La bande dessinée Les Crocodiles, de Thomas Mathieu, qui est la version imprimée (et contextualisée par un avant-propos de l’auteur et de quatre postfaces qu’il me tarde de lire) du site Projet Crocodiles, est parue hier aux éditions du Lombard. Souhaitons tout le succès possible à cet album salutaire qui montre aux hommes une réalité qu’ils ignorent, le harcèlement de rue. Quand je dis que les hommes l’ignorent, c’est parce que les sifflets, les compliments agressifs, les intimidations et les propositions sexuelles insistantes non sollicitées ne visent pas les filles accompagnées, car leurs courageux auteurs attendent que les femmes soient isolées pour en faire les proies de leur goujaterie. Mais puisque ce sont aussi des hommes qui se rendent coupables de ces pratiques, l’ignorance est parfois active : il y a ce qu’on ne voit pas parce qu’on ne pourrait pas le voir, et ce qu’on ne voit pas, parce qu’on ne veut pas voir, et qu’on ne veut surtout pas se voir soi-même comme un méchant. J’ai eu une longue discussion sur Facebook à propos de cet album, avec les points de vue parfois antagonistes de gens très divers. J’ai lu d’autres fils de discussion, où les mêmes arguments revenaient souvent. Je ne vais pas citer untel ou untel car le sujet est sensible et il est vite fait de caricaturer les propos ne serait-ce qu’en les extrayant de leur contexte. Mais je vais énumérer quelques unes des objections exprimées vis à vis du projet et y répondre.
Première objection : même quand c’est pour parler des filles, c’est encore un mec qui s’en charge. Une fille qui aurait proposé ce projet aurait essuyé un refus.
L’accusation de « mansplaining » est à mon avis assez injuste : Thomas Mathieu a recueilli des témoignages de femmes, qu’il met en images sans emphase, et il assume de le faire en tant qu’homme qui prend conscience d’une réalité. Il est assez absurde de refuser à un homme de chercher à se mettre à la place des femmes. Le second point est un peu difficile à démontrer, mais il est peut-être vrai. Ceci dit on se souviendra que Chantal Montellier a publié il y a trente ans un album intitulé Odile et les crocodiles, qui traitait aussi de thèmes féministes et qui a été réédité depuis. Si je doute que le féminisme soit interdit aux femmes par les éditeurs, je constate que les éditeurs mainstream ont souvent des réticences assez nettes vis-à-vis de la bande dessinée politiquement ou socialement engagée, mais peut-être que ça change : les Pinçon-Pinçon-Charlot (et Marion Montaigne) chez Dargaud, les Crocodiles chez le Lombard, Et le problème de tous ces éditeurs qui fuient la politique, c’est qu’ils ne se rendent pas compte que les albums « apolitiques » qu’ils publient ne sont pas apolitiques du tout, mais enfoncent des clous déjà bien plantés. Tout est politique, comme disait l’autre. D’un autre côté, bien entendu, les discours un peu trop pontifiants peuvent effrayer les lecteurs car personne n’aime recevoir des leçons. Même méritées.
Seconde objection : l’auteur profite du malheur des femmes pour gagner de l’argent. Et l’éditeur a des partenariats avec la presse féminine-pas-féministe.
Il s’agit d’un malentendu courant : l’auteur gagne bien de l’argent (chez un gros éditeur, l’avance sur droits est généralement correcte, quand bien même pas un seul exemplaire du livre ne serait vendu), mais pas sur un sujet, il gagne de l’argent pour un travail qu’il a effectué. Pour des centaines de dessins, pour un travail de scénarisation, d’écriture, de recueil d’anecdotes. Et qui plus est, pour parler d’un sujet qui fait débat et qui n’a rien d’évident. Les artistes se font souvent reprocher l’argent qu’ils gagnent, parce que bien des gens ont des métiers ennuyeux et considèrent que c’est en échange de cet ennui qu’il sont rémunérés, que c »est la corvée en tant que corvée qui est récompensée, et non le travail effectué. Alors ils jalousent les gens qui ont l’air de faire des choses intéressantes, lesquels prennent d’ailleurs souvent un malin plaisir à dire « je fais ce que j’aime et en plus je suis payé pour… ». Mais voilà, le travail plaisant n’a rien d’une impossibilité, et le talent n’est pas une injustice, c’est aussi du travail, même si les artistes s’efforcent souvent de faire semblant de ne pas faire d’efforts. Quand aux partenariats avec le magazine Elle, ou autre, c’est une question difficile, car s’il est vrai que s’associer à des journaux qui n’ont (plus) rien de féministe peut permettre de donner à ces derniers une patine progressiste non-méritée, pourquoi refuser de prêcher la bonne parole auprès d’un média qui a près d’un demi-million de lectrices ? Vivre sans compromission, dans l’entre-soi, en ne s’adressant qu’aux amis et aux convaincus, est confortable, mais ne change pas forcément le monde. En fait, un partenariat avec un magazine pour hommes comme FHM ou Lui aurait peut-être été encore plus intéressant (mais nettement moins envisageable ?).
Troisième objection : l’auteur mélange tout, du plus bénin au plus grave
C’est exact et c’est une des forces du livre ! Les témoignages vont de la petite réflexion sexiste dans une discussion au viol conjugal en passant par les insultes et les intimidations. L’auteur ne dit nulle part que tout cela est égal, et aucun lecteur ne pense que c’est égal. En revanche, tout cela participe à créer un portrait désastreux et malheureusement fondé des rapports entre hommes et femmes dans nos sociétés. N’appuyer que sur ce que personne ne peut défendre, comme le viol et autres violences, serait un peu facile, et viendrait trop tard : c’est toute une ambiance, parfois faite de petites touches, qui mène finalement à ces excès si flagrants que personne ne les revendiquera. Lorsque les anecdotes racontées semblent banales, relèvent, disent certains, de la simple « drague maladroite », c’est là qu’il faut se demander pourquoi les histoires ont marqué et heurté celles qui les racontent.
Quatrième objection : tous les hommes sont mis dans le même panier, tous ont une tête de crocodile
C’est vrai, moi même ça m’a peiné de voir que tous les hommes sont représentés comme des crocodiles. Je ne me vois pas comme ça et la plupart des gens, même quand il le faudrait, du reste, refusent de se voir comme des salauds. Certains voudraient qu’il y ait des degrés, qu’il y ait des vrais crocodiles pleins de dents et de gentils lézards, et c’est d’ailleurs un peu le cas même si le dessin n’est pas systématique, d’autres voudraient une distinction claire entre les gentils et les méchants hommes. Mais voilà, le parti pris par l’auteur est d’une part de pointer des problèmes qui concernent absolument toute la société, et d’autre part, surtout, d’adopter le point de vue des femmes, qui ne font pas de statistiques : si elles croisent un type dans une rue sombre la nuit, et que le type les dépasse sans les agresser, elles ne se disent pas « ah il y a des mecs sympas dis donc », car elles le savent déjà. Elles sont juste soulagées, temporairement, mais elles doivent rester sur leurs gardes. Quelques anecdotes dites par des filles, des femmes, que je connais, m’ont fait comprendre assez tardivement à quel point les femmes étaient contraintes à tenir leur garde. Et c’est ça, le sujet du livre, et c’est pour ça qu’il est important. En donnant à chaque homme présenté une tête de crocodile, l’auteur fait une chose importante : il ne s’exclut pas de la critique. Il ne se pose pas en juge, il prend sa part. Personnellement, je ne me vois pas en « crocodile », mais est-ce que je peux me vanter de ne l’avoir jamais été ? De ne pas avoir émis de réflexion sexiste ? Homophobe ? Certainement pas, il faudrait, pour avoir un passé sans tâche, ne jamais avoir été un petit garçon dans une cour de récréation, pour commencer. Alors oui, la généralisation me semble justifiée, plus justifiée en tout cas que des distinctions byzantines… On notera par ailleurs que toutes les femmes n’ont pas le beau rôle, dans « Les crocodiles » : certaines font des réflexions sexistes envers d’autres femmes, par exemple. Il n’y a pas un discours univoque qui distinguerait les humains entre le « gentil sexe » et le « méchant ».
Et enfin, l’auteur est lui-même un homme. S’il distinguait les hommes « gentils » des autres, il s’exclurait de ce qu’il dénonce et se poserait en donneur de leçons.
Cinquième objection : l’animalisation d’une catégorie de la population n’est pas quelque chose d’innocent
Il y a des précédents terribles, il est vrai. Pendant la dernière guerre, les japonais n’ont plus été représentés (dans les discours, plutôt qu’en dessin), aux États-Unis, que comme des singes, des serpents, des rats ou des cafards à exterminer… Et le jour où Hiroshima a été rayé de la carte avec cent mille hommes, femmes et enfants, personne n’a versé de larme et la presse a salué la prouesse scientifique (les Américains ne se sont inquiétés de la menace atomique qu’en 1949, lorsque l’URSS a été, à son tour, équipé de la bombe). Avoir représenté des personnes comme des non-humains a installé la possibilité « morale » de faire disparaître lesdits humains. Il existe bien des précédents : les Allemands représentés en cochons pendant la première guerre mondiale, les juifs représentés comme des pieuvres, serpents, araignées,… Même quand en France on comparait, au cours des années 1980, les japonais à des fourmis, c’était une manière de les extraire de l’humanité. On doit pouvoir trouver pas mal d’exemples : guerres, colonisations, exclusions diverses,… Mais il faut faire la distinction entre ces exemples, tout de même, car tous n’ont pas le même sens ni la même portée. Certains relèvent du procédé stylistique (Calvo, Spiegelman) avant tout destiné à faciliter la lecture : dans Maus, on sait qui sont les juifs car ces derniers sont représentés comme des souris, mais chaque protagoniste n’en a pas moins sa personnalité, ses qualités et ses défauts, son égoïsme ou son courage, etc. Mais quelles que soient les distinctions qu’on peut faire (il y a eu de gentils allemands), pendant la seconde guerre mondiale, être juif n’était pas une position sociale confortable, c’était un danger vital. Quoi que l’on pense de l’animalisation comme procédé visuel, nos crocodiles ont une particularité : ils n’appartiennent pas à un groupe religieux ou ethnique, ils ne seront jamais ostracisés et encore moins envoyés dans des camps de la mort, car les hommes et les femmes vivent ensemble et vivront toujours ensemble, il ne peut pas y avoir de projet d’extermination derrière cette animalisation.
Objection aux objections : si tu es pas d’accord avec chaque aspect de ce livre, tu es un salaud, un masculiniste enragé
J’ai lu plusieurs fois cette réfutation : il faut être d’accord avec tout, et sinon, c’est qu’on est dans le camp des méchants. On n’a pas le droit de questionner les choix visuels, on n’a pas le droit de mettre en cause l’animalisation ou la généralisation, on n’a pas le droit de râler à propos du partenariat avec tel journal, ou le fait que ça soit publié par un gros éditeur, etc., etc., car les critiquer revient à refuser l’existence du harcèlement de rue, et dire « je ne suis pas comme ça », c’est faire son « male in tears ». Bon.
Je trouve une telle objection plutôt irrecevable, parce qu’elle relève du terrorisme intellectuel : la cause est juste, donc on n’a pas le droit d’avoir un avis. Et le plus absurde c’est qu’il s’agit d’une œuvre destinée à amener les gens à porter un regard différent sur la société, à faire prendre conscience de ses défauts, il faut donc admettre par avance que tout le monde ne sera pas d’accord sur tout. Et que l’on peut être d’accord sur les principes mais se poser des questions sur la réalisation : je parie que l’auteur lui-même s’est posé des questions quant à ses parti-pris formels, et en tout cas on ne lui reprocherait pas d’y avoir réfléchi, pourquoi les lecteurs n’aurait-ils pas le droit de discuter aussi ? Et bien entendu qu’en tant qu’homme on a le droit de se sentir vexé d’être mis « dans le même panier » que des gens que l’on considère comme des salauds. Que ce soit mérité ou pas, c’est vexant. Mais on ne doit pas réagir à cette vexation en réclamant une forme d’équité assez absurde (« et les filles qui commettent des viols, ça existe hein ! ») ni niant, ni en autoflagellant, mais bien en améliorant le monde au niveau où on peut le faire.
En temps de guerre, interdiction de penser, chacun doit connaître sa place.
La terreur intellectuelle est contre-productive et fait du mal aux mouvements progressistes, quels qu’ils soient, parce qu’ils disent, en gros : « vous devez penser comme moi, ou au moins faire semblant ». Une telle injonction ne peut mener qu’à l’hypocrisie, certainement pas au progrès. Le progrès, c’est aussi un pari, ça implique un minimum de confiance dans le genre humain, se dire que les gens peuvent être blessants ou injustes par ignorance ou par habitude, mais que si ce n’est pas exprès, ce n’est pas irrémédiable. Car si c’était irrémédiable, d’ailleurs à quoi bon discuter ? Sur certains débats, on voit les gens devenir littéralement fous pour un mot d’humour mal reçu, la méconnaissance d’un vocabulaire, l’ignorance d’une situation quelconque, ou simplement le fait de ne pas être tout à fait d’accord. Entre ma pratique des forums au milieu des années 1990 et aujourd’hui, j’ai l’impression d’une sorte de déclin du principe même de conversation, où toute contradiction est vécue de manière immature : dire « mais » fait de vous un ennemi à la mode bushiste : « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Et ça se retrouve ailleurs que sur les réseaux sociaux : nos politiques, par exemple, pensent que si on n’aime pas quelque chose (le voile islamique, les clowns agressifs, les tweets grossiers, ou ce que vous voudrez), alors il faut l’interdire. On comprend que plus personne ne croie plus en la démocratie si les confrontations d’opinions sont devenues nerveusement insupportables.