Archives mensuelles : novembre 2024

Écriture inclusive

Je tombe sur le vieux tweet reproduit ci dessous, qui est intéressant parce qu’il a été largement diffusé, partagé. Je demande aux lecteurs, enfin aux lecteurs et aux lectrices, ou disons même, aux lecteurices, de garder en tête qu’il ne s’agit pas ici de parler d’Isabelle Mergault, qui a les opinons qu’elle veut.
La question qui m’intéresse est celle qui est posée en creux et avec humeur : la fameuse « écriture inclusive » (ou, je suppose, la version avec point médian et pronoms nouveaux) permet-elle de faire de la littérature, et mérite-t-elle une réaction aussi épidermique ?

Plus haut, j’ai écrit le mot lecteurices. Z’avez remarqué ?
Cette formule n’est pas si inclusive qu’elle le semble, car c’est le contexte seul qui permet de déterminer si j’ai voulu désigner l’ensemble des hommes et des femmes qui lisent cette page, dont tu fais partie, toi lectrice ou lecteur, ou si je m’adresse au groupe nettement plus restreint des personnes qui se désignent elles-mêmes comme « non-binaires » (qui représentent une fraction des 2,5% de gens qui, selon le rapport Contexte des sexualités en France (Inserm), s’interrogent sur leur propre identité de genre). Catégorie dont tu fais peut-être partie aussi, je n’en sais rien.
Bien sûr, je peux utiliser le masculin pluriel lecteurs comme formule neutre pour lecteurs-et-lectrices, ainsi que le recommande l’Académie Française, mais cela n’arrange pas tout, car cet usage peut avoir une insidieuse portée sexiste1, en laissant accroire que les hommes constituent une forme de référence, qu’ils ont la préséance (« le masculin l’emporte » disait mon institutrice en CM1). C’est précisément ce masculin-qui-sert-de-neutre qui a motivé les diverses propositions d’écriture inclusive. Le grief n’est pas farfelu et les intelligences artificielles génératives telles que Midjourney parviennent assez bien à le démontrer, en se faisant l’écho de nos représentations et de nos biais : les médecins, les professeurs, les présidents, les dirigeants, sont, dans nos cerveaux comme dans les images générées par les algorithmes de diffusion, des hommes, y compris dans des professions fortement féminisées (« les professeurs des écoles »). Malgré la célèbre hypothèse Sapir-Whorf, qui affirme que les représentations mentales procèdent du langage, il est parfois difficile de savoir quand c’est le langage qui construit une vision du monde et quand c’est la vision du monde qui construit le langage. La réponse à cette question est potentiellement vexante : si c’est le langage qui conforme nos esprits, cela signifie-t-il que nous ne réfléchissons pas de manière aussi pure, indépendante et personnelle que nous voulons le croire ? Je remarque, d’expérience, qu’il est très facile de convaincre une personne que le langage dirige la pensée lorsque l’on parle d’une langue qui n’est pas la sienne. Les personnes qui s’indignent contre l’écriture inclusive en France peuvent juger très pertinents tous les faits qu’on énoncera (ou les contes qu’on leur servira) au sujet des limites conceptuelles portées par des langues telles que l’Arabe, la langue Inuit ou le Mandarin. On veut bien croire que la langue est autoritaire, totalitaire, voire fasciste comme l’a écrit un jour Roland Barthes, mais tant que c’est la langue de l’autre.

Les travaux d’Edward Sapir et de Benjamin Lee Whorf supposent que la langue Hopi contient en germe certaines croyances animistes… Une autre tribu a été opposée à ces auteurs : les français. En effet, en français, les noms communs ont un genre mais celui-ci semble distribué au hasard et n’a aucune incidence sur la perception des objets décrits, personne ne pense qu’un tabouret ou un fauteuil sont plus masculins qu’une chaise, qu’un escabeau est plus masculin qu’une échelle, qu’une coccinelle est plus féminine qu’un doryphore, qu’une arène est plus féminine qu’un stade…

Si j’écris lecteur·ice·s ou même lecteur·ices, en recourant au point médian, je ne fais pas que désigner indifféremment des personnes des deux genres, je signale — et ce sera vrai tant que la formule ne sera pas généralisée au point qu’on ne la remarquera plus —, une forme d’engagement militant. Le mot à lui seul me classe politiquement, et je soupçonne d’ailleurs que c’est parfois sa première raison d’être. Je note que l’effet que cette forme produit sur moi, en tant que lecteur, dépend un peu du volume du texte à lire. Dans un tweet, un mail, sur une affiche, le point médian passe bien. Sur la longueur, en revanche, il me donne souvent l’impression de moucherons, ou de phosphènes, ces taches que nous avons dans la rétine. Quelque chose d’un petit peu irritant, d’un peu parasite. Question, peut-être, d’habitude ou d’âge.
Quand j’écris les lectrices et les lecteurs (préférablement au les lecteurs et les lectrices), j’emploie bien une formule inclusive, et je le fais d’une manière qui peut passer inaperçue, mais en doublant chaque nom, chaque adjectif, j’alourdis mon texte. Avec un peu de mauvais esprit, je me dis que l’allongement des textes qu’induit le fait de signaler alternativement le féminin et le masculin explique le succès du procédé dans les discours politiciens (« Chères Françaises, chers Français… »), où il faut pouvoir tenir le micro pendant un temps défini, même et surtout sans avoir grand chose de véritablement signifiant à dire.
Si j’utilise des formules telles que lecteurs/lectrices, lecteurs/trices, lect(eur/rice)s, lecteur-trice-s, lecteurs-lecteures, lecteur’es, lecteurEs, etc., ou si j’utilise un simple point de ponctuation au lieu du point médian, je fais la démonstration d’un petit effort d’inclusivité, mais j’ai surtout l’air d’avoir un, deux ou trois trains de retard, puisque ces usages ne sont pas à la pointe, et s’il y a quelque chose qui répugne les tenants de la pureté militante, c’est qu’on ne suive leurs prescriptions qu’à demi : l’ennemi du révolutionnaire n’est pas le réactionnaire, son image inverse, et au fond son jumeau et souvent son futur, mais toute personne qui cherche sa voie entre deux dogmes, entre deux vérités (ou en dehors). Dieu vomit les tièdes, nous dit le livre de l’Apocalypse2. Rappelons-nous que, si on le juge aux actes commis en son nom — ce qui le fait objectivement exister —, Dieu a sans doute fait plus de mal que de bien, les tièdes ont peut-être raison.

Quelques fontes numériques diffusées par le collectif Bye Bye Binary.

Si j’utilise des formes plus rares et expérimentales comme lecteurxes, ou comme les graphies qui s’appuient sur des ligatures inclusives telles que les permettent les typographies du groupe Bye bye binary, je me montre inventif et original mais, puisque je ne me réfère pas à des codes établis, je cours le risque d’être laborieux à lire3. Cependant, la création est le genre d’attitude qui nous amène à la littérature, puisque ce qu’on attend des écrivains, ce n’est pas le strict respect de vieilles règles, c’est l’invention d’une langue4, ou comme on dit parfois, c’est de faire de sa langue une langue étrangère. Étrangère et singulière.
Le mot lecteureuses aura un effet curieux : contrairement à certaines formes qui s’écrivent mais ne s’énoncent pas oralement5, lecteureuses peut se dire. Le mot sonnera sans doute plutôt au féminin (à ce compte, pourquoi ne pas se borner au mot lectrices ?6 ) et convoque sans le vouloir le mot « heureuses » qui, pour sympathique qu’il soit, n’est peut-être pas approprié à tous les cas (« les lecteureuses d’un faire-part de décès »).
Au fond, le choix que l’on fera ou ne fera pas viendra toujours avec son lot d’inconvénients.

J’ignore si la langue est fasciste mais elle peut être le théâtre de violences symboliques et d’humiliations, et ceci de manière un peu plus pernicieuse qu’avec la simple question de l’emploi d’une forme inclusive ou non.
L’étendue du vocabulaire, la capacité à jouer avec les niveaux de langage, la maîtrise de la conjugaison et celle de l’orthographe, sont autant de marqueurs sociologiques aux effets parfois cruels. Et ces effets ne me semblent pas contrebalancés par l’état de la réflexion sur l’inclusivité de la langue, qui peut au contraire les amplifier. En effet, pour utiliser correctement et systématiquement une forme comme l’écriture-inclusive-à-point-médian, il faut déjà maîtriser les accords de genre. C’est un paradoxe curieux, mais bien réel : l’écriture non-binaire implique de commencer par très bien connaître l’écriture genrée.

vu à l’Université Paris 8

Une anecdote à ce sujet. Jusqu’en 2023, j’ai régulièrement dirigé des mémoires de Master à l’Université. C’est une tâche parfois très gratifiante, car on accompagne des textes aux sujets variés et inattendus, portés par des passionnés qui veulent comprendre et transmettre. Mais c’est une tâche parfois inversement ingrate, lorsque les étudiants se forcent à produire un texte non pas par intérêt pour la recherche ou pour l’écriture, mais parce que tel ou tel concours administratif, naguère accessible dès le baccalauréat (voire avant, comme le concours pour devenir professeur des écoles), impose désormais avoir validé une première année de Master (bac+4) ou être titulaire d’un « Master 2 ». L’angoisse vis-à-vis du monde du travail et les exigences des employeurs — qui eux aussi tentent de se rassurer en recrutant des gens toujours plus diplômés, je suppose — mènent à un déluge de textes universitaires ineptes sur le fond et souvent catastrophiques en termes de rédaction7, quand ils ne sont pas carrément malhonnêtes  — plagiats bruts, plagiats recourant à la traduction automatique, et bien sûr, j’imagine (lorsque l’orthographe semble aussi irréprochable que le propos est plat et inutile), prose produite par des IAs telles que ChatGPT. Malheureusement un mémoire écrit avec ChatGPT, s’il est rarement intéressant, a la grande vertu d’être lisible. Ce n’est pas le cas de tous, et plus d’une fois j’ai cru que la cornée de mes yeux allait se dessécher jusqu’à tomber tant j’ai souffert en tentant de déchiffrer des textes à l’orthographe, à la syntaxe et au propos incompréhensibles.
Parmi les nombreux mémoires médiocres que j’ai eu à lire, j’ai le souvenir d’un texte qui souffrait paradoxalement des bonnes intentions de son autrice, qui avait pris le soin de recourir systématiquement à l’écriture inclusive. Les pronoms (iel, elleux, lia), ou les pluriels, semblaient manipulés au petit bonheur la chance et pire encore, l’écriture inclusive était parfois appliquée pour des sujets genrés (« Une femme très occupé·e·s »), ou encore appliquée à des mots invariables, épicènes, ou à des formes grammaticales qui ne sont pas censées être accordées (« Louise Bourgeois a créé·e·s ses sculptures… »). L’intention politique très claire, que je comprends et qui a ma sympathie pour la vision de la société qu’elle porte, se heurtait ici au bagage culturel de l’autrice du texte, et si celui-ci était malgré tout intelligible, l’emploi de l’écriture inclusive accentuait une difficulté à s’exprimer par écrit : pour écrire cinquante ou cent pages « inclusives » sans erreur, il vaut mieux avoir fait Hypokhâgne-Khâgne à Henri IV qu’avoir eu son bac de justesse dans un Lycée de Saint-Denis. Seuls les bourgeois ont les moyens d’être révolutionnaires.

Souvenir de 2018 : des étudiants avaient forcé les portes de plusieurs ateliers de l’Université afin d’y loger deux-cent migrants. Pendant des mois ont vécu là des hommes qui semblaient complètement hébétés et qui se préparaient à manger au milieu des vêtements suspendus, pendant que des jeunes gens pleins d’espoir leur dispensaient des cours d’alphabétisation en leur expliquant le concept de « mégenrage » et le respect dû aux personnes trans ou aux filles avec un décolleté. L’épisode a duré jusqu’aux vacances, période à laquelle les étudiants ont commencé à se faire rares, permettant à la préfecture de procéder à une évacuation.

Et puis qu’est-ce que l’écriture inclusive règle vraiment, au fond ? On me signale un chapitre de l’essai La vallée du silicium d’Alain Damasio, où le neutre est marqué par une alternance systématique de masculin et de féminin. L’exemple que j’ai pu relever dans les médias est : « La cathédrale est ouverte aux pèlerines du monde entier »… Exemple curieux, car si pèlerine est bien le féminin de pèlerin, c’est d’abord un élément vestimentaire, à savoir le manteau… des pèlerins, qu’on pourrait appeler, par métonymie, pèlerines, comme on pourrait décrire une assemblée de curés en parlant de soutanes.
Si Alain Damasio fait l’effort d’inventer une manière de (je cite) « défaire la domination indue du masculin » (dans la grammaire française), ses romans ont souvent été pointés comme développant une vision plutôt « viriliste » du monde. Je ne sais pas si c’est toujours vrai (je commence ses livres avec enthousiasme mais je n’ai jamais réussi à en finir un) ou si le souci exprimé plus haut est la résultante d’une prise en compte de ces critiques, mais quoi qu’il en soit, la grammaire, à elle seule, ne suffira pas à régler tous les problèmes liés au sexisme, lequel parvient à s’épanouir dans les consciences de locuteurs des langues les plus diverses, y compris de langues sans notion de genre grammatical, comme le persan (parlez-en aux iraniennes !), comme les langues dérivées du Persan qui ont cours en Afghanistan (pas le pays le plus féministe non plus), comme le turc, le hongrois, ou toutes les langues d’Asie du Sud‑Est.

Bien entendu, la langue ne se décrète pas, elle s’impose par l’usage. Et la langue n’a pas d’autres propriétaires que ceux qui la font vivre et évoluer. Mais si ces évidences constituent un argument contre toute injonction à utiliser telle ou telle forme nouvelle d’écriture inclusive, ils sont aussi un argument contre ceux qui veulent proscrire ce même usage, ou imposer à tous une forme figée et académique de la langue, qui ne sera pas moins idéologique qu’une autre.
Si j’ai tendance à juger logique que les autorités françaises recommandent une langue précise pour certains actes (lois et décrets, contrats, publications officielles,…), ou dans le cadre de l’enseignement primaire ou secondaire (apprendre à lire et à écrire semble déjà de plus en plus difficile), je suis nettement plus réservé quant à l’interdiction de l’usage du point médian au cours des études supérieures, manifesté par des circulaires et désormais en cours d’inscription dans la loi8. Je n’ai pas l’impression que la prescription soit très assidûment suivie, du moins dans les sciences-humaines.

Useol-gui, (langue de bœuf grillée) par David Pursehouse

La langue est une affaire très délicate, nous entretenons tous un rapport intime avec celle que nous parlons, que nous écrivons, et nous voir imposer un usage qui ne nous semble pas naturel peut constituer une forme de brutalité9, et ceci plus encore si c’est au motif d’une bonne cause que l’on altère la langue, car l’injonction à changer sa langue (autant dire à changer l’eau de son bocal) s’accompagne d’une forme de culpabilisation morale.
Changer de langue est déstabilisant, mais nous le faisons malgré tout régulièrement, par petites touches, lorsqu’un mot semble produire un sens qui ne nous plait pas, lorsqu’il est accaparé par des adversaires politiques, ou lorsqu’un mot nouveau, qui nous semblait autrefois barbare, se révèle utile. Si certains ont longtemps défendu qu’une femme de lettres pouvait être une « auteur » ou une « écrivain », le mot « écrivaine » s’est installé, tout comme « auteure », qui semble en voie d’être supplanté par « autrice » — paradoxalement plus ancien et légitime, et plus intéressant aussi car il marque une différence à l’oreille. Au passage, on se félicitera que nos parlementaires, bien qu’ils luttent contre le point-médian, soutiennent désormais la féminisation des noms de métiers, ce qui n’est pas toujours allé de soi. Je note que certaines femmes revendiquent le masculin pour désigner leur profession, affirmant que la féminisation décrédibilise la fonction. Terrible observation auto-réalisatrice.
Bref, notre langue nous appartient, nous lui appartenons aussi, nous passons une vie à l’apprendre, à la former, elle nous piège, parfois10, elle nous aide à penser, souvent. Elle peut nous mener à confondre le réel et les mots qu’on pose dessus11, on peut jouer avec, et elle est fascinante à étudier. Si l’idéologie peut assécher la langue et la littérature aussi sûrement qu’elle peut assécher les esprits, ce n’est pas forcément parce que quelqu’un s’est dit que le mot « toustes » avait une utilité, car un mot en plus est toujours un petit cadeau, c’est plutôt ce qui arrive chaque fois que l’on veut restreindre le nombre des acceptions d’un même mot, chaque fois que l’on enlève des pages aux dictionnaires en cessant d’employer certains mots, certaines formules, en les vidant de leur substance ou en les cantonnant à un usage automatique. C’est qui arrive chaque fois que l’on fait croire qu’il ne doit y avoir qu’une manière de dire les choses.

  1. Amusant : le combat contre l’écriture inclusive a été porté par feue Hélène Carrère d’Encausse. Or cette même personne est aussi celle qui a imposé, contre l’usage, que le mot « covid » se dise au féminin — et une bonne partie des services officiels, et des médias, s’y est conformée. Est-ce que les maladies (comme les cyclones tropicaux jusqu’à la fin des années 1970), doivent être de genre féminin ? La logique avancée était que « covid » est l’acronyme de COronaVIrusDisease, ce qui se traduirait en français par « maladie à coronavirus », et maladie est un mot féminin, donc… Mais « disease » est un mot neutre, et l’acronyme est en anglais,… selon une telle logique on devrait parler de « la week end » (puisque fin/end, et d’ailleurs semaine/week sont des mots féminins… []
  2. Apocalypse 3.15-16 : Je connais tes actions, je sais que tu n’es ni froid ni brûlant – mieux vaudrait que tu sois ou froid ou brûlant. Aussi, puisque tu es tiède – ni brûlant ni froid – je vais te vomir de ma bouche. []
  3. En France, Auriane Velten a écrit After ® un roman de science-fiction qui recourt à une écriture inclusive inventée par l’autrice… Le projet ne me hérissait pas par principe, et le résultat n’était pas spécialement déplaisant, mais j’ai tout de même interrompu ma lecture au bout de quelques pages, ce soir là, et je n’y suis jamais revenu. []
  4. Lire l’article de blog Écriture inclusive, par Laure Limongi. []
  5. Il y a quelques années, un étudiant de l’école d’art et design du Havre avait fait sa soutenance en oralisant les formules inclusives avec une virtuosité et une précision qui avaient impressionné le jury, mais qui était plus de l’ordre de la performance ponctuelle que d’une manière de s’exprimer généralisable à chaque instant de la vie. []
  6. Dans Les Chroniques du Radch, Ann Leckie fait le choix d’employer systématiquement le féminin comme neutre. Si le procédé est un peu déroutant au départ, on s’y fait assez rapidement. []
  7. J’ai une théorie : jugeant par avance intéressants tous les sujets, et étant facile à attendrir, j’ai souvent accepté de suivre des étudiants dont absolument aucun collègue ne voulait. Ma vision est sans doute biaisée par l’échantillon que je me suis imposé.
    Notons que les mauvais mémoires que j’ai pu lire à l’Université n’ont pas d’équivalent en école d’art, où malgré une appréhension de l’écrit et des capacités d’ordre divers, les étudiants en école supérieure d’art ont à cœur de produire un travail personnel et intéressant. Il faut dire que leurs enseignants les connaissent de manière plus personnelle, et que ce lien doit influer sur le résultat. []
  8. Proposition de loi visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive, déposée en juillet 2024. []
  9. Pour quitter un peu le sujet de la langue inclusive, j’aurais du mal à écrire « cout » (pour coût) ou « paraitre » (pour paraître), même si de telles abominations sont désormais permises (mais non imposées, et c’est une bonne chose) par la réforme de l’orthographe de 1990. []
  10. cf. les observations d’Alfred Korzybski, qui considérait que le langage nous mène parfois à confondre la carte et le territoire, et nous pousse à croire symétriques des objets de nature différente — plein et vide, par exemple. []
  11. Si j’étais taquin, je dirais que certains philosophes ne sont pas très différents des Large Language Models tels que celui qui fait tourner ChatGPT. Je me comprends. []

La preuve de la charge

L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que laes personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.

À la suite de la vidéo TikTok, le duo notamment par Histoires Crépues, qui se penche sur l’Histoire coloniale sur Twitter, Instagram, TikTok et Twitch, a livré sa lecture de l’album, elle aussi négative et elle aussi amplement partagée, qui amène, outre la question du dessin, un regard sur ce que véhicule le scénario de l’album.

La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet.
Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.

« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».

En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.

Une des cases les plus souvent montrées. Il me semble difficile de contester que le personnage de droite a un profil simiesque, ce qui est fortement dérangeant puisque c’est un motif particulièrement prégnant de l’Histoire visuelle colonialiste.

Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément.
En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatique4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ».
Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…

Sur le site de Dany, dans la section « dessins »… Ne se trouve depuis dix ans qu’une unique image, cette confrontation entre les héros blancs et blonds de Dany — Olivier Rameau et Colombe Tiredaile, du monde de Rêverose —, qui font face au mépris d’une bande jeunes gens nettement moins blancs. Je ne sais pas exactement quel message l’auteur a voulu faire passer, peut-être y a-t-il une forme d’autodérision dans le constat d’une certaine ringardise d’une série née en 1968, mais on peut facilement y lire aussi le spectre du « grand-remplacement » avec lequel l’extrême-droite joue à se faire peur. Et si ce n’était pas l’intention, alors le niveau de maladresse de l’artiste est plutôt consternant.

Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.

Spirou et Fantasio 57, La Mémoire du futur, par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz.
De manière ironique, la polémique sur Spirou et la gorgone bleue se déroule au momement même où, dans la série canonique, Spirou se réveille dans une Belgique (simulée) de 1958, où il est confronté à la contradiction entre le futurisme positif de l’atomium et le racisme colonial le plus sordide (exprimé ici avec naïveté par le Fantasio de 1958, sous l’œil réprobateur du Spirou d’aujourd’hui), et ceci servi par un trait qui cultive une certaine nostalgie de celui de Jijé ou du jeune Franquin, c’est à dire un trait littéramement « Hérité d’une autre époque ». Mais ici, il s’agit d’un héritage au bon sens du terme : héritage visuel, et droit de regard sur l’Histoire, voire droit d’inventaire idéologique.

Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge«  ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu«  ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires«  ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi«  ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il n’est pas d’accord avec moi) ; etc.
Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ».
Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».

Nous arrivons cette fois au cœur du sujet.
Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique.
C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers.
Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.

Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.

  1. J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? []
  2. Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. []
  3. « Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). []
  4. Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… []
  5. Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. []