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« Islamophobie » n’est pas un terme illégitime

Un des thought-terminating clichés favoris du Printemps républicain et assimilés est de dire que l’Islamophobie est un néologisme inventé par les mollah iraniens (ou dans d’autres versions, par les Frères musulmans) afin de museler toute critique de l’Islam1, c’est à dire d’entretenir un flou entre une forme de rejet et d’hostilité envers des personnes, d’une part, et le légitime exercice de la liberté d’expression que constitue la critique d’une religion et de ses dogmes d’autre part.
Cette étymologie ne tient pas la route, les premières acceptions du mot Islamophobie, tout comme Islamophilie, datent du début du XXe siècle, ainsi qu’on peut le vérifier avec Google Ngram.

Les occurrences de Islamophobie et Islamophilie entre 1900 et 2000, selon Google Ngram (qui observe l’utilisation de mots dans deux siècles de textes imprimés…). Le mot Islamophobie connaît bien sûr un essor incommensurable au XXIe siècle, mais il est inexact de prétendre qu’il n’existait pas auparavant.

Mais quand bien même le mot serait récent, et quand bien même les mollahs auraient utilisé le terme comme arme rhétorique déloyale, le mot est ontologiquement légitime : en français, on peut ajouter le suffixe -phobie aux mots que l’on veut. Leur sens sera immédiatement compréhensible et transparent, il désignera une peur déraisonnable de ce que décrit le mot. Ensuite, c’est au concept de faire preuve de sa pertinence. Je peux inventer la « pomelophobie » pour décrire la peur panique des pamplemousses, et le mot existera sitôt que je l’aurai écrit (ça y est, il existe !), mais si personne nulle part n’éprouve une telle peur, le mot que j’ai forgé restera une coquille vide. Ce n’est sans doute pas le cas du mot Islamophobie.
Pour qu’un mot en -phobie soit utile, il faut bien entendu s’entendre sur le radical qui précède le suffixe. Je suis forcé d’admettre que c’est une tâche complexe avec le nom Islam, qui peut désigner la religion mahométane en tant que dogme révélé, mais aussi en tant qu’organisation (théologiens, imams, fidèles, pratique) voire en tant que civilisation2. Sans compter les arrières-pensées post-coloniales et le racisme anti-maghrébin qui brouillent encore un peu plus la question, sans oublier les arrières pensées socio-économiques, puisque, dans l’imaginaire français en tout cas, l’Islam est une religion liée aux classes populaires et aux banlieues défavorisées. En centre-ville, la floraison des hijabs, des kamis et des kébabs me semble souvent perçu comme une forme de déclassement.
Si l’on veut des mots précis pour discerner les différents types d’islamophobie (stigmatisation des personnes versus critique de la religion elle-même) eh bien il faut les inventer et non réclamer que le mot en usage, si vague et imparfait qu’il fût, soit proscrit. Mais y en a-t-il vraiment besoin ? Souvent, les gens qui réfutent la pertinence même du mot Islamophobie ne mettent pas un très long temps à l’illustrer, se révélant spontanément soucieux d’expliquer tout ce qu’ils n’aiment pas dans l’Islam et chez les musulmans, qu’ils présentent souvent comme les agents non-pensants d’un texte vieux de 1 400 ans dont on les soupçonne ne de retenir, au fond, que les plus odieux passages. Les gens qui craignent les musulmans expliquent souvent qu’en Islam, il ne saurait y avoir de séparation entre le dogme religieux et la vie politique. Or chaque religion, et c’est le cas de l’Islam évidemment, a eu des franges qui défendaient une position totalitaire (où tous les aspects de l’existence seraient sous la coupe du texte sacré), et d’autres qui se sont battues contre cette idée à coup de grands arguments théologiques.
Souvent, quand on méprise une catégorie de personnes3, on en pense les membres incapables de distance face à leurs lectures. C’est visiblement comme ça que les Musulmans sont vus : des littéralistes qui, comme par hasard, auraient surtout lu les versets qui appellent au meurtre. On ne dit pas ça des juifs ou des chrétiens, dont les textes sacrés contiennent eux aussi des passages assez gratinés… Pour ma part je me contenterais de dire qu’il est dommage de parier que les tous croyants choisissent systématiquement de croire en ce qui est le plus discutable dans leur religion.
Quand on évoque le fait que ce sont les hommes qui font leur religion et non les textes, ceux que le monde musulman inquiète se rabattront sur des arguments culturels, civilisationnels, montrant que pour eux, religion et personnes sont un tout. Et justifiant donc le caractère flou du mot « islamophobie ».

Comme beaucoup de gens, de simples vidéos ou photographies de personnes suspendues en altitude peuvent provoquer chez moi une sensation physique très forte de vertige, tout comme le simple fait de me tenir debout sur un bête tabouret. Sachant l’absence de danger réel, cette sensation n’est pas complètement rationnelle. Néanmoins, la chute depuis une certaine altitude est une cause d’accidents ou de décès, alors l’acrophobie (la peur des hauteurs ou du vide) s’appuie sur une crainte fondée, qu’elle exacerbe.

Le suffixe -phobie nous ramène à une maladie psychologique : une peur qui se manifeste de manière irrationnelle ou en tout cas excessive. Avoir peur d’une araignée venimeuse n’est pas irrationnel. Craindre une petite araignée qui court sur le mur est disproportionné. Ne pas parvenir à fermer l’œil parce qu’on sait qu’une araignée s’est trouvée dans la même chambre deux jours plus tôt est excessif et peut amener à des comportements néfastes pour soi-même. En 2016, on n’avait jamais vu un burkini sur une plage française (preuve en est que la presse utilisait des photos de catalogue pour illustrer le sujet), mais toute une partie des médias en ont débattu âprement pendant tout l’été. Là, on touche à la déraison. Plus pernicieux, je me souviens de l’époque où l’Observatoire de la Laïcité se faisait taxer de laxisme face à l’Islamisme lorsqu’il se contentait de rappeler le droit et expliquait que non, telle ou telle brimade ciblée envers les musulmans n’était pas contenue dans la loi de 1905 : un rappel à la loi républicaine était jugé anti-républicain ! L’excitation a malheureusement payé et abouti à la dissolution de l’Observatoire, entourée d’une jubilation suspecte. Là aussi, on peut parler d’une forme de rejet et d’excitation déraisonnables. Quant à la surprésence médiatique du sujet de l’Islam, la constitution de débats nationaux basés sur de minuscules affaires (l’employée d’une crèche privée qui s’est mise à porter le hijab, une boulangerie qui ne vend plus de jambon…), elle mène à une obnubilation malsaine et stigmatise toute une population à qui on semble constamment dire qu’elle ne pourra jamais être française de plein droit4.
Il est paradoxal, ou au contraire très logique, que ce soient ceux qui sont obsédés par l’Islam qui affirment que le mot Islamophobie devrait sortir du dictionnaire5.

Bien entendu, après Khomeini, après les versets sataniques, après le 11/9/2001, après Mohammed Merah, après Charlie Hebdo, l’Hyper Casher, le Bataclan, Samuel Paty,… La peur de l’Islam et des musulmans est étayée par des éléments rationnels, puisqu’il y a effectivement des musulmans qui, au nom de leur religion, sont prêts à faire beaucoup de mal à ceux qui se mettent en travers de leur route — notamment des musulmans, rappelons-le, premières cibles des islamistes —, qui veulent établir un pouvoir temporel brutal motivé par leur interprétation des textes religieux, et qui à défaut d’établir la théocratie de leurs rêves, veulent semer la terreur. Eux aiment l’Islamophobie : elle est la résultante de leur action et donc, la preuve de leur pouvoir, et sans doute aussi un bon carburant pour motiver leurs futures recrues qui éprouvent l’injustice d’être brimées ou simplement dénigrées du fait de leur appartenance réelle ou présumée à la communauté musulmane.
Qu’une femme battue par des policiers en Iran pour avoir choisi de montrer ses cheveux en public se sente ou se dise islamophobe n’est pas irrationnel : elle paie cher ce que la religion qui s’impose à elle a de pire.

Bref, par quelque bout qu’on le prenne, l’Islamophobie existe, il ne suffit pas de refuser le mot pour faire disparaître la réalité qu’il recouvre.

  1. Exemple avec Caroline Fourest dans le chapitre Le Piège du mot Islamophobie de l’ouvrage La Tentation obscurantiste, éd. Grasset 2005. []
  2. On trouve des juifs ou des chrétiens parmi les philosophes islamiques, donc islam (avec un i minuscule) peut être entendu en tant que civilisation et non en tant que dogme religieux. []
  3. C’est une chose qui m’a frappé en travaillant sur la question de la censure, notamment de la bande dessinée : personne ne réclame qu’on l’empêche, lui, d’accéder à une œuvre, mais beaucoup la réclament en pensant à ceux qu’ils jugent comme étant des esprits faibles : enfants, femmes, membres des classes populaires. []
  4. On a beau jeu, après avoir traité toute une population comme un bloc et l’avoir parfois ostracisé, de s’émouvoir qu’elle se replie sur une forme de communautarisme. []
  5. Islamophobie est dans le Larousse et le Robert, et est défini par les deux comme une « Hostilité envers l’islam et les musulmans ». Le mot est aussi utilisé par le Conseil de l’Europe et par d’innombrables associations dédiés aux droits humains : Mrap, Amnesty, Ligue des droits de l’Homme, et jusqu’à la très laïcarde Fédération nationale de la Libre pensée. []