J’aurais presque pu placer cet article sur mon blog Fins du Monde, car il me semble que les motivations du quart des électeurs qui se sont déplacés pour voter aux élections du parlement européen et l’ont fait en faveur du Front National ont un rapport avec l’envie de catastrophes qui, précisément, rend plaisants les récits de fin du monde.
J’ai toujours été frappé par une expérience mentionnée par Henri Laborit1 dans le film Mon Oncle d’Amérique, d’Alain Resnais, qui montre que, soumis à un stress (en l’occurrence, des chocs électriques annoncés par des signaux sonores), les rats voient leur santé décliner et la qualité de leur pelage s’altérer. Tout change malgré tout si une action est possible en réponse à l’électrocution. Cette action peut être une solution (passer dans une partie de la cage où on sait que le choc électrique n’aura pas lieu) ou au contraire n’apporter aucune solution positive (se battre avec un autre rat présent) sinon un défoulement. Cette expérience très frappante montre que, à un niveau neurologique, l’évolution nous a amenés à favoriser l’action comme moyen de répondre à une situation pénible, indépendamment de l’efficacité de ladite action à régler le problème subi. Cette expérience montre aussi que l’agressivité envers autrui peut servir à échapper à ses angoisses.
C’est pour ça que l’on peut casser une assiette, insulter, s’enfuir2, et sans doute bien d’autres actions, y compris créatives : écrire des insultes ou tracer un dessin obscène, au marqueur, sur la porte intérieure d’un W.C. public ; écrire un roman ; danser ou chanter ; regarder un film catastrophe ; etc.
Vu sous cet angle, l’irrationalité de certaines de nos actions prend son sens : pourquoi manifester ou pétitionner, par exemple ? À de rares exceptions près, ces actions ne peuvent en aucun cas avoir une influence sur les faits qu’elles combattent, puisqu’elles ne fédèrent et ne convainquent que des gens qui sont déjà d’accord entre eux3. Mais au moins, ce sont des actions, et le fait d’agir, donc, permet de sortir de l’état de stress et de prostration.
On voit où je veux en venir, j’imagine : soumis à un stress médiatique constant, l’électeur veut agir, mais son action ne sera pas forcément rationnelle (c’est à dire apte à régler les problèmes auxquels elle répond). Voter pour le Front National n’est pas très rationnel, ne serait-ce que parce que sa ligne politique est loin d’être lisible, notamment du point de vue économique, où les discours de la gauche altermondialiste sont mêlés sans scrupules à un appel à l’autarcie économique et humaine, ainsi qu’à un ultralibéralisme difficilement applicable — suppression des impôts et des taxes. Tout comme Nicolas Sarkozy en son temps, le FN promet le beurre et l’argent du beurre, et assure que cela est immédiatement tenable au prix d’un changement de monnaie et d’une expulsion des étrangers. Cette expulsion des étrangers n’est plus expliquée très clairement, elle non plus : à une époque encore récente, le Front National considérait toute personne n’ayant pas quatre grands parents français comme étrangère. Ce qui fait beaucoup d’étrangers, mais c’était la manière de persister à considérer comme étrangères des populations d’enfants ou de petits-enfants d’immigrés, qui ont grandi en France, ont le Français comme langue maternelle et, au fond, n’ont pas de lien avec les pays de leurs ancêtres, qu’ils ne connaissent que pour les vacances qu’ils y ont passé et où on les appelle, à juste titre, « français ».
On remarquera que le Front National, mais aussi, et c’est plus gênant, les médias qui lui servent la soupe continuellement, s’abstiennent prudemment de traiter ces questions de manière détaillée. Les électeurs eux-mêmes ne semblent pas demandeurs, et peut-être savent-ils au fond que les propositions du Front National n’ont aucune logique. Et peut-être est-ce que ça ne les gène pas, parce que ce qu’ils veulent, ce n’est pas une résolution de leurs problèmes, mais qu’on y apporte une réponse.
Cela me rappelle l’interview d’une personne dont l’enfant avait été assassinée des années plus tôt. Un homme avait à l’époque été arrêté et condamné à la prison à perpétuité, alors qu’il s’affirmait innocent. Des années plus tard, l’innocence de ce condamné a finalement été démontrée de manière irréfutable, et il a été libéré. Au lieu de se réjouir qu’un innocent sorte de prison, le père en deuil regrettait qu’aucune réponse pénale ne soit apportée au meurtre de sa fille : ce n’est pas la justice qu’il voulait profondément, mais le fait que quelque chose soit fait, et peu importe quoi. Bien qu’à un niveau intellectuel il comprenne qu’on relâche l’innocent, à un niveau émotionnel, il aurait préféré continuer à ignorer l’innocence de cet homme, et que celui-ci reste en prison.
Reste une énigme : parmi les nombreuses listes qui étaient proposées pour l’élection (trente-et-une dans ma circonscription), pourquoi est-ce le Front National qui a fédéré les votes ? Si l’idée était juste de sanctionner les partis qui se partagent le pouvoir depuis des décennies, pourquoi ne pas avoir choisi un quelconque parti spécialisé, puisqu’il y en avait pour tous les goûts ? (souverainistes, religieux, royalistes, europhobes, europhiles, fédéralistes, écologistes, féministes, humanistes, rooseveltistes, internationalistes, internetistes,,…).
J’imagine plusieurs raisons, la première étant l’omniprésence médiatique du Front National qui, tout en continuant à s’estimer « bâillonné », est systématiquement invité aux talk-shows politiques et y occupe une place de plus en plus grande. «Plus votre nom est dans les journaux, plus on vous entend à la radio, plus on vous voit à la télé, plus vous êtes crédible», avait dit Dominique Martin, le directeur de campagne de Marine Le Pen lorsque cette dernière briguait la présidence du parti fondé par son père4.
Une autre raison est l’oubli. Pour les gens de mon âge ou plus vieux, le Front National est un parti plus que douteux, ostensiblement inspiré du néofascisme italien, fondé par des parachutistes patibulaires, par des théoriciens de l’antisémitisme, par d’anciens collabos et même, par un gradé de la division SS Charlemagne, Pierre Bousquet ! Les plus jeunes ne peuvent pas voir ça : il n’identifient pas les scories de la Guerre d’Algérie dans la société actuelle, et la seconde guerre mondiale est encore plus éloignée dans le temps. Ils voient juste que Marine Le Pen est présentée comme l’alternative aux partis traditionnels, et puisqu’ils considèrent que ce qui ne va pas aujourd’hui est le fait de ces partis traditionnels, le calcul est vite fait : 30% des moins de trente-cinq ans qui ont voté ont donné leur voix au Front National, et la moitié des Français ne jugent pas comme un danger la perspective de voir ce parti accéder au pouvoir.
Bien entendu, l’état de délabrement idéologique des partis « traditionnels » pèse dans la balance : ils semblent incapables d’apporter la moindre réponse crédible au chômage, à la crise économique autant qu’aux incertitudes géopolitiques diverses, paraissent courir derrière un monde qu’ils ne comprennent pas, et ont fini par accepter de se placer sur le terrain du Front National pour bien des sujets, par opportunisme ou par intoxication médiatique, je ne sais pas — l’un et l’autre sans doute.
Mais j’ai une dernière théorie, qui fait que le Front National est de moins en moins un parti « protestataire » pour qui certains votent non par foi en son programme mais pour punir la concurrence. Cette théorie, c’est que le Front National promet une catastrophe : arrivé au pouvoir, il prétend pouvoir chambouler brutalement le fonctionnement économique autant que social du pays, en redistribuant les cartes sur une base ethnique, nationale, en l’isolant du reste du monde, en prenant des mesures autoritaires à tous les niveaux, etc.
Or, je suis certain qu’un grand nombre de gens, parmi ceux qui votent effectivement pour le Front National, comprend en quoi ce genre de proposition est déraisonnable, et sait que l’effet d’une application du programme annoncé serait, en réalité, tragique. Mais peut-être est-ce précisément ce qu’ils veulent, parce que la catastrophe, c’est la promesse de beaucoup de douleurs, mais c’est aussi la promesse d’une discontinuité, d’un changement radical, d’une remise à zéro, c’est la promesse que plus rien ne sera comme avant.
Si j’ai raison, avec mon hypothèse d’une envie de catastrophe, alors la responsabilité des politiques au pouvoir est immense : ils ont construit une société française désespérée, ils ont convaincu les Français que leur situation ne changera jamais tant qu’ils géreront le pays. Le discours médiatique dominant, qui présente l’avenir comme bouché, partage évidemment cette responsabilité. La réalité démocratique elle-même, où le résultat d’une élection peut être piétiné (mandat des maires rallongé d’un an en 2007 ; résultat du référendum de 2005 confisqué), donne raison à ceux qui ne croient pas que la classe politique aient envie de les associer à ses décisions. Or cela se passe à un moment où, merci Internet, le public est de moins en moins prêt à se faire « représenter » par une poignée de gens qui semblent vouloir avant tout gérer leurs petites carrières sans rendre de comptes à qui que ce soit et en ne proposant, au fond, rien de concret.
La conclusion, évidente à mon sens, c’est que nous nous trouvons à un tournant : il faudra que la vie politique change radicalement, en donnant une vraie place aux citoyens non plus seulement dans son discours mais aussi dans ses décisions,. Il faudra que le citoyen ait l’impression de voir le bout du tunnel, qu’il ait l’impression que son avenir est ouvert. Faute de quoi, l’envie d’une catastrophe, qui est une autre manière de faire en sorte que le futur soit ouvert, ne fera que croître, jusqu’au jour où elle adviendra vraiment, aux dépens exorbitants de tous.
Lire ailleurs : Pourquoi le FN ? Un début de reponse par la littérature et le polar, sur le blog Zone Générale d’urgence relative ; La colère est muette sous la camisole de la peur d’être encore plus pauvre, par rienderien, chez Paul Jorion ; La Rançon du mépris, par Agnès Maillard ; Bernard Stiegler «Le Front national prospère dans le désert des idées politiques», sur le site de L’Humanité.
- Henri Laborit était neurobiologiste, éthologue et est l’inventeur du premier neuroleptique. Il est mort en 1995. J’ignore quelle place a son œuvre pour la communauté scientifique actuelle. Son travail était particulièrement « transversal » (il s’intéressait à l’urbanisme, à la sociologie, etc.) et un peu à part du monde académique médical français, dont on dit qu’il l’a empêché d’obtenir le prix Nobel. [↩]
- La fuite est est une forme d’action capitale, selon Henri Laborit, cf. son essai Éloge de la fuite. [↩]
- Manifester permet, bien sûr, de compter les troupes et de constater que l’on n’est pas seul, ce qui est en soi réconfortant. Dans le cas des manifestations massives, elles permettent, évidemment, de peser dans les rapports de force. Mais quand trois cent personnes manifestent pour dénoncer les agissements d’un gouvernement de pays lointain, comme cela se passe à Paris chaque jour, seuls ceux qui manifestent, et qui sont déjà mobilisés (puisqu’ils manifestent) en seront informés.
Tout cela me rappelle Vladimir Jankélévitch, le « marcheur infatigable de la gauche », qui, à côté d’une philosophie métaphysique et morale très fine, tenait à être de toutes les manifestations, dont les slogans sont rarement aussi réfléchis : d’un côté il réfléchissait, et de l’autre, il était dans l’action, sans stratégie autre que de ne pas rien faire. [↩] - Lire Quand le directeur de campagne de Marine Le Pen moque le «client-électeur», sur Mediapart, qui dévoile le contenu d’une bande enregistrée où le cynisme des méthodes politiques et le mépris de l’électeur se manifestent sans ambiguïté. Je ne me rappelle pas que David Pujadas ait interrogé Marine Le Pen sur le sujet, il préfère lui parler d’immigration, cf. cet article récent d’Acrimed. [↩]