Je n’irai pas voir l’extrait de On n’est pas couchés où Christine Angot1, commentant le parcours du slameur Grand Corps Malade, a affirmé que les carrières d’artistes étaient celles de gens qui avaient échoué à faire autre chose. Peu importe le contexte2, et peu importe Christine Angot, du reste, ce qui m’intéresse c’est plutôt de me poser la question à moi-même.
Voici les phrases qui sont reprises par de nombreux médias :
« Pour tous les artistes, être artiste c’est toujours un plan B. C’est ne pas avoir pu faire ce qu’on pensait faire quand on était petit, c’est-à-dire avocat ou instituteur ou médecin ou travailler dans une entreprise. (…) C’est toujours le résultat au fond d’un échec. »
Si j’ai bien compris, elle emploie le mot « artistes » pour parler de tous les gens qui créent et qui revendiquent leur travail de création, s’incluant elle-même (on pourrait étendre ça à bien des professions créatives, comme peuvent l’être les sciences par exemple). Au premier abord, cette affirmation ne tient pas la route, ne serait-ce que parce que tous les enfants n’ont pas rêvé les mêmes avenirs, et que nombreux sont ceux dont les rêves étaient précisément de chanter, de jouer la comédie, de danser, de dessiner, d’écrire.
On connaît par ailleurs les biographies d’innombrables artistes qui ont d’abord épousé des carrières « normales », avec succès pour certains, avant de décider subitement de s’emparer d’un micro, d’une machine à écrire ou de pinceaux pour devenir artistes et abandonner leur carrière précédente — ce qui est, du reste, le parcours de Christine Angot elle-même, qui a étudié le droit avant de découvrir sa vocation pour l’écriture. Enfin, on sait que de nombreuses personnes vivent leur vie entre deux carrières, un métier pour remplir le frigo, et une activité artistique pour eux-mêmes.
Ce qui est intéressant dans cette réflexion de Christine Angot, donc, c’est qu’elle est plutôt contre-intuitive, car les poncifs vont généralement dans l’autre sens : le businessman qui aurait voulu être un artiste, l’artiste raté qui, voyant que sa carrière ne décollera jamais, se résout à admettre l’échec et devient employé de bureau ou dictateur, la famille qui s’inquiète en voyant sa progéniture avoir des ambitions artistiques et qui lui suggère de se chercher d’abord « un vrai métier », et enfin les millions de gens qui ont un manuscrit dans un tiroir (un français sur quatre, paraît-il), ou un chevalet dans leur garage et qui occupent tout leur temps libre à barbouiller.
Derrière la réflexion de Christine Angot, je vois une autre question : les artistes sont-ils des gens inadaptés à la vie « normale », ayant échoué à se satisfaire d’une biographie essentiellement dédiée à satisfaire des besoins physiologiques et sociaux ?
Et au fait, est-ce que ça existe réellement, les gens qui n’ont aucune autre ambition ?
Je me souviens d’une nouvelle d’Isaac Asimov, Profession (1957), située dans au 66e siècle. Les gens n’apprennent plus leur métier, celui-ci est directement gravé dans leur cerveau par un ordinateur à leurs dix-huit ans. Ils ne choisissent pas leur profession, elle est déterminée par l’ordinateur aussi. Des olympiades permettent de classer les personnes en fonction de leurs qualités, afin que les plus douées soient sélectionnées pour travailler hors de la Terre.
Le héros, George Platen, n’en est pas là puisqu’il fait partie des rares dont le cerveau ne parvient pas à être éduqué par la machine. On le place alors dans une maison pour faibles d’esprits, où on le laisse pilosopher et réfléchir à loisir. Il s’évade puis revient et découvre que l’endroit est en fait un lieu d’études supérieures où l’on apprend par soi-même (et grâce à des objets aussi étranges que des livres) et où chacun développe sa capacité à penser et à créer. Celui qui se pensait un raté et en souffrait s’avère être tout au contraire quelqu’un qui peut apporter de nouvelles choses au monde, c’est le vilan petit canard qui découvre être un majestueux cygne.
Et si, comme ce George Platen, et pour donner raison à Christine Angot, l’art était un refuge pour certaines personnes qui ne trouvent leur place nulle part ailleurs ? En école d’art, c’est parfois quelque chose que l’on constate de manière assez flagrante, mais je n’ai jamais entendu personne me dire : « je suis ici parce que je n’ai pas réussi à avoir un travail “comme tout le monde” ». Enfin si je dois me montrer complètement honnête, je peux avouer que je connais un cas : moi.
Après avoir passé mon CAP photographie option retouche, en 1987, j’étais destiné à devenir retoucheur photo. Non pas retoucheur avec Photoshop, comme à présent, mais avec des crayons, des produits chimiques divers, du gris-film et un pinceau en poil de martre. J’avais brillament réussi la partie théorique de mon CAP, avec 180 points sur 2003, mais je m’étais médiocrement illustré pour la partie pratique, avec 90 points sur 200, ce qui s’est avéré rédhibitoire : j’avais échoué. Et malgré cet échec4, j’ai aussitôt été embauché dans une société de reprographie où je devais photographier des maquettes de livres ou d’affiches. Car à l’époque, la composition des magazines n’était pas informatique, ou très partiellement, les éléments mis en page étaient collés sur un carton manuellement, et il fallait ensuite les photographier afin que la photo soit utilisée pour impressionner un cylindre offset. Le travail était répétitif, il fallait s’enfermer dans le noir, sortir un film, poser la maquette sur le banc de repro, prendre le cliché, développer le film et ensuite le retoucher grossièrement. J’étais très lent. On m’avait notamment fait photographier une revue littéraire grand public intitulée N comme Nouvelles, et je me suis montré incapable de ne pas lire les textes en même temps que je les reprographiais. Je me souviens que c’est comme ça que j’ai découvert Jorge Luis Borges. J’étais terriblement lent, donc. Un jour, à force d’effectuer des gestes répétifis, j’ai allumé la lumière alors qu’une boite de cent films A3 était ouverte : en un clin d’œil j’avais voilé des dizaines des films, coûtant plus que mon salaire à mon employeur. Celui-ci ne m’a pas engueulé, il m’a dit que c’était une chose qui arrivait à chacun une fois dans sa carrière. Dans mon cas, ce fut au troisième jour d’une courtre carrière. On m’a appris le tramage des images, aussi, et quelques petits trucs rendus inutiles par de nouvelles technologies.
Le vendredi, après déjeûner, le patron m’a demandé de venir le voir dans son bureau. Là, il m’a expliqué que j’étais vraiment trop lent, que ce métier n’était pas fait pour moi, que j’avais à son avis plutôt un profil d’artiste. Le mot artiste ne se voulait pas dénigrant, mais il voulait dire que je ne serai sans doute jamais quelqu’un d’efficace pour faire sans réfléchir un boulot qui ne m’intéresse pas. Malgré la frustration que j’ai ressentie en sortant, je dois admettre qu’il avait sans doute raison.
Dans mon cas, Christine Angot a donc presque raison. Presque, car trente ans plus tard, quoiqu’en pensent ceux qui me désignent de cette manière, et ils sont assez nombreux, je ne suis pas exactement un artiste, je n’ai pas d’œuvre, je ne vis pas de mes créations, ou très peu : j’étais bien trop fainéant5 pour être réellement artiste, car ça, j’en connais suffisamment pour le dire, c’est un travail à plein temps.
- Les réactions à la formule de Christine Angot (« être artiste c’est toujours un plan B ») ont été assez violentes, alors qu’elle a justement l’intérêt de ce que font (avec des méthodes et des buts souvent différents) les artistes ou les chercheurs, à savoir proposer une vision contre-intuitive des choses.
Je dois dire que l’irritation que provoque toujours Christine Angot m’étonne. J’ai peur que le fonctionnement de On n’est pas couché soit terriblement malsain, ne serait-ce que pour l’heure indue à laquelle il libère les téléspectateurs, mais aussi pour la manière dont sont distribués les rôles sur le plateau, qui semble avant tout destinée à laisser croire que le présentateur est sympathique et bienveillant. [↩] - Notons au passage que Plan B est le titre de l’album de Grand Corps Malade, qui est venu au slam après qu’un accident ruine sa carrière sportive. Cette réflexion et le mot « plan B » sont donc d’abord une référence au parcours de l’invité. [↩]
- Il y a quelques jours un de mes étudiants actuels m’a amené son grand-père, monsieur Cany, que j’ai eu comme professeur de technologie de la photographie. Je pense que j’étais l’étudiant qui s’intéressait le plus à son cours, alors il conserve un bon souvenir de moi. [↩]
- J’ai eu mes deux premiers diplômes en même temps, bien plus tard : un Deug et une Licence. [↩]
- C’est d’être un fainéant qui m’a naturellement amené à la programmation informatique : j’aime l’idée de créer la machine qui va ensuite produire des images, qui va travailler à ma place. Bien entendu, la quantité de travail à fournir pour concevoir l’automate est souvent disproportionnée par rapport au résultat, mais j’aime cette illusion que la machine travaille pour moi… [↩]