Archives mensuelles : avril 2019

Vrais et faux journalistes

Le reporter de rue Gaspard Glanz a passé deux jours en garde-à-vue. Un CRS l’avait gratuitement repoussé alors qu’il demandait à rencontrer un responsable pour se plaindre d’avoir été la cible d’un jet de grenade tandis qu’il filmait une manifestation. Il avait répondu au geste dédaigneux et brutal du fonctionnaire par un doigt d’honneur1, ce qui a apparemment suffi à justifier à une arrestation, suivie d’une garde-à-vue prolongée, qu’ont condamnées le Syndicat national du journalisme et Reporters sans frontières. Ces organismes s’étaient également émus de l’arrestation d’Alexis Kraland, autre journaliste, emmené huit heures en garde à vue pour avoir refusé d’obtempérer aux policiers qui lui ordonnaient de jeter ce qu’ils ont qualifié d' »arme de destination » : sa caméra. Se faire intimer l’ordre d’endommager son outil de travail sous un prétexte évidemment fallacieux, voilà encore une violence inacceptable.

Notons que Gaspard Glanz, qui produit des images sur des sujets engagés2 a eu une importance capitale dans l’affaire Benalla, car s’il n’est pas l’auteur des images qui ont lancé l’affaire, il a retrouvé dans ses propres enregistrements du premier mai 2018 plusieurs autres vidéos montrant Benalla dans des situations et avec des équipements inappropriés à ses fonctions.

Entendons-nous, chacun a le droit d’être macroniste ou anti-macroniste, de grincer des dents face aux journalistes-activistes attentifs aux violences policières ou au contraire à l’écoute des éditorialistes BFM qui justifient ces violences, On a le droit d’être dubitatif ou hostile aux revendications des gilets jaunes ou d’être soi-même gilet jaune… mais si on en vient à soutenir des violences envers ceux qui témoignent ou les entraves à la liberté de la presse, on est mûr pour laisser complètement tomber le masque de la démocratie et passer à Bolsonaro, Orban, Pinochet et autres. Je ne dramatise pas, tout ça est une question de principes : la liberté d’informer, de s’informer, ne peut pas être conditionnelle. Si une partie des informations est occultée, comment les citoyens peuvent-ils juger la situation réelle de leur pays ? Comment leur vote pourrait-il avoir la moindre valeur ? Et donc, comment pourrait-on se dire en démocratie ?

Astucieux : pour son « doigt d’honneur » criminel, Gaspard Glanz aurait pu être jugé en comparution immédiate, mais voilà, l’audience est fixée au 18 octobre et le jeune reporter n’a plus le droit de se trouver à Paris les samedis jusqu’à cette date. Un peu gros ?

Quelques personnes, sur Twitter par exemple, ont justifié ou applaudi l’arrestation, la garde-à-vue et ses suites, en déniant à Gaspard Glanz le droit de se dire journaliste. C’est le cas par exemple l’éditorialiste Brice Couturier, qui écrit « J’ai eu l’occasion de dénoncer ce Gaspard Glanz dans les Matins de France Culture en tant que militant d’extrême-gauche, déguisé en journaliste », ou encore du dessinateur Xavier Gorce qui ironise sur le fait qu’une facture de (caméra) GoPro tient lieu pour certains de carte de presse.
Ce flagrant défaut de confraternité rappelle la fraîcheur qui avait accueilli les premiers scoops de Médiapart, au cours du quinquennat de Sarkozy : les professionnels de la profession les plus installés se voyaient dépossédés par un site web de leur pouvoir de faire et défaire les scandales . Et aujourd’hui, ce qui leur fait peur, c’est peut-être de se découvrir vieillissants et peu réactifs face à quelqu’un qui court les rues avec une caméra puis poste ses vidéos en ligne.

Quand Gaspard Glanz est sorti de garde-à-vue, il y avait tout de même quelques confrères : Europe 1, RMC, Sud Radio et Libé. Le jeune reporter leur a demandé s’ils étaient munis de cartes de presse eux-mêmes : ce n’était le cas que d’un sur deux. Eh oui, le journalisme n’est pas défini par le fait d’être titulaire d’une telle carte. Ce n’est pas un titre, l’activité peut s’exercer en amateur, en dilettante, en autodidacte, ou au contraire être le fruit d’une formation spécialisée, elle peut être militante (et donc centrée sur des sujets précis – mais le militantisme n’est pas forcément un gage de malhonnêteté). Ce qui permet de dire que quelqu’un fait du journalisme, c’est avant tout qu’il produit et diffuse de l’information. Si ces informations ne pourraient exister sans lui, alors son travail est non seulement légitime, mais utile. Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, disait : « l’objectivité n’existe pas, mais l’honnêteté, si ».

Parlons d’honnêteté, justement. Hier la chaîne CNews (Bolloré) a diffusé un publi-reportage sur le bain de foule d’Emmanuel Macron au Touquet. Je n’ai pas eu la chance de voir ces images, mais j’imagine leur contenu : avant des annonces capitales, profitant du week-end de Pâques, le président vient se ressourcer sur ses terres, où il n’a que des amis, bien entendu.

Si je n’ai pas pu voir cette vidéo, c’est que CNews l’a supprimée lorsque des taquins ont remarqué un détail : l’apparition à l’image d’un étrange garde-du-corps : Alexandre Benalla ! Eh oui, encore lui, le running-gag de la République en Marche, le chewing-gum sous la semelle d’Emmanuel Macron. Puisqu’il est peu probable que Benalla accompagne le président dans ses déplacements publics avant longtemps, une seule conclusion s’impose : ces images n’ont pas été tournées ce week-end.

Entre des gens employés par une chaîne d’audience nationale, qui diffusent des images d’archive en les faisant passer pour actuelles, et un reporter engagé qui diffuse des images dont personne ne conteste la véracité, qui est un vrai journaliste ?

  1. La vidéo de l’arrestation de Gaspard Glanz suffit à elle seule pour établir le caractère arbitraire et abusif de la réaction des policiers. On note un motif récurrent ; quand des policiers arrêtent quelqu’un, leurs collègues se mettent aussitôt en formation pour faire rempart entre l’action et les caméras, puis repoussent les éventuels curieux à coup de matraque. []
  2. Glanz a couvert Notre-dame-des-Landes, les Gilets jaunes, la Jungle de Calais, les pérégrinations des migrants dans les Balkans… Il ne cache pas son positionnement politique, sa sensibilité, qui l’amène à être notamment attentif aux cas de brutalité policière. Selon certains, cela le disqualifie. Comment se fait-il que l’on trouve plus rassurant un patron de presse qui instrumentalise l’information au profit de son influence personnelle, comme le font Bolloré, Dassault, Arnault,… à des journalistes qui ont des convictions politiques ? C’est un grand mystère pour moi. []

L’idole du crépuscule

Comme titre, j’avais aussi pensé à Pas de bronca pour Branco, avant tout pour le jeu de mot, mais aussi parce que ça recouvre une vérité : Juan Branco n’a pas été victime d’une campagne de dénigrement, son livre n’a pas fait scandale, il a juste été un peu ignoré, ou plus exactement, son impact médiatique limité n’est pas proportionnel au nombre important de ses ventes, ce qui permet à son auteur de se juger ostracisé, et d’imaginer de fortes pressions, voire un véritable complot autour de son nom1.
Je me suis un peu moqué de la paranoïa du sémillant journaliste-avocat-activiste2, et franchement, ce dernier donne le bâton pour se faire battre, avec des révélations comme celle qui est contenue dans le tweet qui suit : si les médias parlent du subit regain de succès du Notre Dame de Paris de Victor Hugo, juste après l’incendie de la cathédrale du même nom, ce n’est pas parce que c’est intéressant, c’est un prétexte pour ne pas parler du succès de son livre à lui, Crépuscule. Dans le patois de ma région on appelle ça « avoir le melon ».

Au moment où ce tweet a été émis, Crépuscule était la 3e meilleure vente sur le site Amazon.fr. Succès insolent pour un livre avant tout connu par bouche-à-oreilles et, par ailleurs, librement téléchargeable sur Internet. Les places 1, 2 et 4 étaient effectivement occupées par des éditions de Notre-Dame de Paris.

Se moquer du nombrilisme de ce jeune homme qui semble considérer que tout ce qui se passe ou ne se passe pas dans le monde médiatique est dirigé vers son unique personne était un mouvement périlleux de ma part, ne faites pas ça chez vous ! Mes moqueries m’ont rapidement fait rencontrer les zélotes du Brancquisme, venus en armée pour m’insulter (et cet article, je suppose, ne va rien arranger), puisque pour eux, si je n’accepte pas la vérité, si je ne vois pas la lumière que leur Messie apporte au monde, c’est que je suis un ennemi du véritable genre humain, les damnés de la Terre et autres gilets jaunes, c’est que mon âme dégouline du macronisme le plus odieux et que je protège l’oligarchie par mes paroles autant que par mes silences. Certes je ne suis ni riche ni puissant mais j’ai une tête à protéger l’oligarchie.
Malgré ses diplômes et sa notoriété, Juan Branco a choisi de ne vivre que du RSA, ce qui fait de lui une sorte de saint, suivant une vieille tradition des ordres mendiants catholiques. C’est effectivement courageux mais je me pose toujours la question du sens d’une telle démarche : ceux qui sont au RSA non par choix mais par force et à qui cela n’amène aucun prestige symbolique particulier sont-ils aussi des saints ? Beaucoup échangeraient leur place je crois.

Je ne connais pas cette personne, elle a débarqué sur mon mur Facebook, habituellement pacifique… Dans le commentaire suivant, il me qualifie de « petit con ». Je ne sais pas trop ce qui a fait croire à mon contradicteur que je pouvais avoir eu l’ambition de « parler à la place des ouvriers »

Sur Twitter, Juan Branco ne se montre pas un débatteur très caressant lui-même. Je me demande s’il croit vraiment qu’on peut se faire écouter d’un journaliste qu’on vient de traiter publiquement de vendu, et qu’on accuse de faire le silence sur un livre à peine paru et alors même que l’auteur et l’éditeur ont choisi de ne pas envoyer de service-presse3… Si Ismaël Emelien et David Amiel, anciens conseillers de Macron, sont invités partout et si Branco n’est invité nulle part (ou presque), c’est peut-être moins pour des raisons d’orientation politique que parce que les premiers jouent le jeu4 et n’accueillent pas les journalistes qui leur tendent le micro en les insultant.
Les paranoïaques ont toujours raison in fine, parce que ce qu’ils croient deviner de la malveillance d’autrui finit par devenir vrai en réponse à leur comportement.
Plus civils que Branco ou ses fans plus ou moins anonymes, mes amis lecteurs-amateurs du pamphlet m’ont conseillé de le lire à mon tour avant d’en parler5. Je n’avais pas un a-priori négatif sur ce livre, en fait, mais il a fallu que je me moque un peu de son auteur pour me sentir finalement forcé de l’acheter.

Le style, c’est l’homme ?

Alors qu’en dire ? Pour commencer, en tant que lecteur, je suis un peu repoussé par le style littéraire. Deux éditeurs (Diable Vauvert/Massot) se sont associés pour publier ce livre et il paraît que Denis Robert a participé à le réécrire. Tous ces gens auraient pu suggérer à l’auteur quelques améliorations : éviter de télescoper les informations en essayant de dire dans une seule phrase tout ce qu’on sait (anecdotique ou capital) ; éviter les phrases évasivement allusives ; éviter aussi les phrases où se multiplient les sujets et où on ne sait plus qui est le « il » qui est accusé de ci ou qualifié de ça. Je ne suis pas très savant en termes de grammaire, n’étant pas vraiment allé à l’école, mais il me semble qu’il y a souvent de vrais problèmes de ce côté-là dans l’ouvrage, et puis globalement, une certaine lourdeur. Curieusement,cela s’améliore au fil de la lecture, à moins que ce soit moi qui aie fini par m’habituer.
Beaucoup d’informations sont martelées — parfois il faut se répéter pour être entendu, admettons —, mais aussi beaucoup de formules. Quand Branco tient une bonne image, comme lorsqu’il parle de l’immaculée conception de Macron, il ne la lâche plus.
Le livre est structuré en chapitres un peu monotones mais qui contiennent chaque fois la promesse que le chapitre suivant nous époustouflera avec des révélations capitales. Hélas, l’attente n’est pas forcément récompensée et les révélations explosives censées tournebouler toute notre vision du monde politique sont souvent la répétition de choses déjà ébauchées comme amuse-gueule au fil les chapitres précédents. S’il y avait des publicités entre ces chapitres, cette manière de scénariser le suspense à partir d’un petit nombre d’informations croustillantes annoncées sous forme d’extraits anticipés censés tenir le lecteur en haleine rappellerait les émissions de télé-réalité ou l’affreux talk-show On n’est pas couchés, et autres pièges à spectateurs du même type.

L’auteur semble souffrir d’un tempérament furieusement autocentré. Si un milliardaire passe sans le voir pendant une soirée, c’est qu’il baissait les yeux pour ne pas croiser le regard d’acier de Juan Branco, lequel lui adressera ensuite un SMS cryptique disant : « oui c’était bien moi. Burning houses wherever they are » (page 51). Il se sent courtisé ou épié en permanence et s’imagine être l’obsession des puissants :

Chaque geste est surveillé. Bernard Arnault tenta de de faire censurer un de mes tweets. Xavier Niel me signifia qu’il avait vu une émission où je le mentionnais, qui ne dépassait pas les trois mille clics sur un site Internet. Le moindre élément est traqué pour qu’il ne serve de cheval de Troie et provoque un raz de marée.

(Autre extrait, p135)

Les gens pointés du doigt dans ce pamphlet paraissent choisis en fonction de la proximité ou des contacts qu’ils ont eu avec l’auteur : Gabriel Attal semble mériter d’être le sujet de toute une partie du livre avant tout parce qu’il a fréquenté les même bancs d’école que Branco. Et si le lugubre Bolloré est à peine mentionné tandis que Xavier Niel se voit lui aussi consacrer de nombreuses pages, c’est parce que ce dernier a invité l’auteur au restaurant, un jour.

Bref, Branco semble un peu immature tant il paraît croire que le monde entier tourne autour de lui. Il est un peu obsessionnel, un peu brouillon dans sa précipitation à tout dire en même temps, mais passionné, sans doute profondément honnête (« écorché vif » me disait un ami), je comprends que certains le jugent attachant.

Ce que ça raconte

Ceci étant dit, le livre ne manque pas complètement d’intérêt. L’analyse qu’il contient du système des écoles grand-bourgeoises parisiennes est pertinente et vivante, d’autant qu’elle est vécue — on soupçonnera l’auteur de régler ici des comptes avec la cruauté de l’adolescence —, et sa présentation des filières d’élite, utilisées non pour former des esprits mais pour sélectionner ceux qui sont les plus conformes aux attentes du système est juste. En même temps, l’auteur semble découvrir le fonctionnement centralisé de la France telle qu’elle est structurée depuis le règne de Louis XIV, et constate la reproduction sociale telle que l’ont décrite Passeron et Bourdieu dans Les Héritiers, publié en l’an 25 avant JB (avant Juan Branco). Quant à l’étroitesse, aux porosités et à la consanguinité des mondes politique, médiatique et financier, les Pinçon/Pinçon-Charlot en avaient très bien parlé dans Le Président des riches et autres ouvrages. Ces auteurs, d’ailleurs, sont presque absents du livre, de même que l’observatoire des médias Acrimed, jamais cité ! Juan Branco se désespère d’être seul à dénoncer la concentration des médias entre les mains d’un poignée d’oligarques, mais c’est un peu facile s’il se refuse à créditer ceux qui le font, car il y en a bel et bien. Seul le Monde Diplomatique est régulièrement félicité pour son action, mais on se demande si la vertu que Juan Branco lui voit n’est pas avant tout de publier ses textes.

Si on n’a pas envie de débourser les dix-neuf euros que coûte l’édition papier, on peut lire la version originelle du texte (« Macron et son crépuscule »), librement diffusée par son auteur au format pdf.

Je me moque, mais avec des exemples imparables, Branco montre en tout cas qu’il est possible de « réussir » dans le microcosme dirigeant parisien sans véritable instruction, sans qualités, sans idées politiques, à la seule condition d’être bien né, d’être coopté par les bonnes personnes, d’avoir fréquenté les bons établissements scolaires dès la maternelle. En résumé il démontre qu’il est possible de devenir quelqu’un dans le monde politique, médiatique, financier, à condition de l’être déjà, à condition d’avoir été sélectionné socialement pour cela et d’avoir docilement respecté les règles du jeu, d’avoir fait passer son ambition devant d’éventuelles convictions. Le fait que tout ça ne soit pas réellement un scoop ne doit pas empêcher d’en parler, au contraire, même, car le mythe de la méritocratie, que l’on vend si bien aux pauvres afin qu’ils se sentent un peu minables perdure avec constance malgré l’accumulation croissante des preuves de son imposture.

Quoi de neuf dans la situation actuelle ? Peut-être le fait que les grands-bourgeois ne se donnent plus la peine d’être cultivés et bien élevés, de connaître les arts et de garder un peu des traits de l’aristocratie qu’ils avaient submergé ? Le fait que peu d’efforts soient faits pour masquer les apparences, puisqu’on n’a plus besoin de faire semblant d’être expérimenté6, incorruptible ou désintéressé pour obtenir des responsabilités politiques majeures ?

Ernst Stavi Blofeld, chef du S.P.E.C.T.R.E., dans « Bons baisers du Russie ».

Xavier Niel est-il le mastermind, le numéro 1 du S.P.E.C.T.R.E., qui dans l’ombre a découvert, façonné et placé à l’Élysée le jeune Emmanuel Macron ? Est-ce que Mimi Marchand est une faiseuse de rois et d’opinion, tellement puissante qu’elle peut non seulement lancer mais aussi étouffer n’importe quel scandale people ? C’est peut-être prêter un peu trop d’importance à ces gens que ne pas voir les autres forces qui sont à l’œuvre. En fait, à lire le livre, l’ensemble du destin politique de notre pays se résume aux manigances d’une poignée de milliardaires qui ont corrompu à peu près toute la France, à l’exception de Juan Branco qui, seul, a le pouvoir de provoquer une Apocalypse7, de soulever le voile qui recouvre de mensonge une réalité ignoble.

Il me semble que Juan Branco gagnerait à relativiser l’importance des individus du Landerneau8 parisien pour s’intéresser à des disciplines qui chacune peut servir de grille de lecture d’une réalité politique : psychologie, mathématique, sociologie, anthropologie, évolutionnisme, histoire. Car si certaines informations (amitiés, liens familiaux, couples) peuvent être franchement utiles pour éclairer diverses situations, le danger serait de croire que ces informations expliquent tout ou qu’il est bouleversant de savoir qu’untel et untel se connaissent mieux qu’ils ne le disent, ou sont amis ou amants. Rien n’est faux, ou en tout cas rien n’est saugrenu ou invraisemblable dans ce que raconte Branco, mais il ne faudrait pas négliger tout un tas d’autres paramètres.

Je ne fais pas des folies de « Crépuscule », que je juge lourd et bien moins palpitant que promis. En revanche je recommande son entretien avec Thinkerview, qui dure deux heures mais qui est clair, assez mesuré, bien plus fin que le livre, qui n’était peut-être pas la forme appropriée à ce que voulait dire l’auteur.

Il est précoce. Il n’est pas prophète en son pays. Il se fait volontairement pauvre pour vivre parmi les pauvres. Ancien pécheur il a connu une épiphanie et est seul à connaître la vérité du monde et à pouvoir dévoiler celle-ci afin de nous sauver et de nous amener tous vers un futur de justice et d’égalité. Sa détermination et son savoir font trembler les puissants marchands du temple qui ont dévoyé la République. Il a des adeptes à foison malgré les persécutions dont il fait l’objet. Si l’on apprenait qu’en plus il fait du ski nautique, je dirais qu’il est Jésus ressuscité.

  1. Lire l’article de Libé/Checknews : Juan Branco a-t-il été censuré par plusieurs grands médias français ? []
  2. Notamment lorsqu’il reproche à Daniel Schneiderman de vouloir protéger Le Monde et à Edwy Plenel d’être à la botte de Xavier Niel. []
  3. Il est problématique que les journalistes négligent souvent les livres qu’ils n’ont pas obtenus gratuitement, mais c’est un fait. Et ce n’est pas forcément par pingrerie : c’est aussi ce qui leur permet d’avoir des articles prêts avant la parution d’un livre. []
  4. Une autre raison est peut-être la joie mauvaise (comme toujours déguisée en neutralité) qu’il y a à pointer une caméra vers ces gens visiblement trop verts pour le rôle majeur qu’ils ont occupé — ils m’ont rappelé les plus inconscients des start-uppers d’avant l’éclatement de la « bulle Internet », qui voyaient le succès de leurs levées de fonds comme une preuve qu’ils représentaient un monde aux règles inédites alors même qu’ils étaient surtout le symptôme de la sidération d’un « vieux monde » paniqué à l’idée de disparaître qui les finançait à défaut de rien comprendre aux enjeux du numérique. []
  5. J’aime bien dire qu’il ne faut pas avoir lu/vu/entendu une œuvre avant d’en parler, car en connaissant l’œuvre, on est forcément influencé par son contenu. []
  6. Dans un article récent, Pascal Bruckner se montrait scandalisé de voir le monde adulte écouter avec émotion la jeune activiste anti-réchauffement climatique Greta Thunberg, rappelant que le pouvoir donné à la jeunesse était le signe d’une mortifère inversion des valeurs selon Platon : « quand le père traite son fils comme un égal, que les maîtres flattent les disciples et que les vieillards imitent la jeunesse ». Pourtant, cette adolescente ne fait qu’exprimer les inquiétudes de sa génération face à un phénomène qui indiffère ceux qui en sont la cause.
    S’il est si sensible au problème de hiérarchie que constitue le fait de conférer du pouvoir à la jeunesse, Bruckner pourrait s’en prendre à Emmanuel Macron, devenu président à trente-neuf ans sans avoir jamais été député, maire ou conseiller municipal, et dont l’entourage est formé de gens parfois bien plus jeunes et inexpérimentés, comme Alexandre Benalla ou Gabriel Attal. []
  7. Apocalypse, du grec Αποκάλυψις, qui signifie « dévoilement » ou « révélation ». []
  8. Sans allusion à Michel-Édouard Leclerc. []

L’exemplarité du prof

De temps en temps, je diffuse une fausse-nouvelle. De bonne foi, bien sûr, mais le fait de se faire attraper et de participer ensuite sottement à abuser d’autres personnes n’en constitue pas moins une petite vexation. C’est ce qui m’est arrivé ce matin lorsque j’ai tweeté deux images du tableaux Suzanne et les vieillards, par Artemisia Gentileschi, dont l’une, censément photographiée aux rayons X révèle une image bien plus violente et torturée que la peinture telle qu’elle nous est connue :

Rappelons que le récit biblique de Suzanne raconte l’histoire d’une jeune femme qui, pour avoir refusé les avances de trois vieux cochons est accusée par ces derniers d’adultère et est condamnée à mort. Elle est heureusement sauvée par le prophète Daniel qui passait dans le coin. La particularité de ce tableau est qu’il est de la main d’une peintre baroque de grand talent, Artemisia Gentileschi, qui a elle-même subi un viol et, chose rare, a poursuivi son violeur devant la justice papale (puisque cela s’est passé à Rome), ce qui réclamait une certaine détermination car ce genre d’enquête, à l’époque, n’avait rien à envier à celles qui ont lieu dans des pays tels que l’Arabie Saoudite : examens gynécologiques humiliants, interrogatoire et même tortures ! Le procès, dont l’instruction a duré sept mois, a permis d’établir que le violeur, à qui Artémisia avait été confiée en apprentissage par son père, était une fripouille dans de nombreux domaines : violeur, voleur, assassin en puissance et coupable d’inceste. Il a été condamné à un an de prison, et l’a surtout été parce qu’il n’avait pas honoré sa promesse d’épouser sa victime, ce qui pour la justice papale eût sans doute constitué une conclusion heureuse.

Depuis toujours, on cherche des traces de rage ou d’envie de vengeance dans la peinture d’Artemisia Gentileschi. Et c’est tentant, car plusieurs de ses tableaux exposent des rapports hommes/femmes pour le moins tendus, avec décapitations, égorgements, meurtre à coup de clou et de marteau. Cependant le Suzanne et les vieillards, exécuté par l’artiste, alors âgée de dix-sept ans, ne peut pas être une réponse au crime qu’elle a subi puisque celui-ci a eu lieu deux ans plus tard.

L’histoire de la version cachée du tableau et découverte grâce aux rayons X était trop belle pour être vraie, et un quart d’heure après mon tweet d’origine, le graphiste Adrien Havet a signalé mon erreur et fourni la source originelle du document, le travail de l’artiste Kathleen Gilje :

À ma décharge, outre le fait que l’information erronée m’avait été transmise par une chaîne de personnes de confiance (un ami avais repris le post d’une directrice de musée qui elle-même l’avait trouvé sur une très sérieuse page Facebook consacrée à la restauration de peintures), un malicieux s’était amusé à légender les images (ce qui était peut-être l’élément le plus suspect, me dira-t-on) :

Bien entendu, j’ai aussitôt publié un correctif, et même plusieurs, en réponse aux personnes qui commentaient, et ceci dans l’espoir que mes corrections auraient autant d’écho que le tweet d’origine, qui a été largement diffusé.

Twitter ne permet pas de corriger un tweet : on le laisse ou on le supprime, mais on n’en modifie pas le contenu, l’alternative est binaire. C’est donc un dilemme fréquent : faut-il faire bruyamment connaître sa bévue, ou bien se contenter de supprimer le tweet erroné, au risque de laisser à la place des conversations tronquées et farcies d’explications que l’escamotage rend incompréhensibles ?
En général, je préfère la première solution, qui me semble honnête et claire, puisque j’assume mon erreur, je la dénonce et j’en rends compte. J’ai toujours trouvés un peu ridicules ceux qui suppriment une information erronée comme si elle n’avait pas jamais existé. Et je me dis aussi que faire connaître une erreur en tant que telle permet d’éviter que celle-ci soit commise à nouveau à l’avenir, car après tout il suffit à toute personne dubitative ou curieuse de cliquer sur mon tweet pour voir apparaître les dénégations.

On peut m’objecter que mon attitude n’interrompt pas vraiment la diffusion de l’information erronée puisque, un peu comme avec tout média de flux, les correctifs sont rarement aussi bien diffusés que les erreurs qu’ils réparent.
C’est ce que fait le dénommé @Khagneux, qui en tire des conclusions sur ma compétence professionnelle, sur ma moralité, et sur le prix auquel il estime mes compromissions intellectuelles : une poignée de retweets ! Quant à ma correction, elle n’est qu’un « simple » commentaire.
Heureusement qu’il ne s’agit pas d’un sujet trop grave, qu’est-ce que j’aurais pris sinon !

J’ai aussi eu une conversation avec un dénommé @FitZ7_ (ci-dessus), qui a commencé, en contribuable révolté, par se plaindre du fait que mes tweets erronés sont payés par ses impôts, puis qui a interrogé, lui aussi, ma moralité et ma compétence professionnelle. Je suis assez habitué à l’Argumentum ad professerum, lequel surgit facilement dans les conversations et me semble signe d’une envie de rabaisser une autorité. Ne m’étant jamais vu comme une autorité, un mandarin, un ponte, un donneur de leçons, je ne me suis jamais senti particulièrement heurté, j’ai toujours eu l’impression que ça ne s’adresse pas vraiment à moi, que cela répondait à des frustrations qui m’échappent.

Mais bon, cette histoire est l’occasion de réfléchir aux droits et devoirs d’un enseignant en nouveaux médias : est-ce qu’accompagner des étudiants sur des projets de design numérique impose d’utiliser Twitter sans jamais commettre la moindre gaffe ? Ce n’est pas la première ni la dernière fois que je tombe dans un panneau. Ma vision de l’apprentissage (celui de mes étudiants comme le mien, toujours à faire), inclut la sérendipité, la dérive, l’expérience, le risque, l’accident, la surprise, les essais et les erreurs. Se tromper est souvent l’occasion de réfléchir à un sujet, d’apprendre quelque chose. On dit d’ailleurs « ça me fait une leçon ». Pour ce qui est de l’enseignement, un équilibriste qui n’est jamais tombé peut-il enseigner à ses élèves comment on marche sur un fil ? Le fondement même de la démarche scientifique n’est pas tant de savoir que d’apprendre, n’est pas tant d’avoir raison que de savoir réviser son avis et tirer parti de ses erreurs, justement. Vraiment, je ne vois pas tellement le souci. Je ne suis pas spécialement fier d’avoir été la victime et le vecteur d’un canular, mais il me semble que le cacher, en espérant personne ne le voie ou que tout le monde l’oublie, surtout moi, n’est pas une occasion de progresser.
Quant à l’exemplarité, je n’y crois pas. J’ai lu suffisamment de dystopies pour savoir que le prix à payer pour la perfection est de faire taire ceux qui n’y croient pas. Pour être exemplaire, il n’est pas question d’espérer être parfait — c’est impossible —, il faut refuser d’admettre les erreurs que l’on a commises, les effacer, prétendre qu’elles n’ont jamais existé.