Archives mensuelles : octobre 2020

C’est dur d’être aimé

(Pour ceux qui liront cet article longtemps après sa publication, je rappelle le contexte : Robert Ménard, maire de Béziers et proche (quoique non encarté) du Rassemblent National, a utilisé une ancienne couverture de Charlie Hebdo en hommage à Samuel Paty1. Pour Charlie Hebdo, qui a une vieille tradition de lutte contre l’extrême-droite, c’est dur à avaler.)

La controverse qui oppose Charlie Hebdo à Robert Ménard est au fond assez intéressante. Certes, Cabu serait sans doute révolté d’apprendre qu’un de ses dessins est utilisé par une municipalité d’extrême-droite, qui représente tout ce contre quoi il a lutté tout au long de sa carrière — on est à la limite de la provocation.

Chez Charlie Hebdo, on qualifie cette récupération de « détournement », comme si le message originel était perverti et que l’on faisait dire à Cabu autre chose que ce qu’il a voulu dire.
Mais ça ne me semble pas évident. Le slogan ajouté sur l’affiche (« Non au terrorisme islamiste ! »), ne s’en prend toujours qu’aux seuls terroristes et donc, reste conforme au propos de Cabu tel qu’analysé par la rédaction de Charlie Hebdo : « il vise seulement les intégristes ».

la réponse de Charlie, sur Twitter.

En fait, le slogan ajouté renforce plutôt le propos et, en tout cas, permet de lever toute ambiguïté à son sujet : c’est bien le fait d’être aimé par les intégristes qui fait pleurer le Mahomet dessiné par Cabu. L’affirmation « Lire un dessin de presse, ça s’apprend, ça ne se détourne pas » (phrase sémantiquement bancale, non ?) est donc énoncée en fonction d’une accusation injuste : l’interprétation du dessin est strictement la même à Béziers qu’à Paris.

Ce qui fait mal, ce n’est donc pas la question d’une mauvaise interprétation du sens du dessin ou d’une altération de son propos, c’est le contexte de cette diffusion. Si ces mêmes affiches, sans rien changer, avaient été placardées dans une municipalité d’un bord plus respectable, la réponse aurait été différente. Pour preuve, le même jour exactement, des militantes féministes qui avaient été arrêtées pour avoir pratiqué l’affichage sauvage d’un dessins de Charb avaient été défendues par Charlie Hebdo2.

J’ignore si Ménard a pris un plaisir pervers à afficher sa compatibilité avec un dessin issu d’un journal qui a naguère tenté de faire interdire le parti qui le soutient, mais aussi horrible que ça soit de l’admettre, si détournement il y a, celui ci n’est pas dans le message et, sauf au chapitre du droit d’auteur, qui permettrait sans doute de pénaliser cette campagne d’affichage, je dirais (désolé) que (je suis vraiment désolé) Robert Ménard est (argh) autant dans son droit que les mille et une autres personnes qui placardent des dessins issus de Charlie en hommage à ses morts ou à la liberté d’expression.
Le problème de l’affichage par Robert Ménard n’est donc pas ce qu’il fait dire aux affiches, c’est qu’il soit Robert Ménard et que son aura politique, les opinions et les intentions dont il est soupçonné, influenceront la lecture de l’image par le public.


La récupération par Jean Messiha, cadre du Rassemblement national, est nettement moins justifiable et relève du détournement puisqu’il voir en Charlie Hebdo un « étendard identitaire de la France » à la suite de la publication de cette « une » qui raille le président turc Erdoğan après que ce dernier ait demandé à ses compatriotes de boycotter les produits français en représailles du soutien affirmé d’Emmanuel Macron au droit à la caricature.

Pour qui s’intéresse un peu à l’image, ça ne constituera pas un scoop, mais pour les autres, ce sera peut-être l’occasion d’une révélation : découvrir qu’une image n’existe pas par elle-même, qu’elle s’inscrit dans un contexte, une « écologie des images », pour reprendre la formule d’Ernst Gombrich. Ce contexte va des conditions de la création de l’image (intentions de l’auteur, clarté du message, actualité dans laquelle s’inscrit le propos,…) aux modalités de sa diffusion (réputation du support éditorial, moment de la publication, contenus attenants,…), et tout cela aura une influence sur sa réception et déterminera le sens qu’on en tire. Une caricature antisémite est révoltante sur un tract politique, mais la même sera tout à fait à sa place dans une exposition consacrée à l’Occupation. La réception de l’image elle-même constitue un contexte : à qui est destinée l’image, quelles personnes sont prêtes à comprendre ou accepter l’image ? Avoir des échanges de point de vue sur la laïcité avec des musulmans qui s’affirment offensés en France est une chose, mais comment faire lorsque cette même image touche des gens qui vivent loin d’ici ? Quand elle touche des gens qui d’ailleurs ne verront pas cette image et ne feront qu’en entendre parler ? Comment expliquer la diversité d’opinions à des gens qui n’ont expérimenté comme mode de gouvernement que des dictatures et qui ne pourront de toute façon jamais entendre le propos, non seulement par méconnaissance de la philosophie des Lumières, par manque de familiarité avec l’Histoire française de la liberté de la presse et de la laïcité, mais aussi parce que, de toute façon, l’argumentaire à ce sujet n’arrivera pas jusqu’à eux ?3 Que leur expérience de la caricature est bien différente ? Dans les pays qui connaissent des guerres liées à l’ethnie ou à la religion, la caricature n’est pas un innocent défouloir, c’est parfois le prémisse d’un massacre. Ce fut le cas par exemple pour le génocide de la population Tutsi au Rwanda. Comment empêcher des gens qui ont le souvenir encore vif de ces événements de lire ce qu’ils ressentent comme des attaques de leur personne avec une même grille d’interprétation ?4. Tout bêtement, comment expliquer, au delà des frontières françaises, l’innocuité de l’esprit « Bête et méchant » ?

Dans certains pays on sait que la caricature peut être annonciateur et peut-être vecteur, instrument de massacres à venir. Nous ne l’avons d’ailleurs pas oublié ici dans le cas des caricatures antisémites. l’image est issue de Rwanda. Les médias du génocide, 2000 , ouvrage dirigé par J.-P. Chrétien, éd. Karthala.

Notre monde a beaucoup changé : je ne sais pas si le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer un ouragan aux antipodes, mais il peut désormais être partagé des millions de fois sur Facebook et Youtube, et être commenté à l’infini. Alors est-ce que pour Charlie Hebdo, tout peut continuer comme avant ? Est-ce qu’on peut croire être une feuille de chou de déconneurs parisiens qui font marrer leur public en se défoulant sur Giscard et Lecanuet quand les dessins qu’on produit ne seront jamais montrés en Mauritanie ou au Niger, mais y seront commentés par des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils signifient ici, et verront ces discussions provoquer des drames5 ? Même ici, du reste, le nombre de gens qui ont une opinion, favorable ou défavorable, sur Charlie Hebdo, excède de loin le nombre de ses lecteurs, voire même le nombre des gens qui ont déjà tenu le journal entre les mains ne serait-ce qu’une fois. Sans doute est-il, dans les faits, impossible de continuer comme avant.
Je lis souvent Charlie Hebdo, pour voir où ça va, et je remarque que les textes sont sérieux et se prennent au sérieux, et que les dessins sont, pour l’essentiel, tristes à pleurer, enfin presque jamais drôles, et on sait pourquoi, évidemment : ce journal est en deuil, sous pression, attaqué — et plus d’un lecteur en diagonale m’associera à ceux qui l’attaquent, bien sûr. Je suis toujours frappé par le caractère très insensible des dessins de Riss, aussi. La semaine dernière, un prof a été décapité parce qu’il a montré deux dessins issus de Charlie. Dans le numéro de la semaine, ça rigole sur la décapitation et sur les tchétchènes qui ont du mal à apprendre le français, il y a quatre pages spéciales pour nous dire que tuer des gens pour des dessins, c’est pas bien, pour dire que la liberté d’expression, c’est bien, pour taper sur la partie de la gauche qui refuse de stigmatiser les musulmans… Mais, sauf erreur d’inattention, je n’ai vu nul rappel du fait que ce sont deux dessins venus du journal pour lesquels ce pauvre homme est mort. Non que Charlie eût à se reprocher quoi que ce soit, le seul coupable d’un meurtre est le meurtrier,

Recep Tayyip Erdoğan explique qu’il n’a pas regardé le dessin qui le représente, mais ça ne l’empêche pas d’y voir une hostilité envers les musulmans d’une part et la Turquie d’autre part, qui seraient incarnées dans sa personne, apparemment, tandis que Charlie Hebdo, à le croire, serait piloté par l’Élysée. Je suppose que la grande majorité des gens à qui s’adresse un tel discours aurait du mal à imaginer que Charlie Hebdo peut tout à fait produire le même genre de dessin en visant Emmanuel Macron lui-même…

Je place la liberté, et bien sûr la liberté d’expression, très haut. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo m’a affligé au delà des mots, celui de Samuel Paty tout autant, et je n’ai que mépris pour les islamistes et leurs revendications, comme pour les hypocrites chefs d’État de dictatures pourries qui se servent de ce genre d’histoire pour souder leurs populations autour de leur misérable personne.
Je comprends aussi que la rédaction de Charlie se sente en mission, et on ne doit pas d’égards ou de politesse à ceux qui veulent vous faire taire. Une partie de moi-même les soutiendra toujours pour ça, par principe.
Reste que quelque chose ne fonctionne plus dans la démarche de Charlie Hebdo : quand on n’arrive plus tellement à être compris, quand on est célébré par des gens dont on n’aime pas les idées, et critiqué par des gens qui se réclament d’une certaine idée du progrès, c’est peut-être qu’il faut réfléchir non seulement à ce qu’on veut dire, mais aussi à la manière dont le propos sera reçu.

  1. Samuel Paty était professeur d’histoire à Conflans-sainte-Honorine. Il a été décapité pour avoir montré à ses élèves deux dessins représentant Mahomet. Un parent d’élève avait raconté que les élèves musulmans avaient été sommés de sortir au moment de la projection d’une image destinée à les choquer. Le récit de sa fille, qu’il répétait, s’est avéré faux, puisqu’elle n’avait pas assisté au cours en question, mais l’affaire, montée en épingle sur les réseaux sociaux, a fini par amener un russe tchétchène à commettre le meurtre. []
  2. À lire sur le site de Charlie Hebdo : Le flic nous a dit : « C’est un délit, vous n’avez pas le droit de critiquer la religion. », 21 octobre 2020. []
  3. Rappelons que le parent d’élève de Conflans-sainte-Honorine a publié une vidéo où il racontait qu’on avait fait sortir les musulmans de classe pour leur montrer « une photo d’un homme nu » (?), censée être le prophète, chose que lui avait décrit sa fille qui elle-même n’y était pas et se l’était fait raconter par d’autres… Pas besoin d’aller très loin pour que l’évaluation juste des faits soit possible. []
  4. Et non, critiquer une religion n’est pas juste critiquer une opinion, car même si c’est l’intention de départ et même si elle est philosophiquement légitime, le résultat est que ce sont les croyants qui se sentent visés. Et dans bien des endroits du monde, la confession religieuse se confond avec une identité plus générale (famille, ethnie, nation) dans laquelle on est né… []
  5. Au Niger en 2015, un centre culturel français incendié et plusieurs morts, dans plein de pays le personnel diplomatique français caillassé, menacé ; etc. []

Ce qu’a voulu dire Nietzsche même s’il ne l’a pas dit

Dans le dernier numéro de Charlie Hebdo1, Yannick Haenel fait une citation de Frederic Nietzsche qui m’a bien plu : « un homme offensé est un homme qui ment ».

Coup de théâtre, de bonnes âmes s’empressent de me faire remarquer que cette citation est apocryphe et n’a aucune occurrence dans les traductions françaises des œuvres de Nietzsche.
On me propose deux possibles sources à cette citation erronée :

« Et nul ne ment autant qu’un homme indigné »2
— Nietzsche, Par-delà bien et mal.

« Celui qui se ment à soi-même est le premier à se sentir offensé »
— Dostoïevski, Les frères Karamazov

Zut ! C’est dommage, car à vrai dire j’aimais bien la citation telle que formulée par Yannick Haenel, car c’est le genre de phrase qui a le rare pouvoir magique (surtout associée à un auteur qui n’écrit pas au hasard) de forcer celui qui la lit à s’arrêter.
Si j’écris « l’eau mouille », mon propos est évident et sans intérêt. Si l’on trouve un jour une note de feu Stephen Hawking disant « l’eau ne mouille pas », le lecteur se trouvera plongé dans une grande indécision, forcé d’effectuer un choix entre deux loyautés : celle à l’autorité du grand physicien d’un côté, celle à l’expérience et aux certitudes qui en découlent de l’autre. Et si l’auteur de la phrase n’est plus là pour étayer son affirmation, ce sera au lecteur de tenter d’en faire l’exégèse et de comprendre à quel niveau, à quel moment, dans quelles conditions cette phrase peut être valide.

Notre fausse-citation, « Un homme offensé est un homme qui ment » fait à mon sens partie de ces phrases qui forcent à s’arrêter. Au premier abord, elle est insensée : chacun sait lui-même la douleur bien réelle que provoquent le mépris, les vexations et autres marques plus ou moins aiguës de déconsidération, On ne ment pas plus sur ce que l’on ressent ici qu’on ne ment en disant « aïe ! » quand quelque chose nous tombe sur le pied.
Le développement que Yannick Haenel applique ici à la religion est un peu léger et repose sur une spéculation intellectuelle : à l’en croire, si on est sûr des fondements de sa foi, alors fera preuve d’un sens de l’humour à toute épreuve, on sera tel le champion du monde d’arts martiaux qui n’a pas besoin de se battre non parce qu’il a peur de le faire mais précisément parce qu’il n’a peur de rien.
C’est un peu court pour plusieurs raisons. La première est que l’humain est un animal social, un animal grégaire, peu sur de lui, dépendant du groupe, et dont les religions mais aussi le nationalisme ou le marketing exploitent depuis toujours, et de manière parfois funeste, le besoin de conformité, de validation, de solidarité. La seconde est que les petites réflexions, les insultes ou les grosses blagues peuvent être la manifestation d’une structure sociale et/ou d’une vision du monde malveillantes et très concrètes. Une blague qui vise une femme n’a pas le même sens dans un lieu où la hiérarchie sexuelle est forte que dans un lieu paritaire. Une blague sur les corses n’a pas le même sens si elle est dite par un corse que si elle est dite par un touriste métropolitain à un de ses semblables. Une troisième raison qui invalide le développement de Yannick Haenel au sujet de la religion, c’est la nature même de la foi, qui n’est pas une simple certitude. Ma certitude en l’existence des choux-fleurs ne sera jamais ébranlée par des gens qui se moquent de ma croyance en leur existence : j’en ai vu (des choux-fleurs), j’en ai mangé, je sais qu’ils existent. Et si un botaniste me prouve que leur dénomination vernaculaire cause un contresens, je ne serai pas non plus choqué. À l’inverse, la foi est l’acte conscient et volontaire de croire : la première personne qu’un croyant des temps modernes3 doit convaincre, c’est lui-même, et son premier ennemi, c’est le doute. J’imagine qu’il existe des personnes dont la foi est suffisamment solide pour n’être ébranlées par aucune contradiction, mais il me semble absurde de faire comme si ces personnes étaient majoritaires et de s’offusquer qu’elles ne le soient pas.

Cependant je crois que Yannick Haenel a raison dans sa première affirmation : ceux qui commettent des crimes en justifiant ceux-ci par la l’offense cherchent surtout un prétexte à déchaîner une certaine violence dont les sources sont à chercher ailleurs.
Alors j’aime bien la phrase-de-Nietzsche-qui-n’est-pas-de-Nietzsche, car j’y entends ceci : l’offense (l’atteinte à l’honneur), ce n’est pas un sentiment intime, ou en tout cas pas seulement, c’est un sentiment dont l’enjeu est la maîtrise des apparences. Chacun a les moyens de savoir pour lui-même s’il est une personne honorable ou non, chacun de nous a les moyens de faire le compte de ses beaux gestes et de ses mesquineries, mais ce qu’on appelle l’honneur, ce n’est pas l’honorabilité véritable, c’est son illusion, pour soi ou pour autrui, c’est l’apparence, le spectacle de l’honneur. Et qui dit apparence, qui dit illusion, qui dit spectacle, dit mensonge, que l’on se mente à soi-même ou que l’on mente aux autres.
Bref, être offensé, c’est mettre en scène la vexation qu’on ressent ou affirme ressentir.

  1. Depuis quelques semaines, j’achète Charlie Hebdo pour ses compte-rendus du procès des terroristes de Charlie et de l’Hyper Cacher. C’est passionnant, mais le reste du journal est plutôt triste à lire, notamment ses dessins d’humour. Cette semaine, ça rigolait bien sur la question de la décapitation… Mais nulle part je n’ai vu de commentaire sur le fait que le prétexte du meurtre de Samuel Paty était deux dessins issus de Charlie Hebdo ! []
  2. Ou dans une autre version : « D’ailleurs, personne ne ment autant que l’homme indigné ». []
  3. En d’autres temps, où l’idée de la non-foi était impensable, sans doute foi et certitude étaient synonymes. []