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La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

Le gène français

Mes discussions sur Twitter m’amènent souvent à croiser des Français nationalistes qui m’expliquent à quel point leur lignée est pure, à quel degré de profondeur se trouvent leurs racines nationales. À ma grande surprise, beaucoup pensent que l’identité française se trouve dans les gènes, et de manière tout aussi surprenante, ils tirent cette certitude du peu qu’ils connaissent des tests d’ADN dit « récréatif » qui sont en vogue dans de nombreux pays du monde, mais interdits en France1 et en Pologne.

Régulièrement, j’explique à ces personnes en quoi leur vision est erronée, avec des arguments mathématiques, logiques, sociologiques, généalogiques, historiques, archéologiques et même génétiques. Je vais les compiler ici, afin d’y renvoyer ceux que cela intéresse sincèrement.

Mathématiquement

Connaissez-vous le nombre de vos ancêtres ? Il est assez facile à estimer, parce qu’il existe une règle biologique pour l’instant indépassée : chacun d’entre nous est le fruit de l’union des gamètes de deux personnes, un mâle et une femelle. Ce point peut changer un jour, il est tout à fait possible que les biotechnologies mènent à créer des enfants qui seront le fruit de l’ADN de cent personnes2, ou bien d’une seule — des clones, quoi, et ça il me semble qu’on saurait déjà le faire3.
Donc nous avons deux parents, qui chacun ont deux parents, qui chacun ont deux parents et ainsi de suite, ce qui nous autorise à poser cette égalité :
nombre d’ancêtres == 2 puissance nombre de générations
En effet, à la zéroième génération, nous trouvons un seul individu (nous !), car 2^0=1.
À la première génération, nous avons deux individus (nos parents), car 2^1=2.
À la seconde génération nous avons quatre grands parents (2^2=4). À la génération suivante, 8 ancêtres, puis 16, 32,…4.
Or ces nombres suivent une progression exponentielle assez rapide, puisqu’ils doublent à chaque génération. À 10 générations, nous avons 1024 ancêtres. À 15 générations, 327685. À 20 générations, nous dépassons le million d’ancêtres, et à 30 générations, le milliard, à 33, les 8 milliards — soit le nombre actuel d’humains vivant sur Terre. Enfin, à 37 générations, nous atteignons le nombre de 137 milliards d’ancêtres, ce qui est plus que le nombre d’humains ayant existé sur Terre (~80 milliards).
Et 37 générations, ça n’est pas énorme. Le temps d’une génération dépend des époques et des lieux6, mais même si nous choisissons arbitrairement un nombre moyen tel que 27 ans, trente-sept générations représentent 1000 ans. Bien entendu, mille ans n’est pas rien, mais c’est peu comparé à l’âge de l’espèce Homo Sapiens, qu’on estime à 300 000 ans (soit 11111 générations, un nombre à plus de 3300 chiffres). Il y a mille ans, les Vikings christianisés s’établissaient en Angleterre ou en Russie, l’Europe sortait du Haut-Moyen-âge et n’était pas loin de l’ère des Croisades.
Comme nous l’avons vu plus haut, à 37 générations il est impossible que chacun de nos ancêtres n’apparaisse qu’une fois dans notre arbre généalogique (fussions-nous capables de tous les connaître). Nous avons tous ce que les généalogistes nomment des « implexes », c’est à dire des ancêtres que l’on retrouve dans plusieurs branches. Les enfants issus d’un mariage entre cousins du second degré7 verront deux de leurs arrière-arrière-grands-parents apparaître deux fois dans leur généalogie, ce qui fait qu’ils n’auront pas seize arrière-arrière-grands-parents différents, mais seulement quatorze.
Malgré les implexes, cependant, le nombre de nos ancêtres à quelques siècles de distance est important, et surtout, l’identité desdits ancêtres est invérifiable de manière absolue, car si l’état-civil a été institué par François premier il y a près d’un demi-millénaire, les branches d’un arbre généalogique s’arrêtent souvent plus tôt : enfant ayant un parent inconnu, ou les deux ; registres inexistants (la tenue des registres paroissiaux n’est généralisée qu’au XVIIIe siècle en France), perdus ou indéchiffrables. Et nous parlons de la France, qui a été particulièrement précoce dans le domaine, ce qui n’est pas le cas de tous ses voisins. Quel que soit le pays, passé une certaine époque, les seules sources dont on dispose concernent les gens jugés importants en leur temps : aristocrates (pour qui on a inventé la généalogie, puisqu’il fallait justifier les titres) ou grand propriétaires (que l’on connaît par leurs actes notariaux : ventes, héritages). Et ces sources sont parfois parcellaires, énigmatiques, contradictoires, voire mensongères, puisque les enjeux ont parfois conduit à des impostures.

J’ai un arbre généalogique assez imposant, qui remonte parfois très loin, mais comme on peut le voir dans cette représentation en éventail de 10 générations, il y a de nombreuses branches qui sont interrompues dès la sixième génération, et je ne connais qu’un tiers des noms de mes ancêtres à la dixième génération, soit au début du second quart du XVIIIe siècle. La partie de droite, du côté de ma mère, est composée de norvégiens et de suédois, populations pour lesquelles je bute sur un problème assez pénible : à partir du XIXe siècle, les noms de familles n’existent plus chacun est nommé avec le prénom de son père. Ainsi Knut fils d’Olav devient « Kunt Olavson » (et sa sœur prendra le patronyme Olavsdatter) tandis que son père Olav fils d’Anders s’appellera « Olav Anderson ». Comme les scandinaves ont un nombre assez réduit de prénoms différents, on en vient vite à tomber sur pléthore d’homonymes. Chez les anglo-saxons (et scandinaves, mais pas écossais), on bute sur un autre problème : le nom de naissance des femmes disparaît à leur mariage…

Enfin bref, toute personne qui vous dit « tous mes ancêtres sont français jusqu’à Charlemagne » a tort, car il ne peut pas connaître tous ses ancêtres jusqu’à Charlemagne. De la même façon, même si tous les ancêtres que l’on a identifiés sur quatre siècles sont bien originaires d’un même canton, ils ne constituent jamais l’ensemble des ancêtres que l’on a sur quatre siècles.
Mais il est certain aussi que toute personne dont la famille vit en Europe depuis des générations compte Charlemagne parmi ses ancêtres. Pour les personnes dont l’ascendance récente vient d’au delà des océans Atlantique ou Pacifique, de l’Himalaya ou du Sahara, et autres obstacles naturels, c’est différent, mais on a néanmoins des éléments pour affirmer que tous les humains actuels sont cousins à environ 4000 ans de distance — soit à l’époque du Moyen-Empire en Égypte pharaonique. Nous descendons tous de Montouhotep II (eh oui, frère humain, tu es de lignée royale) mais aussi, s’ils ont eu des enfants, du scribe, du potier ou du paysan qui travaillaient pour lui.

L’immobilité

Un argument courant pour contredire la question arithmétique est de rappeler que la mobilité des villageois était assez limitée il y a encore cent-cinquante ans. La généalogie le confirme : certaines familles semblent ne pas avoir quitté un village, voire une paroisse du village, pendant des siècles. Le simple paysan naissait, vivait et mourrait en n’ayant connu du vaste monde qu’un périmètre de quelques kilomètres carrés. Mais la question peut être renversée : c’est souvent les gens qui n’ont pas bougé dont on peut établir avec certitude la sédentarité séculaire, tandis que chaque branche interrompue peut être le signe d’une émigration. On perd parfois vite la lignée d’une personne partie se marier dans le village voisin (potentiellement tous ceux qui n’étaient pas le mâle aîné héritier8), et a fortiori celle des gens partis plus loin.
Des gens qui bougeaient, il y en a toujours eu. Colporteurs, marchands, bâtisseurs et artisans itinérants, éleveurs (forcés d’aller régulièrement vendre leurs bêtes à la Foire, ou de les déplacer lors de transhumances), pèlerins, certains serviteurs du roi ou de l’Église, messagers, et bien entendu militaires et compagnies de routiers (les mercenaires sans employeur), marins au long-cours, pirates…
Et puis de temps en temps, un aventurier qui quitte son pays pour aller s’établir dans un pays où il espère avoir plus d’opportunités qu’en restant dans le pays de ses parents. Ainsi j’ai un ancêtre venu d’Italie pour devenir le médecin des Reines Mary I et Elisabeth I, Giulio Cesare Adelmare, et un dénommé Sauvo (sans doute Salvo) qui est venu s’installer dans le pays angoumoisin à la même époque mais dans une toute autre partie de mon ascendance.

Si l’on ne trouve personne d’une des catégories précitées dans son arbre généalogique officiel et administratif, il est bien possible qu’il y en ait dans la généalogie réelle.

L’épouse d’un mercier, violée par un écuyer. Cette quatrième nouvelle des Cent nouvelles nouvelles (milieu XVe siècle), tout comme les écrits de l’époque, antérieure, de l’amour courtois, ne laisse pas de doute quant à la hiérarchie morale qui existait alors : ici l’écuyer est le héros, et c’est le mercier qui est blâmé (il a pris peur et n’a osé défendre sa femme), lequel blâme à son tour l’épouse qui n’a su se défendre et est en conséquence considérée comme infidèle (quoi qu’elle ait protesté). De nos jours ce n’est pas la victime qui est censée avoir honte. En theorie.

Les infidélités, et malheureusement aussi les abus sexuels, font qu’il est statistiquement difficile de garantir l’hérédité paternelle de qui que ce soit. Une armée en station dans une région, par exemple — et plus encore où les armées disposaient d’une forme de droit de pillage —, fait sans doute beaucoup pour la diversification du patrimoine génétique local ! On peut parler aussi de l’exil lié aux persécutions religieuses : huguenots qui ont dû quitter Nîmes ou Montélimar pour aller s’établir à Londres ou Genève, par exemple.
Et à certaines époques, pas si lointaines, on cachait parfois à des enfants qu’ils étaient adoptés, ou que la personne qu’ils appelaient leur père avait accepté le mariage avec une femme enceinte d’un autre. Souvent, les situations « honteuses » (enfants hors mariage, enfants issus d’un viol, personnes parties refaire leur vie après une condamnation ou un exode forcé) sont aussi celles pour lesquelles on n’aura pas de traces : on trouve facilement des laboureurs dans son arbre généalogique mais pas des bandits ou des prostituées. Or ces personnes ont existé.

Bref, sur quelques décennies, ou siècles, on peut avoir l’impression d’une absence de mobilité, mais dans la pratique, les choses sont un peu différentes.

Historiquement

Dès qu’on s’intéresse un peu à l’Histoire ancienne, on constate que les populations bougent. L’actuelle France, ou encore la Bourgogne et la Lombardie en Italie du Nord, tirent leurs noms de tribus germaniques ; l’Espagne a été fondée par les Wisigoths, un peuple venu de l’actuelle Roumanie, lui-même issu des Goths, venus de la mer Baltique ; l’Angleterre a été fondée par des saxons (venus de l’actuelle Allemagne, donc) ; les autres nations du Royaume-Uni sont celtiques, c’est à dire gauloises, issues d’un champ culturel qui dominait l’Europe de l’Ouest jusqu’à la poussée de germains et autres (qui, en France, ont limité la persistance de la culture celtique à la Bretagne) ; les Celtes/gaulois eux-mêmes sont apparentés à la culture de Hallstatt, venue des Alpes ; et bien avant ça, notre civilisation agricole, qui a repoussé les chasseurs-cueilleurs autochtones au Nord du Nord de l’Europe (les fameux Samis/Lapons) est d’origine moyen-orientale. Et bien sûr, si on remonte plus loin encore, on sait que l’espèce homo sapiens tout entière vient d’Afrique… Tout comme les néandertaliens et les denisoviens, même si eux sont venus en Europe et en Asie plus tôt.

J’ai récemment découvert qu’un de mes ancêtres, John Ezechiel Chamier, qui travaillait pour l’administration coloniale à Madras (Chennai) à la fin du XVIIIe siècle, a eu, en plus de sa famille officielle, un enfant avec une danseuse indienne, et quatre avec une anglo-indienne, et cela pour les liaisons un peu « officielles » qu’on lui connaît : j’ai sans doute des cousins au septième degré en Inde. À Chennai aujourd’hui il existe encore récemment une rue « Chamiers » (rebaptisée dans un but d’effacement du passé colonial, mais il semble que personne n’arrive à retenir les nouveaux noms des rues ainsi renommées — j’ai lu tout un article sur le sujet), c’est dire si l’aïeul a laissé un souvenir !

Et ça c’est l’Histoire ancienne, voire très ancienne. Mais l’Histoire de la colonisation, bien plus récente, a sans aucun doute laissé des traces : quel nationaliste persuadé que sa famille est établie au même endroit depuis le paléolithique peut être sûr que son grand-père, ou un grand oncle, ne lui a pas fait des cousins à Oran, Dakar ou Hanoï ?
Ça, c’est le passé, mais il y a aussi l’avenir.

La mobilité depuis le XXe siècle

Si l’on est touriste, on peut désormais se rendre à l’autre bout du monde en vingt-quatre heures. Si l’on est réfugié d’un pays en guerre, on peut mettre bien plus de temps pour parcourir une distance bien moins grande, mais il n’empêche : le monde a rétréci, nous savons qu’il est fini, et même sans voyager, nous avons une connexion culturelle avec des gens qui parlent d’autres langues et vivent dans d’autres pays.
Économiquement nous sommes plus liés que jamais : un conflit local ici causera une augmentation des tarifs du pétrole partout… Ce lien est passablement déséquilibré — il y a les pays qui profitent, ceux qui pâtissent —, parfois invisible, mais c’est un lien puissant. Quand on supprime des forêts vierges en Indonésie, au Congo ou au Brésil, c’est pour exploiter le bois, planter du palmier à huile, extraire des minerais, au profit de consommateurs qui vivent ici. Culturellement aussi : nous voyons les mêmes séries, les mêmes films, nous avons les mêmes téléphones, les mêmes problèmes de chargeurs, nous mangeons tous des pizzas et des sushis californiens. Cela n’empêche certes pas les particularités culturelles, et heureusement, mais il me semble évident qu’entre un Français de 2023 et un Français de 1823, il y a bien plus de différences qu’entre un Français de 2023 et à peu près n’importe quel autre terrien de la même année, si l’on excepte quelques sociétés « premières » protégées (Île de North Sentinel, certaines tribus amazoniennes,…), ou quelques habitants de pays géopolitiquement enclavés, comme la Corée du Nord.
Et malgré les murs, le protectionnisme, les nationalismes, les sécessions, ce mouvement ne va pas s’arrêter. Et le français qui croit aujourd’hui que son génome est de toute éternité relié à l’actuelle carte de France doit être prévenu : il aura sans doute des petits-enfants ou des arrière-petits enfants avec d’autre traits caractéristiques et une autre couleur de peau que la sienne : cet avenir-là aussi est écrit mathématiquement, toute personne qui a une descendance verra ses descendants faire des enfants avec tous les descendants de tous les autres humains.

Culturellement

Lorsqu’un syrien a attaqué des enfants au couteau à Annecy, beaucoup (moi le premier) ont immédiatement pensé qu’il s’agissait d’un énième attentat islamiste. Et puis on a appris que l’agresseur s’était réclamé de Jésus Christ, et qu’il était chrétien. Beaucoup ont alors émis des doutes sur cette identité religieuse, utilisant des arguments pseudo-théologiques (« les chrétiens ne tuent pas » — sur ce point l’Histoire a une opinion moins catégorique), rappelant qu’il n’est pas rare que pour passer des frontières et obtenir un statut de réfugié, certains se fassent passer pour les membres d’un groupe politique ou religieux maltraité dans son pays9. Enfin, constatant que le prénommé Abdalmasih (prénom très chrétien dans le monde arabe, puisqu’il signifie « serviteur du Messie ») était bien chrétien, certains ont alors dénigré la valeur de cette identité : pour eux, le vrai chrétien est quelqu’un qui leur ressemble. Souvent, les mêmes ignorent dramatiquement non seulement les textes et la philosophie dont ils se réclament (leur christianisme est « identitaire », et pas spécialement lié au contenu des Évangiles, lequel n’est nationaliste que dans le contexte de l’occupation romaine en Judée, et contient même de belles phrases sur l’accueil de l’étranger,…) mais aussi l’Histoire de leur religion : la communauté chrétienne de Syrie est établie depuis bien plus longtemps que la communauté chrétienne française, et le Christianisme, malgré des influences païennes européennes, est une religion proche-orientale.

Commentaire postérieur au présent article, où j’apprends que j’ai cinq grands parents (rare !) et qu’enseigner dans deux villes françaises fait de moi un anti-français

La mondialisation humaine a commencé lorsque les premiers membres de l’espèce homo ont quitté l’Afrique de l’Est, et n’a pas cessé depuis. Nos langues, nos sciences, nos idées, nos inventions, sont le fruit d’une circulation perpétuelle qui ne cesse d’accélérer. Et même ce qui se trouve dans nos assiettes est le fruit d’un périple : les céréales viennent du Proche/Moyen-Orient, les courges viennent d’Asie, le maïs, l’avocat, la pomme de terre, les haricots, viennent des Amériques, l’alcool (« al-khôl ») distillé des pays arabes, etc., etc. : si la France avait vécu en autarcie depuis le paléolithique, on n’y mangerait que du gibier, de la farine de châtaigne et quelques raves.
Et ce n’est pas tout : une bonne partie des mathématiques nous viennent d’Inde et du monde arabe ; le papier, qui a changé le monde en permettant l’impression, nous vient de Chine, tout comme la poudre à canon. Le membre de Daech ou d’Al Qaeda qui se croit libre de toute influence occidentale mène quant à lui la guerre avec un téléphone mobile fabriqué en Chine, inventé aux États-Unis au terme de deux siècles de théorie de la communication et de l’électricité venues d’Europe (et soutenues par des sciences plus anciennes venues d’ailleurs) ; il utilise aussi l’avion (qui n’a pas été inventé à la Mecque il y a 1400 ans), l’automobile, etc. : il profite indirectement de millénaires de mondialisation.

L’ADN

Les services d’ADN « récréatif » relient les personnes à un territoire. Pourtant, aucun de ces services ne fournit les mêmes résultats que les autres, et la raison est bien simple : ils comparent l’ADN (du moins les 2% d’ADN qui distinguent un humain d’un autre) de leurs clients à celui d’autres clients situés dans une région donnée. Leur base de données est différente, ainsi que leurs critères : certains services, par exemple, n’utiliseront comme population de référence que des individus dont les quatre grands-parents sont issus d’un endroit précis. Ça ne veut pas rien dire, mais ça ne dit rien de plus que ça : ces « origines » sont une indication, mais il n’existe pour autant pas de gène qu’on puisse relier à une géographie ou une nation.

myTrueAncestry permet de comparer l’ADN d’une personne à celui d’un individu issu de fouilles archéologiques. J’apprends par ce biais que j’ai plusieurs séquences d’ADN en commun avec lui, dans plusieurs chromosomes, au point que je serais plus proche de « l’homme de Cheddar » que 96% des autres utilisateurs du service. Ce monsieur, qui vivait il y a plus de 9 000 ans sur l’actuel territoire anglais, ne représente qu’une partie du patrimoine génétique des îles britanniques, qui ont accueilli au cours des derniers millénaires des vagues de populations venues du continent : germains, normands, celtes.
L’étude génétique de l’homme de Cheddar a permis de déterminer qu’il avait la peau noire et les yeux clairs.


J’ai trouvé assez passionnant que myHeritage — un des plus importants services du domaine —, ne parle pas d’un ADN spécifiquement français, mais au contraire voie les français qui se pensent de « vieille souche » comme le fruit d’influences génétiques limitrophes diverses : anglaises, germanique, ibérique, italienne. La France est et a toujours été un carrefour.

Tous métis

Un jour, on produira des clones d’humains. On le fera parce qu’on le peut, et tout ce qui se peut finit par se faire. Mais en attendant ce jour, chaque personne est le fruit de deux ADNs distincts. Au pire, dans des familles franchement dysfonctionnelles selon tous nos critères, ces personnes peuvent avoir cinquante pour cent de gènes en commun : un frère et une sœur, un père et sa fille, une mère et son fils. Comme on le sait, une trop grande proximité génétique démultiplie les chances de souffrir d’affections qui ne se déclarent que si deux allèles identiques se retrouvent. Dans de nombreux villages des sociétés traditionnelles, les anciens conservent la mémoire des lignées non pas pour en garantir l’homogénéité mais au contraire afin d’éviter au maximum la consanguinité, et ça ne vaut pas que pour les sociétés traditionnelles : dans la minuscule société islandaise, les gens utilisent une application pour vérifier leur degré de parenté avec les gens qu’ils rencontrent. Enfin il existe d’autres sociétés traditionnelles où il est de coutume que certaines personnes, notamment celles d’un certain rang social, se marient en dehors de leur tribu — le mariage a alors une utilité particulière, il permet de nouer des alliances, de concentrer des richesses,… Et de renouveler un peu le stock génétique du village.

Je parlais en introduction des français-fiers-d’être-français qui croient à la pureté des cultures et des races. Celui-ci est pas mal, dans son genre. Il me qualifie de « français administratif » et d’« allogène », parce que j’expliquais que deux des grands parents de chacun de mes enfant venait d’un autre pays que la France et avait même un temps été « sans papier », c’est à dire administrativement pas en règle. Ce monsieur pense défendre une identité génétique éternelle de la France, mais dès que l’on discute un peu, on s’aperçoit surtout qu’il déteste à peu près tous les actuels français, que ceux-ci soient d’une plus ou moins vieille souche ou non. Ce qu’il appelle « vrai français », ce sont les gens qui non seulement lui ressemblent, mais aussi et surtout ceux qui pensent comme lui. C’est le paradoxe des « patriotes », souvent, que de vivre dans la haine de leur pays véritable et de n’aimer qu’un pays imaginaire par lequel ils aimeraient le remplacer.


Mais bon, voilà : chacun de nous est le fruit de deux ADNs distincts, et il faut qu’ils le soit, et en ce sens, nous sommes tous « métis ».

  1. L’amende est théoriquement de 3750 euros, mais il semble que personne n’ait été condamné à ce jour. Parmi les arguments qui justifient cette interdiction, on trouve la paix des familles (le test permet de découvrir que certains enfants n’ont pas les parents biologiques qu’ils croyaient), le risque de panique que peuvent provoquer des diagnostics médicaux, et enfin la fuite de données extrêmement personnelles. On notera un effet contre-productif à la loi : de nombreux français envoient leur ADN à des sociétés qui ne sont pas sur le sol français, rendant leur usage bien plus incontrôlable. []
  2. Heureusement, on comprend pour l’instant encore assez mal ce qui donne telle ou telle caractéristique physique (voire psychologique), mais on peut tout à fait imaginer qu’on parvienne un jour à créer (ou en tout cas à y faire croire) des humains de la même manière qu’on configure son avatar dans un jeu vidéo, en choisissant sa couleur de cheveux, de peau, sa taille, etc.
    Un bon livre de SF en rapport : Le goût de l’immortalité, par Catherine Dufour. []
  3. Je ne sais pas s’il existe des clones humains créés pour servir de réservoir à organes parfaitement compatibles, comme dans The Island, mais je crois que la barrière qui interdit une telle chose est morale plus que technologique.
    On pense aussi qu’il est possible de fabriquer une ovule fécondée à partir des ovules de deux femmes différentes, ce qui aboutirait forcément à un enfant de sexe féminin. []
  4. Les nombres (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, etc.) sont assez familiers, puisque ce sont aussi ceux des unités en informatique, pour la simple raison que les ordinateurs calculent les nombres en base 2 (deux états, le 0 et le 1). []
  5. Chaque nombre correspond au nombre d’ancêtres de la génération donnée. Si on veut compter aussi leurs enfants, petits enfants, etc., la formule n’est plus 2^générations mais 2^générations + 2^(générations-1) -1. []
  6. On estime le temps d’une génération entre 22 et 32 ans []
  7. Pour des raisons de concentration patrimoniale (domaines, titres), le mariage entre cousins n’était pas rare dans les couches aristocratiques, même s’il fallait demander une dispense à l’évêque ou au pape. Je remarque en revanche que dans les villages dont j’ai pu établir la généalogie, par exemple dans le Finistère Nord ou en Croatie, un soin important semble avoir été porté à éviter au maximum ce genre de mariages, et ce même lorsque le peu de patronymes laisse croire que tout le monde est issu de la même famille. []
  8. De nombreuses sociétés traditionnelles pratiquaient ou pratiquent encore la virilocalité, ou patrilocalité : les hommes restent là où ils ont grandi, et épousent des femmes venues d’autres communautés. Dans certains pays, ces femmes perdent leur nom de naissance, rendant parfois leur parcours intraçable. []
  9. Certains ont même parle du concept de Taqyia, qui permet à un djihadiste de se faire passer pour non-musulman afin de préparer un attentat… Ceux-ci n’expliquent pas bien pourquoi l’auteur des agressions continuait à se réclamer du christianisme pendant et après sa tentative de meurtres : le terrorisme n’a de logique que s’il est revendiqué ! []

J’ai regardé la vidéo de Z le maudit

Il semble que les mots « troll »1 et « drôle » soient apparentés. Le trǫll nordique, le drolle batave, le drôle normand, sont des créatures légendaires de format divers : les trǫll scandinaves peuvent avoir la taille de montagnes (mais le mot sert aussi pour des créatures plus petites) et sont comiques de par leur maladresse et leur bêtise, tandis que les droll/drôles sont juste des lutins moches parfois malicieux et toujours pénibles.

Il a le plus gros micro. Pas de doute à ce sujet.

En tout cas, malgré toute la répugnance que m’inspire son message, j’ai trouvé la vidéo drôle. Vous pouvez vous épargner son visionnage, je vous la raconte.

Fondu au noir en ouverture. Le visage de Z apparaît en gros plan en même temps que l’on entend l’accord caractéristique qui ouvre le second mouvement de la septième symphonie de Beethoven. Un accord qui donne la chair de poule. Il donnait la chair de poule tout au long du film The Fall. Il donnait la chair de poule dans le film Le Discours d’un roi, lorsque le prince Albert von Sachsen-Coburg und Gotha (dit George VI d’Angleterre) s’apprête à faire sans bégayer une allocution radiophonique pour déclencher la guerre contre l’Allemagne. Il fait frémir aussi dans X-men: Apocalypse lorsque tous les missiles nucléaires quittent leurs silos en même temps.

Pwoiiinnn font ensemble cors, clarinettes, hautbois et bassons. On pense que Beethoven, qui était, rappelons-le, allemand et patriote, a pensé cette symphonie comme un cri de libération pour l’Europe qu’un despote ravageait, l’Empereur Napoléon. On reparlera de ce monsieur.

Z a devant lui un gros micro et derrière lui des étagères de bibliophile. Les livres donnent l’air présidentiel. Il baisse les yeux vers son texte2 et d’un ton grave il s’adresse à ses « chers compatriotes », à qui il raconte qu’ils sont hantés par un étrange et pénétrant sentiment de dépossession, que plus rien n’est comme avant, qu’il n’y a plus de saisons, que les Français sans le savoir ont été grand-remplacés, que même s’ils n’ont pas bougé, eux, c’est leur pays qui les a quittés. Vous reconnaissez-vous dans ces footballeurs ? Dans ces jeunes femmes voilées ? Dans ces activistes LGBT qui peignent des arc-en-ciels ? Dans les théories pédagogiques des « pédagogistes »3 ? Dans l’égalitarisme des « Islamogauchistes » ?… Au fur et à mesure que Z égrène le chapelet de ceux qu’il exclut de ses « chers compatriotes », l’ensemble que constituent ceux-ci se rabougrit furieusement : pour mériter d’en faire partie, il faut être très à droite et avoir peur d’à peu près tout le monde.
On est un peu dans Body Snatchers,4 à l’en croire : le pays est le même, c’est bien nous qui y vivons, mais on n’y reconnaît rien. Même les programmes télé sont bizarres : « Vous regardez vos écrans et on vous parle une langue étrange, et pour tout dire, étrangère ». Ne regardant pas la télé, j’aurais bien aimé qu’il développe : il proteste contre les programmes en V.O. ? Il est tombé sur un clip d’Aya Nakamura ? C’est amusant de se plaindre de ce qui passe à la télévision quand on y est aussi omniprésent que lui.

Z nous parle de notre vie quotidienne : nous prenons le métro, nous achetons notre pain, nous allons au bureau de poste, chez le médecin, chercher les mômes à l’école… Et pour illustrer ces descriptions d’activités fort banales, il nous inflige des images de faits-divers et d’émeutes qui, tant qu’à les emprunter sans autorisation5, eussent aussi bien pu être remplacées par des extraits de Mad Max ou de The Walking dead, tant l’outrance est risible. Créature télévisuelle et politique, Z fait mine de parler du réel mais se satisfait pour ce faire de convoquer un fourre-tout de représentations, d’anecdotes, de clichés et de fantasmes. Est-ce que, dans l’arrière-pays niçois, dans le fin fond des campagnes d’Alsace ou de la Picardie les gens croient que la vie des urbains ressemble à un film post-apocalyptique ?

Le jeu World War Z

Comme antidote à ce déferlement d’images anxiogènes, Z nous parle du « pays de notre enfance », du « pays que nos parents nous ont décrit », du pays qu’on retrouve « dans les films et dans les livres », un pays aux couleurs délavées ou en noir et blanc, le pays de Louis XIV, de Jeanne d’Arc (enfin Milla Jovovich) et de Napoléon Bonaparte — vous savez, ce type que détestait Beethoven. Le pays du Général de Gaulle (cité deux fois), le pays (Z prend pour le dire un ton traînant un rien lyrique) « des chevaliers et des gentes dames ». Vous ne vous rappelez pas de votre enfance, quand il y avait des chevaliers et des gentes dames ? Ou bien c’était du temps de vos parents ? Au passage je me demandes que penser des gentes suspectes qui se coupent les cheveux court pour partir guerroyer l’Anglois vêtues et armées comme des zhommes, telle Jeanne d’Arc citée plus haut ? Djendeur Danger !
Il nous parle ensuite de Lavoisier et de Pasteur, de Pascal et de Descartes, tandis que l’image présente un jeune mathématicien écrivant des formules au tableau noir. J’aimerais m’arrêter une seconde sur cette image : ce mathématicien existe aujourd’hui et maintenant ! En quoi représente-t-il le passé ? On peut se poser la même question pour Brigitte Bardot et Alain Delon, qui n’ont certes plus d’actualité artistique6, mais qui sont encore de notre monde, contrairement à leurs collègues Gabin, Smet, Aznavour, Belmondo, Brassens ou Barbara, cités au sein de la même énumération. Il n’est pas bien gentil de parler de vivants comme s’ils étaient cannés ! Mais bon, on comprend le message : les jeunes étaient mieux du temps de notre jeunesse. Et apparemment les mathématiques ont cessé d’exister quand on a cessé d’aller à l’école — pour beaucoup de gens, j’imagine que c’est vrai.
On apprend aussi que la France est le pays qui a inventé le cinéma (en remontant à Louis le Prince ? Sinon, dans plein d’endroits du monde on pense que c’est l’affreux Thomas Alva Edison !), l’automobile (après Daimler et Benz diront les amateurs de controverses historiques), et le Concorde. Vous savez bien, cet avion supersonique franco-britannique…

Il nous apprend au passage que les traditions que nous devons à tout pris conserver sont : la cuisine ; le nucléaire ; la conversation ; et enfin les controverses sur la mode (ah ?) et l’Histoire. Eh oui, quand Z défend Vichy, la colonisation ou la Saint-Barthélémy, il n’est pas un odieux irresponsable qui justifie des crimes du passé, il participe juste à une vieille tradition folklorique française : la controverse historique.

Avec une certaine forme de cynisme, Z assume le caractère totalement imaginaire de la France qu’il vante : « Ce pays que vos enfants regrettent sans même l’avoir connu ».
Et pour cause, l’Arcadie, l’âge d’or, n’a jamais existé, et ça fait des siècles, des millénaires, que l’on se fait croire que « avant c’était mieux ».
Ne s’embarrassant pas de logique, il n’hésite pas non plus à affirmer que « le sentiment de dépossession » est partagé par tous, que c’est une minorité qui « terrorise la majorité », et donc que ce pays où selon lui nous nous sentons mal, c’est nous qui le constituons, c’est nous qui l’avons construit, c’est nous qui sommes responsables et coupables d’avoir fait disparaître ce que nous regrettons à présent. Eh bien sur ce dernier point, je ne lui donne pas tort : il suffit de voir une zone d’activité commerciale en périphérie urbaine pour vérifier ce fait : oui, nous avons volontairement enlaidi notre pays à coup d’entrepôts laids, de bitume, de parkings, de bagnoles.
Gratifier la France d’un président xénophobe et misogyne sera évidemment moins un remède au déclin que la cerise moisie posée sur un gâteau déjà bien rance.

  1. Notons que le « troll internet » se confond avec les trolls des légendes, mais l’origine du mot est sans doute une autre acception du mot « troll », qui en anglais peut désigner la pêche à la ligne. []
  2. Avant d’être lue l’allocution aurait gagné à être relue. Par exemple la mention des difficultés de Français à « finir leurs fins de mois » n’est pas très heureuse. []
  3. Ne maîtrisant pas très bien son analogie ou n’ayant pas vu le film, Z parle des « pédagogistes » qui mènent des « expérimentations égalitaristes » comme d’autant de « Docteurs Folamour »,… Pour rappel, le docteur Strangelove n’est pas spécialement un apprenti-sorcier, un docteur Frankenstein, c’est un nostalgique du nazisme qui propose à l’élite politique de Washington de constituer des harems (dix femmes pour un homme) afin de repeupler la Terre après une guerre atomique. Pas sûr que ça soit vraiment contraire à la vision du monde et de la place des femmes de Z ! []
  4. En Français, Body Snatchers porte le titre incongru L’invasion des profanateurs de sépultures. []
  5. Le spot a fait polémique car il est essentiellement constitué d’images volées. []
  6. Delon parle souvent de tourner un ultime film. []

Identité

cas 1

Une jeune femme parle face caméra, assise sur un coin de lit, mais l’intimité de sa situation est un peu contredite par une forme de sophistication générale. Svelte, conforme aux canons de beauté communs, portant un pull moulant, apprêtée, maquillée, elle a pris soin de choisir un cadre qui montre ses genoux et laisse entrevoir qu’elle porte une jupe courte. En arrière-plan, on voit un sac à main en cuir beige, incongrument posé sous un écran de télévision lui aussi mal disposé par rapport au lit, ce qui évoque une chambre d’hôtel, ce lieu où le manque de place et de mobilier pratique fait qu’on ne sait pas toujours où mettre quoi. Dans ses tweets, cette vingt-cinquenaire qui se qualifie de « sexy » aime rappeler qu’elle a derrière elle une carrière de mannequin.

Face à cette image qui simule la vision subjective, on peut avoir l’impression sale de me trouver à la place d’un producteur mal-intentionné qui a imposé à une midinette ambitieuse de passer son audition dans une chambre d’hôtel deux étoiles.

Avec un léger accent du Sud-Ouest, d’une voix calme, elle évoque la morbidité qui l’afflige, qui est d’être « identitaire ». Elle en explique ses raisons : voyez-vous la France est envahie d’étrangers, on n’est plus chez nous, on est humiliés sur notre propre sol, la langue française disparaît, la culture française disparaît, il n’y a plus de respect, et les profs d’Histoire-géographie ne parlent plus à leurs élèves de ce que la France a de grand… Elle s’appelle Estelle Redpill, ou plutôt, elle se surnomme Redpill, son patronyme d’origine semblant être Rodriguez. Tout en parlant d’une France assaillie par des hordes d’étrangers, « grand-remplacée » (Renaud Camus est l’influence revendiquée de cette « influenceuse identitaire » — ainsi qu’elle se décrit), elle évoque ses grands-parents, espagnols, qui ont trouvé un refuge et du travail en France sous Franco. Elle pleure la déliquescence de la culture française mais reprend à son compte un nom et un concept que l’extrême-droite étasunienne a volé à deux femmes transgenre, Lana et Lilly Wachowsky, autrices — ou plutôt auteurs, à l’époque — du film Matrix, où Néo, le héros, est invité à choisir entre la « pilule bleue », qui lui garantit une vie de confortable ignorance, et la « pilule rouge », qui confère le douloureux don de lucidité. Pour ces gens, le sexisme et la peur de l’autre seraient autant d’expression de lucidité, tandis que la tolérance, l’ouverture, la charité, seraient autant de manières de se voiler la face. Cette récupération ne manque pas de sel quant on sait que les Alt-right étasuniens méprisent tout ce que représentent les sœurs Wachowsky, et — il suffit de voir la série Sense 8 d’icelles pour s’en convaincre — ce mépris est réciproque1.
Enfin, Estelle Redpill, qui se lamente de voir que la langue française « se dégrade », n’a pas peur de fustiger une institution nationale qui fait « une propagande nauséabonde pour auto-flageoler [sic] le peuple français de ce qu’il a pu faire ».

Le mot « flageolet » désigne une variété de haricots (de l’italien fagiuolo — « haricot ») ou une sorte de flûte à bec (de l’ancien français flageol — « flûte »). Il peut aussi être utilisé de manière imagée pour parler d’un pénis, ou pour évoquer un jeu d’orgue suraigu. Le verbe « flageoler », quant à lui, signifie : avoir les jambes qui se dérobent. Mais bon, je n’ai pas d’illustration pour ça, alors comme à la cantine, je vous sers des flageolets !

cas 2

J’ai connu un gamin malicieux qui impressionnait les autres collégiens par sa connaissance trop précoce des noms des mesures, des tarifs et des effets de différents produits stupéfiants illégaux. Il en est vite devenu consommateur lui-même et je garde le souvenir vif, quelques années plus tard alors que nous étions l’un et l’autre jeunes adultes, de l’avoir aidé à finir de traverser une rue au milieu de laquelle, après quelques pas, il était resté bloqué. Hébété, maigre comme un fil, le regard vidé de toute vie par l’héroïne, il m’avait semblé ne plus avoir de poids. Je m’attendais à ce qu’il finisse par disparaître, et c’est ce qui s’est produit, mais pas comme je l’imaginais : sa famille, pour le sauver de la France où il était en train de mourir, l’avait envoyé au bled. C’était au moment précis où la guerre civile allait commencer en Algérie. Je ne sais pas ce qu’il y a vécu, je ne sais pas ce qu’il y a fait, mais quand je l’ai vu réapparaître dans ma ville, peut-être quinze ans plus tard, il avait une barbe de salafiste et un embonpoint saillant sous son vêtement, une djellaba en laine, si je me souviens (car cette anecdote date un peu, je n’en ai qu’une image diffuse), plutôt que le qamis traditionnel saoudien en coton-synthétique.
Un jour je me suis retrouvé face à lui dans le train. Il m’a demandé si je le reconnaissais, et oui, je le reconnaissais. On a un peu discuté. Il m’a dit qu’il revenait de l’étranger — sans préciser d’où à l’étranger, comme si c’était un pays —, et qu’il comptait bien y retourner car il n’aimait pas la France. J’ai lâchement évité de trop le questionner, ayant un peu peur de ce que je trouverais au bout du fil si je m’aventurais à tirer dessus. Je l’ai laissé causer. Il m’a dit que la France était un pays sans valeurs, qu’on parlait mal aux anciens, qu’on ne respectait plus les traditions. Que tout fout le camp, qu’avant, c’était mieux.
Quelques mois ont passé, et on ne l’a plus vu dans la ville. Je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu.

cas 3

Ses partisans lui trouvent une ressemblance avec Timothée Chalamet (Dune). Entre les cheveux et le sourire, je vois plutôt une espèce de Stéphane Bern méditerranéen.

À présent, imaginez un type qui aurait une tête de farfadet andalou, à qui ses parents, juifs berbères2, ont donné un prénom viking, et qui milite désormais pour qu’on ne donne aux enfants naissant en France que des prénoms hexagonaux traditionnel3. Qui essaie d’excuser Pétain, qui porte le doute sur l’innocence d’Alfred Dreyfus et reproche à Émile Zola d’avoir défendu ce dernier ; qui croit tellement que l’État doit être fort et brutal qu’il a été jusqu’à justifier le massacre de la Saint-Barthélémy ; qui malgré sa carrure de chat souffreteux revenu d’une averse, se veut le champion d’une reconquista masculiniste contre la domination des femmes sur la société de son pays. Femmes qui selon lui devraient cesser de pérorer, leur confort de vie ayant suffisamment progressé lorsque l’homme (car il en est certain, c’est d’un homme) a inventé le feu, offrant par là à sa compagne le confort moderne, et traitant celle-ci de manière acceptablement civile. En effet ce type a appris par les films sur Cro-magnon qu’au Paléolithique, il y a bien longtemps, les femmes subissaient des viols car le feu n’existait pas. Il semble penser que tous les problèmes ont été réglés il y a quinze ou trente mille ans. Oui, bon, pour moi aussi c’est un peu étrange.
Eh bien vous allez rire, je n’ai rien inventé, un tel personnage existe !

CorseSplaining : Éric Z. raconte aux Corses ce qu’ils pensent, et comment ils aiment la France… Ils l’aiment, dit-il, quand elle « poursuit le rêve de Rome ». Rien que ça. Bref, quand elle est un Empire colonial expansionniste. Et qu’elle maltraite les Corses ?

conflits

Ces trois personnes sont liées. Elles sont liées — quel que soit le camp auquel elle pensent appartenir — par la croyance auto-réalisatrice qu’un affrontement civilisationnel est en cours. Elles sont liées par le fait que, tout en étant nées françaises, elles ne descendent pas de dix générations de paysans d’un même village du Berry et qu’elles-mêmes ou leurs ascendants ont eu à prouver qu’ils méritaient d’être français, ce dont les uns auront tiré fierté et les autres rancœur ? Elles sont liées par un profond rejet de ce qu’est la France en 2021, et sans doute plus largement de ce qu’est le monde aujourd’hui : un monde fini — on ne découvrira pas de nouvelle île ; un monde où les idées, la culture et l’argent vont à la vitesse de la lumière, un monde où certaines personnes et les marchandises se déplacent vont à la vitesse de l’avion, des porte-conteneurs ou des vélos ; un monde où, sans le savoir vraiment, des gens qui vivent aux antipodes les uns des autres ont des destins inextricablement liés ; un monde vertigineux, un monde complexe, et, rien que pour ça, si l’on me demande mon avis, un monde d’une grande beauté.
Ces trois personnes sont aussi liées par la revendication d’une identité (culturelle, religieuse, nationale), elles sont liées par la croyance en un mythique « avant », une Arcadie perdue qu’elles n’ont pas connu elles-mêmes mais qu’on leur a raconté, ou qu’elles imaginent de toutes pièces. Cela semble presque être une affaire psychologique à chaque fois, car si c’est bien contre le monde que s’orientent leurs luttes, on peut se demander si leur cible véritable, leur ennemi, ce n’est pas eux-mêmes, s’ils n’ont pas avant tout un compte à régler avec leur propre identité et toute sa complexité. Leur besoin d’une boussole, leur soif de certitudes, de simplicité, de frontières (nationales, sexuelles), de repères (Histoire, morale, religion) nous renseigne moins sur la marche du monde que sur leur propre sentiment de désorientation.
Tous ces gens me font un peu de peine, à vrai dire, et je leur souhaite de faire la paix avec elles-mêmes autant qu’avec le reste de l’espèce humaine, qui bien qu’assez antipathique, est la leur, et est de temps en temps capable de faire de belles choses.

Une étude récente4 affirme, et cela me semble de bon sens, que les idées complotistes sont moins une question d’intelligence ou d’éducation5 qu’une réponse à trois variables : les incertitudes sociales (taux de chômage, par exemple, mais je parie que la difficulté à se loger est un paramètre important aussi) ; le sentiment d’un déficit démocratique ; le sentiment que les institutions sont corrompues. Voici comment je l’interprète : pensant ne pas avoir de prise sur sa propre vie comme sur la société entière, on se rabat sur des fictions qui produisent des certitudes, et des certitudes qui nous appartiennent, en quelque sorte, ayant consciemment choisi d’y souscrire.

Le Baptême de Clovis, peinture de François-Louis Dejuinne (1837).

Je ne pense pas que cela ne concerne que les théories du complot, je pense que la revendication d’une organisation sociale autoritaire, de frontières imperméables entre les groupes comme entre les genres — revendications communes aux identitaires et aux fondamentalistes religieux —, résultent elles aussi d’incertitudes vis à vis de l’avenir et d’un sentiment d’être dénué de capacité à agir sur le monde. Sans tenter de creuser plus, je pense que ce genre de calcul explique pourquoi le progrès et l’universalisme (les vrais, pas ceux des gens qui croient que ce sont des marques déposées du monde occidental !) semblent patiner aujourd’hui, alors que les conditions de confort et la circulation des idées n’ont jamais été autant favorisées6.
C’est par l’angoisse de la complexité qu’on peut comprendre que certains réclament du « roman national » manichéen au moment même où la connaissance de l’Histoire, en tant que discipline scientifique, ne cesse de progresser grâce à des outils toujours plus affûtés de datation, d’archivage, de compilation de données, de fouilles, d’analyse génétique, etc., ou encore grâce à de nouvelles approches : Histoire sociale, micro-Histoire, Histoire de l’Histoire, Histoire du temps présent,…
Le passé est un refuge commode, bien sûr (la mémoire trie souvent favorablement les faits), et il est tentant de vouloir y retourner, mais un tel mouvement n’existe pas : nous n’allons que dans l’avenir, et c’est lui qu’il faut construire.

Que faire ?

On pourrait s’attaquer aux causes du sentiment de disparition du lien social, non pas en agissant sur les consciences de chacun, individuelles et insaisissables par essence, mais en soignant tout ce qui structure concrètement ce lien. Chaque fois qu’un bureau de poste ou une petite gare ferme, chaque fois qu’un agent de service public (école, énergie, communications, santé, transport) est amené par la politique qui l’encadre à être inutile à sa tâche, à avoir des méthodes malhonnêtes ou à se montrer hostile envers les usagers, les fondations de notre système social s’effritent. Chaque fois que les processus de décision politiques semblent décrocher des processus démocratiques, chaque fois qu’un élu dénonce ses propres promesses, le public désespère un peu plus.

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Le Saviez-vous : les chercheurs en psychologie sociale se passionnent pour notre rapport à l’argent, et à son support en espèces — billets ou pièces — dont le contact ou même les sonorités provoquent en nous des effets particuliers. Toucher des billets de banque nous rend moins altruistes et plus facilement enclins au mensonge. J’admets que ça n’a pas vraiment de rapport avec le reste de l’article.

Je n’inscris pas ces considérations dans le cadre d’un débat sur le modèle économique — libéralisme contre socialisme,… —, ni même démocratique, mais dans une perspective plus psychologique liée à la permanence des institutions, voire à la qualité de leurs emblèmes : quand la zone euro a décidé, pour ne pas faire de jaloux, que les billets européens représenteraient des monuments architecturaux imaginaires — plutôt que des lieux existant, ou plutôt que Leibnitz, Marie Curie, Érasme, Ada Lovelace ou Pic de la Mirandole —, on a désincarné l’Union européenne, on en a fait une entité fuyante et d’autant plus inquiétante que chacun est conscient qu’elle a un effet très concret sur nos vies — nos classes politiques locales, il faut le dire, n’hésitent jamais à le rappeler lorsqu’elles déplorent d’opaques réglementations européennes pour se défausser de leurs propres manquements. Ce choix d’une Europe lointaine se paie cher aujourd’hui, mais c’est un bel exemple de ce qui se produit lorsqu’on pense que l’adhésion à un projet, si positif soit-il7, peut se passer de symboles ou d’événements consistants.

En 2009, Nicolas Sarkozy et son ministre de l’Immigration Éric Besson avaient lancé un grand débat sur l’identité nationale. La question des identités — nationale, familiale, culturelle, individuelle —, est tout sauf anecdotique, mais remuée, comme elle l’a été, avec des arrières-pensées électoralistes et un parti-pris nationaliste, on ne pouvait en attendre grand chose : le débat semble essentiellement avoir pris la forme d’un faux brainstorming fortement encadré où des citoyens étaient invités à venir dire que les plus jeunes qu’eux (eux, ils sont dispensés bien sûr) devraient chanter la Marseillaise plus souvent.
La question avait été prise par le mauvais bout.

Que lire ?

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En voyant Z le maudit traverser médiatiquement la Corse, ce week-end, j’ai pensé à un livre que je viens juste de refermer et dont je disais justement l’autre jour qu’il était une antidote à ce monsieur que l’on tente de vendre aux Français à coup de sondages qui disent qu’ils en sont acheteurs. Ce livre antidote est Ton cœur a la forme d’une île, par Laure Limongi, sorti mercredi dernier. Je suis presque embêté de mentionner cette romancière et amie après la galerie de fâcheux rencontrée dans les lignes qui précèdent, mais ma foi, ça me semble pertinent, car elle aussi explore sa propre identité — corse —, avec une auto-enquête (auto et exo, puisqu’elle fait témoigner beaucoup de gens) qui tranche intelligemment ces questions. Le livre tourne (en spirale peut-être, puisque c’est un motif important dans le livre) autour du pot : réalités, fictions, représentations, imaginaire, ascendances, lieux, chemins, pierres, souvenirs : on peut se sentir de quelque part sans que ce soit contre personne et sans que ce soit contre soi-même ou sa propre complexité8.
J’aurais pu aussi évoquer le scénariste Appollo, qui, dans une perspective ultramarine et créole a beaucoup de choses à dire sur l’identité française, et sur la façon dont ce genre de question est vécue sur son île, la Réunion (française, africaine, indienne, chinoise,…), mais je ne vois pas un livre unique à conseiller.

Bon, allez, cet article est trop long et je m’égare un peu. N’hésitez pas à me signaler les fautes d’orthographe et les phrases obscures — j’en fais beaucoup ces temps-ci — en commentaire.

  1. Le message de Sense 8, c’est que si on pouvait littéralement se mettre à la place de l’autre, on aimerait tout le monde sans se soucier des distinctions arbitraires, culturelles ou anecdotiques que sont le taux de mélamine dans l’épiderme, les préférences amoureuses, les nationalités ou les frontières. []
  2. Ses parents étaient juifs algériens, et il se décrit lui-même comme Français d’origine berbère. []
  3. Mais qu’est-ce qu’on peut appeler un prénom français ? Hélie ? Gaucher ? Miles ? Eudon ? Mahaut ? Alix ? Hildeberge ?… Dès qu’on creuse, la plupart sont soit des prénoms germaniques, soit des versions grecques ou latines de prénoms hébreux,… []
  4. Laurent Cordonier, Florian Cafiero, Gérald Bronner, Why are conspiracy theories more successful in some countries than in others? An exploratory study on Internet users from 22 Western and non-Western countries. []
  5. Le point de vue que l’on a sur le monde en fonction de ses connaissances joue cependant. Une statistique évoquée par Richard Dawkins disait que les scientifiques les moins croyants se trouvent parmi les biologistes : ils sont aux premières loges pour constater à quel point l’évolution est un bricolage. Inversement, les croyants sont proportionnellement plus nombreux parmi les mathématiciens ou les physiciens, qui sont constamment exposés à des règles belles et pures. []
  6. Et tout ça peut faire peur : comme aimait le rappeler George Steiner, c’est dans un même contexte spatio-temporel que sont nés le Nazisme et le Bahaus, c’est à dire le comble de la barbarie humaine et un sommet de la modernité. []
  7. Je me sens pour ma part très union-européen. []
  8. Par ailleurs on apprend énormément sur la Corse et son Histoire, sur la séquence indépendentiste, etc. Les lecteurs du précédent roman de Laure, On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, trouveront ici un complément au récit qu’ils connaissent déjà. []

Le point sur la Cancel-culture

Le terme « Cancel-culture » fait beaucoup parler les bavards. En France, la locution a pris son autonomie et n’est plus liée à son sens originel que de manière restreinte (sautez à la fin du texte pour en connaître la définition d’origine).

Le sommet du contresens dans le domaine a été commis par David Lisnard, maire de Cannes, qui expliquait à la radio que « Cancel-culture » est le mot d’ordre de ceux qui voudraient « annuler la Culture ». Au micro, ce monsieur (dont j’ignore tout, ça pourrait être lui ou un autre, peut me chaut) expliquait avec un trémolo dans la voix et en invoquant Ernest Renan que :

La Culture est indispensable à l’Homme. L’Homme est un animal culturel, c’est ce qui nous distingue des autres espèces. Quand la Culture va mal, l’homme va mal, la société va mal. La Culture, elle est porteuse de richesses (…) 45 milliards de revenus, elle est porteuse d’épanouissement individuel, d’élévation des individus, c’est fondamental, et elle est porteuse de lien social (…) Donc tout ce qui est « Cancel culture », c’est-à-dire « annulation de la culture », se fait au détriment de l’unité nationale. Donc pour la prospérité économique, pour l’émancipation individuelle, pour l’unité nationale il faut effectivement développer une culture offensive, c’est à dire qui permette à chacun de rencontrer les grandes œuvres de l’esprit, celles qui relient et celles qui élèvent1.

David Lisnard, sur France Inter, le 7-9 Inter, 14 avril 2021

Je conserve cette citation car elle m’amuse par sa grandiloquence : sans la Culture avec un grand C, l’Humain redevient un animal parmi d’autres, le drapeau est en berne et nous perdons quarante-cinq milliards d’euros par an. Quarante-cinq milliards, c’est quand même une somme, ça en impose ! On sent le traumatisme de la Révolution Culturelle maoïste derrière ces considérations, ou plus fantasmatique, le spectre du Ministère de la Vérité dans le 1984 de George Orwell, où les faits sont constamment effacés de l’Histoire.

Mais concrètement, quand est-ce que des pans entiers de la Culture française ont été effacés, supprimés à l’initiative de vilains gauchistes, lesquels, au passage, sont loin de disposer du pouvoir médiatique qui le leur permettrait en France ? Si l’Histoire est bien constamment écrite et réécrite dans un but idéologique, c’est plutôt par les programmes de l’Éducation Nationale, qui selon l’époque va imposer une vision révolutionnaire, républicaine, napoléonienne, monarchiste, colonialiste ou encore universaliste, de ce qu’on voudrait être l’essence même de la France, oubliant ou minimisant volontairement des épisodes, en magnifiant d’autres, etc. Et je n’émets pas une critique, ici : hors de la recherche universitaire, l’Histoire avec un grand H est un objet politique et idéologique, c’est du reste ce que David Lisnard dit lui-même puisqu’il promeut une vision offensive et idéologique de la Culture. Il ne dit pas idéologique, parce qu’à droite, on pense que seule la gauche fait de l’idéologie2.

Les médias grand public (Le Point, L’Express, Marianne, Charlie Hebdo,…) tracent un contour plus pernicieux de ce qu’est la « Cancel Culture », en égrenant semaine après semaine une liste disparate de faits qu’ils y associent :

— On a renommé un roman d’Agatha Christie3.
— Hachette a repris la traduction des aventures du Club des Cinq d’Enyd Blyton, et surtout la conjugaison, en remplaçant le passé simple par le présent, et en adaptant les références qui sentent un peu la naphtaline (on ne reçoit plus de télégrammes !)4.
— Un collectif de salles de cinéma de Seine-Saint-Denis a annoncé se refuser à diffuser le film J’Accuse !, en réaction au retour d’anciennes accusations de viols, et à l’apparition de nouvelles accusations, dont faisait l’objet son réalisateur, Roman Polanski5.
— On veut censurer Blanche-Neige car le Prince Charmant n’a pas respecté le consentement de la belle endormie6.
— Des étudiants en colère ont empêché François Hollande de donner une conférence dans leur université, et déchiré quelques exemplaires de son livre7. Cette histoire faisait directement suite au suicide par immolation d’un étudiant, survenue quelques jours plus tôt, et sans rapport8 avec l’ancien président.
— Ici et là on menace de déboulonner des statues d’esclavagistes notoires.
— Une intervention intitulée «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique», par la philosophe Sylviane Agacinski, dont l’hostilité à la GPA mais aussi aux autres formes de PMA est notoire, a été annulée à l’Université de Bordeaux, qui craignait des débordements puisque des associations LGBT avaient annoncé s’y rendre en force pour empêcher la tenue de la conférence9.
— Après le témoignage de Vanessa Springora, qui fait de lui le portrait d’un éphébophile pour le moins pathétique, l’écrivain Gabriel Matzneff a vu ses amis, admirateurs et éditeurs d’antan prendre leurs distances.
— Les éditions Albin Michel ne veulent plus publier les livres d’Éric Zemmour depuis qu’il a déclaré son intention de se présenter aux élections présidentielles.

Une femme Trans, déçue par une série de tweets de JK Rowlings, brûle ses exemplaires des romans de la série Harry Potter. Sur Youtube on trouve des autodafés des mêmes ouvrages, dix ans plus tôt… Par des fondamentalistes chrétiens que cela révoltait de voir les aventures d’un sorcier avoir du succès.

On voit que les cas sont très divers. En effet, sauf à prouver qu’il ait été victime de menaces, le fait qu’un éditeur n’ait plus envie de publier un de des auteurs est tout à fait son droit — autant qu’on ne peut pas empêcher un auteur de quitter son éditeur, comme l’a fait Philippe de Villiers en signe de solidarité avec Éric Zemmour. Par ailleurs quand un auteur à grands tirages quitte son éditeur historique, l’histoire qui se trouve derrière son départ est parfois plus compliquée qu’elle n’en a l’air et peut être aussi liée à des renégociations de pourcentages et à l’intervention de maisons d’édition concurrentes (mark my words).
Les actualisations de textes, d’œuvres, le fait qu’à une époque on montre ci et occulte ça, me semble une question de tout temps, impossible à trancher : est-ce que demander à Lucky Luke de mâchonner un brin d’herbe plutôt que de fumer, comme ça s’est produit lorsque le personnage a vu ses aventures adaptées en dessin animé aux États-Unis (où l’on commençait à se poser des questions sur le tabac) relevait d’un insupportable sacrilège, ou était-ce une idée plutôt responsable ? Est-ce que transformer les Schtroumpfs noirs en Purple Smurfs, afin d’éviter une lecture raciste d’un ouvrage qui ne l’était pas mais le serait devenu dans le contexte étasunien a été une altération de l’œuvre, ou au contraire une adaptation intelligente ? Est-ce qu’on trahit une œuvre des années 1950 lorsque l’on transforme son message pacifiste en un message écologiste ? Chacun aura ses propres réponses selon le contexte et selon les cas. Je remarque qu’en France, notre sacralisation des notions d’auteur, d’artiste et d’œuvre nous rend respecteux mais peut nous amener à conserver dans le formol des récits et des personnages qui, autrement traités, eussent pu retrouver la vigueur et l’actualité qu’ils avaient à leur création. Inversement, les pratiques culturelles industrielles (Marvel, Disney, Warner,…), où les mêmes œuvres sont constamment réécrites (combien de genèses de Spiderman, des Avengers, etc. ?) et les auteurs occultés permettent de suivre l’air du temps, mais peuvent le faire au risque d’une perte de sens, voire d’une forme gravissime d’infidélité ou de contresens, comme cela s’est passé avec les remakes de Stepford Wives ou de Rollerball, films qui abaissent des œuvres politiques intelligentes à l’état divertissements réactionnaires médiocres10.

Je le dis clairement : je ne soutiens ni les pressions, ni les menaces, ni les violences, ni la censure, et au fond je suis très attaché à la liberté d’expression, car j’ai confiance : c’est quand les idées, même clairement néfastes, sont exprimées qu’on peut les contredire, et c’est par le dialogue et l’information que les gens de bonne volonté peuvent être suffisamment armés pour décider quoi penser. Quant aux autres, à ceux qui ne veulent ni apprendre ni comprendre, il ne sert à rien de les y forcer : tenter de convaincre est noble, intimer au silence est ignoble. Bref, je crois en la vérité, non comme un objet que les uns maîtrisent et pas les autres, mais comme une quête passionnante pour tous.
Pour cette raison, et même si ce n’est qu’une anticipation du pilon — destin de la plus grosse partie du tirage de tous les livres politiques —, je trouve vraiment pitoyable d’aller déchirer des livres de François Hollande. Je pense aussi que c’est une erreur de se réjouir de voir telle ou telle personne se faire virer de Twitter. Et je pense qu’empêcher quelqu’un de donner une conférence est à la fois une faute tactique (la personne devient martyre) et une victoire misérable, puisque la seule vraie victime, finalement, c’est le débat : chacun campera sur ses positions, sans tenter de comprendre ou de convaincre l’autre. Même si j’imagine que ce n’est pas le but conscient, ce genre d’attitude sert moins à faire progresser la vérité qu’à déterminer et figer des camps. Je ne vois rien de plus stupide et de plus misérable, car aucun esprit collectif n’a de valeur sans la liberté et l’autonomie intellectuelle des individus. Et en cas d’abus manifestes de la liberté d’expression, si certaines bornes sont dépassées, ma foi, il existe des lois et des juges pour le dire.

Puisque je suis contre la censure, je suis souvent opposé aux attitudes que les newsmag réactionnaires, avec qui j’aimerais pourtant ne pas être d’accord, incluent à la notion de « Cancel culture », mais je note que leur usage du terme se limité à fustiger les censures ou les violences qui émanent de camps progressistes : féminisme, antiracisme, lutte contre l’homophobie. Ceux qu’ils aiment désormais appeler « wokes ».
Ils ne parlent jamais de « Cancel Culture » lorsqu’il est question :
— du licenciement d’un vieux dessinateur de mauvaise réputation.
— du chahut ou des dégradations causés par les associations « morales » qui protestent contre une exposition ou œuvre d’art qu’elles jugent anti-catholique.
— de Mennel Ibtissem, une jeune chanteuse qui avait dû quitter l’émission The Voice car son statut de musulmane et une paire de tweets de jeunesse avaient fait polémique.
— d’un ministre de l’Intérieur qui affirme qu’il empêchera un spectacle de Dieudonné d’avoir lieu, quand bien même la justice l’a autorisé.
— d’une ministre en charge de l’enseignement supérieur qui commandite une enquête sur les opinions politiques de ses agents.
— de calomnies diverses contre des street-reporters, dont le droit à travailler est dénié par certains, qui vont contre tout ce qui fait l’esprit et la beauté de la loi de 1881.
— de la suppression des ondes d’un rap qui critique la police.
— de la réglementationnite des vêtements féminins jugés trop ou pas assez couvrants.
— de la violente remise en question, depuis près d’une dizaine d’années, du droit à manifester (eh oui, pourquoi pas ?).

On peut aussi parler des débats qui font rage chaque fois qu’un remake modifie le genre, l’orientation sexuelle ou la couleur de peau d’un personnage : comment, une Petite Sirène noire ?11 Quoi quoi quoi, un feuilleton nommé Lupin dont le rôle principal est tenu par Omar Sy ?12 Hein, Une agent zéro-zéro-sept femme ?13 Une équipe de Ghostbusters dont les membres sont des femmes, et dont le standardiste est un homme ? Des cow-boys gays ? Une Power Ranger lesbienne ?…

Pétition qui, je crois, a fini par être retirée — j’ai retrouvé cette capture mais pas la pétition originelle.

Je dois dire que ce qui me met chaque fois mal à l’aise dans ces histoires, c’est avant tout la fragilité blanche-hétéro-masculine qui s’exprime à leur occasion, cette peur de partager un peu d’existence symbolique, cette peur de laisser des gens qu’on est habitués à considérer comme « les autres », « les pas-comme-moi » avoir des premiers rôles, eux aussi, ne pas être juste des accessoires, des satellites. Cette mentalité ne me révolte pas, je la trouve surtout triste dans le fond et inquiétante de par les réactions et les violences (au moins verbales) qu’elle provoque. Un homosexuel est capable de comprendre une histoire d’amour hétérosexuelle, un coréen ou un sénégalais peuvent s’identifier à Han Solo, une femme peut s’imaginer en Robin des bois plutôt qu’en Lady Marian, alors pourquoi est-ce que les hommes-blancs-hétéro seraient eux incapables de comprendre les sentiments de quelqu’un dont la couleur de peau, les amours ou le genre sont différents ?

Enfin, pour reparler de « Cancel Culture », à quel point ceux qui disent des choses telles que « On est envahi de gays » (Christine Boutin), qui se plaignent de la « tyrannie des minorités » (Michel Onfray), et autres apitoiements du même tonneau, ne sont pas en train d’appeler implicitement eux-mêmes à ce que l’on enlève leur visibilité à tel ou tel groupe — tout en affirmant que c’est eux que l’on censure ?

Mais en fait ce n’est pas tout à fait ça, la Cancel-culture

Comme je le disais en introduction, la locution « Cancel culture » a pris son autonomie en France, car son sens originel n’est pas lié à la censure d’œuvres par des gens qui n’aiment pas leur auteur mais à la dénonciation de personnes, au « call-out », c’est à dire l’hallali contre une personne — et une personne issue du même groupe. Ça se produit typiquement au sein des milieux militants : telle personne a été accusée de ci ou ça (une opinion divergente, ou un délit), et elle se fait violemment ostraciser par ses anciens compagnons de combat, se voit accusée et condamnée sans procès, parfois de manière totalement injuste, parfois sans la finesse qui serait nécessaire. Et ceux du même milieu qui ne participent pas à la bronca se voient souvent harcelés et intimidés à leur tour. Pour des auteurs, des artistes, cela peut effectivement aboutir à des embarras professionnels (conférence annulées,…) voire des autodafés14. Je crois que ce phénomène est, pour le coup, assez typique du camp progressiste, où la vertu fait loi, et où le sentiment d’être du côté de la justice ne va pas toujours jusqu’au souci de discerner vraiment ce qui est juste. Typique, mais pas forcément limité au camp progressiste, car on trouve des cas semblables chez les nationalistes, dans des groupes religieux ou sectaires évidemment, mais aussi, rappelez-vous, dans les bandes d’adolescents. J’imagine que ce genre d’expulsion violente des brebis réputées galeuses est aussi un moyen pour cimenter le groupe.

Pour ceux qui parlent anglais, la youtubeuse politique ContraPoint a réalisé une vidéo sur le sujet — elle a elle-même été violemment ostracisée par sa propre communauté —, dont je recommande au moins le premier quart d’heure, qui est très pédagogique (et servi par un certain humour). Sa définition de la « Cancel-culture » est : l’opprobre et l’ostracisation, en ligne, de personnalités proéminentes d’une communauté par d’autres personnes de cette communauté (« online shaming vilifying and ostracizing of prominent members of a community by other members of that community »).

Ce n’est pas vraiment une nouveauté : à l’époque aujourd’hui révérée des Encyclopédistes, on pouvait se voir ostracisé de manière plus ou moins brutale, comme Jean-Jacques Rousseau que les regards en coin de certains de ses pairs, après quelques opinions impopulaires (sur la médiocrité de la musique française, notamment, si je me souviens bien), ont fini par rendre un peu paranoïaque15. Plus proche de nous, on se souviendra des excommunications au Parti Communiste Français. Et on peut relire Le Confort intellectuel de Marcel Aymé, où plus personne ne veut être vu discutant publiquement avec le narrateur parce qu’on lui trouve — et ça se passe à la Libération — « une tête de collabo ».
J’imagine que le fonctionnement des réseaux sociaux change l’échelle et la manifestation de ce genre de phénomène.

Quand ça s’applique à des artistes, à des auteurs, on en parle dans les médias, cela fait débat, et la plupart du temps, sans doute pas grand mal — j’ai l’impression des gens comme Polanski, Zemmour ou Dieudonné gagnent du public chaque fois qu’on les attaque, et même s’il termine sa carrière et son existence de manière particulièrement lamentable, Gabriel Matzneff peut se consoler en se disant que, enfin, après des décennies de publications, des gens ont lu ses livres. Ils les ont lus pour y trouver des éléments à charge, certes, ils les ont lus pour y constater une plume assez médiocre, certes, mais au moins, ils ont lu — car Matzneff faisait partie de ces gens dont on salue le talent et la culture par automatisme et sans pour autant les lire.
Quand le « call-out » vise des gens qui n’ont pas de tribune pour s’expliquer, qui n’ont pas de groupe pour les défendre, qui n’auront pas droit à faire l’objet de débat, qui n’auront pas droit à une enquête, à un procès, dont les pairs d’autrefois sont devenu les pires ennemis, des gens, en bref, qui n’existaient que par le réseau social qui subitement les exclut, les dégâts psychologiques de ce rejet peuvent certainement être ravageurs.

Faites-en ce que vous voulez, moi je m’en tiens à une ligne très simple : j’essaie de considérer chacun comme un individu pensant et non comme l’agent d’un groupe, je m’efforce de discuter avec ceux avec qui je ne suis pas d’accord quand j’en ai le courage, de les éviter quand je n’ai pas l’énergie d’affronter leurs mauvaises ondes. De me rappeler qu’une erreur (la nôtre, celle de l’autre) est quelque chose qui se corrige, pas un marque d’infamie éternellement ineffaçable. Et enfin, j’essaie de faire attention à ne participer à aucun mouvement de foule. Voilà. C’est tout. L’article est terminé. Vous pouvez partir maintenant. Ouste.

  1. Je crois bien que ça existe déjà sous les noms d’École, de musée, d’éducation populaire, et d’initiatives associatives ou privées diverses et variées,… []
  2. Au passage, pour revenir sur la question Nature/Culture, je note que le conservatisme politique se réclame souvent de la Nature, et pas seulement dans le domaine du genre et des comportements amoureux : le Capitalisme, par exemple, est souvent présenté comme « naturel », tandis que la redistribution des richesses est censée être artificielle. Bon ok ça n’a rien à voir avec le reste de l’article mais j’y pense subitement. []
  3. Au passage, le changement de titre de Ten Little niggers, a été accepté par Agatha Christie elle-même lors de la publication étasunienne du roman (And Then There Were None), en 1940, et ce d’autant plus volontiers que ce titre n’était pas d’elle ! []
  4. Mes deux centimes sur le sujet : une traduction est toujours une réécriture, et il n’est pas rare que les adaptations vieillissent beaucoup plus mal que les œuvres d’origine. Que l’on considère une œuvre comme sacrée, je veux bien, mais sa traduction n’est jamais qu’une traduction et il n’y a rien de déshonorant a priori dans l’idée de la refaire — l’important est juste de le faire bien. Je remarque que personne n’a protesté contre ce qui me semble le plus choquant, en tant qu’ancien lecteur : le suppression d’une grande partie des illustrations ! []
  5. Finalement les salles en question se sont dégonflées, elles ont programmé le film tout en annonçant que les projections seraient accompagnées de débats. []
  6. Cette histoire est complètement absurde, personne n’a proposé de modifier le compte, un article se posait juste la question du consentement,… Ça n’a pas empêché des journées de débats à ce sujet. []
  7. L’infortuné François Hollande s’est ému d’être victime d’un tel rejet, lui qui, je le cite, « a toujours placé la jeunesse et la justice sociale au cœur de son quinquennat ». Ironie de l’Histoire, c’est le syndicat étudiant de droite UNI qui a défendu Hollande contre des étudiants militant dans les organisations où il s’était lui-même inscrit dans ses jeunes années. []
  8. Addendum : pas absolument sans rapport, l’étudiant avait en effet laissé une lettre accusant Macron, Hollande, et l’Union européenne de sa situation de détresse, cf. commentaires. []
  9. On notera qu’on ne saura jamais si les associations en question auraient effectivement pu perturber la séance, puisque c’est l’Université qui a fait le choix de la déprogrammer. []
  10. Quelques articles issus de mon autre blog : sur le Stepford Wives de 1975 ; Sur le Stepford Wives de 2004 ; À propos de Rollerball. []
  11. Fait oublié : le conte d’Andersen se déroulait précisément dans des îles Caraïbes ! []
  12. Notons qu’Omar Sy n’interprète pas Arsène Lupin, mais quelqu’un que les aventures d’Arsène Lupin passionnent… []
  13. Notons que ce n’est pas James Bond qui est censé changer de genre, mais la personne titulaire de la licence du permis de tuer numéro 007. []
  14. Exemple : J.K. Rowling, accusée d’être transphobe, dont les anciens lecteurs de Harry Potter déçus brûlent cérémonieusement les livres sur Youtube,… []
  15. La vie dans le monde intellectuel du XVIIIe siècle me semble toujours permettre toutes sortes de parallèles avec nos actuels réseaux sociaux. []

Enthoven-Le Pen-Mélenchon

S’il voulait faire causer les causeurs, c’est réussi.

Dans un fil sur Twitter, le philosophe médiatique Raphaël Enthoven s’est posé la question de ce qu’il voterait à l’élection présidentielle s’il était amené à choisir entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, deux personnalités qu’il qualifie avec une certaine légèreté de « Peste ». Peste brune pour la première, et peste rouge-brun pour le second.
Dans sa démonstration, si j’ai suivi, il explique qu’il préfère une candidate issue d’une tradition explicitement et éhontément anti-républicaine à un parti dont le chef parle très bien de République, mais s’est détourné de cet idéal dès lors qu’il a reproché au président élu de ne pas être le représentant légitime des Français ; dès lors qu’il a défilé dans une manifestation contre l’Islamophobie1 ; dès lors qu’il a haussé le ton contre un juge d’instruction qui venait perquisitionner ses locaux2.
Eh oui, à choisir entre rouge-brun (on aimerait savoir ce qui justifie le « brun » !) et brun-tout-court, en l’absence de vote blanc, le philosophe choisit le camp du brun.
J’en déduis que le problème, c’est le rouge.

Raphaël Enthoven affirme sans grandes preuves que dès son arrivée au pouvoir s’il devenait président, Jean-Luc Mélenchon changerait la constitution pour s’y instituer dictateur, « en faisant passer ça pour une république populaire ». C’est à mon avis une vraie erreur d’analyse, car quoi que l’on pense de Mélenchon, il n’est pas tout seul, et même si son parti est constitué autour de sa candidature (que dire de Macron, alors ?), cette mouvance politique ne me semble pas franchement mue par un culte du chef qui permettrait de passer d’une République à une dictature en un clin d’œil.
Au passage le philosophe avance aussi que sous un éventuel règne de Mélenchon la liberté académique serait sacrifiée au profit d’idéologies, je cite, « décoloniales » et « islamogauchistes ». Mouvances qui, se hasarde-t-il à dire, sont peut-être d’ores et déjà majoritaires à l’Université. Cette dernière précision est intéressante : si les universitaires sont déjà conquis volontairement aux idées qu’il réprouve, veut-il nous dire qu’il compte sur le Rassemblement national pour y mettre bon ordre, et décider des opinions qui sont licites dans l’enseignement supérieur ? L’épithète « Islamogauchiste » n’a pas grand sens, je suis sûr que ceux qui l’utilisent comme arme de dénigrement sont les premiers à le savoir, mais le mot « décolonial » est un peu plus concret, et souvent revendiqué. Et pourquoi non ? De nombreuses tensions en France et dans le monde entier sont les conséquences directes d’un passé colonial récent, et y réfléchir ne sera jamais un luxe : des disciplines telles que l’Histoire, l’Anthropologie ou les sciences politiques ne peuvent faire autrement que d’étudier la question (post/dé)-coloniale. Et au fait, quel serait le contraire de « décolonial » ? Comment ne pas se rappeler, dans le dilemme proposé par Enthoven, que le Front National est précisément un parti issu du contexte post-colonial, avec ses nostalgiques de l’Algérie Française, mais aussi avec son obsession de l’immigration économique, elle aussi une conséquence directe de la décolonisation ?

Sans doute que si on n’est ni étranger, ni noir, ni maghrébin, ni musulman, ni femme, ni écologiste, ni cycliste, ni militant pour la justice sociale, ni agent du service public, si on ne fait pas partie des cibles habituelles de l’extrême-droite, quoi, alors l’alternative proposée doit être presque équivalente.
Et si en plus on est bourgeois, et que l’on imagine que le but de la France Insoumise est d’installer une dictature Chaviste en France3, comme les bourgeois de 1981 pensaient que l’élection de Mitterrand serait l’occasion de voir les chars soviétiques envahir la place de la Concorde, là, oui, on comprend qu’il est une meilleure affaire de soutenir un parti qui promet l’ordre à un parti qui promet le changement. « Plutôt Hitler que le Front populaire, plutôt Hitler que Blum », disaient les industriels des années 1930. Ils ont eu Hitler. Ils ne l’ont pas tous emporté au Paradis.

Le cas Mélenchon

Enthoven dit « plutôt Trump que Chavez », mais pour moi, Mélenchon tient bien plus de Trump que de Chavez. Car son plus gros défaut c’est que, comme Donald Trump, il n’est pas franchement bon perdant.
Mélenchon avait par exemple traîné des pieds lorsqu’il s’est agi d’appeler explicitement à voter contre Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2017. Au passage, Raphaël Enthoven, qui aujourd’hui nous dit qu’il voterait Le Pen contre Mélenchon, reprochait à Mélenchon de ne pas voter Macron contre Le Pen. Oh, bien sûr, c’était de la fierté, de la part de Mélenchon : lancer un tel appel n’aurait aucun effet sur les votes eux-mêmes, mais revenait à baisser la tête en signe d’allégeance, devant un programme pourtant aux antipodes du sien. Ensuite Mélenchon a insisté, rappelant continuellement qu’il était passé à un cheveu (600 000 voix, un gros cheveu, quand même) du second tour4, affirmant qu’Emmanuel Macron l’avait emporté par ruse ou quelque chose du genre, et qu’avec le peu de suffrages qu’il avait obtenu au premier tour, et même au second, il ne représentait jamais qu’un petit pourcentage des citoyens, ce dont l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes en est la preuve, etc.
Cette vision des choses souffre d’un problème majeur : si Jean-Luc Mélenchon, François Fillon ou Marine Le Pen l’avaient emporté d’une courte tête, leur légitimité n’aurait été ni plus forte ni moins forte que celle d’Emmanuel Macron aujourd’hui. C’est un problème terrible, d’ailleurs : le pays est vraiment divisé, nous votons plus volontiers « contre » que « pour », et j’irais jusqu’à avancer que c’est ce qui a permis l’élection de Macron : en 2017 il avait un peu moins d’ennemis que ses concurrents. Au passage, Mélenchon feint d’oublier que dans la foulée de l’élection présidentielle, les élections législatives ont nettement confirmé le choix opéré.
La seule légitimité qui vaille, la seule chose qui rend des élections possibles, c’est que tous acceptent les règles de départ. Et en les contestant après coup, Mélenchon ne rend service à personne — c’est l’unique point sur lequel je peux rejoindre Enthoven —, ni aux idées qu’il défend.

Jean-Luc Mélenchon peut être très bon orateur, très bon politique. Je me souviens d’une conférence assez longue qu’il avait donnée devant des étudiants avant les dernières élections présidentielles. Il y expliquait parfaitement son programme, avec méthode et pédagogie, de manière rationnelle — nul coup de sang, ni recours à l’émotion ou autre facilité —, en passant en revue une quantité extravagante de grands sujets, inscrits dans une perspective historique très précise. Il était bon. Et un détail m’avait marqué : il s’excusait d’être de sexe masculin, et disait que la prochaine fois, c’est à dire en 2022, il faudrait que ce soit une femme qui se présente, et pas lui. Que pour lui, c’était la dernière fois, que les choses se présentaient comme ça cette fois, mais que ça devait changer à l’avenir. C’était un proposition louable à la fois pour son féminisme, mais aussi parce que le fondateur des Insoumis acceptait que les idées de son parti soient portées par quelqu’un d’autre que lui-même. C’était bien, mais c’était faux, tout comme son projet de remettre en cause le caractère monarchique de la présidence, sans doute, car tout bien réfléchi, il ne semble toujours voir personne d’autre que lui-même qui soit plus à même de devenir président. Il ne semble pas avoir encouragé les parcours de potentiels présidentiables au sein de son parti — une candidature, ça se construit sur la durée —, et ceux qui l’ont s’en sont détournés disent qu’il prend assez mal les remises en cause en interne de sa stratégie.

Tout ça est bien dommage, mais Jean-Luc Mélenchon n’est qu’une personne, pas un groupe politique, pas un parti, pas un programme. Et quoi qu’on pense des personnes qui les incarnent5, les programmes des différents groupes politiques ne sont pas franchement interchangeables :

Dans ma boîte-aux-lettres, les tracts pour les élections régionales…

Le Front National6 promet de l’autorité et du patriotisme. Quoique ça veuille dire. Il promet des trains propres et à l’heure7, moins d’impôts, et une lutte contre l’islamisme pour protéger « notre culture » et « notre cadre de vie ». Quoi que ça veuille dire.
De son côté, le programme de la France Insoumise et des ses soutiens (Parti Communiste, Ensemble! ) est un peu plus concret : emploi, logement, culture, éducation, social… Je ne sais pas dans quelle mesure ce programme est susceptible d’être tenu, mais au moins c’est un programme, il paraît tourné vers l’intérêt public et ne manque pas d’ambition.
La comparaison me semble vite vue.

Que Raphaël Enthoven ne voie pas la différence, qu’il ramène tout à la question du tempérament des personnes, qu’il néglige non seulement les propositions de chaque camp, mais aussi leur Histoire, les propos de leurs cadres et de leurs militants, est plutôt inquiétant.

  1. Mélenchon n’était pas seul à défiler contre l’Islamophobie en novembre 2019 : l’appel avait été signé par de nombreuses personnalités du monde politique, associatif, académique, journalistique,… On peut le lire ici. []
  2. Les philosophes aiment faire parler les morts pour faire dire ceux-ci qu’ils étaient d’accord avec eux. Ici c’est Vladimir Jankélévitch, « le marcheur infatigable de la gauche », qui est appelé à la rescousse : « Mais comme dit Jankélévitch, « on ne fait jamais assez de bien, et toujours le mal une fois de trop. » Que nous importe que @JLMelenchon ait été républicain, puisqu’il ne l’est plus ? ». []
  3. À ma connaissance Mélenchon a cessé de prendre véritablement Hogo Chavez pour référence bien avant la mort de ce dernier, en 2013… Même s’il n’est pas du genre à démordre publiquement des ses opinions sur commande, il me semble que cette référence est passée depuis longtemps et qu’elle n’est jamais revendiquée par des personnalités proéminentes de la France Insoumise. []
  4. Mais Fillon a été floué, à coup de rocambolesques histoires de costume offert (et autres histoires un peu moins cousues de fil blanc) ; Hamon a été floué, saboté par son propre parti. Même s’il a eu un cinquième des voix, Mélenchon n’est arrivé que quatrième. []
  5. Et Marine Le Pen, au fait, qui est-ce ? En y réfléchissant, je vois une survivante, une femme qui est parvenue à s’imposer dans un parti masculiniste, une « fille de » qui est parvenue à en remontrer à son père. Reste que le parti dont elle a hérité porte des valeurs méprisables — repli sur soi (un soi imaginaire) et peur des autres (des autres imaginaires). Rien à sauver ici. []
  6. Le Front National a été renommé « Rassemblement national », mais c’est le même parti. []
  7. Drôle de référence, on connaît la vieille propagande qui affirme que « Au moins sous Mussolini les trains arrivaient à l’heure » — ce qui, au passage, est une réputation infondée ! []

C’est dur d’être aimé

(Pour ceux qui liront cet article longtemps après sa publication, je rappelle le contexte : Robert Ménard, maire de Béziers et proche (quoique non encarté) du Rassemblent National, a utilisé une ancienne couverture de Charlie Hebdo en hommage à Samuel Paty1. Pour Charlie Hebdo, qui a une vieille tradition de lutte contre l’extrême-droite, c’est dur à avaler.)

La controverse qui oppose Charlie Hebdo à Robert Ménard est au fond assez intéressante. Certes, Cabu serait sans doute révolté d’apprendre qu’un de ses dessins est utilisé par une municipalité d’extrême-droite, qui représente tout ce contre quoi il a lutté tout au long de sa carrière — on est à la limite de la provocation.

Chez Charlie Hebdo, on qualifie cette récupération de « détournement », comme si le message originel était perverti et que l’on faisait dire à Cabu autre chose que ce qu’il a voulu dire.
Mais ça ne me semble pas évident. Le slogan ajouté sur l’affiche (« Non au terrorisme islamiste ! »), ne s’en prend toujours qu’aux seuls terroristes et donc, reste conforme au propos de Cabu tel qu’analysé par la rédaction de Charlie Hebdo : « il vise seulement les intégristes ».

la réponse de Charlie, sur Twitter.

En fait, le slogan ajouté renforce plutôt le propos et, en tout cas, permet de lever toute ambiguïté à son sujet : c’est bien le fait d’être aimé par les intégristes qui fait pleurer le Mahomet dessiné par Cabu. L’affirmation « Lire un dessin de presse, ça s’apprend, ça ne se détourne pas » (phrase sémantiquement bancale, non ?) est donc énoncée en fonction d’une accusation injuste : l’interprétation du dessin est strictement la même à Béziers qu’à Paris.

Ce qui fait mal, ce n’est donc pas la question d’une mauvaise interprétation du sens du dessin ou d’une altération de son propos, c’est le contexte de cette diffusion. Si ces mêmes affiches, sans rien changer, avaient été placardées dans une municipalité d’un bord plus respectable, la réponse aurait été différente. Pour preuve, le même jour exactement, des militantes féministes qui avaient été arrêtées pour avoir pratiqué l’affichage sauvage d’un dessins de Charb avaient été défendues par Charlie Hebdo2.

J’ignore si Ménard a pris un plaisir pervers à afficher sa compatibilité avec un dessin issu d’un journal qui a naguère tenté de faire interdire le parti qui le soutient, mais aussi horrible que ça soit de l’admettre, si détournement il y a, celui ci n’est pas dans le message et, sauf au chapitre du droit d’auteur, qui permettrait sans doute de pénaliser cette campagne d’affichage, je dirais (désolé) que (je suis vraiment désolé) Robert Ménard est (argh) autant dans son droit que les mille et une autres personnes qui placardent des dessins issus de Charlie en hommage à ses morts ou à la liberté d’expression.
Le problème de l’affichage par Robert Ménard n’est donc pas ce qu’il fait dire aux affiches, c’est qu’il soit Robert Ménard et que son aura politique, les opinions et les intentions dont il est soupçonné, influenceront la lecture de l’image par le public.


La récupération par Jean Messiha, cadre du Rassemblement national, est nettement moins justifiable et relève du détournement puisqu’il voir en Charlie Hebdo un « étendard identitaire de la France » à la suite de la publication de cette « une » qui raille le président turc Erdoğan après que ce dernier ait demandé à ses compatriotes de boycotter les produits français en représailles du soutien affirmé d’Emmanuel Macron au droit à la caricature.

Pour qui s’intéresse un peu à l’image, ça ne constituera pas un scoop, mais pour les autres, ce sera peut-être l’occasion d’une révélation : découvrir qu’une image n’existe pas par elle-même, qu’elle s’inscrit dans un contexte, une « écologie des images », pour reprendre la formule d’Ernst Gombrich. Ce contexte va des conditions de la création de l’image (intentions de l’auteur, clarté du message, actualité dans laquelle s’inscrit le propos,…) aux modalités de sa diffusion (réputation du support éditorial, moment de la publication, contenus attenants,…), et tout cela aura une influence sur sa réception et déterminera le sens qu’on en tire. Une caricature antisémite est révoltante sur un tract politique, mais la même sera tout à fait à sa place dans une exposition consacrée à l’Occupation. La réception de l’image elle-même constitue un contexte : à qui est destinée l’image, quelles personnes sont prêtes à comprendre ou accepter l’image ? Avoir des échanges de point de vue sur la laïcité avec des musulmans qui s’affirment offensés en France est une chose, mais comment faire lorsque cette même image touche des gens qui vivent loin d’ici ? Quand elle touche des gens qui d’ailleurs ne verront pas cette image et ne feront qu’en entendre parler ? Comment expliquer la diversité d’opinions à des gens qui n’ont expérimenté comme mode de gouvernement que des dictatures et qui ne pourront de toute façon jamais entendre le propos, non seulement par méconnaissance de la philosophie des Lumières, par manque de familiarité avec l’Histoire française de la liberté de la presse et de la laïcité, mais aussi parce que, de toute façon, l’argumentaire à ce sujet n’arrivera pas jusqu’à eux ?3 Que leur expérience de la caricature est bien différente ? Dans les pays qui connaissent des guerres liées à l’ethnie ou à la religion, la caricature n’est pas un innocent défouloir, c’est parfois le prémisse d’un massacre. Ce fut le cas par exemple pour le génocide de la population Tutsi au Rwanda. Comment empêcher des gens qui ont le souvenir encore vif de ces événements de lire ce qu’ils ressentent comme des attaques de leur personne avec une même grille d’interprétation ?4. Tout bêtement, comment expliquer, au delà des frontières françaises, l’innocuité de l’esprit « Bête et méchant » ?

Dans certains pays on sait que la caricature peut être annonciateur et peut-être vecteur, instrument de massacres à venir. Nous ne l’avons d’ailleurs pas oublié ici dans le cas des caricatures antisémites. l’image est issue de Rwanda. Les médias du génocide, 2000 , ouvrage dirigé par J.-P. Chrétien, éd. Karthala.

Notre monde a beaucoup changé : je ne sais pas si le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer un ouragan aux antipodes, mais il peut désormais être partagé des millions de fois sur Facebook et Youtube, et être commenté à l’infini. Alors est-ce que pour Charlie Hebdo, tout peut continuer comme avant ? Est-ce qu’on peut croire être une feuille de chou de déconneurs parisiens qui font marrer leur public en se défoulant sur Giscard et Lecanuet quand les dessins qu’on produit ne seront jamais montrés en Mauritanie ou au Niger, mais y seront commentés par des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils signifient ici, et verront ces discussions provoquer des drames5 ? Même ici, du reste, le nombre de gens qui ont une opinion, favorable ou défavorable, sur Charlie Hebdo, excède de loin le nombre de ses lecteurs, voire même le nombre des gens qui ont déjà tenu le journal entre les mains ne serait-ce qu’une fois. Sans doute est-il, dans les faits, impossible de continuer comme avant.
Je lis souvent Charlie Hebdo, pour voir où ça va, et je remarque que les textes sont sérieux et se prennent au sérieux, et que les dessins sont, pour l’essentiel, tristes à pleurer, enfin presque jamais drôles, et on sait pourquoi, évidemment : ce journal est en deuil, sous pression, attaqué — et plus d’un lecteur en diagonale m’associera à ceux qui l’attaquent, bien sûr. Je suis toujours frappé par le caractère très insensible des dessins de Riss, aussi. La semaine dernière, un prof a été décapité parce qu’il a montré deux dessins issus de Charlie. Dans le numéro de la semaine, ça rigole sur la décapitation et sur les tchétchènes qui ont du mal à apprendre le français, il y a quatre pages spéciales pour nous dire que tuer des gens pour des dessins, c’est pas bien, pour dire que la liberté d’expression, c’est bien, pour taper sur la partie de la gauche qui refuse de stigmatiser les musulmans… Mais, sauf erreur d’inattention, je n’ai vu nul rappel du fait que ce sont deux dessins venus du journal pour lesquels ce pauvre homme est mort. Non que Charlie eût à se reprocher quoi que ce soit, le seul coupable d’un meurtre est le meurtrier,

Recep Tayyip Erdoğan explique qu’il n’a pas regardé le dessin qui le représente, mais ça ne l’empêche pas d’y voir une hostilité envers les musulmans d’une part et la Turquie d’autre part, qui seraient incarnées dans sa personne, apparemment, tandis que Charlie Hebdo, à le croire, serait piloté par l’Élysée. Je suppose que la grande majorité des gens à qui s’adresse un tel discours aurait du mal à imaginer que Charlie Hebdo peut tout à fait produire le même genre de dessin en visant Emmanuel Macron lui-même…

Je place la liberté, et bien sûr la liberté d’expression, très haut. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo m’a affligé au delà des mots, celui de Samuel Paty tout autant, et je n’ai que mépris pour les islamistes et leurs revendications, comme pour les hypocrites chefs d’État de dictatures pourries qui se servent de ce genre d’histoire pour souder leurs populations autour de leur misérable personne.
Je comprends aussi que la rédaction de Charlie se sente en mission, et on ne doit pas d’égards ou de politesse à ceux qui veulent vous faire taire. Une partie de moi-même les soutiendra toujours pour ça, par principe.
Reste que quelque chose ne fonctionne plus dans la démarche de Charlie Hebdo : quand on n’arrive plus tellement à être compris, quand on est célébré par des gens dont on n’aime pas les idées, et critiqué par des gens qui se réclament d’une certaine idée du progrès, c’est peut-être qu’il faut réfléchir non seulement à ce qu’on veut dire, mais aussi à la manière dont le propos sera reçu.

  1. Samuel Paty était professeur d’histoire à Conflans-sainte-Honorine. Il a été décapité pour avoir montré à ses élèves deux dessins représentant Mahomet. Un parent d’élève avait raconté que les élèves musulmans avaient été sommés de sortir au moment de la projection d’une image destinée à les choquer. Le récit de sa fille, qu’il répétait, s’est avéré faux, puisqu’elle n’avait pas assisté au cours en question, mais l’affaire, montée en épingle sur les réseaux sociaux, a fini par amener un russe tchétchène à commettre le meurtre. []
  2. À lire sur le site de Charlie Hebdo : Le flic nous a dit : « C’est un délit, vous n’avez pas le droit de critiquer la religion. », 21 octobre 2020. []
  3. Rappelons que le parent d’élève de Conflans-sainte-Honorine a publié une vidéo où il racontait qu’on avait fait sortir les musulmans de classe pour leur montrer « une photo d’un homme nu » (?), censée être le prophète, chose que lui avait décrit sa fille qui elle-même n’y était pas et se l’était fait raconter par d’autres… Pas besoin d’aller très loin pour que l’évaluation juste des faits soit possible. []
  4. Et non, critiquer une religion n’est pas juste critiquer une opinion, car même si c’est l’intention de départ et même si elle est philosophiquement légitime, le résultat est que ce sont les croyants qui se sentent visés. Et dans bien des endroits du monde, la confession religieuse se confond avec une identité plus générale (famille, ethnie, nation) dans laquelle on est né… []
  5. Au Niger en 2015, un centre culturel français incendié et plusieurs morts, dans plein de pays le personnel diplomatique français caillassé, menacé ; etc. []

Nos ancêtres des cavernes

(Article long et ennuyeux qui prend pour prétexte une petite phrase sans intérêt. Sans intérêt, mais pas sans implications, d’autant qu’elle a été reprise favorablement par pas mal de gens !)

Je ne sais pas exactement ce qu’est la philosophie. J’en ai lu pas mal, pourtant, les sujets m’intéressent souvent (et même, la plupart des sujets qui m’intéressent relèvent de la philosophie), mais c’est un fait : n’ayant pas fréquenté le lycée, je comprends mal cette discipline et son fonctionnement. Je crois y avoir identifié, entre autres buts, celui de chercher à comprendre et à décrire le monde avec distance, d’une manière qui échappe un peu aux lieux communs. Mais quand j’écoute Michel Onfray, qui est pourtant (médiatiquement en tout cas) le plus célèbre philosophe français d’aujourd’hui, qui a été dûment formé à sa discipline, qui l’a enseigné, qui la connaît sans doute bien, je me pose des questions, car il me semble qu’il fait tout pour ramener tout débat au niveau des pâquerettes. Je ne dis pas ça pour être méchant, et je ne mets pas les philosophes sur un piédestal, ça ne me gène pas qu’il se targue d’un tel titre, j’essaie juste de comprendre.

Cnews, le 11 juin, 18h25

Donc la citation choquante de la semaine, qui fait écho aux demandes de censure de films ou aux dégradations de statues d’esclavagistes célèbres est celle-ci :

« On est incapables d’historiciser, aujourd’hui, on est incapables de dire : mettez ça dans le contexte. On va pas se mettre à détruire la grotte de Lascaux sous prétexte que les hommes donnaient probablement des baffes à leurs femmes. »

Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas tant le raisonnement développé que les affirmations secondaires sur lesquelles il s’appuie. L’auteur de la citation fait quelques raccourcis : ce qu’il nomme « grotte de Lascaux » ce sont bien entendu les peintures de la grotte et pas la cavité géologique elle-même. Quand aux « hommes » qui serviraient de motivation à une telle destruction, on supposera qu’il s’agit non pas de personnages représentés (je crois qu’il n’y a qu’une représentation d’homme dans la grotte, et aucune figure de femme), mais des personnes qui ont réalisé ces peintures — ce nous éloigne quelque peu du cas des statues de Léopold II, des esclavagistes américains ou de Colbert qui font débat en ce moment non pour leurs auteurs mais pour le symbole que représentent leurs sujets. Puisqu’il accuse lesdits hommes-de-Lascaux de violences conjugales envers « leurs femmes », on supposera qu’il utilise le mot « homme » non dans un sens générique qui inclurait tous les humains quel que soit leur sexe, mais au sens plus restreint de « masculin ». Il part donc du principe que les personnes autrices des ornements de la grotte de Lascaux étaient des mâles.

À la décharge d’Onfray, cela ne fait pas si longtemps que les paléontologues se posent la question du genre des artistes du paléolithique. Et cela ne fait pas si longtemps non plus qu’on admet que les femmes peuvent créer ou avoir une activité intellectuelle véritable. Pendant toute l’époque moderne (de la Renaissance à la Révolution industrielle), qui est aussi la période pendant laquelle a été inventée la mythologie de l’artiste1, les femmes n’ont eu qu’exceptionnellement l’occasion de s’affirmer officiellement en tant que créatrices, se voyaient barrer l’accès aux académies, se voyant interdire de fait certains registres, certains sujets, faisant parfois une longue carrière mais disparaissant des ouvrages d’Histoire de l’Art derrière un époux, un père ou un frère. La représentation mentale de l’archétype de l’artiste qui découle de cette Histoire est donc celle d’un mâle, et on ne compte pas les intellectuels qui ont pontifié sur la question en confondant corrélation et causalité, en confondant leur bout de lorgnette avec le réel, expliquant que, par nature, les femmes ne pouvaient être des créatrices, des inventeuses, ou du moins qu’elles ne pouvaient guère se réaliser dans un tel domaine autrement que par la reproduction.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Ce documentaire qui cherchait à reconstituer sous forme semi-fictionnelle l’existence de nos plus anciens ancêtres était, paraît-il, respectueux des connaissances les plus à la pointe du moment. Ce qui ne l’empêche pas de spéculer sur la nature des rapports hommes-femmes et sur la répartition sexuée des rôles.

On se rappellera que Sigmund Freud — que Michel Onfray déteste tant, ça ne manque pas de sel —, expliquait que les femmes ne pouvaient avoir de production artistique, du fait de leur absence de pénis2. Cette conception misogyne des choses me semble brillamment contredite par la force vitale qu’il a fallu à tant de femmes pour produire envers et contre tout, contre leur éducation et contre le contexte social. Que l’on pense seulement à Jane Austen, qui a écrit Pride and prejudice en profitant de ses instants de solitude dans le salon familial3 ; qu’on pense à Marie Curie, qui a fréquenté une université populaire clandestine pour apprendre la Physique4 ; qu’on pense à toutes les femmes qui ont écrit sous une identité masculine, non seulement pour pouvoir être publiées mais surtout pour avoir une chance d’être lues sans condescendance ; qu’on pense à toutes celles, littéralement innombrables, qui ont peint, écrit, composé, sans en espérer ni fortune ni célébrité, ne produisant donc pour le seul plaisir de créer.

Elisabetta Sirani (1638–1665), Timoclée tue le capitaine d’Alexandre le Grand (1659), Museo Capodimonte, Naples.

Pour Lascaux, difficile de dire quoi que ce soit sur les artistes : les peintures et les gravures qu’on y a trouvé ont plus de quinze mille ans, elles datent d’une époque dont nous ne savons pas grand chose, et nous ne pouvons que spéculer quant aux raisons qui ont motivé leur création : un décor employé pour des rituels initiatiques chamaniques ? On a imaginé qu’il s’agissait de préparer magiquement la chasse, on a aussi avancé que ces peintures contenaient une explication cosmogonique du monde… On ne sait rien.
Je le dis souvent, mais ce qui me fascine le plus avec ces peintures, c’est le fait qu’il en ait été produit sur une période de dix mille ans. Aucun fait culturel actuel (langage, organisation des territoires ou des strates sociales, monothéisme,…) n’a connu plus de six ou sept millénaires de continuité. Alors je trouve stupéfiant de constater que dix mille années ont passé entre Chauvet et Lascaux, deux lieux cachés et difficilement accessibles. Je me demande quelle était la place de la peinture en dehors des grottes. Mais bon, je digresse.
Dans les grottes où l’on trouve des empreintes de mains (ce n’est pas le cas à Lascaux), il semble que les mains utilisées soient surtout des mains de femmes. Ça ne prouve pas de manière certaine que les artistes rupestres aient pu être des femmes, mais en tout cas, ça ne permet pas de l’exclure.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999). Dans cet épisode, des étudiants (dont Buffy), intoxiqués par une bière aux propriétés magiques qui les fait régresser à l’état d’hommes (et de femmes) des cavernes.

La seconde proposition induite par la réflexion de Michel Onfray, c’est que ces hommes-peintres auraient battu leurs femmes. C’est une affirmation assez étrange : si on parlait de violences conjugales en mentionnant un artiste actuel, même pour défendre son œuvre, il me semble que ça serait à la suite d’accusations ou d’indices concrets. On peut par exemple dire « On ne va pas brûler les disques d’Ike Turner parce qu’il battait sa femme ». On peut le dire, on peut discuter ce sujet, car effectivement, Ike Turner battait son épouse Tina, et effectivement ses disques méritent d’être sauvés. Mais aurait-on idée de dire « On ne va pas brûler les disques de [mettre ici un nom d’artiste qui n’est ni connu ni soupçonné d’un tel méfait] parce qu’il battait sa femme », si l’on n’a pas le moindre début de soupçon sur le sujet ? C’est ce que fait Michel Onfray : il prétend que des gens dont on ignore tout, les gens dont on sait le moins de choses, en fait « donnaient probablement donné des baffes à leurs femmes ». Voilà, c’est évident, pour Michel Onfray, l’homme du Paléolithique battait sa femme.
Or, pour commencer, on ignore si l’homme du Paléolithique avait une épouse : le mariage tel que nous l’entendons semble être apparu avec l’agriculture, avec la propriété privée et avec les questions de transmission de patrimoine ou d’alliances entre richesses qui en découlent.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999).

Si les préjugés contenus dans la phrase d’Onfray me posent problème, outre leur imprécision vis-à-vis des connaissances actuelles sur la Préhistoire (« on est incapables d’historiciser, aujourd’hui », dit-il…), c’est parce que l’humain de Lascaux n’est pas un exemple historique anodin : il est censé être notre origine, notre essence. Non pas l’essence de l’Humanité entière, d’ailleurs, mais l’essence des Européens, voire des Français, car après tout, Lascaux se situe en Dordogne. J’ai eu sur Twitter des discussions avec des nationalistes et des identitaires pour qui cette vision des choses est une évidence : les Européens légitimes seraient les descendants directs des chasseurs-cueilleurs qui vivaient au même endroit il y a vingt mille ans, et ces descendants, ça doit être eux, puisque tous leurs arrières-grands-parents viennent du même village. En vérité, les Européens actuels sont le fruit de millénaires de mouvements de population venus de l’Est (Celtes, Francs,…) qui ont contraint les derniers peuples chasseurs-cueilleurs européens à ne plus exister qu’au Nord du Nord du continent. Mais peu importe la réalité de l’Histoire démographique européenne, il y a dans l’imaginaire de « l’hommes des cavernes » l’idée que celui-ci représente notre vraie nature, sans fard, sans déguisement, débarrassé des quelques millénaires de civilisation. Une humanité dont la nature, dont les pulsions, ne seraient pas sanctionné par la Culture et les lois. Notre « moi » primal, libéré de son « surmoi » — pour revenir à Freud.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Le monsieur est en fait un néanderthalien, il essaie de séduire une cro-magnon qu’il a enlevée. Elle est jolie mais elle est pas commode.

Puisqu’on sait si peu de choses à leur sujet, nos ancêtres préhistoriques sont un réservoir à fantasmes, notamment sur la question de la distinction sexuelle : l’homme chasse, la femme cueille, l’homme se tourne vers la Lune (inventant la science, l’art et la poésie), la femme, plus terre-à-terre, s’occupe du bébé et de la popote, elle se maquille et elle se coiffe. L’homme est transcendant, la femme est futile. Mais comme il a des besoins, hein, l’homme traîne sa compagne par les cheveux, et celle-ci n’a rien à dire, elle connaît sa place, il la viole sans se poser de questions morales. Il se sert. Puisqu’elle a besoin de protection, la femme se laisse faire, mais tout de même, elle cherche à apprivoiser, à domestiquer, à civiliser son compagnon.
Alors de temps en temps, il lui fout des baffes.

Pour moi, la phrase d’Onfray en dit moins sur la Préhistoire ou même sur la question du souvenir et de la mémoire, de la célébration et de la commémoration, que sur la pauvre mentalité de Michel Onfray lui-même.

  1. Sur la construction de l’artiste en tant qu’être supérieur au commun des mortels, lire Contre l’art et les artistes (1968), du médiéviste Jean Gimpel. []
  2. Sigmund Freud, La féminité, 1933. Dans ce texte célèbre, Freud explique que les femmes ne peuvent pas créer pas car elles enfantent (apparemment, enfanter et avoir une production artistique sont deux activités incompatibles, non pour des questions très terre-à-terre d’emploi du temps, de répartition des tâches, mais parce qu’il leur manque un pénis) et il observe qu’elles se cantonnent à l’activité du tissage, qui est une tâche non-créative, cantonnée à l’imitation de la toison pubienne, qui masque l’absence de pénis (?!). []
  3. Lire : Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929). []
  4. Dans la Pologne sous domination russe et prussienne de la fin du XIXe siècle, l’Université volante, clandestine et illégale, permettait d’échapper à l’influence idéologique des nations occupantes, mais aussi, d’apporter une éducation supérieure aux femmes, qui en étaient légalement bannies. []

Charlie, cinq ans

Cinq ans déjà.
J’étais au Havre, je venais de terminer mon cours, il était treize heures passées. Avant d’aller déjeuner, j’ai ouvert Facebook et je suis tombé sur ce post de David Vandermeulen :

D’abord incrédule — pourquoi, comment ce si jeune homme serait-il mort ? — je suis allé sur Twitter où j’ai pu en savoir plus : Charb était bien mort, oui, mais aussi Cabu, Wolinski, Tignous,… Onze personnes ce jour-là, dix-sept en tout, plus trois terroristes.
Un peu moins d’un an plus tard, le massacre du Bataclan allait malheureusement nous faire relativiser l’horreur de cet attentat, mais ce 7 janvier 2015, j’ai passé comme sans doute tout le monde la journée dans un état second, sonné : impossible de penser à quoi que ce soit d’autre.

J’ai connu Charlie Hebdo enfant, je raconte souvent que le premier dessin de presse que j’ai compris était celui que Reiser avait consacré à l’état de santé de Franco, en 1974. Je devais avoir sept ans ! J’ai ensuite adoré le Cabu du Grand Duduche que je lisais dans les reliures de Pilote offertes par un ami de mes parents. J’ai retrouvé Cabu comme animateur télé dans Récré A2. Au festival d’Angoulême, au milieu des années 1980, je me rappelle avoir vu Wolinski, seul à sa table : « il est inconsolable depuis que Reiser est mort », m’avait-t-on dit. Je n’ai jamais été un adorateur de Wolinski, mais ses scénarios pour Pichard étaient bons, et j’ai un grand souvenir de la courte période où il était rédacteur en chef du Petit Psikipat. À la télé, j’aimais bien les apparitions de Cavanna ou du Professeur Choron. Et puis il y a eu la guerre du Golfe, avec la sortie de La Grosse Bertha puis le retour de Charlie Hebdo. L’arrivé de Charb, qui était pion dans le lycée de mon frère et racontait des tranches de vie sur notre ligne de train. Les éditos de Val, un peu sérieux, mais pas très loin de ma vision social-démocrate vertueuse de l’époque. Et un jour, aussi, j’ai eu l’honneur de rencontrer le grand Willem.
Bref, j’ai une histoire avec Charlie Hebdo.

En rentrant à Paris le soir, sans réfléchir, je me suis rendu sur la Place de la République, où déjà on pouvait lire le célèbre slogan « Je suis Charlie ». Je me souviens que beaucoup arboraient le dernier numéro de Charlie — rapidement devenu introuvable —, et je me souviens aussi d’une femme, que je suppose musulmane, qui brandissait un écriteau disant #notInMyName : pas en mon nom. C’était un moment de communion, véritablement : tous étaient silencieux, et tristes, des artistes s’étaient faits assassiner pour une divinité qui, comme les autres du reste, semble assez bien s’accommoder, elle, du fait que l’on tue en son nom : on n’a jamais vu de dieux écrire dans le ciel Not in my name. Je sais pourquoi, vous savez pourquoi, tout le monde sait pourquoi, en fait, mais on est censé faire semblant de ne pas savoir : bien entendu, les dieux n’existent que par les actions de ceux qui se réclament d’eux.
Les dieux ne sont pas imaginaires, puisqu’ils font des morts.

Les jours qui ont suivi j’ai posté régulièrement des articles, tentant de suivre le cours de mes émotions : tristesse bien sûr ; besoin de comprendre, évidemment ; envie de rire, parfois ; envie d’expliquer ma vision du dessin de presse et du blasphème. Et puis révolte, non seulement envers les meurtriers mais aussi envers ceux qui, tout en se disant ennemis de ces derniers, semblaient étrangement satisfaits d’avoir enfin un prétexte pour insulter tous les musulmans de France et du monde. Il ne vient rien de bon de la peur, de l’insulte et du mépris.

En famille, nous sommes allés à la grande manifestation du 11 janvier. Pour moi, c’était un enterrement. Je trouvais risibles les chefs d’État en ligne qui pensaient nous guider, comme si qui que ce soit avait pu être dupe. Mais avec le recul, ce moment a été aussi l’entrée dans une France misérablement abêtie par la terreur, où « comprendre » c’est vouloir « excuser » ; où les pacifistes, les compatissants et les sociologues sont jugés complices et peut-être même coupables de la violence ; où on veut renvoyer les adolescents aux cheveux frisés qui gloussent pendant une minute de silence ; où le journal Charlie Hebdo, sans aller jusqu’à y voir le supplément illustré de Valeurs actuelles n’est plus ni joyeux ni anar ; où on peut passer l’été à s’écharper sur une combinaison de bain avec bonnet intégré que personne n’a vu sur aucune plage française ; où le mot « laïcité » est devenu le cache-nez d’un racisme de plus en plus évident ; et où la liberté d’expression n’est une valeur sacrée que pour certaines opinions.


Le numéro de Charlie Hebdo qui paraît demain s’en prend aux « nouvelles censures » et aux « nouvelles dictatures », apparemment constituées des malotrus qui osent utiliser les réseaux sociaux pour critiquer… Qui ? Je vais devoir acheter ce numéro pour le savoir, mais je redoute par avance ce que je vais lire.

Pour l’instant, j’ai peur que ce soient les « méchants » qui l’emportent : Ils sont morts et l’État islamique dont ils se réclament semble n’être plus grand chose, mais ils ont eu ce qu’ils voulaient, ou en tout cas, ils sont parvenus à nous changer.

Luc fait rire

Comme disent les médecins, pour rester en bonne santé, il faut s’énerver une fois par jour (c’est pas ça ?). Aujourd’hui ça tombe sur Luc Ferry, philosophe et ancien ministre.
J’admets que mon titre est un peu nul, mais bon, ce sont les vacances..

Les philosophes médiatiques savent prendre un ton raisonnable pour émettre des opinions qui ne sont pas toujours si raisonnables ou qui relèvent de la philosophie de comptoir, et pas toujours de la bonne philosophie de comptoir. Cette année, par exemple, Luc Ferry appelait les policiers à utiliser leurs armes contre les Gilets Jaunes et se demandait pourquoi le gouvernement ne déployait pas l’armée pour faire cesser ce mouvement, que par ailleurs il affirme soutenir, allez comprendre.
Et il y a quelques jours, Le Point a publié une interview de Luc Ferry où ce dernier reprend un de ses thèmes redondants : les écolos sont des fachos. L’interview contient plusieurs longues citations, j’en déduis qu’elle a été réalisée par écrit ou corrigée avant publication, et donc, que l’interviewé maîtrise ses propos et peut en être totalement jugé comptable.

Luc Ferry est une victime célèbre de l’autonomie des universités : ayant un budget serré à boucler, l’université Paris-Diderot avait fini par lui réclamer d’assurer les cours pour lesquels il était payé, ou au moins de rembourser les 4500 euros mensuels de son salaire. N’étant intéressé par aucune des deux solutions, il avait alors pris sa retraite.
(photo : Luc Ferry au Forum CB Richard Ellis – cliché CBRE France/Wikimedia Commons)

Le Point interviewe Luc Ferry pour lui demander s’il existe des liens entre écologie et fascisme. Sachant que le philosophe a écrit au siècle dernier un livre dont c’était la thèse centrale1, je doute que l’intervieweur s’attendait à une réponse mesurée. Un des prétextes de l’interview est que Patrick Crusius, auteur du meurtre de 22 personnes dans un supermarché d’El Paso, avait intitulé le texte dans lequel il justifiait le massacre Une vérité qui dérange, « comme le documentaire d’Al Gore », précise Le Point, qui n’a pas vraiment le sens de la nuance, car le titre du documentaire d’Al Gore est An inconvenient truth, tandis que le texte de Patrick Crusius est The Inconvinient truth. « La » vérité qui dérange et non « Une » vérité qui dérange. On ne peut pas écarter l’idée que l’auteur de la tuerie ait voulu faire une référence au titre de l’œuvre d’Al Gore mais si oui, c’est sans grand souci d’exactitude et sans semer d’indices allant dans ce sens. Si son texte mentionne quelques thèmes liés à l’environnement, il ne parle pas du tout de réchauffement climatique (le sujet d’Al Gore). Quant à la « vérité qui dérange » sur laquelle il essaie d’attirer l’attention, ce n’est pas le dérèglement du climat, c’est en fait la théorie d’un complot organisé notamment par les Démocrates (le parti d’Al Gore) pour favoriser l’invasion du Texas par des mexicains. Eh oui, car malgré son nom, la ville d’El Paso ne se trouve pas (enfin plus) au Mexique, mais bien aux États-Unis.
Du reste, si Crusius réagit aux menaces écologistes, c’est en affirmant que la solution n’est pas de changer de mode de vie, mais de se débarrasser d’un maximum de non-étasuniens pour que le mode de vie des étasuniens reste soutenable :

I just want to say that I love the people of this country, but god damn most of y’all are just too stubborn to change your lifestyle. So the next logical step is to decrease the number of people in America using resources. If we can get rid of enough people, then our way of life can become more sustainable.

Patrick Crusius, The Inconvenient Truth

L’un dans l’autre, il est un peu spécieux, voire assez malhonnête de faire un rapprochement entre ce texte raciste et les préoccupations écologistes d’Al Gore. Si on devait rapprocher ce qui motive le tueur de la pensée d’une autre figure politique des États-Unis, on penserait plus aisément au « The American way of life is not up for negotiations. Period » que George Bush père répondait aux écologistes du sommet de Rio en 1992.

« Marchez au lieu de rouler », sticker. Piqué sur le compte Instagram ActionMinimum. Aussi présent sur Twitter.

Revenons à Luc Ferry.
En introduction de l’interview, il prend la précaution de dire qu’il est tout à fait légitime de se soucier des problèmes environnementaux tant qu’il n’est pas question de s’en prendre au système capitaliste. L’obsession de la destruction du système capitaliste, dit-il, est le point commun entre l’extrême-droite et le gauchisme2.
La suite du texte est un brouet assez indigeste. Ferry rappelle par exemple que les premières lois votées par les Nazis concernaient la défense des animaux et de la beauté de la nature, préoccupation qui selon lui est directement tributaire de la contestation de la Révolution française et du rejet des Lumières par les Romantiques. Je ne suis pas historien des idées mais je trouve toujours étrange de présenter deux périodes successives comme adversaires. Ne peut-on voir des germes du Romantisme chez Jean-Jacques Rousseau — qui, sans contresens anachronique qui en ferait un précurseur de l’écologie politique, est bien le philosophe de la Nature —, ou chez Immanuel Kant, qui a théorisé la question du Sublime et la distinction entre beauté et utilité, notions centrales du Romantisme ?
Et il faudrait oublier que le Romantisme peut certes être vu comme une réponse aux limites du rationalisme, mais au moins autant comme une réaction à la Révolution industrielle qui commençait, ou aux guerres massives qui ont épuisé les peuples à l’entrée dans le XIXe siècle. Mais admettons, je me sens trop ignorant pour en débattre sérieusement.
En revanche, pour parler concrètement, si le régime nazi n’était resté dans l’Histoire que pour son attachement à la préservation de la Nature, si l’on n’avait que ce crime à lui reprocher, ça se saurait. Et si tout gouvernement d’extrême-droite (Jair Bolsonaro, en ce moment, par exemple) était fondamentalement écologiste, ça se saurait aussi.

« Décroissance ». Sticker. Piqué sur le compte Instagam ActionMinimum.

Le Point demande ensuite à Luc Ferry ce qu’il pense de l’objection des écologistes qui
considèrent que la récupération des thèmes environnementalistes par l’extrême-droite n’est qu’une forme de green-washing. Je ne me souviens pas avoir entendu souvent cette objection, personnellement. Les gens qui connaissent un peu l’histoire de l’écologie politique savent que celle-ci a plusieurs sources, dont une part est indissociable de valeurs réactionnaires : Ravage de Barjavel (qui place le retour à l’arrière-pays niçois comme alternative à la corruption de la ville, dans une ambiance bien pétainiste) ; l’Anthroposophie ; le très catholique et sexiste Lanza del Vasto ; Brigitte Bardot ; Pierre Rabhi… Mais il existe aussi une écologie politique plutôt humaniste, tiers-mondiste, féministe, progressiste, anarchiste : Thoreau, Reclus, Anders, Arendt, Illich… Et c’est justement celle que Ferry qualifie de « gauchiste ».
Je ne résiste pas à la tentation de citer l’intégralité de la réponse, en mettant en gras les parties qui selon moi mériteraient d’être soutenues par des rires enregistrés tant elles me semblent outrancières ou ridicules :

Il y a pourtant bien un point commun entre le brun et le rouge, à savoir l’anticapitalisme radical, la défense de la nature contre l’Occident libéral, un thème que l’on voit transparaître aussi bien dans un film à succès comme Danse avec les loups que dans la littérature néoromantique ou néomarxiste. Gauchos comme fachos veulent que nous renoncions à nos voitures et à nos avions, à nos climatiseurs et à nos ordinateurs, à nos smartphones, nos usines ou nos hôpitaux hi-tech, voire à nos enfants pour sauver la planète. Cet écologisme mortifère, punitif, à vocation totalitaire, n’est en réalité que le substitut des diverses variantes d’un marxisme-léninisme défunt associé pour l’occasion à quelques relents de religion réactionnaire. Après la chute du communisme, la haine du libéralisme devait absolument trouver une autre voie. Quand les maos ont été obligés de reconnaître que leur idéal sublime avait quand même entraîné la mort de soixante millions d’innocents dans des conditions atroces, il leur a fallu inventer autre chose pour continuer le combat contre la liberté. Miracle ! L’écologisme fit rapidement figure de candidat idéal. Nourri de constats plus ou moins scientifiques, il prit la place du Petit Livre rouge. Du rouge au vert, il n’y avait qu’un pas, bien vite franchi par ceux qui voulaient à tout prix réinventer des mesures coercitives pour continuer la lutte finale contre nos démocraties. De là le fait qu’on les appela des « pastèques » : verts à l’extérieur, rouge à l’intérieur.

Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990).
Héros lors de la guerre de Sécession, John Dunbar vit planqué dans une cabane. Ses seuls amis sont un loup, un cheval et des sioux avec qui il échafaude un plan diabolique : détruire le monde occidental et la démocratie en empêchant Luc Ferry d’utiliser sa voiture.

La thèse de Luc Ferry est donc celle-ci : puisque le Communisme n’a pas fonctionné, il fallait trouver autre chose pour maltraiter les gens et les priver de leurs libertés. Le tri sélectif, la taxe carbone, les pistes cyclables, les ados qui deviennent subitement végétariens et les épiceries bio ! Il ne semble pas imaginable, pour Luc Ferry, que ce soit le souci de la pérennité de la planète qui préoccupe les écologistes, ce serait trop simple.
Il ne paraît pas avoir remarqué le fait que les communistes un peu radicaux (Trotskistes, Maoïstes) considèrent souvent encore, malgré l’urgence, que les questions environnementales (tout comme le féminisme, du reste) ne servent qu’à détourner les prolétaires du seul combat qui vaille : celui des travailleurs contre la bourgeoisie.

Revenons à la question de la surpopulation.
S’il est indiscutable que l’angoisse de la surpopulation est fondamentale dans l’histoire de l’écologie politique, et si elle est aussi au cœur des fantasmes des tenants de la théorie du « Grand Remplacement », c’est avant tout parce que la population mondiale augmente effectivement comme jamais dans l’histoire3, tandis que la Terre ne s’agrandit pas et que ses mers, ses sols, ses sous-sols s’épuisent. La Révolution verte et les progrès de la médecine l’ont permis, et humainement, on aura du mal à se plaindre de l’augmentation de l’espérance de vie et de la quasi disparition des famines aux causes non-politiques, mais c’est un fait, notre nombre augmente et nous en sommes tous suffisamment conscients pour nous demander s’il y a de la place pour tous, pour nous demander ce qui se passera lorsque le système craquera. Et cette angoisse peut avoir des effets bien avant que les vrais problèmes ne soient flagrants, comme le disait Claude Lévi-Strauss quelques années avant sa mort :

Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.

Claude Lévi-Strauss, L’ethnologue devant les identités nationales (2005)

Le texte de Lévi-Strauss parle avant tout de la responsabilité que l’Humanité a vis à vis de l’ensemble du vivant, et appelle à s’intéresser aux civilisations qui ont cherché à maintenir un équilibre raisonnable entre l’Humain et la nature — et donc surtout pas la civilisation industrieuse née en Europe (mais devenue mondiale) à la Renaissance, fondée sur l’exploitation, la prédation, le gâchis. Certains l’ont lu à mon avis de travers, choisissant de croire qu’il appelait au repli nationaliste4.

« Travaillons moins », sticker. Piqué sur le compte Instagram ActionMinimum

Luc Ferry présente donc l’Écologie comme un moyen de nuire à « l’Occident libéral ». Si nombre de mouvances écologistes considèrent l’économie libérale comme une cause de l’accélération de nos problèmes environnementaux et entendent au minimum l’encadrer, il me semble qu’il est rare que les mêmes lient ça à un combat entre « Occident » et… Et quoi, et qui, au fait ?
Cette division de notre Monde, très « Choc des civilisations », très « eux ou nous », est précisément ce qui distingue les suprémacistes des tenants de l’écologie politique « gauchiste »5 qui scandalise Ferry.
En fait, en mentionnant « l’Occident libéral », Luc Ferry valide une grille de lecture d’extrême-droite6. L’interview ne dit pas ce que Luc Ferry propose, lui, en matière d’écologie. J’ai lu dans une ancienne interview qu’il soutenait le Transhumanisme — idéologie de la démesure pour laquelle les problèmes environnementaux trouveront une solution technologique, en tout cas pour l’élite qui saura en profiter —, et on se souvient qu’il a aidé Laurent Wauquiez (dont l’engagement écologiste est me semble-t-il minimal) à mettre au point son programme politique (mauvais cheval !). On sait qu’il est trouve la corrida cruelle et qu’il aime les chats, un peu comme tout le monde, quoi. On sait aussi, de par son livre, qu’il est contre l’écologie qu’il nomme « profonde », celle qui croit affirme la nature est un système et qui pense que nous avons le devoir de repenser la manière dont nous y participons.
Ce que d’autres nomment l’écologie, quoi.

  1. Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, Grasset 1992. []
  2. Plusieurs fois dans l’histoire l’extrême-droite a affirmé s’en prendre au capitalisme, c’est vrai, mais une fois au pouvoir, je ne vois pas d’exemple flagrant qui montre que le projet ait été très sincère. Au contraire, l’interdiction de manifester ou de se syndiquer – mesures dont le capitalisme s’accommode assez bien – font partie des mesures habituelles de ce genre de régime. []
  3. La population mondiale a plus que doublé depuis l’année ma naissance (1968) et, malgré un léger ralentissement, elle augmente encore de plus d’un pour cent par an. On parle souvent du Phylloxéra, de l’écrevisse de Louisanne ou du Frelon asiatique comme autant d’espèces invasives qui perturbent l’éco-système, mais l’homo-sapiens techno-industriel motorisé n’est pas mal non plus dans le registre, il pend beaucoup de place et il n’a même pas l’excuse d’ignorer sa propre propagation. []
  4. Exemple : Identité nationale : Lévi-Strauss aurait fait bondir la gauche (Yves Thréard le 4 novembre 2009). []
  5. Je cite : « Beaucoup d’observateurs ont peur de discréditer un juste combat pour la protection de la nature en le rapportant à des idéologies funestes comme le fascisme, le nazisme, et j’ajouterai aussi le gauchisme dont on parle en effet moins, mais qui est l’arrière-fond idéologique dominant des Verts. » []
  6. Lire aussi la tribune Luc Ferry: «Sauver la planète ou détruire l’Occident?», parue début juillet dans le Figaro. []