Archives mensuelles : janvier 2016

Trollons le grand prix

Les auteurs ont voté, les trois finalistes pour le grand prix de la ville d’Angoulême sont Alan Moore, Hermann et Claire Wendling. Même s’il n’est pas complètement inattendu (Moore et Hermann sont pressentis depuis longtemps, en tout cas), ce palmarès est étrange : les trois auteurs ont plus ou moins fait savoir qu’ils ne voulaient pas du prix (quoique Hermann semble avoir changé d’avis) et leurs œuvres sont difficilement comparables.

De gauche à droite : Watchmen (Moore/Gibbons), Jeremiah (Hermann) et, enfin, un pastel par Claire Wendling.

De gauche à droite : Watchmen (Moore/Gibbons), Jeremiah (Hermann) et, enfin, un pastel par Claire Wendling.

J’adore dire du mal d’Alan Moore, parce que c’est une vache sacrée de la bande dessinée des trente dernières années, ce qui est en soi une bonne raison, mais je dois dire pour être franc que j’en dis aussi du mal parce que j’en pense du mal. Ses scénarios sont érudits et intelligents, rien à redire là-dessus, mais je me sens presque invariablement repoussé par les dessinateurs qu’il embauche, qui sont, sauf exception1, des gens laborieux. Pas nécessairement de mauvais techniciens du dessin, au contraire, mais des gens dont le dessin est ennuyeux, et ne doit sa personnalité qu’à de mauvais tics. Il y a de grands dessinateurs dans le monde des comics, et il est arrivé à Moore de collaborer avec certains, mais en considérant sa carrière entière, on a l’impression que le sujet du trait ne l’intéresse pas. Or s’il faut toujours rappeler l’importance du scénario en bande dessinée, il ne faudrait pas négliger le dessin pour autant, non seulement pour le travail de mise en scène (cet aspect, chez Moore, est généralement au point), mais aussi comme langage à part entière, porteur d’un discours difficile à formuler verbalement : la drôlerie, la poésie, l’énergie ou d’autres qualités peuvent être véhiculées par le seul dessin. On me dit souvent : « mais pas du tout, regarde From Hell ! ». Je comprends l’exemple : le dessin de Campbell est intéressant, c’est du vrai dessin, pas juste l’outil d’un assommant pensum visuel. Par contre, cette fois (pour une fois, dirais-je), c’est le scénario de Moore et sa prétention littéraire, ajoutés au poids de l’objet, qui font que le livre me tombe des mains. Je connais plus d’un passionné de From Hell, et peut-être que j’ai tort, mais je n’ai absolument pas le courage de vérifier, de relire ce truc. Je le garde malgré tout pour le cas où j’aurais besoin de jeter un truc lourd sur quelqu’un. Je l’ai dit, j’adore taper sur Moore mais en faisant preuve d’un peu d’honnêteté intellectuelle, j’admets qu’il serait logique que ce soit à lui que le prix échoie.

De Hermann, j’ai vanté le travail poétique et contemplatif avant de réaliser avec grand’honte que je le confondais avec Cosey. Cette méprise vient de loin, elle date de mon enfance, quand parmi les rayons bande dessinée des supermarchés j’étais également repoussé par les albums des séries Jérémiah et Jonathan (deux prénoms bibliques et anglo-saxons commençant par un « J »), Je n’ai lu ni l’une ni l’autre. Le point de départ de Jérémiah m’intéresse plutôt, mais à l’époque, le dessin dit « réaliste » me faisait fuir, ce qui fait par exemple que je n’ai jamais lu le moindre album de Blueberry : c’étaient les pages que je sautais dans le journal Pilote, comme je sautais Jonathan dans le journal de Tintin, et aujourd’hui encore, j’aurais du mal à me contraindre à les lire, même si je sans doute plutôt plus ouvert que je ne l’étais.
Bien plus tard, j’ai lu Hé, Nic, tu rêves ? de Hermann, dans Spirou, une espèce de Little Nemo qui me semblait plaisant à l’époque mais que je ne suis pas certain de vouloir relire à présent. Il faut en revanche que je lise Jérémiah. Quant à Cosey, qui n’a rien à voir, je l’ai lu plus tard et même si je m’ennuie un peu, comme je m’ennuie avec les œuvres de son homologue japonais Tanigushi, je trouve appréciable ce qu’il a amené à la bande dessinée. J’aurais donc préféré que Cosey soit proposé, plutôt qu’Hermann dont je ne pense rien — on ne peut pas tout connaître.

Claire Wendling, enfin, est un cas. Le fait qu’elle soit finaliste est sans doute moins le couronnement d’une œuvre que l’expression du regret d’une œuvre potentielle, d’une œuvre qui n’a pas suffisamment existé, puisque, depuis une bonne vingtaine d’années, Claire Wendling évolue à l’extérieur du monde de la bande dessinée et est désormais illustratrice à temps plein. Il faut que son talent ait impressionné pour que tant d’auteurs l’envisagent en grand prix malgré une bibliographie qui tient sur une feuille de papier à cigarette. N’est-ce pas un message, une forme d’appel à un grand retour ? Je le dis souvent : Will Eisner aussi avait abandonné la bande dessinée depuis vingt ans lorsqu’il a obtenu le grand prix d’Angoulême.
Claire Wendling appartient à une ligne « semi-réaliste » de la bande dessinée grand public, qui est surtout représentée par des auteurs qui sont souvent assez interchangeables et auto-satisfaits, aux exceptions notables de Régis Loisel2, dont la carrière est bien connue, et, donc, de Claire Wendling, au trait solide et presque académique, au bon sens du terme.
Claire Wendling a publié peu d’albums de bande dessinée, et, en vingt-cinq ans de carrière, peu de livres tout court (bien qu’elle dessine, je crois, du matin au soir). Elle a de quoi être flattée en constatant l’étendue de sa renommée, dont cette liste des trois finalistes est un exemple flagrant. Ce serait, bien sûr, une drôle d’idée de lui donner le prix, mais chaque année, à chaque grand prix d’Angoulême, on se dit que le choix était une drôle d’idée. Alors pourquoi pas ?

  1. Bill Sienkiewickz, par exemple, pour le projet inachevé Big Numbers. []
  2. Et peut-être d’autres, j’avoue que je connais bien mal. []

Service civique

Le président de la République veut étendre le service civique à la moitié d’une classe d’âge, puis, à terme, le généraliser. C’est à dire revenir au service national obligatoire, mais non-militaire. Par ailleurs, il est prévu que, depuis l’école primaire jusqu’à la sortie du lycée, les élèves se voient dispenser trois cent heures d’enseignement moral et civique. Sur ce dernier point, le fond de ma pensée se résume à gonfler ma joue d’air et à y appliquer de petites pressions avec l’index, afin d’évacuer l’air bruyamment : la citoyenneté n’est pas vraiment une affaire qui se chiffre en heures passées à s’en faire causer par des enseignants qui voient juste que cela empiète sur le programme. Je ne suis pas la bonne personne pour en parler, puisque je n’ai jamais vraiment cru à l’école, mais de toute façon je pense que l’école n’est pas l’endroit où l’on apprend le mieux la citoyenneté. Être citoyen ne s’apprend pas par cœur comme une récitation, ça passe par le fait de se sentir véritablement acteur du fonctionnement de l’État.

L’ensemble du projet, j’imagine, entend créer chez les jeunes un sentiment d’appartenance citoyenne qu’ils n’ont plus — s’ils l’ont jamais eu. Le service civique peut aussi donner à chaque jeune une première expérience professionnelle, ainsi que la possibilité aussi de passer son permis ou son BAFA (Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) dans certains départements.
Enfin, cette activité est rémunérée : 573 euros chaque mois, soit environ la moitié du Smic. Envisageable si on vit chez ses parents.

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Que l’inscription soit facile est un peu un minimum, mais bon, avec les services de l’État, j’imagine que ça mérite malgré tout d’être souligné…

Les missions proposées sont parfois gratifiantes : associations ou services de l’État dans les domaines humanitaire, éducatif, sportif, culturel, et il y a même des occasions de voir du pays : Tunisie, Cameroun, Italie, Tadjikistan,…
Sur le papier, ce n’est pas inintéressant, mais encore faut-il que ça soit bien organisé : comment trouver une occupation encadrée pour plus de 500 000 jeunes en même temps ? Le service militaire fonctionnait, parce qu’il était stupide : on enfermait les jeunes (enfin, les garçons) dans une caserne pendant un an, on les faisait courir, s’habiller tous pareil, faire leur lit, s’ennuyer, et enfin, développer une capacité à obéïr à des gens plus bêtes que soi qui peut se révéler utile tout au long de l’existence.

J’ai effectué, pour ma part, un service civil (« objection de conscience »), c’est à dire à peu près exactement la même chose que l’actuel service civique, à la différence qu’il durait deux ans au lieu d’un1. Je peux témoigner des inconvénients de la formule :

  • Tout d’abord, le service national était obligatoire. Pour moi, ces deux ans ont été un temps que l’on m’a volé de manière arbitraire. C’est cette expérience qui m’a amené à penser que l’État était une machine assez impitoyable, et que la citoyenneté, partant, n’avait aucun sens concret. Si j’ai cru à la bienveillance de l’État avant d’être contraint à lui donner deux ans de ma vie, toute forme de confiance a disparu ensuite. Et pourtant, philosophiquement, j’aime l’idée du bien commun et du service public, j’y participe d’ailleurs en tant qu’employé, mais ce que j’ai constaté à l’époque c’est que j’étais soumis à des règles sur lesquelles je n’avais jamais eu mon mot à dire2.
  • L’argent a constitué un véritable problème. Je gagnais, je crois, deux mille francs par mois, enfin à peu près la moitié du smic de l’époque. Tous les jours, je devais être à l’heure pour travailler au Ministère des Affaires sociales, sous peine que l’on m’envoie les gendarmes, mais à la même époque, j’étais papa d’une toute petite fille, tout était compliqué. Il existe des situations très diverses parmi les jeunes, et je n’oublierai jamaisle grand questionnaire destiné aux moins de vingt-six ans qu’avait proposé le gouvernement Balladur : on ne nous y demandait pas si nous étions parents et si nous travaillions, mais juste combien d’argent de poche nos parents nous donnaient chaque semaine.
  • J’ai eu la nette impression d’être un employé au rabais, c’est à dire de prendre la place de quelqu’un qui aurait dû occuper le même emploi (réparateur d’ordinateurs) pour un véritable salaire. Pire que moi, j’ai connu un jeune homme qui a passé ses deux années de conscription en passant huit heures quotidiennes à l’accueil et au standard du ministère, emploi ingrat et terriblement accaparant3.
    Si l’arrière-pensée du gouvernement est juste de réaliser des économies sur la masse salariale des services publics grâce à un vivier de jeunes que l’on peut, sous la contrainte (puisque « généralisé » signifie aussi « obligatoire »), sous-payer, c’est extrèmement malhonnête.

Ma propre expérience me fait penser que, sauf à engager de vrais moyens pour que ce service civil soit utile à ceux qui l’effectuent comme au reste de la société, le rendre obligatoire risque surtout de constituer une énième démonstration de l’incapacité politique actuelle à prendre en charge la jeunesse du pays autrement que par une contrainte autoritaire de l’État sur ses sujets — et je dis bien sujets et non citoyens. Je n’arrive plus à avoir confiance. J’aimerais tellement croire à la citoyenneté, pourtant !
Le service civique n’est pas une mauvaise idée en soi, et même en restant facultatif, il rencontrerait un succès massif s’il était bien pensé, et s’il était rémunéré de manière un tant soit peu digne. J’ai du mal à être optimiste sur ces points.

  1. Doubler le temps du service était un des moyens pour décourager les jeunes d’effectuer un service civil, mais pas le seul : l’information était absente (et il était même interdit d’en faire la promotion), mais il fallait connaître un « sésame », enfin c’était complètement absurde. []
  2. De plus, voir fonctionner un ministère de l’intérieur a ruiné toutes les illusions que je pouvais avoir sur l’État français : hors de la quinzaine ou de la vingtaines de personnes qui entourent un ministre, j’ai vu très peu de personnes qui aient eu la moindre conscience de leur mission. Pas très motivant. []
  3. À côté de ça, j’ai vu des fonctionnaires faire grève parce que le bureau d’un d’entre eux déménageait d’un étage. Quelques autres indices font que j’ai, depuis, des doutes profonds sur l’honnêteté et la pertinence du syndicalisme dans la fonction publique. []