Archives mensuelles : novembre 2014

Le camp des étourneaux

«La réflexion, ça ralentit le gendarme»
Michel Galabru dans Le Gendarme de Saint-Tropez (1964)

L’article Le Camp des crocodiles, du par ailleurs estimable André Gunthert, m’avait mis un peu mal à l’aise à sa publication, car son argument, pour défendre le fait que tous les hommes représentés dans le « projet crocodiles » aient systématiquement des têtes de sauriens était, en substance, que tout sujet « clivant » est, par définition, amené à forcer à se positionner au sein d’une « logique de camps » : on sera ici ou bien là, mais nulle part ailleurs1.

Il existe de nombreuses variantes : « Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui ne rassemble pas avec moi disperse » (Jésus), « Si tu n’es pas avec moi, alors tu es mon ennemi » (Dark Vador), « Tout homme doit choisir entre rejoindre notre camp et rejoindre le camp adverse » (Vladimir Ilyich Lenin), « O con noi o contro di noi » (Benito Mussolini), « Si vous ne faites pas partie de la solution c’est que vous faites partie du problème » (Eldridge Cleaver, mal cité), « Si tu n’es pas un d’entre nous, tu es un d’entre eux » (Morpheus, dans The Matrix), « Ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi et j’écraserai tous ceux qui sont contre moi » (The Shredder, dans : Teen mutant ninja turtles)

La « logique des camps » me met mal à l’aise, parce que si je vois sans difficultés qu’elle opère constamment, il ne me semble pas qu’elle soit quelque chose de vraiment positif, bien au contraire. Son efficacité explique bien son existence : les camps permettent de se rassembler et donnent donc une force aux idées qu’ils portent, mais d’une part, qu’ils la suscitent ou en soient une conséquence, ils impliquent une logique d’affrontement : plus question de progresser tous ensemble, de convaincre, de faire réfléchir, il n’y a plus de place que pour des alliés inconditionnels d’un côté, et face à eux, des ennemis. Cette partition, paradoxalement, fait que les deux camps se trouvent finalement les alliés objectifs d’une même vision du monde, et ce que les uns et les autres combattent souvent avec le plus d’acharnement, ce sont tous ceux qui décident de ne choisir ni l’un ni l’autre des camps, ceux qui veulent se placer complètement ailleurs, ou même seulement un peu ailleurs2.

Se rallier à une faction, et c’est particulièrement vrai le temps d’une lutte, impose une abdication temporaire du droit à penser par soi-même : tous doivent se ranger sous un même drapeau, c’est le fameux « Soit vous êtes avec nous soit vous êtes contre nous » dont le corollaire logique est que si l’on veut appartenir à ce « nous », on doit s’interdire de s’écarter du courant dominant. Et ce courant est parfois bien exigeant, puisqu’il impose non seulement un but commun, mais aussi de s’entendre sur des moyens d’action communs, d’avoir une appréciation commune de la situation, de souscrire à un récit commun, d’avoir des références et un vocabulaire communs, et de subir tout un assortiment de totems et de tabous que l’on est sommé d’accepter également en lot et sans discussion.
Dans le commerce, on nomme ça de la vente liée3.

etourneau

Solitaire, l’étourneau est un oiseau d’une très grande bêtise. En groupe, pareil, mais plus nombreux, donc plus fort.

Qui décide de ce que doit être l’avis dominant ? En général, celui-ci est incarné par des personnes qui imposent leur autorité à coup d’intimidations et de menaces, en jouant sur leur réputation et leurs états de service, ou, s’ils ne sont en position de faire ni l’un ni l’autre, en étant toujours celui qui défendra la position la plus extrême, ou plutôt, qui défendra la version la plus extrême de l’idée du moment. Ces personnes qui incarnent l’opinion générale ne sont pas nécessairement maîtresses de leurs propres opinions, ils n’est pas rare que ce soit elles qui se conforment à l’avis de la foule, dans le but je pense de laisser croire que ce sont elles qui dirigent. Je ne connais pas les règles de la constitution de l’opinion d’un groupe, mais je doute que celle-ci soit jamais le fruit d’une négociation rationnelle ou qu’elle soit représentative de la somme des opinions ou des intérêts particuliers (pas plus que généraux, d’ailleurs) de ceux qui se l’imposent.

J’ai l’impression que l’opinion d’un groupe se façonne un peu comme les vols d’étourneaux. Les vols d’étourneaux sansonnets, qui produisent d’impressionnants nuages de points (et des tonnes de fiente), se meuvent et se transforment sans centre de décision, juste parce que chaque individu qui les compose a besoin du groupe pour vivre. La direction de chacun dépend du vent, des mouvements de panique, ou suit celui qui a l’air de savoir où il va, que ce soit vrai ou pas. En vérité, tout le monde suit tout le monde, et le résultat tient souvent de la dérive, mais la cohésion du groupe permet d’intimider les rapaces et de ravager les champs.

etourneaux

L’outil interne le plus horripilant de la dictature de ce groupe sans tête, ce sont les Thought terminating clichés, c’est à dire poncifs bloqueurs de réflexion, qui sont des mots minés, des locutions, des notions, des références, qui permettent comme par magie à celui qui les dit de cesser de penser. Car si penser par soi-même représente un effort important, s’interdire de penser pour bien s’intégrer au groupe réclame encore plus de sacrifices.

Mais bon, il est 21:12, j’ai froid, j’ai faim, j’ai sommeil, je raconterai tout ça une autre fois.

  1. Je défends moi aussi le fait que tous les hommes soient des « crocodiles » dans l’album, mais plutôt pour des raisons pragmatiques, parce que je ne vois pas comment, une fois le principe de l’animalisation établi, épargner une partie des hommes : ce dont parle l’album ce n’est pas du fait que tous les hommes seraient des affreux, mais du fait que toutes les femmes sont contraintes, dans d’innombrables situations, à être sur leurs gardes, et cette bande dessinée l’exprime parfaitement. Le crocodile n’est donc pas l’essence de chaque homme, mais la crainte, si souvent fondée, de chaque femme. []
  2. Les débats manichéens, où l’on doit choisir entre le bien et le mal (féminisme, racisme et questions sociales ou sociétales diverses) se prêtent malheureusement naturellement à ce genre de dilemmes forcés, et ils le font de manière d’autant plus aveuglément injuste que la cause est indéniablement juste : qui veut être dans le camp des salauds ? Une victoire qui se ferait au prix de l’exclusion des personnes et de leurs questions aurait pourtant pour moi un arrière-goût de défaite. []
  3. La vente liée, le saviez-vous, a été légalisée en France en 2011 sous prétexte d’harmonisation du droit européen et de simplification et d’amélioration qualitative du droit français. À la date de cette loi, les médias se concentraient sur la question de la remise en liberté de Dominique Strauss-Kahn et sur l’éjection de Lars Von Trier du festival de Cannes. []

Exhibit B : exposer le malaise

Le contexte : Brett Bailey, artiste sud-africain, présente au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis Exhibit B, une performance dans laquelle le public circule parmi des tableaux vivants évoquant l’histoire de la colonisation, de l’esclavagisme, de l’apartheid et de la ségrégation raciale. Les acteurs, tous noirs, se tiennent derrière des barreaux, ont des chaînes, sont attachés, etc. Aucun ne parle. Destinée à provoquer le malaise en dénonçant la déshumanisation raciste et en dénonçant « ce que les manuels d’histoire ne dénoncent pas » (dixit un des acteurs), cette exposition a aussi été accusée de véhiculer un message raciste déguisé à Londres, où une opposition musclée a obtenu son interruption prématurée, et à présent en France, où un collectif s’est constitué pour perturber la bonne tenue de l’exposition, bien que celle-ci soit défendue par la Ligue des droits de l’homme ou par l’ancien footballeur Lilian Thuram, bien connu pour son engagement contre le racisme.

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Vendredi, la chanteuse Bams était invitée à l’émission Ce Soir ou Jamais pour défendre la censure devant une exposition qui lui évoque les zoos humains des expositions coloniales.
L’image télévisuelle de son intervention avait de quoi rendre mal à l’aise : une artiste noire assumant vaillamment sa position au milieu d’une assemblée constituée d’intellectuels à la peau claire, forcés, étant donné la situation, de se montrer d’une politesse gênée et donc gênante face à un argumentaire assez vaseux. Car les bonnes raisons d’interdire l’exposition ne sont pas nombreuses : l’intention de l’artiste n’est pas ambiguë, et quant à savoir si le résultat l’est, difficile de dire puisque ceux qui parlent n’ont pas vu l’œuvre. Ils semblent se comporter à la manière de spectateurs de théâtre du middle-west profond dans les albums de Lucky Luke, qui veulent punir celui qui joue le « méchant » de la pièce car ils confondent l’acteur et le rôle, le messager avec le message, et dans le cas de cette exposition, le fait d’évoquer une situation intolérable avec la situation intolérable elle-même.
Avec ce genre d’œuvres à message « choc », bien entendu, il faut marcher sur des œufs : il suffit d’un rien pour que les meilleures intentions de l’artiste ne se retournent contre son propos, parce qu’il sera tombé dans l’esthétisation ou la caricature, parce qu’il sera naïf, parce qu’il aura mal apprécié le contexte dans lequel l’œuvre est montrée, etc. Le fait que l’artiste soit blanc ne doit pas arranger les choses, j’imagine.

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Les arguments de la chanteuse Bams étaient plutôt mauvais. Elle a d’abord rappelé l’existence passée des zoos humains, et il aurait fallu la reprendre sur la simple définition du zoo humain : ici, ce sont des scènes, des « tableaux » vivants, plus proches des musées de cire qu’autre chose, et dont le fait que les mannequins ne soient pas des statues mais de véritables personnes, à la manière des crèches vivantes, qui, quoiqu’immobiles, respirent et regardent le public dans les yeux, fait sans doute partie de la puissance dérangeante de l’œuvre. Je dis « sans doute » puisqu’on ne peut juger de ce genre de ressenti sans l’avoir éprouvé. Un zoo est bien autre chose, l’indignation qu’il provoque vient du fait qu’il y a, d’un côté de la barrière, des êtres libres et de l’autre des êtres enfermés contre leur gré, que le zoo est en soi la preuve d’une inégalité fondamentale. Et bien sûr, puisque les zoos sont d’abord destinés aux animaux, y enfermer des humains exclut ces derniers de l’humanité.

Second argument, le livre Mein Kampf est interdit en France, alors pourquoi n’interdit-on pas cette œuvre « qui n’est pas valorisante pour les noirs » ? Voilà bien un argument étrange à bien des égards, ne serait-ce que parce que Mein Kampf, malgré un débat judiciaire à la fin des années 1970, n’est aucunement proscrit en France, et il était même régulièrement bien placé dans les classements en temps réel de ventes de livres en ligne jusqu’à ce que les boutiques, alertées par leur clientèle, se rendent compte du malaise que pouvait provoquer des annonces automatiques proposant aux lecteurs d’acheter un livre d’Adolf Hitler. Mein Kampf est un livre que l’on peut se procurer légalement, obligatoirement accompagné d’une préface de huit pages qui qui avertit le lecteur de sa nocivité. Sa lecture est assez passionnante, car c’est un livre d’une bêtise abyssale et dont on peine à imaginer qu’il ait eu les effets qu’il a, dit-on1, eu sur les consciences pangermaniques. Je m’étonne qu’on persiste à faire passer ce pamphlet franchement risible pour une sorte de Nécronomicon, de livre magique qui rend immédiatement fou de haine raciste celui qui pose les yeux dessus.
Bien sûr, le propos de Mein Kampf (rédigé par un artiste, tiens !) est raciste, racialiste, puisque c’est en quelque sorte le manifeste du nazisme… Mais alors, quel rapport avec l’exposition, qui n’est pas un programme politique mais entend (adroitement et pertinemment ou pas, c’est une autre question) lutter contre le racisme ?

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Troisième argument, celui du « deux poids deux mesures » : Bams oppose sa demande de censure de l’exposition à la censure dont a fait l’objet son compatriote (sic) camerounais2 l’humoriste Dieudonné. Or si un spectacle de Dieudonné a effectivement été interdit au prétexte fallacieux du trouble à l’ordre public, dans le cadre d’un bras de fer affligeant avec le ministre de l’intérieur de l’époque, et si Dieudonné est effectivement victime de tracasseries fiscales peut-être mal intentionnées mais pas forcément infondées (même les humoristes qui ne sont plus drôles doivent payer leurs impôts) qu’il utilise pour se poser en victime, on ne peut pas dire qu’il soit bâillonné puisque ses one-man show politiques tournent avec succès dans toutes les grandes villes françaises. La seule chose qui aille dans le sens d’une critique sur le ton du « deux poids deux mesures » dans cette comparaison par ailleurs absurde, c’est justement l’émission Ce soir ou jamais : lors du débat entourant les spectacles de Dieudonné, l’appel à la censure était bien représenté sur le plateau, tandis que cette fois, Bams était seule à défendre une telle position.

La réaction négative à l’exposition vient à mon avis d’un sentiment profond d’injustice, et pire, de désespérance. Car l’injustice n’est pas si grave si on pense pouvoir la combattre et progresser, un pas après l’autre. Mais la désespérance, c’est le sentiment que l’injustice ne cessera pas, qu’aucun combat ne peut faire avancer quoi que ce soit, que rien n’est remédiable3, qu’il ne faut plus réclamer le progrès, mais se placer dans une logique d’affrontement entre groupes : les noirs avec les noirs (et que deviennent, alors, les gens qui ont des origines de plusieurs continents ?), les musulmans avec les musulmans, les juifs avec les juifs, etc. Chacun demande le « respect », au sens parfois négatif du terme, c’est à dire non pas le droit d’être considéré, d’être estimé, mais celui d’être pris en compte comme une force adverse, de faire peur, en quelque sorte. Comme dans l’expression « tenir en respect » : on respecte son ennemi, on aime son frère, pas le contraire4.

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C’est ce qu’on appelle le « communautarisme », et qui est, donc, à mon avis, moins un danger futur pour la cohésion de la société française que le symptôme d’un manque de foi dans le progrès commun, qui ne fait que valider que cette société n’en est pas une. Je n’ai pas de mal à imaginer que, si on se sait brimé parce que l’on appartient (de gré ou de force) à un groupe, et que l’on juge que cela ne changera jamais, on finisse par abandonner l’idée d’une amélioration générale pour se resserrer sur ceux qui nous ont été désignés comme nos semblables. Je comprends cette humeur, je comprends que face à l’injustice on se dise : puisqu’on ne vit pas ensemble, puisqu’on n’aura jamais les mêmes droits (non dans la loi mais dans les faits), alors séparons-nous. On ne fait à ce moment là qu’acter une situation implicite. Je comprends tout ça sans peine, mais comment est-ce que cela pourrait se finir bien ? Si l’universalisme est un simulacre, une imposture, ce n’est pas parce qu’il ne peut pas exister, parce qu’il est mauvais en soi, ou parce qu’il a été inventé par des intellectuels européens et américains du XVIIIe siècle, c’est parce que ceux qui s’en targuent et qui le représentent constituent indéniablement un groupe sexuellement, culturellement, financièrement et phénotypiquement homogène5.
Mais le « communautarisme » est aussi une arme puissante pour ceux qui dirigent effectivement le monde : elle permet d’empêcher ceux qui possèdent peu ou qui ne possèdent pas de lever ensemble la tête vers ceux qui profitent de leur condition et des frontières administratives ou mentales qui les séparent. Ici, par indignation pour un pseudo « Zoo humain », les membres du collectif qui réclament l’interdiction de l’exposition s’enferment d’eux-mêmes dans d’autres frontières.

Le monde est certes moche, mais il ne va pas s’améliorer, j’en ai peur, on parvient rarement à transformer un problème en solution à lui-même.

Mise-à-jour : deux articles liés qui donnent des arguments intéressants contre l’exposition : #BoycottHumanZoo I : le racisme s’invite au musée et #BoycottHumanZoo II : à la culture de notre servitude. Si je comprends très bien le propos, je ne peux pas être d’accord avec la remise en cause de la liberté d’expression : le droit à s’exprimer n’est pas l’outil du fascisme, c’est l’outil de la liberté. Voir aussi la position du CRAN, qui n’est pas favorable à une interdiction mais veut débattre : De « Exhibit B » à « Exhibit White »… La position du CRAN.

Mise-à-jour 11/12 : Une tribune publiée dans Libération affirme la légitimité du droit d’expression des artistes autant que celle des spectateurs à répondre aux dits artistes. Je suis content de voir que cette position, qui est aussi la mienne, est à présent co-signée par la chanteuse Bams, citée plus haut, qui n’appelle donc plus à la censure, et il faut s’en féliciter.

  1. J’écris « dit-on », car j’ai l’impression que le nazisme au pouvoir est responsable de la diffusion de Mein Kampf plus que la lecture de Mein Kampf est responsable de la diffusion des idées nazies. En effet, il me semble qu’il fallait être déjà bien atteint par ces idées pour admettre un livre aussi bête. []
  2. Bams est née et a grandi en région parisienne. J’ignore si elle est de nationalité française, mais Dieudonné M’Bala M’Bala, né en France ou il a grandi, d’un père camerounais et d’une mère bretonne, l’est et n’a pas de double nationalité. A priori, si Bams et Dieudonné sont bel et bien compatriotes, ce n’est pas parce qu’ils sont camerounais mais parce qu’ils sont français ! []
  3. Une fois de plus, je renvoie le lecteur aux travaux d’Henri Laborit : le stress provoque des pathologies s’il ne peut être remédié par soit : une solution ; l’agressivité ; la fuite. []
  4. J’apprends que Bams est co-fondatrice du magazine gratuit Respect Mag, qui entend lutter contre les exclusions et pour l’intérêt général. Quelques extraits de chansons et d’interviews sur la vision des clivages français par Bams : « On est dans un pays ultra communautaire. Le blanc et l’énarque, c’est lui qui pèse, pas la communauté des Noirs soit disant déscolarisés, des Arabes soit disant barbus. L’ascenseur social est en panne et tous ces jeunes qui se tirent à l’étranger, on n’en parle pas » ; « Toute une génération a dit “Touche pas à mon pote” dans les années 80 et ça nous a mis mal à l’aise. Je ne suis pas ton pote. Je suis ton semblable. Ce n’est pas de l’amitié que je demande mais du respect, d’individu à individu ». Je lis dans cette phrase : haïssons-nous, séparons-nous, mais en ménageant nos sensibilités respectives. []
  5. cf. l’article Qu’est-ce que le communautarisme ?, par Crêpe-Georgette. []

L’affaire de la chemise qui tue

J’ai l’habitude de me voir comme quelqu’un de difficile à affecter, d’assez solide. Mais en fait pas tant que ça, il faut croire. J’ai quitté Twitter aujourd’hui, en appuyant sur le bouton « supprimer mon compte » (ou une formule du genre, je ne sais plus, je ne peux plus aller voir, je n’ai plus de compte !). Et tout ça à cause d’une chemise hawaïenne ! Moi qui ne porte jamais de chemise, pourtant, juste des tee-shirts.
Je peux raconter l’histoire : un scientifique de la mission de l’ESA qui a envoyé le robot Philae sur la comète Rosetta n’a pas trouvé plus malin, pour faire parler de lui, que de porter cette chemise :

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Je ne sais pas pourquoi tous les médias relaient que la chemise a été réalisée spécialement par la petite amie et/ou tatoueuse (il y a de nombreuses versions à l’histoire) du scientifique, alors qu’elle est au catalogue d’un créateur de chemisettes.
J’ai découvert cette histoire en commençant par la fin, tombant sur une vidéo où le scientifique en question se repent de son crime envers l’image des femmes, qu’il a offensées, puis baisse les yeux, visiblement ému, tandis qu’un collègue lui tapote le dos. Image que j’ai trouvée, je ne peux pas le cacher, assez violente. J’admets bien sûr que, quand on s’apprête à passer devant des millions de spectateurs, il est important de réfléchir aux messages qu’on enverra par ses vêtements. Je n’aurais jamais porté cette chemisette, en tout cas. Maintenant, je ne saurais dire si le costume-cravate imposé aux hommes « sérieux » me plait plus, ni si je le trouve moins sexiste. J’y pense parce qu’un présentateur de télévision australien a justement révélé ne pas avoir changé de costume pendant une année afin de montrer que, contrairement à sa collègue féminine, il n’était pas jugé sur son apparence mais sur sa compétence professionnelle. La démonstration aurait sans doute été différente s’il avait porté une chemise hawaïenne, à mon avis : voyant le même motif chaque jour, les gens se seraient plus inquiété.

Enfin bref, en voyant le tollé soulevé par la chemisette, je suis allé demander sur Twitter si celle-ci était intrinsèquement choquante. Car je dois avouer que je vois moins une référence sexiste qu’un clin d’œil à une référence sexiste. Des femmes avec des brushing eighties, des poses de playmates certes assez ridicules (et peu fonctionnelles pour vivre des aventures trépidantes ailleurs que dans un lit), dans une ambiance science-fictionnesque à la manque, ça me rappelle Barbarella (version cinéma, pour le coup indéniablement sexiste), ou plus encore les femmes-robots du japonais Hajime Sorayama. J’ai supposé le mauvais goût assumé, le kitsch, forcément borderline1, mais je veux bien croire que la perception diffère selon les individus et que ce motif soit pour certains une agression, au delà du simple attentat au bon goût. C’est même pour ça que j’ai posé la question à la cantonade. Comme j’ai quarante-six ans, j’ai des références de vieux de ma génération, et j’avoue que ce que j’ai vu, dans ces pin-up pseudo-SF, ce sont les Métal Hurlant de mon adolescence :

metal

Ma question a été jugée rhétorique et la discussion a dégénéré, en partie de ma faute, non parce que je discutais le bout de gras de la chemisette (n’est pas né qui m’empêchera de discuter, de dire des choses intelligentes ou bêtes, d’avoir un avis, de l’assumer ou d’en changer à ma guise, d’être brillant ou de m’enfoncer), mais parce que j’ai rompu tapageusement et ouvertement avec une grande amie (que je ne nommerai pas ici, son prénom étant un hapax), ce qui m’a coûté et lui coûte aussi je pense. Un léger effet de meute2 s’est engagé : quelques personnes, pas très nombreuses, mais que j’apprécie, se sont mises à ajouter des reproches aux reproches, et, plus injuste, à me prêter des paroles que je n’ai pas tenues.
Le jugement était rendu3.

Jusqu’ici, aucune espèce de gravité, de remords profond, de rancune, d’amertume. J’ai la peau dure, j’ai commencé à me bagarrer, sous le nom qui est inscrit sur ma carte d’identité4 sur des forums avant même la naissance de ma cadette, qui passe son bac cette année ! Discuter n’est pas un problème. Constater un certain manque de confiance, avoir l’impression de vivre la déchéance d’un ex-futur-président sorti de son Sofitel menotté pour aucun autre crime que quelques minutes d’une discussion badine5, évidemment, c’est blessant, un peu, on se demande si les amis en étaient vraiment.
Mais je prends le parti de penser que oui, et je garde mon bon souvenir d’eux, je ne changerai pas de trottoir quand je les croiserai.

Merci Matt Taylor mais c'est un peu de ta faute, quand même ! Sans doute était-ce le moment de grandir, de passer à autre chose, mais j'aurais préféré le choisir moi-même.

Merci, docteur Matt Taylor et ton humour potache, mais c’est un peu de ta faute, quand même ! Sans doute était-ce pour moi le moment de grandir, de passer à autre chose, mais j’aurais préféré choisir le prétexte moi-même, ou au moins avoir le temps de préparer ma sortie. Tant pis.

Mais tout ça m’a fait réaliser (avec un peu d’aide, merci à la si tempérante Cécile A.) que je me suis peu à peu construit un personnage virtuel dont certains attendent sans doute plus qu’il ne peut donner. Je ne comprends pas comment ça a pu arriver, car j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas être vertueux, à laisser paraître mes failles et mon ridicule de singe pas moins idiot qu’un autre, et à laisser ceux qui en veulent profiter de ce que j’ai de sympathique ou d’amusant, quand ça peut affleurer. Je revendique mon mauvais goût en musique (j’échange tout Wagner contre Too Much Heaven des Bee Gees), en cinéma, en tout ce qu’on veut.
Et pourtant, aussi absurde que ça semble, je suis parvenu malgré moi à passer pour quelqu’un qui mérite qu’on l’écoute, bien que sans qualités, sans diplômes, sans avoir la tête de George Clooney, ni même sa cafetière. Je sens bien qu’un stress s’installe parfois, que quand je dis une bêtise, certains semblent avoir besoin de choisir entre être absolument d’accord avec moi ou résolument opposés, et même ennemis, alors je me retrouve comme une pièce qui tourne sur sa tranche en attendant de savoir si ce sera pile ou face (je sais, cette analogie est bizarre, mais je me sens épuisé, ce soir). Enfin il y a quelque chose qui ne va pas, je ne me sens plus libre.
Ou alors c’est juste l’automne.

rosetta

Enfin c’est comme ça, c’est le moment, adieu Twitter !
Et la bise à ceux qui en voudront quand même.

  1. Ceci dit, je ne suis pas bête, je sais que le second degré est parfois un premier degré habile, et par ailleurs je sais aussi qu’il peut y avoir un abysse entre les intentions qui motivent une image et la réception dont elle fait l’objet. []
  2. Bien sûr, les gens ne se considèrent pas eux-mêmes comme une meute, mais comme des individus. Je n’ai pourtant pas d’autre mot pour décrire l’effet de masse qui est ressenti quand plusieurs personnes sont à l’unisson, non pas dans leur discours mais dans leur hostilité. []
  3. C’est le genre de situation qui me ramène immanquablement aux épisodes de cour de récréation de mon enfance qui m’ont tôt fait perdre toute forme de confiance en l’espèce à laquelle je suis censé appartenir et m’a convaincu de l’absurdité du politique : fort de sa force, le nombre se sent dispensé d’écouter et exerce sa loi. Et comme de bien entendu, le groupe se soude en s’en prenant à l’individu qui détonne et qu’on traitera immanquablement en criminel, si faibles soient les charges retenues contre lui. Seul choix : la fuite.  Et puis admettons le, cent quarante caractères sont parfois un peu courts pour se montrer juste sans excès alors que le ton monte. []
  4. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, je ne peux pas m’empêcher de le remarquer. Utiliser un pseudonyme est un droit que je ne conteste pas, mais certains ne se rendent pas toujours compte de la dissymétrie que cela représente : défendre ses positions en se faisant traiter de ci ou de ça devant quatre mille cinq cent personnes, dont amis, collègues, étudiants, connaissances, etc., n’est pas une position aussi confortable que d’émettre des critiques ou des insultes envers des gens qui ignorent votre identité. []
  5. Précision : bien entendu, je ne dédouane DSK de rien, je tente une image certes de mauvais goût mais qui se veut amusante pour illustrer l’idée de déchéance brutale. je ne trouve pas non plus amusantes les agressions de femmes de chambre. Dans le même ordre d’idées, je ne trouve pas que la mort soit une chose amusante, mais je peux tout à fait l’utiliser comme une référence comique. Je fais la part des choses. Vous pouvez en faire autant. []

Les crocodiles, le point sur les objections

La bande dessinée Les Crocodiles, de Thomas Mathieu, qui est la version imprimée (et contextualisée par un avant-propos de l’auteur et de quatre postfaces1 qu’il me tarde de lire) du site Projet Crocodiles, est parue hier aux éditions du Lombard. Souhaitons tout le succès possible à cet album salutaire qui montre aux hommes une réalité qu’ils ignorent, le harcèlement de rue. Quand je dis que les hommes l’ignorent, c’est parce que les sifflets, les compliments agressifs, les intimidations et les propositions sexuelles insistantes non sollicitées ne visent pas les filles accompagnées, car leurs courageux auteurs attendent que les femmes soient isolées pour en faire les proies de leur goujaterie. Mais puisque ce sont aussi des hommes qui se rendent coupables de ces pratiques, l’ignorance est parfois active : il y a ce qu’on ne voit pas parce qu’on ne pourrait pas le voir, et ce qu’on ne voit pas, parce qu’on ne veut pas voir, et qu’on ne veut surtout pas se voir soi-même comme un méchant. crocodiles J’ai eu une longue discussion sur Facebook à propos de cet album, avec les points de vue parfois antagonistes de gens très divers. J’ai lu d’autres fils de discussion, où les mêmes arguments revenaient souvent. Je ne vais pas citer untel ou untel car le sujet est sensible et il est vite fait de caricaturer les propos ne serait-ce qu’en les extrayant de leur contexte. Mais je vais énumérer quelques unes des objections exprimées vis à vis du projet et y répondre.

Première objection : même quand c’est pour parler des filles, c’est encore un mec qui s’en charge. Une fille qui aurait proposé ce projet aurait essuyé un refus.

L’accusation de « mansplaining » est à mon avis assez injuste : Thomas Mathieu a recueilli des témoignages de femmes, qu’il met en images sans emphase, et il assume de le faire en tant qu’homme qui prend conscience d’une réalité. Il est assez absurde de refuser à un homme de chercher à se mettre à la place des femmes. Le second point est un peu difficile à démontrer, mais il est peut-être vrai. Ceci dit on se souviendra que Chantal Montellier a publié il y a trente ans un album intitulé Odile et les crocodiles, qui traitait aussi de thèmes féministes et qui a été réédité depuis. Si je doute que le féminisme soit interdit aux femmes par les éditeurs, je constate que les éditeurs mainstream ont souvent des réticences assez nettes vis-à-vis de la bande dessinée politiquement ou socialement engagée, mais peut-être que ça change : les Pinçon-Pinçon-Charlot (et Marion Montaigne) chez Dargaud, les Crocodiles chez le Lombard, Et le problème de tous ces éditeurs qui fuient la politique, c’est qu’ils ne se rendent pas compte que les albums « apolitiques » qu’ils publient ne sont pas apolitiques du tout, mais enfoncent des clous déjà bien plantés. Tout est politique, comme disait l’autre. D’un autre côté, bien entendu, les discours un peu trop pontifiants peuvent effrayer les lecteurs car personne n’aime recevoir des leçons. Même méritées.

Seconde objection : l’auteur profite du malheur des femmes pour gagner de l’argent. Et l’éditeur a des partenariats avec la presse féminine-pas-féministe.

Il s’agit d’un malentendu courant : l’auteur gagne bien de l’argent (chez un gros éditeur, l’avance sur droits est généralement correcte, quand bien même pas un seul exemplaire du livre ne serait vendu), mais pas sur un sujet, il gagne de l’argent pour un travail qu’il a effectué. Pour des centaines de dessins, pour un travail de scénarisation, d’écriture, de recueil d’anecdotes. Et qui plus est, pour parler d’un sujet qui fait débat et qui n’a rien d’évident. Les artistes se font souvent reprocher l’argent qu’ils gagnent, parce que bien des gens ont des métiers ennuyeux et considèrent que c’est en échange de cet ennui qu’il sont rémunérés, que c »est la corvée en tant que corvée qui est récompensée, et non le travail effectué. Alors ils jalousent les gens qui ont l’air de faire des choses intéressantes, lesquels prennent d’ailleurs souvent un malin plaisir à dire « je fais ce que j’aime et en plus je suis payé pour… ». crocodiles Mais voilà, le travail plaisant n’a rien d’une impossibilité, et le talent n’est pas une injustice, c’est aussi du travail, même si les artistes s’efforcent souvent de faire semblant de ne pas faire d’efforts. Quand aux partenariats avec le magazine Elle, ou autre2, c’est une question difficile, car s’il est vrai que s’associer à des journaux qui n’ont (plus) rien de féministe peut permettre de donner à ces derniers une patine progressiste non-méritée, pourquoi refuser de prêcher la bonne parole auprès d’un média qui a près d’un demi-million de lectrices ? Vivre sans compromission, dans l’entre-soi, en ne s’adressant qu’aux amis et aux  convaincus, est confortable, mais ne change pas forcément le monde. En fait, un partenariat avec un magazine pour hommes comme FHM ou Lui aurait peut-être été encore plus intéressant (mais nettement moins envisageable ?).

Troisième objection : l’auteur mélange tout, du plus bénin au plus grave

C’est exact et c’est une des forces du livre ! Les témoignages vont de la petite réflexion sexiste dans une discussion au viol conjugal en passant par les insultes et les intimidations. L’auteur ne dit nulle part que tout cela est égal, et aucun lecteur ne pense que c’est égal. En revanche, tout cela participe à créer un portrait désastreux et malheureusement fondé des rapports entre hommes et femmes dans nos sociétés. N’appuyer que sur ce que personne ne peut défendre, comme le viol et autres violences, serait un peu facile, et viendrait trop tard : c’est toute une ambiance, parfois faite de petites touches, qui mène finalement à ces excès si flagrants que personne ne les revendiquera. Lorsque les anecdotes racontées semblent banales, relèvent, disent certains, de la simple « drague maladroite », c’est là qu’il faut se demander pourquoi les histoires ont marqué et heurté celles qui les racontent.

Quatrième objection : tous les hommes sont mis dans le même panier, tous ont une tête de crocodile

C’est vrai, moi même ça m’a peiné de voir que tous les hommes sont représentés comme des crocodiles. Je ne me vois pas comme ça et la plupart des gens, même quand il le faudrait, du reste, refusent de se voir comme des salauds. Certains voudraient qu’il y ait des degrés, qu’il y ait des vrais crocodiles pleins de dents et de gentils lézards3, et c’est d’ailleurs un peu le cas même si le dessin n’est pas systématique, d’autres voudraient une distinction claire entre les gentils et les méchants hommes. pas_tous_crocodiles Mais voilà, le parti pris par l’auteur est d’une part de pointer des problèmes qui concernent absolument toute la société, et d’autre part, surtout, d’adopter le point de vue des femmes, qui ne font pas de statistiques : si elles croisent un type dans une rue sombre la nuit, et que le type les dépasse sans les agresser, elles ne se disent pas « ah il y a des mecs sympas dis donc », car elles le savent déjà. Elles sont juste soulagées, temporairement, mais elles doivent rester sur leurs gardes. Quelques anecdotes dites par des filles, des femmes, que je connais, m’ont fait comprendre assez tardivement à quel point les femmes étaient contraintes à tenir leur garde. Et c’est ça, le sujet du livre, et c’est pour ça qu’il est important. En donnant à chaque homme présenté une tête de crocodile, l’auteur fait une chose importante : il ne s’exclut pas de la critique. Il ne se pose pas en juge, il prend sa part. Personnellement, je ne me vois pas en « crocodile », mais est-ce que je peux me vanter de ne l’avoir jamais été ? De ne pas avoir émis de réflexion sexiste ? Homophobe ? Certainement pas, il faudrait, pour avoir un passé sans tâche, ne jamais avoir été un petit garçon dans une cour de récréation, pour commencer. Alors oui, la généralisation me semble justifiée, plus justifiée en tout cas que des distinctions byzantines… On notera par ailleurs que toutes les femmes n’ont pas le beau rôle, dans « Les crocodiles » : certaines font des réflexions sexistes envers d’autres femmes, par exemple. Il n’y a pas un discours univoque qui distinguerait les humains entre le « gentil sexe » et le « méchant ».
Et enfin, l’auteur est lui-même un homme. S’il distinguait les hommes « gentils » des autres, il s’exclurait de ce qu’il dénonce et se poserait en donneur de leçons.

Cinquième objection : l’animalisation d’une catégorie de la population n’est pas quelque chose d’innocent

Il y a des précédents terribles, il est vrai. Pendant la dernière guerre, les japonais n’ont plus été représentés (dans les discours, plutôt qu’en dessin), aux États-Unis, que comme des singes, des serpents, des rats ou des cafards à exterminer… Et le jour où Hiroshima a été rayé de la carte avec cent mille hommes, femmes et enfants, personne n’a versé de larme et la presse a salué la prouesse scientifique (les Américains ne se sont inquiétés de la menace atomique qu’en 1949, lorsque l’URSS a été, à son tour, équipé de la bombe). Avoir représenté des personnes comme des non-humains a installé la possibilité « morale » de faire disparaître lesdits humains. Il existe bien des précédents : les Allemands représentés en cochons pendant la première guerre mondiale, les juifs représentés comme des pieuvres, serpents, araignées,… Même quand en France on comparait, au cours des années 1980, les japonais à des fourmis, c’était une manière de les extraire de l’humanité. On doit pouvoir trouver pas mal d’exemples : guerres, colonisations, exclusions diverses,… animalisation Mais il faut faire la distinction entre ces exemples, tout de même, car tous n’ont pas le même sens ni la même portée. Certains relèvent du procédé stylistique (Calvo, Spiegelman) avant tout destiné à faciliter la lecture : dans Maus, on sait qui sont les juifs car ces derniers sont représentés comme des souris, mais chaque protagoniste n’en a pas moins sa personnalité, ses qualités et ses défauts, son égoïsme ou son courage, etc. Mais quelles que soient les distinctions qu’on peut faire (il y a eu de gentils allemands), pendant la seconde guerre mondiale, être juif n’était pas une position sociale confortable, c’était un danger vital. Quoi que l’on pense de l’animalisation comme procédé visuel, nos crocodiles ont une particularité : ils n’appartiennent pas à un groupe religieux ou ethnique, ils ne seront jamais ostracisés et encore moins envoyés dans des camps de la mort, car les hommes et les femmes vivent ensemble et vivront toujours ensemble, il ne peut pas y avoir de projet d’extermination derrière cette animalisation.

Objection aux objections : si tu es pas d’accord avec chaque aspect de ce livre, tu es un salaud, un masculiniste enragé

J’ai lu plusieurs fois cette réfutation : il faut être d’accord avec tout, et sinon, c’est qu’on est dans le camp des méchants. On n’a pas le droit de questionner les choix visuels, on n’a pas le droit de mettre en cause l’animalisation ou la généralisation, on n’a pas le droit de râler à propos du partenariat avec tel journal, ou le fait que ça soit publié par un gros éditeur, etc., etc., car les critiquer revient à refuser l’existence du harcèlement de rue, et dire « je ne suis pas comme ça », c’est faire son « male in tears ». Bon.
Je trouve une telle objection plutôt irrecevable, parce qu’elle relève du terrorisme intellectuel : la cause est juste, donc on n’a pas le droit d’avoir un avis. Et le plus absurde c’est qu’il s’agit d’une œuvre destinée à amener les gens à porter un regard différent sur la société, à faire prendre conscience de ses défauts, il faut donc admettre par avance que tout le monde ne sera pas d’accord sur tout. Et que l’on peut être d’accord sur les principes mais se poser des questions sur la réalisation : je parie que l’auteur lui-même s’est posé des questions quant à ses parti-pris formels, et en tout cas on ne lui reprocherait pas d’y avoir réfléchi, pourquoi les lecteurs n’aurait-ils pas le droit de discuter aussi ? Et bien entendu qu’en tant qu’homme on a le droit de se sentir vexé d’être mis « dans le même panier » que des gens que l’on considère comme des salauds. Que ce soit mérité ou pas, c’est vexant. Mais on ne doit pas réagir à cette vexation en réclamant une forme d’équité assez absurde (« et les filles qui commettent des viols, ça existe hein ! ») ni niant, ni en autoflagellant, mais bien en améliorant le monde au niveau où on peut le faire.

questions

En temps de guerre, interdiction de penser, chacun doit connaître sa place.

La terreur intellectuelle est contre-productive et fait du mal aux mouvements progressistes, quels qu’ils soient, parce qu’ils disent, en gros : « vous devez penser comme moi, ou au moins faire semblant ». Une telle injonction ne peut mener qu’à l’hypocrisie, certainement pas au progrès. Le progrès, c’est aussi un pari, ça implique un minimum de confiance dans le genre humain, se dire que les gens peuvent être blessants ou injustes par ignorance ou par habitude, mais que si ce n’est pas exprès, ce n’est pas irrémédiable. Car si c’était irrémédiable, d’ailleurs à quoi bon discuter ? Sur certains débats, on voit les gens devenir littéralement fous pour un mot d’humour mal reçu, la méconnaissance d’un vocabulaire, l’ignorance d’une situation quelconque4, ou simplement le fait de ne pas être tout à fait d’accord. Entre ma pratique des forums au milieu des années 1990 et aujourd’hui, j’ai l’impression d’une sorte de déclin du principe même de conversation, où toute contradiction est vécue de manière immature : dire « mais » fait de vous un ennemi à la mode bushiste : « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Et ça se retrouve ailleurs que sur les réseaux sociaux : nos politiques, par exemple, pensent que si on n’aime pas quelque chose (le voile islamique, les clowns agressifs, les tweets grossiers, ou ce que vous voudrez), alors il faut l’interdire. On comprend que plus personne ne croie plus en la démocratie si les confrontations d’opinions sont devenues nerveusement insupportables.

  1. Les postfaces sont signées par Irene Zeilinger, l’association Stop-Harcèlement-de-Rue, Lauren Plume et enfin Anne-Charlotte Husson. []
  2. On me précise qu’en France, le partenariat est fait avec Causette, et en Belgique, avec l’édition belge de Elle, journal plus préoccupé par la cause féministe que son homologue français. []
  3. Je pense subitement à l’excellent Vaughn Bode et à son univers fait de femmes plantureuses et de lézards un peu idiots… []
  4. cf. le blog Lesquestionscomposent, dont l’auteur explique quitter Twitter notamment pour avoir appelé « mec » une personne qui s’est révélée être une femme transsexuelle si j’ai bien compris… []