues sur des accords marchands favorables aux États-Unis : programmes de reconstruction, contrats avec des sociétés de service et quotas commerciaux imposés.

Avec le milliardaire Trump, fini le fard, oubliées les formes, tout est deal, tout est business, et un business qui profite censément aux étasuniens (mais pas à tous les étasuniens, loin de là), sans surmoi diplomatique, sans hésitation, sans justifications humanistes, sans même le prétexte de l’auto-défense par anticipation qui a justifié les agressions de Cuba ou la seconde guerre du Golfe : les États-Unis d’Amérique, par la voix de leur président, assument le fait de vivre aux dépens du reste du monde, aux dépens de l’avenir de la vie sur Terre, même. On ne parle plus de « gagnant-gagnant », on se contente d’appliquer la loi du plus fort. Visiblement trop pressé — frustré, j’imagine, par quatre années passées à ronger son frein —, Donald Trump veut tout faire à la fois, ne réfléchit pas sur un temps long, et pourrait vite ne plus contrôler les effets de ses propres actions.
Ce moment de crise est l’occasion de regarder le monde avec lucidité : les États-Unis ne sont pas plus nos amis que la Russie ou la Chine, ils ont longtemps traité l’Europe différemment de l’Amérique du Sud ou du Moyen-Orient (où nous les avons plus d’une fois suivis), et cette situation nous a arrangés, mais le masque tombe, les Européens se découvrent assez seuls et ils ont, malgré l’éruption de gouvernements fascistoïdes, un modèle à défendre, à savoir un système social-démocrate qui essaie plus ou moins sincèrement d’être du bon côté, et de maintenir un cadre pacifique et prospère.

Ce que je ne comprends pas ici, c’est qu’il ne faut plus suivre ceux qui ont cru que les USA étaient un allié fiable… Au moment même où ceux-ci renoncent à cette illusion passée.
« À bas la guerre ! », bien sûr. Espérons que Vladimir Poutine a lu ce tweet et décidé qu’il fallait faire la paix, car après tout, il est celui qui a le pouvoir de tout arrêter.
Je dois dire que le numéro d’équilibrisme qui consiste à reprocher aux dirigeants européens leur « alignement atlantiste » (M. Panot) au moment où ceux-ci admettent enfin que les États-Unis ne constituent plus un allié de confiance et actent la fin d’un certain paradigme ne manque pas de sel.
Personnellement je remarque que la position de Mélenchon sur l’Ukraine, voire sur la nécessité d’un droit international, a beaucoup changé dernièrement, et je pense qu’il y a lieu de s’en féliciter.

On spécule beaucoup sur la raison qui pousse Donald Trump à faire de Vladimir Poutine son seul vrai homologue : serait-il victime d’un chantage (« kompromat ») ? s’agit-il d’un renvoi d’ascenseur (par exemple lié au rachat de sa villa par l’oligarque Rybolovlev, qui l’a sauvé de la faillite il y a quinze ans) ? D’une tentative d’altérer les rapports entre la Russie et la Chine ? Ou comme le dit Macron, d’une manière de créer de l’incertitude pour être en position favorable dans les négociations ? Il semble en tout cas que Trump considère Poutine avec une forme de respect, peut-être d’admiration, qui le mène à le voir comme quelqu’un avec qui il peut dialoguer d’égal à égal.
Poutine ne dirige pas un pays si puissant que cela (9e rang en termes de population, et 11e en termes de PIB nominal, premier en superficie), mais il est, en tant que personne, un homme que l’on sait extrêmement riche. On dit qu’il contrôle près de deux-cent milliards de dollars. Somme qui ne se trouve pas sur son compte en banque, car sa vraie fortune est le pouvoir dont il dispose et ses liquidés sont celles que tiennent à sa disposition les oligarques à qui il a permis de s’enrichir.

Le palais d’un homme ordinaire, sur un modeste terrain de 70 kilomètres carrés (photo Russian Wikileaks)
L’oligarque Ponomarenko a dépensé plus d’un milliard de dollars et demi pour construire un palais sur la Mer noire, à usage de Vladimir Poutine. Un milliard et demi, c’est quatre fois le coût du Stade de France. À côté de ça, Poutine déclare un appartement de 77 mètres carrés, une caravane et une voiture datant de l’ère soviétique.

Il y a entre Poutine et Trump une forme de communauté de vues. L’un et l’autre affirment vouloir faire retrouver sa grandeur passée à leur pays, l’un et l’autre sont visiblement obsédés par l’argent, tout en arrivant à obtenir l’adhésion des gens de peu et à se faire passer pour proches d’eux. L’un et l’autre ont réussi le tour de force de se faire passer pour des personnalités « anti-système » tout en étant précisément à la tête du système. L’un et l’autre font passer le non-respect des règles institutionnelles pour de l’audace. Enfin, l’un et l’autre semblent obsédés par la question de la virilité, du contrôle des femmes et de leur place dans la société.
Ils semblent possédés par une hantise de l’homosexualité et des identités trans — on se rappellera que le lendemain de sa prise de fonctions, Trump signait un décret affirmant qu’il n’existe que deux sexes biologiques, mâle et femelle, ce qui est plus ou moins vrai1, et qu’il est donc curieux de légiférer : un président décréterait-il dès sa prise de fonction l’immuabilité des lois de la gravitation ? J’apprends que l’armée des États-Unis supprime de ses bases de données les images du bombardier Enola Gay. Car dans Enola Gay, il y a « Gay »2. De son côté, Poutine a promulgué plusieurs lois qui bannissent l’homosexualité de l’espace public.

Les vrais bonhommes chevauchent torse-nu
(avertissement : certaines représentations sont susceptibles de contenir de l’IA)

Peut-être surinterprété-je les images, vues et revues, mais il m’a semblé voir une moue méprisante sur le visage de Donald Trump lorsque Volodymyr Zelensky, pris à partie par un journaliste au sujet de ses vêtements, a ironisé sur le prix, disant qu’il mettra un costume quand la guerre sera terminée, un costume tel que celui du journaliste, mais peut-être « moins cher ». Des bullies enfants-gâtés comme Trump, il en existe dans toutes les cours de récréation, ils se moquent de celui qui n’a pas les vêtements à la mode, et leurs insultes favorites, en dehors du sexisme et de l’homophobie (mais tout ça est lié) sont « intello » et « victime ». C’est peut-être cela aussi qui dégoûte Trump chez Zelensky : l’Ukraine est victime, et apparemment, c’est plus honteux, plus fautif que d’être le bourreau. Il semble que J.D. Vance soit influencé, mais en les retournant complètement, par les œuvres de René Girard et par ses observations sur la religion, la violence et la nécessité de victimes sacrificielles pour assurer la cohésion du groupe3.

Quand Trump affirmait qu’il pouvait obtenir la paix en trois jours, il oubliait de dire que son plan était juste de tout donner à celui qui se trouve en position de force et rien à la partie adverse : la paix à Gaza en expulsant (sans droit au retour) les palestiniens du territoire qui a été rasé ; la paix en Ukraine en la privant de tout avantage stratégique (notamment l’information), autant dire en livrant le pays à la Russie. Et dans les deux cas, le « plan de paix » prévoit que les États-Unis, voire Trump lui-même (et ses amis milliardaires), se paient au passage sur la bête, en vidant le sous-sol de l’Ukraine de ses terres rares, ou en transformant Gaza en complexe hôtelier, destiné à accueillir une nouvelle Trump Tower.
Je lis, y compris chez nous, des gens qui prennent ça pour du courage.

La guerre c’est la paix.
La liberté c’est l’esclavage
L’ignorance c’est la force
La veulerie, c’est le courage.

Quand Poutine enverra son armée de soudards et de violeurs4 envahir la Finlande, la Moldavie ou les pays Baltes (dont l’autonomie vis à vis de son empire lui semble aussi illégitime et scandaleuse que celles de l’Ukraine ou la Géorgie), lorsqu’il attaquera la Pologne, il ne sera plus temps de se demander s’il vaut mieux faire peur que pitié.
Dans la majorité de l’Europe de l’Ouest, depuis la guerre, nous avions oublié (et dieu sait qu’on l’avait pratiqué pendant des siècles pourtant, et qu’on — France notamment — a continué sous d’autres latitudes) que quand le pays voisin croit qu’on est moins armé que lui, il peut ne pas hésiter à attaquer. En quelques années, la Russie a fait de l’armée sa première dépense budgétaire et continue de l’augmenter, et à part l’Ukraine qui n’a pas tellement le choix, c’est devenu le pays qui consacre la plus grosse partie de son revenu intérieur à la guerre. Chaque jour qui éloigne la Russie de la victoire en Ukraine (ce qui aurait dû prendre trois jours, pour Poutine), donne une raison de plus à la Russie d’hésiter avant de s’engager dans un conflit armé contre un pays de l’Otan — conflit littéralement annoncé pour la décennie qui vient par Belooussov, le ministre de la défense russe, et qui ne fera que changer de terrain, car les actions hostiles de la Russie se multiplient dans toute l’Europe et cela fait en fait un certain temps que nous sommes en guerre.

Une journée normale sur mon blog : des centaines de tentatives de hacking, venues de Russie. J’imagine que ce n’est pas lié au contenu politique de mon blog, le but de ce genre de manœuvre est plus souvent lié au spamming, mais il peut être aussi d’ajouter des scripts « zombies » sur les serveurs, prêts à être mobilisés le jour J pour des attaques massives sur des cibles stratégiques.

Faire la preuve que l’Union européenne se montrer un peu unie, que les prochaines agressions par la Russie de Poutine auront un important coût financier (ils semble malheureusement que le coût humain indiffère le président russe) et un résultat hasardeux, est capital, et il n’est donc plus vraiment le moment de croire qu’il suffit de fermer les yeux et d’attendre pour que tout se passe bien.
Personnellement je suis pacifiste, j’ai effectué mon service national en tant qu’objecteur de conscience, je crois beaucoup en la paix, mais je sais que cette foi ne suffit pas, face à un agresseur qui lui n’y croit pas du tout et voit même dans ce pacifisme une forme de faiblesse à exploiter. Et ce n’est pas parce que je ne crois pas aux frontières géographiques, aux patries éternelles, aux frontières entre les genres ou aux divinités que je ne peux pas subir un jour les actions de ceux qui y croient.
C’est triste, mais c’est un fait, notre intérêt, l’intérêt de nos enfants est que nous soyons un peu plus préparés que nous ne le sommes.

La caricature par anticipation (avec l’aimable autorisation de Smooth Dunk, l’auteur)
Quand l’outrance du réel ne fait que pasticher sa caricature…

L’Union Européenne se trouve face à un croisement historique. C’est maintenant qu’elle peut choisir de s’enfoncer dans l’insignifiance, à la merci des charognards de l’Est ou de l’Ouest qui souhaitent la voir disparaître en tant qu’entité économique et politique autonome — et tout laisse à penser que c’est exactement leur but5 — ou au contraire, qu’elle peut véritablement défendre quelque chose.
Et cette fois, je ne parle plus d’armée.
Pour ce qui est de la chose militaire, les contingences décident pour nous, les actions des empires qui nous entourent décident pour nous, les budgets militaires vont progresser avec la menace, c’est inévitable.
La guerre sera ce qu’elle sera (et qu’elle est déjà, à plus ou moins bas-bruit), alors c’est sur le reste qu’il faut se montrer exigeants et qu’il faut proposer un contre-modèle.

Quand les États-Unis de Trump et de Vance6 remettent en cause la liberté académique ou la recherche scientifique, nous pouvons et nous devons nous en indigner, mais nous devons et nous pouvons aussi renforcer notre propre modèle d’enseignement supérieur, plutôt que de le miner méthodiquement par un mixte de définancements et de dénigrement (« wokisme », « islamo-gauchisme »). Quand Donald Trump veut retirer leur droit d’asile à deux-cent cinquante mille réfugiés ukrainiens, quand son administration méprise les institutions, trahit les engagements passés, saborde les services publics et projette de supprimer la protection sociale, méprise la volonté populaire, il nous met face à nous-mêmes : est-ce bien le moment pour nous d’en faire autant ? Car c’est bien la pente politique sur laquelle nous sommes engagés depuis deux bonnes décennies.
On peut parler aussi des dénis de démocratie que constituent les interdictions de plus en plus fréquentes de manifestations, le traitement violent des manifestants, l’extension des technologies de surveillance, l’instrumentalisation du concept de laïcité et autres toutes expressions arbitraires de l’exercice du pouvoir et du refus de dialogue. Ce que nous avons à défendre ne doit pas être une coquille vide.

Je lis souvent « on se croirait en juin 1914 », « on se croirait en 1933 », « ce sont les Sudètes », « c’est Munich ! », etc. Je n’ai pas d’avis sur ces comparaisons historiques, mais j’ai l’intuition que dans quelques décennies, les gens diront : « on se croirait en 2025 ».

Dieu sait que je ne suis pas macroniste, mais le discours du président, le 5 mars, me semble en grande partie irréprochable, au sens où il porte un regard lucide sur l’évolution de la situation, affirme la puissance de l’Europe et la position particulière de la France en tant que puissance nucléaire et, contrairement à ce que Poutine fait mine de croire (et fait croire à son peuple), ne dit nulle part qu’il veut se lancer dans une absurde marche vers Moscou7.
En revanche, lorsqu’il explique en conclusion qu’il va falloir faire des efforts (sans doute !) mais précise « sans que les impôts ne soient augmentés » et ajoute qu’« il faudra des réformes, des choix, du courage », je crains de voir ce qu’il projette et, puisque son cap n’a pas varié depuis huit ans, je ne peux me dire qu’une chose : il ne perd pas le Nord. Et ce faisant, il commet une faute, en laissant accroire qu’il ne répond pas tant à la situation qu’il ne cherche à en tirer une opportunité politique. Ce reproche peut être fait à tous ses concurrents, et je peux me le faire à moi-même puisque je tire des conclusions inverses. Je ne dis pas que c’est de bonne guerre au milieu de cette mauvaise guerre, mais c’est assez attendu, puisque pour reprendre la célèbre phrase d’Abraham Maslow, « Toute chose ressemble à un clou, pour celui qui ne possède qu’un marteau ».
Mais surtout, je crois fondamentalement qu’il se trompe : la réponse à donner à Trump et à Poutine n’est pas, comme eux le font chacun à sa manière, de ruiner le système social au profit d’une caste oligarchique. Car si nous faisons pareil, que défendons-nous, au juste ? Nous-mêmes ? Oui, mais il faut encore nous demander ce que nous sommes et ce que nous voulons être, et c’est à ce croisement-là que l’Union européenne, et donc la France, se trouve.

Lire ailleurs : The putinization of America, par Gary Kasparov ; Une conversation avec un anarchiste russe engagé en Ukraine, par Mikkel Ørsted Sauzet.
À voir sur Youtube : la réponse implacable, argumentée et claire de Bernie Sanders à Donald Trump ; l’intervention elle aussi plutôt décoiffante du sénateur Claude Malhuret.

  1. Je ne suis pas spécialiste mais il existe des personnes intersexes, et tout un tas d’anomalies du système endocrinien qui mettent quelque peu à mal l’idée d’un dualisme sexuel sans exception. []
  2. Sont aussi supprimées les images des premiers pilotes ou officiers noirs et/ou femmes… []
  3. Enfin quelque chose du genre, car je n’ai pas lu René Girard, je n’ai rien à en dire. []
  4. L’utilisation par l’armée russe des violences sexuelles comme tactique militaire, perpétrées aux deux tiers par des hommes sur des hommes, est amplement documentée depuis le début du conflit. []
  5. On sait que Steve Bannon est à la fois l’artisan de la première élection de Trump, et celui du Brexit, et Donald Trump disait récemment que l’UE avait été créée pour offenser son pays (je cite : « formed in order to screw the United States »). Avec des alliés pareils, on n’a plus besoin d’ennemis. []
  6. JD Vance, lors de la National Conservatism Conference, le 11/02/21 : « si nous voulons accomplir ce que nous voulons accomplir pour ce pays et ceux qui y vivent, nous devons attaque honnêtement (!?) et agressivement le universités de ce pays ». Dans une interview du mois de janvier, J.D. Vance parlait des fermiers qui font « pousser le bacon » (« How do we grow the bacon? Our farmers need energy to produce it »). []
  7. Le récit russe actuel consiste à dire, en substance, « Macron est un va-t-en-guerre qui se prend pour Napoléon et veut conquérir la Russie, il connaîtra la même déroute ». En revanche il ne fait pas allusion à la guerre de Crimée, au milieu du XIXe siècle, au cours de laquelle la Russie était l’agresseur et qui a été remportée par une coalition franco-britannico-ottomane. []

Le Point contre Wikipédia (2) : La mémoire du web

Chaque fois qu’un pignouf médiatique se plaint du traitement dont il fait l’objet sur Wikipédia, je cours voir l’article qui lui est consacré, notamment pour vérifier si son émotion est justifiée. Et elle l’est, si on se met à sa place.

Le champion de la liberté-d’expression Philippe Val, le journaliste Emmanuel Razavi (dont l’article Wikipédia a disparu, faute de sources) et le philosophe médiatique Raphaël Enthoven sont bien d’accord : il faut que les biographies des personnes vivantes soient validées par lesdites personnes. Par exemple, on devrait demander à Vladimir Poutine son imprimatur pour raconter sa vie et son œuvre.

Déjà, il est toujours étrange et dérangeant de devenir un objet de discours, et ça, chacun de nous le sait. Sans être une célébrité, on souffre toujours un peu de se voir résumer de manière unidimentionnelle, ramené à des questions superficielles, à une perception qui n’est pas celle qu’on aimerait inspirer ou enfermé dans une chronologie qu’on n’a pas choisie. Par exemple, si un ami, même et surtout un ami, vous dit comme un compliment que vous avez été un artiste majeur des années 1990, il dit aussi que, même si vous produisez toujours, vous n’êtes plus un artiste majeur d’aujourd’hui. Et forcément ça pique un peu. Surtout si c’est une vérité.
Pour m’éloigner un peu du sujet, j’ai trouvé passionnant le livre Le Consentement, de Vanessa Springora, car ce qui semble avoir motivé l’autrice, c’est moins de témoigner sur le fait d’avoir été abusée sexuellement par un vieux pédophile (car à quatorze ans, on se sent souvent tout à fait adulte, libre et responsable de ses choix amoureux) que d’avoir été transformée en objet littéraire par l’affreux Gabriel Matzneff (six ans chroniqueur au Point !), qui, loin de se contenter d’être un autobiographe, fait parler et penser ses proies passées comme autant de poupées mécaniques, leur confisque leur statut de personne, et le fait sous forme publique, en imposant, en publiant, en imprimant sa vérité. Son mensonge. Et ce qui est formidable dans le livre de Vanessa Springora c’est qu’elle utilise l’écriture pour reprendre le contrôle du récit, qu’elle donne sa vision de l’écrivain un peu pathétique qui a fait d’elle un personnage au service de son narcissisme pouacre. Matzneff comprend sans doute l’enjeu, puisqu’il a fait savoir qu’il ne lirait pas le livre (bien qu’il ait écrit un ouvrage — autopublié — en réponse). Pour revenir au sujet, je note que parmi les personnes qui ont défendu Gabriel Matzneff il y a cinq ans se trouve au moins un signataire de la tribune anti-Wikipédia du Point.

Sur la page Wikipédia d’une personne publique, il y a évidemment tous les faits que celle-ci voudrait oublier, qu’elle préférerait remiser au placard des anecdotes perdues (procès, phrases honteuses, coucheries) plutôt que rappelées sur un site qui, de facto, fait référence. Et ce n’est pas parce qu’il s’agit de calomnie que ces faits embarrassent, c’est au contraire parce qu’il s’agit de faits avérés, vérifiés, vérifiables, sourcés. Il est forcément pénible, alors qu’on est considéré comme un philosophe majeur sur quelques plateaux télé et lors de croisières1 de se retrouver avec une page Wikipédia qui évoque une horreur qu’on a dite en prime-time il y a deux ans ; qui évoque l’abandon de la mère de ses enfants pour une femme qui a la moitié de son âge ; et puis, en creux, qui confirme que l’on n’a derrière soi qu’une œuvre au fond assez vide, peu commentée, pour laquelle on a été invité à bavasser dans les studios de radio mais qui n’a été prise au sérieux par aucun pair, qui n’a pas fait date. Je comprends bien la vexation et la souffrance qui résultent d’un tel constat.

Wikipédia, pourtant, n’y est pas pour grand chose.
Tout d’abord, si les faits sont avérés, ils sont légitimes. Bien sûr, on peut mettre en question la sélection des faits évoqués, leur pertinence encyclopédique (le côté « Closer » de certains articles me semble parfois limite), le poids qui est accordé à des anecdotes, et là, les wikipédistes ont le devoir de faire au mieux, car il en va de la qualité du corpus. Mais ce sont des débats quotidiens, permanents, sur Wikipédia, où tout le monde est loin d’être d’accord. Il suffit de cliquer sur l’onglet « discussion » de chaque article, de consulter son historique2, ou de parcourir les débats qui animent les pages communautaires pour en faire le constat. Et tout ça fonctionne assez bien, d’ailleurs, c’est ce qui fait que Wikipédia a gagné son importance actuelle, son statut de référence, malgré un fonctionnement horizontal, basé sur la bonne volonté de qui veut.

J’ai un peu oublié ce que racontait ce livre de Frédéric Kaplan et du regretté Nicolas Nova. Sans doute parce que j’étais d’accord avec ce que j’y ai lu. Mais le titre me semble à lui seul pertinent : qu’une utopie libertaire dont les participants ne sont réunis que par le plaisir de transmettre fonctionne relève bel et bien du miracle.

Mais il y a autre chose : Wikipédia n’est qu’un élément parmi d’autres d’un monde d’immédiateté et d’hypermnésie. On sait tout tout de suite, et on n’oublie rien, tout ce qui est envoyé un jour sur le réseau a beaucoup de chances de pouvoir y être retrouvé en quelques clics. C’est ce qui a justifié le dispositif législatif européen du droit à l’oubli, notamment. Et c’est aussi ce qui devrait justifier de notre part à tous une capacité à l’indulgence et à la prise de distance : un gamin de seize ans a dit un truc affreux (sexiste, raciste) sur un réseau social, une fois, il y a dix ans ? Une lycéenne a été filmée en train de vomir pendant une fête, sous les ricanements de ses amis, car elle découvrait le punch-noix-de-coco ? Quelqu’un s’est ridiculisé en se filmant en train de chanter, faux, du Nirvana sur Youtube ? Une jeune femme tout juste majeure à l’époque a tourné deux séquences pornographiques, il y a vingt ans ? Un collégien s’est filmé invoquant le diable dans sa chambre, entouré de bougies parfumées subtilisées à sa mère ? Ces documents existeront sans doute éternellement, enfin ils existeront tant qu’il y aura de l’électricité pour alimenter les serveurs. Ils sont accessibles en ligne, ou le redeviendront s’ils ne le sont plus car des gens les ont archivés, car ils sont une partie du corpus utilisé pour entraîner les IAs,… Pire, ces documents restent parfois l’unique occurrence de l’existence publique de telle ou telle personne qui, en dehors de ça, mène une vie discrète. Si ces documents ne vont pas disparaître, il n’y a pas de raison qu’ils définissent des personnes de manière tout aussi éternelle (combien de personnes n’ont pas obtenu un emploi, ou une place en crèche3, pour ce genre de raisons ?), et c’est alors à nous tous de ne pas nous montrer moralisateurs, et à nous tous d’accepter que ce que quelqu’un a fait un jour de répréhensible, d’humiliant ou de ridicule, n’est rien de plus que ça. À nous de nous rappeler tous les moments de nos propres biographies pour lesquels il est heureux qu’il n’y ait eu personne pour filmer.
Et au delà du passé, figer quelqu’un, le définir par un événement, c’est aussi lui refuser d’évoluer, de changer, car si on ne peut pas changer son passé, on peut écrire son futur.

Il y a quelques semaines, l’humoriste Merouane Benlazar a assuré une chronique dans l’émission C à vous. Sa première, et sa dernière, car si son propos portait surtout sur la saison de football, de nombreuses personnes se sont émues de son air islamiste. Il n’est a priori pas islamiste, mais il porte une barbe, un bonnet, un pull ample, et il a un nom arabe, ce qui a suffi à le rendre suspect. On a alors exhumé ses propos polémiques passés4, on en a trouvé un, dont il est difficile de savoir à quel degré il doit être lu (« T’étais encore en club alors que la place d’une femme est à la demeure auprès de son père. Crains ton seigneur. Blâme pas le frère de chez UPS. », a-t-il répondu à une femme qui se plaignait qu’un livreur ait menti sur son avis de passage), qui a suffi à le faire déclarer perpétuellement persona non grata sur France Télévisions par la ministre de la Communication et de la Culture en personne5. Parmi les procureurs médiatiques qui ont obtenu cette tête, sans procès, on trouve des signataires de la tribune du Point. Parmi ces signataires, on trouve aussi nombre de gens qui réclament avec force la levée de l’anonymat sur Internet, voire le fichage des anonymes sur la base de leurs opinons. Ils veulent le contrôle de la plèbe, l’imprescriptibilité des peines d’opinion pour les petits, et dans le même temps, la maîtrise par eux-mêmes du récit qui les concerne, eux qui disposent déjà d’une puissance médiatique, politique, ou financière.

Avant de les rejoindre dans leur croisade, posez-vous la question du monde qu’ils souhaitent voir exister. Si vous ne faites pas partie de leur bande, croyez-bien que vous en serez, un jour ou l’autre, les victimes ou, a minima, les dupes.
Oui, je suis un peu grandiloquent aujourd’hui.

  1. Beaucoup de philosophes médiatiques sont invités à animer des croisières de luxe, j’ai l’impression ! L’effet « vu à la télé » est sans doute efficace pour la génération qui part en croisières. []
  2. Une formidable caractéristique de Wikipédia est l’archivage complet de toutes les étapes de confection de chaque notice, transparence que n’ont pas les sites web des médias, qui parfois signalent une mise-à-jour mais pas toujours sa teneur. []
  3. Je me souviens de l’histoire d’une jeune femme, qui avait eu une courte carrière dans la pornographie, qu’un papa du quartier avait reconnu et qui avait été contrainte à changer sa fille d’école… []
  4. Lors du festival Montreux Comedy, Merouane Benlazar avait fait un sketch qui anticipait bien ce qui lui est arrivé, et qui raconte que s’il porte une barbe, c’est avant tout sous l’influence de la série télévisée Vikings []
  5. Rachida Dati a eu une formule étrange, disant que ça ne pouvait être ni l’apparence, ni l’origine ni la religion d’une personne qui pouvaient motiver qu’on l’exclue… En quoi elle a raison, c’est la loi, mais en disant donc implicitement qu’il fallait chercher un prétexte, qui fut trouvé, pour que la raison de l’exclusion ne puisse pas être sa motivation officielle. []

Le Point contre Wikipédia

Une amicale de toutologues, de politiques, de philosophes et d’humoristes (dont on peine parfois à savoir qui fait quoi) publie une tribune contre Wikipédia, dans l’hebdomadaire Le Point. Je veux croire que ceux que j’apprécie (il y en a trois ou peut-être quatre) ont été bêtement piégés et ignorent dans quelle séquence s’inscrit cette nouvelle charge contre l’Encyclopédie contributive, qui après les attaques de Donald Trump et Elon Musk fait face à une campagne de dénigrement par le newsmag sus-cité, qui n’aime pas l’article qui lui est consacré et veut, au nom de « l’information libre »1 bien entendu, décider de son contenu, quitte à pratiquer l’intimidation personnelle, comme l’a fait un journaliste du Point qui a écrit à un contributeur de Wikipédia : « Nous allons faire un article sur vous, sur notre site, en donnant votre identité, votre fonction, en sollicitant une réaction officielle de [l’employeur supposé du contributeur en question]. »2
Dans un article de décembre dernier, le journaliste en question avait déjà pointé du doigt nommément tel ou tel contributeur ou contributrice à Wikipédia. Cet article était assez curieux, puisque, comme exemple d’une information biaisée d’inspiration abominablement gauchiste, il contient cette perle :

La page en français (…) assène d’emblée que le glyphosate est classé comme « probablement cancérogène » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) — un avis pourtant isolé —, développant avec un luxe de détails extravagants les suspicions terribles qui pèsent sur le produit.

…Or si la question du glyphosate est loin de faire consensus, considérer que l’avis rendu par le Centre International de recherche sur le cancer ne devrait pas être mentionné est un peu léger, si on se rappelle que cette institution est tout simplement la section dédiée au cancer de l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé.
Ce petit détail devrait faire réfléchir : n’est-ce pas Le Point qui a choisi un parti et considère comme « partisan » ou « militant » ce qui contredit sa ligne… Quand bien même cette contradiction émane d’une très officielle et respectable division de l’ONU ?
L’article contenait aussi des éléments franchement infondés, diffamatoires, ignobles, même, comme un chapeau (certes, ce ne sont pas les journalistes qui les rédigent) disant : Parler de l’attentat du Bataclan ? « Islamophobe »… La page de Wikipédia consacrée aux attentats de 2015 est extrêmement complète, et il en existe dans quatre-vingt onze langues, alors de quoi parle-t-on ? Si le Point voit qualifier sa ligne d’islamophobe, ce n’est pas parce qu’il parle du Bataclan, c’est parce qu’il publie régulièrement des « unes » qui dénotent une obnubilation envers les musulmans.
L’article du Point prend aussi l’exemple de Philip Roth, qui ne comprenait pas qu’on présente une autre analyse de son œuvre que celle qu’il fait lui-même. Cette question a toujours été un peu ridicule, les intentions d’un écrivain ne sont pas forcément ce qu’en percevront les critiques ou le public. Chaque semaine sur Wikipédia, des peintres ou des poètes du dimanche viennent écrire le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et expliquer l’importance de leur œuvre inconnue. Et ça arrive aussi à quelques grands artistes. Et ça arrive à bien des personnes publiques, qui aimeraient maîtriser jusqu’à l’image qu’elles renvoient. Si c’était Vladimir Poutine qui rédigeait l’article qui le concerne, ce dernier serait-il plus fiable et plus exact ?

Je comprends très bien que la différence de temporalité qui sépare un média de presse d’une encyclopédie soit un point de tension, même si pour le coup ce sont les médias qui se trompent lourdement sur le monde dans lequel ils évoluent, car celui-ci a radicalement changé en vingt ans : aujourd’hui, un article de l’an passé n’est pas un vague souvenir, une archive enfouie, il reste accessible en trois clics. Le Point peut faire semblant d’avoir oublié l’existence d’Idriss Aberkane, mais il est facile à qui le veut de montrer à quel degré le newsmag des salles d’attente a participé à établir la crédibilité de celui qui aime s’appeler lui-même « l’hyperdocteur ». En rappelant au Point, de manière sourcée, les polémiques passées, les actions en justice, les sujets redondants, Wikipédia ne commet pas de faute, et seule peut être (et doit être) questionnée l’emphase avec laquelle tel ou tel fait avéré est traité.

Dans son excellent article Une bien curieuse vision de la fiabilité scientifique et du travail universitaire, David Monniaux3 s’interroge sur le deux-poids-deux-mesures (pour reprendre un terme populaire à droite) qui distingue le traitement de Wikipédia de celui de l’Intelligence Artificielle. En effet, l’Encyclopédie a été désignée avec constance par des médias tels Le Point comme un danger pour la connaissance, tandis que « l’IA » est désormais présentée par les mêmes comme l’avenir de l’éducation4. Et comme le fait remarquer David, la critique porte en filigrane une vision des études supérieures particulièrement inquiétante (allez lire l’article). Son hypothèse quant à la différence de traitement est la suivante :

Wikipédia est portée par des structures à but non lucratif ; ce n’est ni un grand groupe introduit en politique, ni un annonceur. En revanche, les initiatives concernant l’intelligence artificielle sont portées par de grands groupes et par le pouvoir politique.

Caricatural ?
Je ne sais dire, mais cet article m’a donné une forme d’espoir : la charge contre Wikipédia par le Point, les signatures des grincheux, la charge de Trump et de Musk, sont au fond autant de preuves que malgré toutes ses fragilités (à commencer par l’entrisme des agences de relations publiques), Wikipédia, par ses principes, par l’engagement de sa communauté de contributeurs, tient tête à des personnalités ou des intérêts puissants et établis, et constitue, par la recherche d’exactitude et la diffusion de l’information, une précieuse forme de contre-pouvoir. Quoi de plus inquiétant, quoi de plus subversif, dans un monde marchand, que ce qui ne peut être acheté ?
Si Wikipédia est politique, ce n’est pas par je ne sais quel tropisme « woke » (je connais plus d’un wikipédien clairement d’extrême-droite), c’est par sa résistance aux intérêts mercantiles, par sa défense de la connaissance, et par la solidité ses principes fondateurs. Et si les gens qui ont leur rond de serviette sur tous les plateaux de télévision et de radio s’affligent que l’article qui leur est consacré garde mention d’une affaire qui leur déplaît, rappelle une horreur qu’ils ont dite un jour devant des millions de téléspectateurs, eh bien tant pis pour eux.

Je ne sais pas pour vous, mais tous les mois, je donne un euro à Wikipédia.
Et je suis allé signer la lettre contre l’intimidation des contributeurs à l’Encyclopédie libre.

Lire ailleurs : World Wide Wikipedia. Pourquoi il faut à tout prix défendre Wikipedia, par Olivier Ertzscheid ; Wikipédia, leur mauvaise conscience, par Daniel Schneidermann ; Le Point et l’éditocratie contre Wikipédia, par Maxime Friot (Acrimed) ; et sur la présumée orientation politique de l’encyclopédie participative : Wikipédia est-il de gauche ? par Autheuil, auteur aussi de Le Point vs Wikipédia, autopsie d’un loupé journalistique.

  1. L’en-tête de la lettre publiée par le Point est : Pour une encyclopédie vraiment participative, responsable, transparente, neutre et équitable. Je ne vois pas quel système au monde serait plus participatif et plus transparent que Wikipédia. Participatif, puisqu’on peut y contribuer sans même s’identifier. Transparent, car on peut accéder d’un clic à l’historique complet des modifications apportées à chaque article ! []
  2. Notons que Le Point ne se limite pas à l’intimidation des personnes mais s’en prend à Wikipédia par voie de justice, en mettant la fondation Wikimedia en demeure d’adapter le contenu de Wikipédia à ce que Le Point juge bon pour son image. Au nom de la liberté d’expression bien entendu. []
  3. Du même auteur, à lire aussi : On peut tout critiquer, mais pas avec n’importe qui []
  4. Notons que les Intelligences Artificielles génératives type GPT ou Mistral recourent largement à Wikipédia, que les gens qui compilent des données voient comme un corpus fourni, original (au sens où il n’est pas issu d’IA ou de copier-coller) et de qualité. []

La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

Experts et profanes

Il y a quelques jours, Yann LeCun s’est moqué du complexe de supériorité d’Éric Sadin, philosophe médiatique qui s’est fait une spécialité de distiller un discours technocritique alarmiste. Yann LeCun, récipiendaire du Prix Turing et directeur de la recherche chez Méta/Facebook est une personnalité proéminente du domaine de l’Intelligence artificielle, dont le bond technologique récent lui doit beaucoup.

Ici, LeCun n’égratigne pas que Sadin, mais aussi une certaine fatuité intellectuelle française, ce qu’il s’autorise en tant que français lui-même. Il s’est par la suite justifié sur cette saillie qui a fait grincer bien des dents (mal brossées, bien sûr, on connaît la réputation des français) : « It is a joke directed at a category of philosophers that much of the world associates primarily with French schools of thought: philosophers who are angry at aspects of the world they dislike and who view their ideological opponents as intellectually inferior ».

Il faut dire que Yann LeCun répondait ici à l’invention par Éric Sadin du néologisme « Yannlecunisation », ici employé comme synonyme du mot « crétinisation ». On pouvait imaginer plus pacifique prémisse à un échange intellectuel de la part de Sadin !

Régulièrement, Éric Sadin explique devoir renoncer à des table-rondes médiatiques au sujet de l’Intelligence artificielle car on veut lui y imposer la présence d’experts du domaine. Il faut dire que ses opinions s’appuient sur un socle largement spéculatif, qui ne tiendrait pas nécessairement le choc face à des personnes disposant d’une connaissance de l’état de l’art effectif de l’Intelligence artificielle.
En fait, il aimerait qu’aucun expert ne soit jamais invité :

Il est tellement convaincu de l’importance de son propre tweet qu’il le retweete !

La chose ne manque pas de sel lorsque des scientifiques tels que l’ami David Monniaux notent qu’une chaîne du service public peut organiser un débat entre six participants autour de l’Intelligence artificielle sans s’imposer d’y faire figurer une seule personne spécialiste du domaine :

La question me semble très compliquée. Et en même temps assez simple.
Il est d’une part évident, d’un point de vue démocratique, disons, que tout le monde doit avoir le droit de se constituer une opinion et de l’exprimer. Y compris les profanes. Et y compris les gens qui savent de quoi ils parlent.
Il me semble tout aussi évident que l’on n’est pas forcé, et qu’on est même parfois mal avisé, de vouloir avoir une opinion tranchée sur des questions que l’on ne connaît qu’en surface, par préjugé ou par ouï-dire. Mais la psychologie sociale l’a observé : moins on en sait et plus on est sûr de soi.
Rappelons cette belle pensée :

Science is the belief in the ignorance of the experts.

Richard Feynman


D’un autre côté, les experts peuvent avoir eux aussi des torts et des biais. Le plus évident, mais peut-être pas le plus fondé, est le soupçon qu’ils soient juges et parties : si votre vie professionnelle dépend d’un certain domaine d’activité, le succès économique de ce domaine est votre intérêt direct. On sait le rapport fondamental qu’entretient le monde technologique à sa propre légende, à son storytelling, à ses fantasmes (dont le chercheur en IA est cependant moins dupe que les gens qui signent des tribunes alarmistes sur le sujet). Plus embêtant, les experts peuvent se trouver engagés dans des guerres de territoire (financements, statut universitaire, concurrence industrielle…) qui échapperont généralement aux journalistes et a fortiori au public candide.
Enfin, quand on plane à 20 000 pieds, on n’a pas toujours l’envie ni même la capacité de s’adresser à ceux qui sont au sol. C’est un problème bien connu dans l’enseignement supérieur, où certains immenses scientifiques peuvent manquer de pédagogie lorsqu’on les place face à des étudiants en début de cursus.

Reste que c’est souvent de l’échange entre personnes aux niveaux d’expérience et de connaissances diverses que sont susceptibles d’émerger de bonnes réponses aux grandes questions.

Oui, j’enfonce un peu les portes ouvertes.

Manès et les manuels

Je n’ai vraiment rien à reprocher à Manès Nadel, je trouve au contraire enthousiasmant de voir un adolescent aussi engagé, fougueux et éloquent, et ma foi, s’il y a parfois des naïvetés dans son discours, elles sont le privilège même de son âge. Je doute avoir été aussi brillant, intelligent et passionné à quinze ou seize ans. Et je trouve assez beau, dans le monde actuel, de croire encore en quelque chose et de croire pouvoir agir sur l’avenir. À l’inverse, je juge un peu piteux les adultes qui insultent les Manès Nadel et les Greta Thunberg, qui voient en eux d’affreux petits robots téléguidés par des parents irresponsables, et qui radotent en nous racontant qu’eux, au même âge, s’intéressaient plutôt à la drague qu’à la politique, etc. Laissez les gens avoir les seize ans qu’ils veulent !

Bien sûr, si je regarde derrière l’épaule du jeune syndicaliste lycéen et que j’essaie d’imaginer son avenir en vertu de mon expérience — ça c’est le privilège de mon âge à moi —, je lui imagine un destin semblable à tous ceux qui ont avant lui été très actifs dans des mouvements lycéens ou étudiants : il deviendra un Manuel Valls, un Nicolas Sarkozy, un Julien Dray, enfin un professionnel de la politique, formé dès sa jeunesse à prendre la parole de manière péremptoire et autoritaire, qui saura ensuite continuer de le faire au service de ses idées puis, à mesure qu’il faudra se faire élire, au service de n’importe quel discours. Et lorsqu’il acceptera de devenir ministre pour la présidente Marie-Pauline Maréchal-Bardella ou pour le président Eudes-enguerrand Sarkozy, il expliquera qu’il ne trahit en rien ses idéaux et qu’au contraire ce sont ses anciens camarades de lutte qui ont perdu le sens, qui ne sont pas constructifs, qui ont des méthodes et une vision archaïques, et blablablablabla.

Mais peut-être que ça ne se passera pas ainsi, ne soyons pas fatalistes, ne soyons pas déterministes, toute personne a, après tout, le droit d’échapper à son propre cliché !
Et c’est bien la question aujourd’hui, car j’ai eu un peu de mal à souscrire à la fin de ce tweet :

Bien entendu, que l’école dysfonctionne n’est pas une bonne chose, même si j’ai peu d’avis sur ce que doit être le troisième trimestre normal d’une classe de terminale. Ce qui me heurte, évidemment, c’est de lire que les lycéens victimes d’un manque de cours vont être envoyés « dans des filières technologiques condamnant leur avenir ».
Peut-être parce que je suis moi-même issu d’une filière technologique, ce que je considère comme une excellente chose à bien des égards, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre :

Mais ma réponse n’a pas reçu de réponse, et ce n’est pas étonnant, car le tweet de départ a écopé d’un déluge de réponses, parfois assez agressives (« petit merdeux », « p’tit con », « petit bourgeois »), émanant de gens qui pointaient le mépris de classe, mais aussi des réponses bienveillantes qui se contentaient d’affirmer qu’il était faux de dire que les filières technologiques condamnent l’avenir de ceux qui y sont envoyés, et ceci à grand renfort de témoignages personnels.
Je sais d’expérience qu’il est assez violent de recevoir d’un coup des milliers de tweets de contradicteurs, et qu’il est matériellement impossible d’y répondre correctement, et je ne peux pas reprocher au jeune homme de l’avoir mal fait, mais voici ce qu’il a écrit :

Un peu insultant pour tous ceux qui avaient pris la peine d’être un peu pédagogues ou amicaux (« d’habitude je suis d’accord avec toi mais… » ; « on t’adore Manès mais là tu dis une connerie » ; etc.) et qui se retrouvent assimilés à des « cyberharceleurs » de « la droite macroniste ». On voit en tout cas le germe du politicien : au lieu de demander qu’on l’excuse d’avoir formulé sa pensée un peu vite, il « persiste et signe », ce n’est pas lui qui s’est mal exprimé, c’est nous qui avons mal compris, ce qui au passage ne l’empêche pas de reformuler légèrement le propos : cette fois il parle des élèves envoyés dans le technique contre leur gré. Ce rattrapage est bienvenu, même si c’est un peu un tour de passe-passe, mais je tique malgré tout sur la forme :

Je t’en donnerai, moi, de la droite macroniste ! Enfin je ne veux pas en faire trop au sujet de Manès Nadel, car justement ce n’est pas lui le sujet, et je ne peux évidemment que souscrire à la question des gens « orientés » (comme on disait de mon temps) contre leur gré dans des filières qui ne les intéressent pas.
En lecteur d’Ivan Illich, pour qui l’école l’école ne servait que fortuitement à apprendre1, je me dis malgré tout que les gens qui ne sont « envoyés » nulle part, ceux qui restent dans la filière générale, ne sont pas forcément volontaires non plus. Ils sont là où ils sont un peu par défaut. En « S » parce que « ça mène à tout », même s’ils ne s’intéressent pas aux sciences et comptent sur les compensations et la chance pour passer leur bac de justesse ; en « L » parce que ça a l’air plus facile, et tant pis s’ils n’ouvrent jamais un livre. Leur situation est-elle vraiment bonne pour ce qu’ils vont apprendre, retenir, ou juste pour des raisons symboliques extérieures ? Quoi qu’il en soit, je plains les collègues enseignants du secondaire qui se retrouvent face à un public qui ne s’intéresse pas à ce dont on lui parle, que ça soit dans la filière générale ou non.

Ce qui m’a fait réagir, c’est que quelqu’un qui se considère comme membre du camp du progrès social se fasse le relais de deux poncifs bien installés dans les consciences françaises. Le premier de ces poncifs date de l’ancien régime, et c’est l’idée aristocratique (et désormais bourgeoise puisque les bourgeois à leur tour ont rejeté leur origine) que ce qui est technique, ce qui est manuel, est méprisable. En France, il est moins honteux d’être rentier que d’être plombier. Il est moins honteux de profiter que de travailler. Et les professions immédiatement indispensables à la société ou à l’économie sont moins valorisées que celles dont l’utilité est moins immédiate2, et même moins valorisée que les professions parasites3.

vu sur Internet

Le second cliché délétère, et auto-réalisateur, c’est cette idée là encore très française, que toute la vie d’une personne se joue pendant son parcours scolaire. Que rater un trimestre, perdre une année, être envoyé dans une filière dévalorisée, sont en quelque sorte des marques d’infamie que l’on va porter sa vie entière, irrémédiablement. Or ce n’est vrai que tant que tout le monde y croit et tant que le système le valide et l’entretient4. Le fait qu’il ne soit pas facile administrativement de reprendre des études, de changer de secteur d’activité, par exemple, c’est un choix, pas une fatalité. Même le discours actuel sur les retraites présente chaque personne comme éternellement membre d’un corps professionnel précis. Et ces choix technocratiques ne font que pérenniser une réalité bien plus dérangeante, qui est que le parcours d’une personne est moins déterminé par l’école qu’il ne l’est bien avant, parfois même avant de naître, par notre milieu d’extraction, par le quartier où nous vivons. Il est assez beau et très positif que les enseignants croient au pouvoir de l’éducation (et parfois du reste ça marche, on peut grâce à l’école vivre une existence meilleure que prévu), mais cela fait reposer sur eux une charge trop lourde et pourrit leurs rapports avec l’opinion, avec les parents, avec les élèves, et avec une institution scolaire un peu dépassée.
On peut apprendre l’orthographe ou la trigonométrie une fois adulte, on peut comprendre à quarante ans un livre qui nous ennuyés au lycée. On peut apprendre et progresser tout au long de son existence. Et d’un point de vue rationnel, on n’a même que ça : notre futur n’est pas écrit, contrairement à notre passé.

Ayant à la fois un tropisme scandinave5 et ayant pu profiter d’une université volontairement accueillante pour les non-bacheliers, je crois sincèrement que l’idée que chacun ait sa chance n’est pas qu’un conte véhiculé par les politiciens ultra-libéraux pour faire passer les privilèges volés pour le fruit d’une forme d’excellence, c’est aussi une chose que chacun de nous peut participer à rendre vrai, notamment en évitant de plaquer des clichés déterministes sur ceux qui n’ont pas eu le parcours le plus droit et le plus banal.

  1. Lire : Une Société sans école (1970) ou La Convivialité (1973). L’un et l’autre ont vieilli, mais restent diablement intéressants ! []
  2. Un chercheur en physique fondamentale apporte beaucoup au monde, mais s’il arrête de travailler une semaine, on s’en rendra moins compte que dans le cas d’un éboueur. []
  3. Parasites au sens où leur activité est consacrée à profiter du travail d’autrui. Mais rappelons que, comme dans la nature, les parasites ont souvent une utilité malgré tout. []
  4. Au passage, je dois noter trois problèmes véritables de l’enseignement techniques. Le premier, c’est ce dont on parle : il est brandi comme une punition, et non comme l’opportunité d’apprendre. Le second, c’est qu’il manque parfois un peu de moyens pour être en phase avec l’actualité des métiers (mais ça dépend énormément des métiers). Le troisième, c’est que les formations sont presque toutes fortement genrées, et le déséquilibre sexuel, notamment dans les filières jugées masculines, crée une ambiance particulière. []
  5. Mes oncles ont tous fini leur carrière dans des métiers du tertiaire, alors que l’un a été marin avant l’âge qu’a Nadel Manès, un autre était réparateur automobile si je me souviens, et le troisième, sportif : je ne crois pas qu’ils se soient considérés comme « transfuges », qu’ils aient eu honte d’avoir un père artisan… leur vie professionnelle et leurs préoccupations ont évolué avec l’âge… Il semble en tout cas qu’en Norvège, changer de monde professionnel ne soit pas une bizarrerie. []

Back to the future

Dans ma ville, je suis tombé sur ce panneau publicitaire qui annonce comme grande et belle nouvelle un retour aux prix des années 2000. Les références iconographiques sont un peu approximatives : un dégradé bleu-violet un peu crépusculaire, un horizon lumineux, un damier en perspective, le mot « années » écrit avec une typo « néon », autant de détails qui nous ramènent plutôt aux années 1980, ou bien à leur ricochet des années 2010, l’esthétique Synthwave/Vaporwave.
La Game Boy Color et le téléphone cellulaire Nokia 3310 qui sont évoqués sont pour leur part tout à fait typiques de l’année 2000, même si le style des dessins ne l’est pas forcément. Le slogan, enfin, nous promet que nous pouvons revenir, pour une durée limitée, à un passé mythique, celui où le menu Big Mac valait 6 euros.

Utiliser les années 2000 comme référence est étrange, car si le prix d’un menu était sans doute moins cher à l’époque qu’aujourd’hui (je ne mange pas dans ces restaurants-là, je n’en ai aucune idée !), notre rapport à l’argent du début des années 2000 est un peu confus puisque c’est le moment de la transition entre euros et francs (2002-2005). Au delà de ça, les années 2000 sont aussi la période d’une certaine désillusion face à l’avenir : en France, l’extrême-droite parvient pour la première fois au second tour de l’élection présidentielle, et géopolitiquement, les attentats du 11 septembre et les guerres menées par George Bush au Moyen-Orient, ou encore la seconde intifada en Israël/Palestine (pour ne parler que des conflits auxquels on a été attentifs ici) nous ont rappelé que la fin de la Guerre Froide n’était certainement pas, pour reprendre le mot célèbre de Francis Fukuyama, « la fin de l’Histoire ». Les années 2000 sont celles d’un monde qui patine, qui s’embourbe dans le repli identitaire, qui voit s’éloigner les promesses de progrès humain, de loisirs et de prospérité partagée que l’on avait faites à ma génération et aux précédentes sous le label « an 2000 ». En l’an 2000 il n’y aurait plus de guerres, ; en l’an 2000 l’Humanité serait unie ; en l’an 2000 on allait vivre centenaires ; en l’an 2000 les machines travailleraient pour nous.

Juste derrière le panneau d’affichage photographié plus haut, on trouve un panneau « libre-expression » situé perpendiculairement, où les associations et les organisations politiques ou syndicales, notamment, viennent coller leurs affiches. Dans ce cadre, suivant l’actualité de la réforme des retraites bien sûr, le parti « France Insoumise » a produit les deux affiches que voici :

Je dois dire que j’ai été saisi par la parenté chromatique : slogans en jaune et en blanc sur des fonds dégradés bleu-violet.
On me dira à raison que ces couleurs ne sont pas inattendues sur les affiches de ce groupe politique puisqu’elles correspondent à la très officielle charte graphique de la France Insoumise depuis la dernière élection présidentielle (avant cela, les couleurs de base étaient un bleu un peu turquoise et un orangé « rouille »).

Mais tout de même, cette parenté chromatique entre les deux campagnes de communication m’interpelle. Je ne vois pas comment étayer sérieusement cette intuition, qui n’est que l’ébauche d’une amorce d’entame de début de réflexion, mais je me demande vraiment si il n’y a pas aussi, si absurde que cela puisse paraître, une parenté dans le message, et donc, une parenté dans la cible desdits messages, car le citoyen votant-manifestant est, après tout, aussi un client-consommant, et si McDonald’s et la France Insoumise ont a priori des buts très différents, il est possible que les gens à qui ils s’adressent soient pour partie les mêmes.
Et si, donc, ces choix esthétiques exprimaient effectivement l’envie d’un retour en arrière, non pas un retour à un âge d’or mythique, mais à une époque moins cynique, qui croyait que l’avenir ne se résumait pas à la morne gestion d’un déclin ?