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Soupe aux croûton

Deux jeunes femmes ont jeté de la soupe à la tomate sur un Van Gogh et ont collé leurs mains avec de la super-glue sur les cimaises de la National Gallery, et tout cela afin d’attirer notre attention sur 1. les menaces subies par la nature du fait notamment du réchauffement climatique, 2. le fait que des gens n’ont même pas de quoi se payer une boite de soupe à la tomate. Et enfin 3. le fait que nous nous indignons plus facilement pour le destin d’un tableau que pour la fin du monde.

Fun fact : Just Stop Oil s’attaque à la National Gallery alors même qu’un autre collectif, Art not Oil, a obtenu la fin de partenariats financiers entre les compagnies pétrolières et de nombreuses institutions culturelles : Tate, la Royal Shakespeare Company, la National Portrait Gallery (dont le prix du portrait était doté depuis trente ans par BP), le Southbank Centre, les National Galleries écossaises, etc. et même… la National Gallery de Londres. Bref, le musée n’est pas vraiment récompensé de son souci, peut-être tardif mais apparemment réel, pour les questions environnementales !

Bonne nouvelle, le tableau était protégé par une vitre, on a eu peur pour rien, ha ha ha on vous a bien eus, très drôle, allez, arrêtez de faire cette tête, on faisait semblant, c’était pour rire. Bon, bien sûr, un coup d’éponge ne suffira pas, le verre va devoir être démonté afin de vérifier l’état du cadre et l’éventuelle infiltration de matière organique entre la surface de la peinture et la vitre, puis remonté. Mais il faut bien que le personnel des musées s’occupe.

Bon. J’ai déjà évoqué ce mode d’action du collectif Just Stop Oil dans un précédent article, je ne vais pas y revenir, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réception de cette action (la plus médiatisée à ce jour je pense) et les arguments donnés.
Tout d’abord, ma propre réception : je trouve ça bête. Je trouve ça bête parce que le lien symbolique entre la cause défendue et le résultat me semblent assez peu évidents et maîtrisés. Je viens de retourner voir mon commentaire sur Facebook, il était assez court : « Pfff… ». Notez, s’il faut situer mon point de vue, que je me soucie fortement d’écologie, et que c’est même ma motivation principale pour voter depuis deux bonnes décennies, mais aussi que je me soucie de création artistique, ma profession étant même précisément d’accompagner des talents artistiques. Je ne me sens donc pas concerné par une quelconque mise en balance qui opposerait l’Art à la préservation de la Nature, je crois qu’il n’y a à aucun moment de raisons de choisir l’un contre l’autre. Et je demande à entendre ce que diront des réfugiés pakistanais dont la maison a été emportée par une inondation lorsqu’on leur expliquera qu’on s’occupe d’eux à Londres en jetant de la soupe sur un Van Gogh.

Van Gogh a fait de nombreuses versions de ses tournesols. C’est celle-ci que l’on peut voir à la National Gallery de Londres. Beaucoup de gens parlent du prix de cette peinture, qui serait de 84 millions de dollars, nombre indécent bien sûr, mais le tableau ayant été acquis comme donation par le musée il y a un siècle, il n’a jamais valu ce prix, n’a pas coûté une telle somme au contribuable britannique, et fait partie d’un trésor commun à tous les citoyens du pays…

Bien sûr, je comprends en partie le geste : il est absurde et dérisoire, parce qu’il résulte d’une forme de désespoir, parce que rien ne marche. Pendant les années 1970 et 1980, on pouvait accuser les services de relations publiques de l’industrie pétrolière et de l’industrie automobile d’avoir habilement masqué une réalité pourtant connue de longue date (je relisais L’Autre côté du rêve, d’Ursula Le Guin, publié en 1972, l’autrice y évoquait largement le réchauffement climatique lié à l’activité humaine, et c’est loin d’être l’unique occurrence à l’époque), mais depuis une décennie ou deux, tout a changé, les scientifiques climatosceptiques ont vu leurs arguments largement démontés, et leur honneur réduit à néant lorsque l’on a constaté des cas indiscutables de corruption. Aujourd’hui, ce n’est plus le manque d’information qui explique l’inaction, c’est bien plus grave que ça, c’est l’impossibilité à penser des solutions, car nous vivons dans un monde bouché : nous sommes captifs de nos habitudes de consommation, nous sommes conscients de notre incapacité à adopter des comportements individuels qui aient un effet parmi sept milliards d’autres humains (j’y pense et puis j’oublie, c’est la vie c’est la vie), et nous sommes souvent conscients de l’indécence qu’il y a, depuis les pays développés, à demander à ceux qui accèdent à la consommation et au confort de faire les efforts que nous n’avons jamais faits nous-mêmes et continuerons de ne pas faire.

Dans la série The Good Place (attention je raconte la fin), le Paradis est vide, tous les trépassés sont envoyés en Enfer, car avec la complexité de notre monde, personne ne peut dire qu’il ne fait rien de mal : nous polluons, nous exploitons, nous tuons. Nos esclaves ne sont pas dans notre maison, ils fabriquent nos vêtements en Thaïlande ou au Cambodge ; nos guerres ne se déroulent pas sous nos yeux mais pour notre confort (pétrole pour l’automobile, coltan pour le téléphone mobile,…) ; nos déchets ne sont pas dans notre jardin mais envoyés en Inde ou en Afrique ; etc.

Le monde est d’une complexité impossible à embrasser, même mentalement, l’état de la planète est déjà largement dégradé et le resterait encore des siècles même si demain on corrigeait radicalement notre mode de vie. Même les plus expéditifs « y’a qu’à » sonnent faux dès qu’on étudie bien la question : le Nucléaire produit des déchets et l’uranium est en quantité finie ; le solaire ou l’éolien posent d’immenses problèmes de conservation de l’énergie, de rendement, de maintenance et de fabrication des équipements ; supprimer les pièces jointes des e-mails ne change en vérité rien à la consommation électrique d’Internet ; etc. Tout ce que nous savons, ce n’est plus que nous ne savons rien, c’est que nous ne savons pas quoi faire. Dans ce cadre, un geste gratuit, désespéré, peut se comprendre. Mais comme le militantisme repose sur l’illusion d’être utile, ce n’est pas dit comme ça par les organisateurs. C’est revanche assumé par beaucoup de ceux qui les défendent : « S’adresser au cerveau, ça fait cinquante ans qu’on essaie, et qu’on s’entend dire qu’on est des illuminés. Quoi qu’on fasse on nous dit que c’est inutile, donc face au désespoir, autant faire des choses dénuées de sens, à défaut d’être utile, ça défoule ! » (je résume et condense plusieurs choses lues).

J’ai aussi eu droit à des procès d’intention : « vous pensez qu’un tableau est plus précieux que la planète ». Ben non. Si en brûlant toute l’œuvre de Vincent Van Gogh on était sûr de sauver la planète, il n’y aurait pas à réfléchir, je serais le premier à parcourir les musées avec une hache. Mais je sais, et tout le monde sait, que ça ne changera rien, qu’un tel sacrifice n’a pas d’utilité et que ce n’est pas parce qu’il y a des tableaux dans les musées que le monde se meurt.
Pour avoir dit ça, je me suis fait appeler « boomer » (les baby-boomers, en démographie, ce sont plutôt mes parents mais passons) « qui a profité et qui ne veut pas assumer les conséquences » (ah, si vous le dites !), « qui est indifférent à l’état de la planète » (certainement pas !) et qui « ne propose rien de mieux [que de jeter de la tomate sur un vieux tableau] ». Sur le tout dernier point, je plaide coupable, je ne fais rien mais je remarque que des personnes qui ne font pas rien ont elles aussi exprimé leurs doutes sur la forme de l’action militante, ainsi François Gemenne, politologue spécialiste des questions politiques consécutives aux effets du réchauffement climatique, qui s’est fendu d’une suite de tweets désespérés dont je retiens cette citation : « (…) deux jeunes activistes ont décidé que tout ça ne servait à rien, et que pour alerter l’opinion publique et la presse, c’était plus efficace de jeter de la soupe sur un tableau (…) Leur ‘performance’ a surtout conduit à aliéner une bonne partie du public à la cause du climat. Un public indécis que nous essayons de convaincre depuis des années. Jamais je n’ai reçu une telle gifle en pleine figure. Jamais je n’ai ressenti un tel mépris pour mon travail ».

La flotte grecque n’arrive pas à se rendre à Troie car les vents lui sont défavorables, par la faute du roi Agamemnon qui a un jour froissé la déesse Artémis. Pour apaiser cette dernière, il se résout à sacrifier ce qu’il a de plus cher ou à peu près : la vie de sa fille Iphigénie.

Je me demande s’il n’y a pas un fond sérieux chez ceux qui mettent en balance l’art et la planète. S’il ne s’agit pas de la même pulsion qui menait nos prédécesseurs antiques à sacrifier des vierges ou des trésors pour apaiser les Dieux. Un de ces calculs tordus qui semblent avoir existé dans d’innombrables cultures humaines et qui (je tente l’hypothèse), s’explique peut-être en psychologie évolutionniste, comme toute superstition sans doute : puisqu’il faut parfois faire des sacrifices cruels pour améliorer une situation, la notion de sacrifice est (si j’ose dire) gravée en dur dans nos cerveaux, ce qui nous pousse à croire que le sacrifice a une vertu en lui-même, indépendamment de tout calcul rationnel. Amputer son propre bras coincé dans un piège pour pouvoir se dégager, c’est rationnel. Douloureux mais rationnel. Aider à mourir les personnes âgées qui ralentissent une tribu nomade, c’est rationnel. Cruel mais rationnel. Jeter une pièce dans une fontaine en faisant un vœu ou laisser dehors une assiette de gruau pour attirer sur sa ferme la sympathie du « petit peuple », c’est certes inoffensif mais avant tout parfaitement irrationnel. Enfin presque, car ça indique tout de même une volonté, un engagement, qui peuvent s’accompagner d’actions nettement plus logiques.
Quand on me dit « ça ne sert peut être à rien d’envoyer de la soupe sur Van Gogh mais au moins ça défoule », j’ai du mal à ne pas penser aussi aux observations (peut-être un peu datées, je ne connais pas l’état de l’art de la neurologie) d’Henri Laborit sur le stress : selon lui, face à un stress (état causé par un problème persistant), le cerveau peut retrouver sa quiétude, son état de fonctionnement optimal par exemple en résolvant le problème, mais aussi en le fuyant, ou enfin, par l’agression. Taper sur quelqu’un permet autant d’évacuer un stress que résoudre la cause de ce stress !

Mon oncle d’Amérique, par Alain Resnais, illustre les théories d’Henri Laborit. Ici, deux rats qui sont contraints à subir des chocs électriques réguliers sans pouvoir rien y faire ne dépérissent pas car il leur reste une action : s’agresser mutuellement.

On m’a dit que l’important n’était pas que l’action soit symboliquement pertinente, mais qu’elle fasse parler. C’est le fameux « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! » de Léon Zitrone. Sur ce point j’ai une objection forte : ça fait parler, certes, mais parler de quoi ? Du changement climatique ? Je me permets d’en douter. On parle des formes du militantisme, de l’état du tableau agressé, mais pour le reste, personne ne va changer d’opinion au sujet du climat.
On m’a aussi dit que je ne comprenais rien. Et que tous ceux qui trouvent idiot de jeter de la soupe sur un tableau ne comprennent rien.
Une fois n’est pas coutume, je m’autoriserai à me réclamer de ma casquette d’enseignant, non pas en tant que spécialiste de la pédagogie, ce que je ne suis pas (les enseignants du supérieur n’y sont généralement pas formés), mais plutôt en faisant le bilan de mes succès et de mes échecs dans le domaine. Je crois pouvoir affirmer, fort de cette expérience, que quand la personne à qui on explique ne comprend pas ce qu’on lui explique, c’est souvent qu’on explique mal. Et quand c’est toute une assemblée qui ne comprend rien, il est même certain que le problème n’est pas le manque d’intelligence ou d’attention des personnes à qui on s’adresse. Ça peut être que ce qu’on cherche à expliquer réclame un long développement (il faut en savoir des choses pour arriver à comprendre une notion en physique des particule…). Et ça peut être aussi tout simplement qu’on n’est pas intelligible.
On m’a dit que j’étais ignorant : « Vous êtes en train d’étaler aux yeux du public votre méconnaissance de l’action Stop Oil ». Là aussi, c’est en tant qu’enseignant que je rappelle que le remède à l’ignorance existe, que ce n’est ni le mépris, ni l’insulte, ni le surplomb, c’est l’instruction.
Mais au fait, est-ce que le but est bien d’édifier le public ? N’est-ce pas juste de créer du clivage, de tracer la frontière entre le camp du bien et le camp du mal ? Le militantisme écologiste est souvent accompagné du sentiment de vertueuse supériorité de certains de ses tenants : leur cause, c’est leur chose, leur raison de haïr le voisin qui n’agit/pense pas pareil. Mais sur ce sujet précis, c’est complètement absurde, nous sommes tous dans le même navire, nous sommes tous le problème et peut-être tous la solution, ça devrait pas être un concours.

Vincent Van Gogh peignant ses tournesols (enfin une de ses x toiles avec des tournesols), par Paul Gauguin.

Bon, je peux continuer longtemps à égrener mes arguments, ou à dire que la connaissance et la création, l’art et la science, font partie des rares choses qui confèrent sa beauté et sa valeur à notre espèce, et qu’il est dommage de les prendre précisément pour cible. Certains objecteront que l’art est bourgeois, superflu, inutile, non-productif. C’est vrai, et l’art est même par essence anti-naturel : art, artefact, artifice… Je ne crois pas que cette considération fasse partie du kit rhétorique de Just Stop Oil, mais certains l’ont émise malgré tout.

Je finirai avec ce « bingo » assez pénible, qui met sur un même plan tous les arguments (de la blague à l’insulte, du préjugé anti-jeunes aux réflexions construites et informées) qu’ont pu donner les personnes critiques de l’action de Just Stop Oil :

Je trouve ce genre de « bingo » de plus en plus horripilant car il n’est pas très honnête, il place sur un même niveau des opinions qui n’ont aucun lien, et laisse accroire que toute critique ou toute remarque fait partie d’un même ensemble. Ce qui implique aussi qu’aucune critique ne mérite d’être entendue, que toute observation qui n’est ni passionnément favorable (ni au moins démagogiquement indulgente) est par essence malveillante et opposée à la cause défendue. Soit on est d’accord, soit on se tait, quoi. Et puisque la cause est grande, puisqu’elle est immense (le Monde !) alors les moyens employés, les tactiques, la stratégie, l’efficacité, l’effet, sont des questions qu’il est presque indécent d’évoquer.

Je remarque pour ma part qu’on pourrait faire un « bingo » exactement réciproque en compilant les arguments qui célèbrent l’action de Just Stop Oil : « y’avait une vitre alors apprends à te renseigner avant de t’indigner » ; « toi même tu en parles, tu vois que ça marche » ; « tu crois qu’un vieux tableau est plus intéressant que le climat ? » ; etc.
Mais aura-t-on avancé pour autant ?

Lire ailleurs : Contre Van Gogh, deux activistes du climax, par Jean-Marc Adolphe.

L’idole du crépuscule

Comme titre, j’avais aussi pensé à Pas de bronca pour Branco, avant tout pour le jeu de mot, mais aussi parce que ça recouvre une vérité : Juan Branco n’a pas été victime d’une campagne de dénigrement, son livre n’a pas fait scandale, il a juste été un peu ignoré, ou plus exactement, son impact médiatique limité n’est pas proportionnel au nombre important de ses ventes, ce qui permet à son auteur de se juger ostracisé, et d’imaginer de fortes pressions, voire un véritable complot autour de son nom1.
Je me suis un peu moqué de la paranoïa du sémillant journaliste-avocat-activiste2, et franchement, ce dernier donne le bâton pour se faire battre, avec des révélations comme celle qui est contenue dans le tweet qui suit : si les médias parlent du subit regain de succès du Notre Dame de Paris de Victor Hugo, juste après l’incendie de la cathédrale du même nom, ce n’est pas parce que c’est un fait intéressant, dit-il, c’est juste un prétexte pour ne pas parler du succès de son livre à lui, Crépuscule.
Dans le patois de ma région on appelle ça « avoir le melon ».

Au moment où ce tweet a été émis, Crépuscule était la 3e meilleure vente sur le site Amazon.fr. Succès insolent pour un livre avant tout connu par bouche-à-oreille (et autopromotion tonitruante) et, par ailleurs, librement téléchargeable sur Internet. Les places 1, 2 et 4 étaient effectivement occupées par des éditions de Notre-Dame de Paris. Qui est aussi librement téléchargeable.

Se moquer du nombrilisme de ce jeune homme qui semble considérer que tout ce qui se passe ou ne se passe pas dans le monde médiatique est dirigé vers son unique personne était un mouvement périlleux de ma part, ne faites pas ça chez vous ! Mes moqueries m’ont rapidement fait rencontrer les zélotes du Brancquisme, venus en armée pour m’insulter (et cet article, je suppose, ne va rien arranger), puisque pour eux, si je n’accepte pas la vérité, si je ne vois pas la lumière que leur sauveur apporte au monde, c’est que je suis un ennemi du véritable genre humain, les damnés de la Terre et autres gilets jaunes, c’est que mon âme dégouline du macronisme le plus odieux et que je protège l’oligarchie par mes paroles autant que par mes silences. Certes je ne suis ni riche ni puissant mais j’ai une tête à protéger l’oligarchie et ses yachts.
Malgré ses diplômes et sa notoriété, Juan Branco a choisi de ne vivre que du RSA, ce qui fait de lui une sorte de saint, suivant la vieille tradition des ordres mendiants catholiques. C’est effectivement courageux mais je me pose toujours la question du sens d’une telle démarche : ceux qui sont au RSA non par choix mais par force et à qui cela n’amène aucun prestige symbolique particulier sont-ils aussi des saints ? Beaucoup échangeraient leur place je crois.

Je ne connais pas cette personne, elle a débarqué sur mon mur Facebook, habituellement pacifique… Dans le commentaire suivant, il me qualifie de « petit con ». Je ne sais pas trop ce qui a fait croire à mon contradicteur que je pouvais avoir eu l’ambition de « parler à la place des ouvriers ».

Sur Twitter, Juan Branco ne se montre pas un débatteur très caressant lui-même. Je me demande s’il croit vraiment qu’on peut se faire écouter d’un journaliste qu’on vient de traiter publiquement de vendu, et qu’on accuse de faire le silence sur un livre à peine paru et alors même que l’auteur et l’éditeur ont choisi de ne pas envoyer de service-presse3… Si Ismaël Emelien et David Amiel, anciens conseillers de Macron, sont invités partout et si Branco n’est invité nulle part (ou presque), c’est peut-être moins pour des raisons d’orientation politique que parce que les premiers jouent le jeu4 et n’accueillent pas les journalistes qui leur tendent le micro en les insultant.
Les paranoïaques ont toujours raison in fine, parce que ce qu’ils croient deviner de la malveillance d’autrui finit par devenir vrai en réponse à leur comportement.
Plus civils que Branco ou ses fans plus ou moins anonymes, mes amis lecteurs-amateurs du pamphlet m’ont conseillé de le lire à mon tour avant d’en parler5. Je n’avais pas un a-priori négatif sur ce livre, en fait, mais il a fallu que je me moque un peu de son auteur pour me sentir finalement forcé de l’acheter.

Le style, c’est l’homme ?

Alors qu’en dire ? Pour commencer, en tant que lecteur, je suis un peu repoussé par le style littéraire. Deux éditeurs (Diable Vauvert/Massot) se sont associés pour publier ce livre et il paraît que Denis Robert a participé à le réécrire. Tous ces gens auraient pu suggérer à l’auteur quelques améliorations : éviter de télescoper les informations en essayant de dire dans une seule phrase tout ce qu’on sait (anecdotique ou capital) ; éviter les phrases évasivement allusives ; éviter aussi les phrases où se multiplient les sujets et où on ne sait plus qui est le « il » qui est accusé de ci ou qualifié de ça. Je ne suis pas très savant en termes de grammaire, n’étant pas vraiment allé à l’école, mais il me semble qu’il y a souvent de vrais problèmes de ce côté-là dans l’ouvrage, et puis globalement, une certaine lourdeur. Curieusement, cela s’améliore au fil de la lecture, à moins que ce soit moi qui aie fini par m’habituer.
Beaucoup d’informations sont martelées — parfois il faut se répéter pour être entendu, admettons —, mais aussi beaucoup de formules. Quand Branco tient une bonne image, comme lorsqu’il parle de l’immaculée conception de Macron, il ne la lâche plus et l’épuise jusqu’à ce qu’on soit forcé de constater sa vacuité.
Le livre est structuré en chapitres un peu monotones mais qui contiennent chaque fois la promesse que le chapitre suivant nous époustouflera avec des révélations capitales. Hélas, l’attente n’est pas forcément récompensée et les révélations explosives censées tournebouler toute notre vision du monde politique sont souvent la répétition de choses déjà ébauchées comme amuse-gueule au fil les chapitres précédents. S’il y avait des publicités entre ces chapitres, cette manière de scénariser le suspense à partir d’un petit nombre d’informations croustillantes annoncées sous forme d’extraits anticipés censés tenir le lecteur en haleine rappellerait les émissions de télé-réalité ou l’affreux talk-show On n’est pas couchés, et autres pièges à spectateurs du même type.

L’auteur semble souffrir d’un tempérament furieusement autocentré. Si un milliardaire passe sans le voir pendant une soirée, c’est qu’il baissait les yeux pour ne pas croiser le regard d’acier de Juan Branco, lequel lui adressera ensuite un SMS cryptique disant : « oui c’était bien moi. Burning houses wherever they are » (page 51). Il se sent courtisé ou épié en permanence et s’imagine être l’obsession des puissants :

Chaque geste est surveillé. Bernard Arnault tenta de de faire censurer un de mes tweets. Xavier Niel me signifia qu’il avait vu une émission où je le mentionnais, qui ne dépassait pas les trois mille clics sur un site Internet. Le moindre élément est traqué pour qu’il ne serve de cheval de Troie et provoque un raz de marée.

(Autre extrait, p135)

Les gens pointés du doigt dans ce pamphlet paraissent choisis en fonction de la proximité ou des contacts qu’ils ont eu avec l’auteur : Gabriel Attal semble mériter d’être le sujet de toute une partie du livre avant tout parce qu’il a fréquenté les même bancs d’école que Branco. Et si le lugubre Bolloré est à peine mentionné tandis que Xavier Niel se voit lui aussi consacrer de nombreuses pages, c’est parce que ce dernier a invité l’auteur au restaurant, un jour. Le salaud.

Bref, Branco semble un peu immature tant il paraît croire que le monde entier tourne autour de lui. Il est un peu obsessionnel, un peu brouillon dans sa précipitation à tout dire en même temps, mais passionné, sans doute profondément honnête (« écorché vif » me disait un ami), je comprends que certains le jugent attachant.

Ce que ça raconte

Ceci étant dit, le livre ne manque pas complètement d’intérêt. L’analyse qu’il contient du système des écoles grand-bourgeoises parisiennes est pertinente et vivante, d’autant qu’elle est vécue — on soupçonnera l’auteur de régler ici des comptes avec la cruauté de l’adolescence —, et sa présentation des filières d’élite, utilisées non pour former des esprits mais pour sélectionner ceux qui sont les plus conformes aux attentes du système est juste. En même temps, l’auteur semble découvrir le fonctionnement centralisé de la France telle qu’elle est structurée depuis le règne de Louis XIV, et constate la reproduction sociale telle que l’ont décrite Passeron et Bourdieu dans Les Héritiers, publié en l’an 25 avant JB (avant Juan Branco). Quant à l’étroitesse, aux porosités et à la consanguinité des mondes politique, médiatique et financier, les Pinçon/Pinçon-Charlot en avaient très bien parlé dans Le Président des riches et autres ouvrages. Ces auteurs, d’ailleurs, sont presque absents du livre, de même que l’observatoire des médias Acrimed, jamais cité ! Juan Branco se désespère d’être seul à dénoncer la concentration des médias entre les mains d’un poignée d’oligarques, mais c’est un peu facile s’il se refuse à créditer ceux qui le font, car il y en a bel et bien. Seul le Monde Diplomatique est régulièrement félicité pour son action, mais on se demande si la vertu que Juan Branco lui voit n’est pas avant tout de publier ses textes.

Si on n’a pas envie de débourser les dix-neuf euros que coûte l’édition papier, on peut lire la version originelle du texte (« Macron et son crépuscule »), librement diffusée par son auteur au format pdf.

Je me moque, mais avec des exemples imparables, Branco montre en tout cas qu’il est possible de « réussir » dans le microcosme dirigeant parisien sans véritable instruction, sans qualités, sans idées politiques, à la seule condition d’être bien né, d’être coopté par les bonnes personnes, d’avoir fréquenté les bons établissements scolaires dès la maternelle. En résumé il démontre qu’il est possible de devenir quelqu’un dans le monde politique, médiatique, financier, à condition de l’être déjà, à condition d’avoir été sélectionné socialement pour cela et d’avoir docilement respecté les règles du jeu, d’avoir fait passer son ambition devant d’éventuelles convictions. Le fait que tout ça ne soit pas réellement un scoop, et le fait que l’auteur en soit une illustration, ne doit pas empêcher d’en parler, au contraire, même, car le mythe de la méritocratie, que l’on vend si bien aux pauvres afin qu’ils se sentent un peu minables perdure avec constance malgré l’accumulation croissante des preuves de son imposture.

Quoi de neuf dans la situation actuelle ? Peut-être le fait que les grands-bourgeois ne se donnent plus la peine d’être cultivés et bien élevés, de connaître les arts et de garder un peu des traits de l’aristocratie qu’ils avaient submergé ? Le fait que peu d’efforts soient faits pour masquer les apparences, puisqu’on n’a plus besoin de faire semblant d’être expérimenté6, incorruptible ou désintéressé pour obtenir des responsabilités politiques majeures ?

Ernst Stavi Blofeld, chef du S.P.E.C.T.R.E., dans « Bons baisers du Russie ».

Xavier Niel est-il le mastermind, le numéro 1 du S.P.E.C.T.R.E., qui dans l’ombre a découvert, façonné et placé à l’Élysée le jeune Emmanuel Macron ? Est-ce que Mimi Marchand est une faiseuse de rois et d’opinion, tellement puissante qu’elle peut non seulement lancer mais aussi étouffer n’importe quel scandale people ? C’est peut-être prêter un peu trop d’importance à ces gens que ne pas voir les autres forces qui sont à l’œuvre. En fait, à lire le livre, l’ensemble du destin politique de notre pays se résume aux manigances d’une poignée de milliardaires qui ont corrompu à peu près toute la France, à l’exception de Juan Branco qui, seul, a le pouvoir de provoquer une Apocalypse7, de soulever le voile qui recouvre de mensonge une réalité ignoble.

Il me semble que Juan Branco gagnerait à relativiser l’importance des individus du Landerneau8 parisien pour s’intéresser à des disciplines qui chacune peut servir de grille de lecture d’une réalité politique : psychologie, mathématique, sociologie, anthropologie, évolutionnisme, histoire. Car si certaines informations (amitiés, liens familiaux, couples) peuvent être franchement utiles pour éclairer diverses situations, le danger serait de croire que ces informations expliquent tout ou qu’il est bouleversant de savoir qu’untel et untel se connaissent mieux qu’ils ne le disent, ou sont amis ou amants. Rien n’est faux, ou en tout cas rien n’est saugrenu ou invraisemblable dans ce que raconte Branco, mais il ne faudrait pas négliger tout un tas d’autres paramètres.

Je ne fais pas des folies de « Crépuscule », que je juge lourd et bien moins palpitant que promis. En revanche je recommande son entretien avec Thinkerview, qui dure deux heures mais qui est clair, assez mesuré, bien plus fin que le livre, qui n’était peut-être pas la forme appropriée à ce que voulait dire l’auteur.

Il est précoce. Il n’est pas prophète en son pays. Il se fait volontairement pauvre pour vivre parmi les pauvres. Ancien pécheur il a connu une épiphanie et est seul à connaître la vérité du monde et à pouvoir dévoiler celle-ci afin de nous sauver et de nous amener tous vers un futur de justice et d’égalité. Sa détermination et son savoir font trembler les puissants marchands du temple qui ont dévoyé la République. Il a des adeptes à foison malgré les persécutions dont il fait l’objet. Si l’on apprenait qu’en plus il fait du ski nautique, je dirais qu’il est Jésus ressuscité.

  1. Lire l’article de Libé/Checknews : Juan Branco a-t-il été censuré par plusieurs grands médias français ? []
  2. Notamment lorsqu’il reproche à Daniel Schneiderman de vouloir protéger Le Monde et à Edwy Plenel d’être à la botte de Xavier Niel. []
  3. Il est problématique que les journalistes négligent souvent les livres qu’ils n’ont pas obtenus gratuitement, mais c’est un fait. Et ce n’est pas forcément par pingrerie : c’est aussi ce qui leur permet d’avoir des articles prêts avant la parution d’un livre. []
  4. Une autre raison est peut-être la joie mauvaise (comme toujours déguisée en neutralité) qu’il y a à pointer une caméra vers ces gens visiblement trop verts pour le rôle majeur qu’ils ont occupé — ils m’ont rappelé les plus inconscients des start-uppers d’avant l’éclatement de la « bulle Internet », qui voyaient le succès de leurs levées de fonds comme une preuve qu’ils représentaient un monde aux règles inédites alors même qu’ils étaient surtout le symptôme de la sidération d’un « vieux monde » paniqué à l’idée de disparaître qui les finançait à défaut de rien comprendre aux enjeux du numérique. []
  5. J’aime bien dire qu’il ne faut pas avoir lu/vu/entendu une œuvre avant d’en parler, car en connaissant l’œuvre, on est forcément influencé par son contenu. []
  6. Dans un article récent, Pascal Bruckner se montrait scandalisé de voir le monde adulte écouter avec émotion la jeune activiste anti-réchauffement climatique Greta Thunberg, rappelant que le pouvoir donné à la jeunesse était le signe d’une mortifère inversion des valeurs selon Platon : « quand le père traite son fils comme un égal, que les maîtres flattent les disciples et que les vieillards imitent la jeunesse ». Pourtant, cette adolescente ne fait qu’exprimer les inquiétudes de sa génération face à un phénomène qui indiffère ceux qui en sont la cause.
    S’il est si sensible au problème de hiérarchie que constitue le fait de conférer du pouvoir à la jeunesse, Bruckner pourrait s’en prendre à Emmanuel Macron, devenu président à trente-neuf ans sans avoir jamais été député, maire ou conseiller municipal, et dont l’entourage est formé de gens parfois bien plus jeunes et inexpérimentés, comme Alexandre Benalla ou Gabriel Attal. []
  7. Apocalypse, du grec Αποκάλυψις, qui signifie « dévoilement » ou « révélation ». []
  8. Sans allusion à Michel-Édouard Leclerc. []

Les grèves à Paris 8 (mon quart d’heure réac’)

Avant de me faire lapider, je dois affirmer clairement ma solidarité inconditionnelle envers les étudiants et les lycéens qui se sont fait brutaliser par les forces de police, ma totale réprobation face à l’installation dans la durée de l’État d’urgence, et mon refus personnel de la loi El-Khomri et de son principe de souplesse à sens unique. Je dois prendre cette précaution en introduction, parce que nous sommes dans une ambiance assez pénible de « si tu n’es pas avec nous tu es contre nous » : si tu ne trouves pas bien que des étudiants saccagent ta fac, c’est que tu soutiens le droit du travail britannique du XIXe siècle et l’impunité policière du Chili de Pinochet. Si tu ne soutiens pas les moyens employés, alors c’est que tu t’opposes au but. Et si tu es solidaire d’un camp politique, alors tu n’as aucun droit de critiquer ses actions.
Faut pas désespérer Billancourt.

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En début de semaine dernière, arrivant à Paris 8, je croise une collègue qui était en route pour assister à une Assemblée générale à propos de la loi El-Khomri. Comme beaucoup d’universités, la mienne est fortement mobilisée contre cette modification du droit du travail. Ma collègue me demande si je viens pour la même raison, et je lui réponds que non, sans pouvoir m’empêcher de laisser percer mon indifférence envers ce genre d’événement : en vingt-cinq ans de fréquentation de Paris 8, j’ai l’impression d’y voir régulièrement des poussées de fièvre activiste : blocages, blocus, assemblées générales, happenings, slogans, graffitis et affiches imitées de celles de mai 1968, de la Guerre d’Espagne ou des Constructivistes russes1. Je remarque que ces mouvements protestataires cycliques tombent souvent au sortir de l’hiver, et mon mauvais esprit naturel me mène à y voir avant tout un besoin de vacances2. Une obsession courante des étudiants qui mènent la lutte est d’ailleurs la démobilisation qu’entraînent à coup sûr l’arrivée des véritables vacances, qui semblent rendre inutile le mouvent de grève.
De mon côté, je n’arrive pas trop à croire à l’efficacité tactique des grèves estudiantines : ils ne bloquent pas le fret des marchandises ou le transport des passagers, ils ne bloquent pas la production d’automobiles ou de lait, le reste de la société a du mal à en percevoir l’impact.

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Ouais ! Moi aussi je suis pour la liberté, contre l’état d’urgence, pour le droit de m’exprimer et pour les universités ouvertes et occupées (quoiqu’il faille s’entendre sur le mot « occupé » : j’aime bien que l’université vive, je la préfère « occupée » à « déserte ».

Mais tout de même, qu’il y ait des assemblées générales pour discuter de la politique de la France, de l’avenir, ça me va très bien. Une université spécialisées dans les sciences humaines, et surtout une université telle que Paris 8, est là pour penser la société et pour se demander comment la faire évoluer. On a ici des philosophes, des artistes, des sociologues, des anthropologues, des historiens, des cinéastes, enfin tout un tas de gens qui sont là pour comprendre, montrer et peut-être inventer le monde.
Sans être Sun Tzu ou Machiavel, j’ai tendance à être pragmatique et je ne vois pas vraiment quelle instance dirigeante de notre pays sera impressionnée ou touchée par le blocage et les dégradations volontaires3 d’une université située en Seine-Saint-Denis par ses propres usagers. « Mon général, l’heure est grave, l’ennemi proteste en se tirant des balles dans le pied ! ».

Il paraît que le blocage sert à empêcher que les étudiants qui participent aux assemblées générales ne soient considérés comme « défaillants » : si l’université est bloquée, il est impossible d’y manquer des cours. Admettons, mais il est tout de même un peu triste que l’action concerne… Les enseignants, traités comme au mieux comme des machines à distribuer des notes, au pire comme des ennemis, ou les étudiants qui passent des examens, considérés comme des traîtres. Il y a quelques années (pour le CPE, peut-être, je ne sais plus, toutes ces actions se ressemblent tellement), un étudiant m’avait menacé physiquement si je tentais de passer le barrage de chaises qu’il gardait. Je ne me souviens plus comment ça s’était fini (je crois bien que je suis passé quand même, pour arriver devant une salle de cours vide), mais j’avais compris ce que valaient la liberté d’autrui et la démocratie selon celui qui avait voulu m’interdire le passage4. Le syndicalisme étudiant avait alors acquis ma méfiance, et pour toujours.

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Ce tweet fait suite à un message de la président de l’université qui écrivait : « L’atmosphère devient de jour en jour plus délétère. Les dégradations, chiffrées dès les premiers jours à 13 000 euros atteignent aujourd’hui 38 000 euros. Un mur a été gravement endommagé dans le bâtiment A. Des événements ont été délocalisés en constituant un surcoût pour l’université. Des étudiants se mettent en danger en tentant de franchir les barrages. Des étudiants « bloqueurs » s’autorisent à demander leurs cartes professionnelles aux agents et interdisent l’entrée aux enseignants. Des étudiants de LEA qui faisaient leur partiel ont vu leurs tables renversées par d’autres, des étudiants de L3 risquent de voir leur stage compromis, des soutenances de thèse peinent à se tenir… »

Quelles que soient les justifications philosophiques, je dois dire, pour répondre au tweet ci-dessus, que cela me gène fondamentalement que des étudiants jouent aux flics, ou demandent à être considérés à égalité avec des vigiles. Notons que les vigiles de Paris 8, installés après les attentats de Charlie Hebdo et revenus après le Bataclan, laissent passer n’importe qui, il suffit d’avoir une carte à montrer, qui peut être une carte d’étudiant, de personnel de l’université, de piscine municipale ou d’adhérent à un club de bowling. Une fois, un vigile m’avait regardé avec méfiance, puisque je ne suis pas étudiant, et m’avait demandé ce que je venais faire là. Je lui ai répondu « je vais à la fac ». Et j’ai pu passer.
Si je comprends bien, les étudiants-flics, eux, se montrent bien plus zélés et attentifs dans l’examen des papiers d’identité qu’ils exigent qu’on leur présente.

...

Je dois dire qu’en tant qu’enseignant, ça me gêne profondément d’être considéré comme l’ennemi. Mais avec toujours plus de mauvais esprit, je remarque (et bien d’autres collègues font le même constat, y compris parmi ceux qui soutiennent inconditionnellement ces actions) que les étudiants les plus véhéments lors de ce genre d’événement, ceux qui savent prendre le micro avec l’air de dire des choses d’une importance absolue lors des assemblées générales, ne sont pas forcément les étudiants les plus passionnés par leurs études le reste du temps. Peut-être forcé-je le trait, après tout je parle ici par intuition plutôt qu’autre chose, mais j’ai parfois l’impression que ce n’est pas la mobilisation qui pousse certains étudiants à négliger leurs études, c’est leur manque d’investissement dans leurs études qui les pousse à chercher une cause, une motivation renouvelée, une bonne raison de se bouger et une bonne manière d’exploiter leur talent (souvent indiscutable), peut-être un dérivatif. Et dans un sens, c’est positif, « ne pas aller en cours pendant une grève, c’est déjà agir, ça mérite une bonne note » me disait un collègue il y a des années, et pourquoi pas. Et puis comme on m’écrit sur Twitter, « on se fait des amis »« ça fait des liens »« on sort avec des filles », Quoi de plus romantique que les révolutions, en effet ? Soyons honnête, je n’aurais pas pu connaître tout ça, j’étais déjà papa quand j’ai entamé mes études, j’étais dans un tout autre genre d’existence. Peut-être que je me moque par jalousie d’une forme de jeunesse que je n’ai pas connu ? Je me cherche des excuses.

Ce genre de mouvement concerne souvent les lois liées au travail. J’y vois une expression forte et légitime ou en tout cas compréhensible de l’angoisse des jeunes face au mystérieux monde « réel » qui les guette, avec ses promesses de précarité et de maltraitance, et de rejet de l’université, qui elle n’a pas les moyens de promettre grand chose si ce n’est, comme le fruit de la connaissance dans la Genèse, la douloureuse conscience d’une condition que l’on subit d’autant plus violemment que l’on sait qu’on la subit.

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Mais je ne peux pas m’empêcher aussi de me dire que le syndicalisme étudiant et ses mouvements révolutionnaires (ou réactionnaires, c’est l’opposition classique d’une même pantomime où chacun a besoin d’un ennemi pour se définir) sont avant tout la machine à fabriquer des politicards arrivistes : des Dray, des Valls, des Fillon, des Sarkozy, des Cambadélis, des Karoutchi, des Raoult, des Copé, des Madelin, des Longuet. Rien de bien sympathique à mon goût. Est-ce un mal nécessaire ? La vie politique française a-t-elle plus besoin de petits ambitieux que de grandes idées ? Paradoxalement, je suis un peu trop anarchiste, un peu trop écœuré et désespéré de l’espèce humaine, pour ne pas me résigner à le constater.

  1. Rappelons que le constructivisme, en tant qu’art officiel du régime soviétique, a vite été remplacé par des travaux nettement moins avant-gardistes du « réalisme soviétique ». Les affichistes républicains de la guerre civile espagnole, eux, ont travaillé sans états d’âme apparent (et sans changements formels en tout cas) pour les franquistes une fois la victoire de ces derniers assurée. Quant aux soixante-huitards, on a assez dit qu’ils avaient joyeusement gonflé les rangs des agences de publicité des années 1980… []
  2. Après tout, la France est bien le seul pays où on se vante de résister à la barbarie en prenant l’apéro ! Le savoir-vivre et la convivialité constituent un engagement politique qui en vaut d’autres — et j’écris ça très sérieusement. []
  3. J’espère que le montant des dégradations, estimé hier à 38 000 euros, est exagéré. Car en voyant cet argent gaspillé, je pense aux chargés de cours dont on a baissé les heures faute de budget, aux conférenciers qu’on a du mal à payer, aux fuites d’eau qui ne sont jamais réparées,… []
  4. Je me rappelle aussi qu’une année, les retards de notations avaient plongé les étudiants étrangers dans d’angoissants problèmes administratifs, car la préfecture qui leur donne ou non le droit d’étudier n’est pas vraiment sensible aux questions de grèves étudiantes. []

Du temps passé assis sur une mauvaise chaise

Le cliché veut que le niveau scolaire baisse d’année en année. C’est un cliché ancien, antique, même, et il semble qu’à chaque époque on trouve des gens pour se lamenter du déclin moral et intellectuel de la jeunesse. Je me souviens du film Belles de nuit, de René Clair, où Gérard Philippe, en rêve, rencontre de vieux barbons de chaque époque qui lui disent : « c’était mieux avant », et ce jusques à la préhistoire, au fond des âges.

L'âge d'or, vu par Cranach l'ancien. C'était mieux avant.

L’âge d’or, vu par Cranach l’ancien. C’était mieux avant.

Alors suis-je juste un banal prototype de « vieux con »1 lorsque j’ai l’impression d’un vrai déclin littéraire dans les mémoires que je lis en fin d’année universitaire ? Je ne crois pas du tout à un déclin qui s’étendrait à toutes les matières : certes, la plupart des gens qui ont moins de la soixantaine ne savent pas réciter les affluents de la Seine ou dire les sous-préfectures de chaque département. Mais beaucoup de jeunes gens me semblent avoir une conscience forte du reste du monde, du fonctionnement de notre biologie (malgré l’école qui, en France, néglige beaucoup cette matière) ou des lois de la physique que leurs grands parents. Ils parlent souvent deux langues, parfois trois, et le font souvent mieux qu’ils ne le pensent eux-mêmes2. Les connaissances dont on doit disposer de nos jours ont changé : les affluents de la Seine et les sous-préfectures, on peut les trouver en quelques secondes sur Internet, l’important à présent est plutôt de comprendre ce qu’est un affluent, à quoi servent une préfecture ou une sous-préfecture, et comment on cherche efficacement sur Internet, ou (niveau avancé) comment on doit chercher ailleurs ce qui ne se trouve pas sur le réseau.

S’il existe un déclin, à mon avis, c’est dans l’acquisition des savoir-faire. On pourrait parler des savoir-faire techniques : quand j’étais collégien, en « éducation manuelle et technique », j’apprenais (mal) à scier, clouer, visser, coller. D’autres de ma génération, filles et garçons, ont appris à cuisiner ou à coudre. Avant 1968, je pense, les activités étaient les mêmes mais le bricolage était pour les garçons et la cuisine et la couture, pour les filles. Mon aînée, Hannah, en cours de « technologie » — qui a remplacé l’éducation manuelle et technique — a appris (mal) à souder des composants électroniques. Toujours dans le même cours, ma cadette, Florence, a juste appris à utiliser un traitement de textes et à faire des études théoriques de projets technologiques : du bricolage, on est passé à la théorie pure.
Je ne vais pas me lancer dans des élucubrations complotistes, mais le fait de priver les citoyens d’un savoir-faire, c’est à dire de leur moyen de produire par eux-mêmes, n’est pas innocent, on en fait des prolétaires, enfin des prolétaires d’un genre neuf puisque ce qu’on attend d’eux ce n’est pas qu’ils produisent3, mais qu’ils achètent. Ce n’est pas qu’ils réparent ou qu’ils raccommodent, mais qu’ils jettent. Ce n’est pas qu’ils cuisinent, c’est qu’ils mettent des plats préparés au four à micro-ondes.

Vertigineuse photo d'Andreas Gursky...

Vertigineuse photo d’Andreas Gursky…

Le savoir-faire scolaire fondamental qui me semble se perdre, c’est bien l’écriture. Enfin l’écriture, et plus généralement l’expression. Je lis régulièrement des mémoires bien écrits, et je dois même dire que depuis deux ou trois ans il me semble voir leur qualité rédactionnelle augmenter un peu4, mais sur ce point je n’ai qu’une impression subjective, pas de statistiques à fournir. Pourtant je suis presque certain que les gens qui ont passé le certificat d’études il y a un siècle savaient faire la différence entre l’infinitif et le participe passé. Quand je lis « j’ai manger », il me semble que la personne qui a écrit ne comprend pas elle-même ce qu’elle raconte et ça m’angoisse. Mais après tout, l’orthographe évolue, constamment, et peut-être qu’un jour nous y serons habituer (→ oui, j’ai fait exprès).
Ça heurte l’œil, mais après tout, j’arrive bien à prendre plaisir à lire Brantôme ou Restif de la Bretonne et leurs orthographes fantaisistes, donc pourquoi pas mes étudiants ? Ce qui me semble plus grave, c’est un certain déclin — et là il s’agit d’une observation totalement subjective que je suis bien forcé d’assumer —, de la finesse en littérature, ce qui apparaît sans doute dans l’orthographe, dans le vocabulaire, dans l’utilisation des temps (adieu le subjonctif5, adieu la distinction entre le conditionnel et le futur,… Ça ne veut peut-être pas rien dire, tout ça).
Cela a sans doute toujours existé mais il m’arrive de voir des étudiants qui, face à la question de la production de textes se trouvent aussi perplexes qu’une poule avec un couteau, et qui n’écrivent ni pour eux ni pour un public quelconque mais pour ce qu’ils croient parfois être leurs enseignants : des gloutons affamés de mots et pour qui peu importe l’origine et l’utilité des mots en question.
J’ai par exemple eu à corriger des rapports de conférences sur la bande dessinée. Mes étudiants ont rencontré des auteurs contemporains intéressants, et même au cœur des débats esthétiques ou même économiques du domaine (cette année : Nine Antico, Loo Hui Phang, Thomas Cadène, Singeon, Marion Montaigne et Benjamin Renner. Excusez du peu !). J’ai senti que ce contact avec des créateurs avait passionné nombre d’étudiants, mais ce qu’ils ont produit en réponse s’est avéré très variable, et j’ai eu droit, notamment, à quelques mémoires que leurs auteurs auraient pu faire exactement de la même manière s’ils n’avaient pas assisté aux conférences, puisqu’ils se sont contentés de copier quelques paragraphes au style impersonnel trouvés sur les sites des éditeurs de ces auteurs.
Et j’ai eu ce genre de résultat y compris de la part d’étudiants qui non seulement ont assisté aux conférences, mais les ont appréciées et en ont retenu des choses. C’est le texte, dans l’affaire, qui leur semble inutile : ils savent qu’on attend d’eux de produire un certain nombre de pages et ils pensent que le texte ne sert qu’à noircir du papier, ils ne se disent pas une seconde que pour un enseignant, qui doit lire des milliers de pages, lire du texte qui n’intéresse même pas l’auteur lui-même est plutôt douloureux.
Plus généralement, hors du cadre universitaire, il me semble que la discussion et l’argumentation sont moins pratiquées. Peut-être parce qu’à cause d’Internet, on en vient facilement à se trouver en compagnie de gens qui nous ressemblent en termes de niveau socio-culturel, de références, de vocabulaire. Peut-être parce que la société de consommation pousse chacun vers une logique individuelle et vers le goût de posséder plus que celui de partager. Peut-être parce que les débats, dans les médias, aiment mettre en scène des antagonismes irréconciliables et les font passer pour du débat public démocratique. Peut-être parce que l’école décourage l’action et l’initiative, que ce soit chez les écoliers comme chez leurs professeurs. Peut-être parce que l’école ou les études sont vus comme quelque chose qui n’a pas de valeur ou d’intérêt, mais dont on ne peut se passer pour trouver du travail6.
J’imagine que rien de ça n’est faux, mais de là à dire que tout est vrai…

Tout ce que je sais, c’est qu’un adulte actuel a passé quinze ans assis sur une chaise et à préparer une vie professionnelle qui se déroulera sans doute assis à un bureau mais surtout à se fabriquer une scoliose (car même s’asseoir correctement et ménager son corps malgré cette position, on ne l’enseigne pas) en écoutant parler des professeurs. Si les élèves pensent, pendant toutes ces années, qu’ils sont là pour leurs professeurs, pour l’école, mais jamais pour eux-mêmes, et en n’en retenant rien, ou bien un exceptionnel enseignant qui leur a appris à aimer Ronsard ou que sais-je, alors c’est une perte de temps et d’énergie qui me semble terrifiante. Si les seuls élèves qui savent utiliser leur propre langue pour s’exprimer sont ceux qui ont profité de leur environnement familial favorisé, c’est tout aussi tragique.

Bon, je reprendrais tout ça plus tard car j’ai plein de mémoires à lire, justement.
Il faudra parler de l’importance capitale de l’école, de la culture (littéraire, artistique, scientifique, technologique, technique,…) dans le monde qui vient, où rien n’est plus important que de savoir s’occuper. Et un jour, aussi, je prendrai le temps d’expliquer pourquoi, à mon sens, l’argument qui consiste à dire qu’il y a cent ans, personne n’avait le bac, n’est pas une vraie consolation.

  1. J’assume mon côté réactionnaire, car je sais que cette attitude a quelques vertus, mais j’essaie d’éviter que cela ne prenne trop le pas sur mon « moi » progressiste. []
  2. Que le système éducatif est fort pour complexer les écoliers avec les langues ! []
  3. Malgré l’invocation redondante de la « productivité » en politique, la production est moins une solution qu’un problème : les maisons craquent, nous possédons douze fois plus d’objets chez nous qu’en 1960, et dans le domaine industriel, il faut un homme aujourd’hui pour produire ce que cent autres produisaient un siècle plus tôt. En conséquence, le chômage ne pourra jamais qu’augmenter, mais ceux qui organisent l’économie préfèrent voir l’emploi et la prospérité s’inscrire dans une économie de rareté plutôt que d’en favoriser le partage. On en recausera. []
  4. Facebook, Twitter, les blogs ou l’e-mail sont une bonne école, on s’y fait souvent reprendre pour son orthographe, notamment : est-ce que ces supports d’expression expliquent le progrès littéraire qu’il me semble percevoir ? []
  5. Subjonctif, substantif, complément, épithète, etc., sont des mots qui m’effrayaient, quand j’étais écolier, d’autant que je crois que personne ne me les a réellement expliqués. Je pense qu’on peut utiliser ces notions pour lire, écrire et parler, sans pour autant connaître leurs noms, car malgré ce que veulent faire croire beaucoup de philosophes, de grammairiens ou de théoriciens divers, les théories viennent après les faits, les cartes après les mers, les dieux après les hommes, et la grammaire, bien entendu, après la langue. []
  6. Toujours étonnante, la manière qu’a l’école en France de décourager les vocations : « tu es bon à l’école, ne fais pas un lycée professionnel dans le domaine qui intéresse », « tu adores la biologie mais pas les maths ou la physique ? Tant pis, ne prends pas l’option Sciences et vie de la Terre, c’est la poubelle des terminales S », « ne mets surtout pas ton établissement préféré en premier choix d’orientation », etc. []