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La preuve de la charge

L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que laes personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.

À la suite de la vidéo TikTok, le duo notamment par Histoires Crépues, qui se penche sur l’Histoire coloniale sur Twitter, Instagram, TikTok et Twitch, a livré sa lecture de l’album, elle aussi négative et elle aussi amplement partagée, qui amène, outre la question du dessin, un regard sur ce que véhicule le scénario de l’album.

La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet.
Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.

« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».

En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.

Une des cases les plus souvent montrées. Il me semble difficile de contester que le personnage de droite a un profil simiesque, ce qui est fortement dérangeant puisque c’est un motif particulièrement prégnant de l’Histoire visuelle colonialiste.

Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément.
En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatique4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ».
Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…

Sur le site de Dany, dans la section « dessins »… Ne se trouve depuis dix ans qu’une unique image, cette confrontation entre les héros blancs et blonds de Dany — Olivier Rameau et Colombe Tiredaile, du monde de Rêverose —, qui font face au mépris d’une bande jeunes gens nettement moins blancs. Je ne sais pas exactement quel message l’auteur a voulu faire passer, peut-être y a-t-il une forme d’autodérision dans le constat d’une certaine ringardise d’une série née en 1968, mais on peut facilement y lire aussi le spectre du « grand-remplacement » avec lequel l’extrême-droite joue à se faire peur. Et si ce n’était pas l’intention, alors le niveau de maladresse de l’artiste est plutôt consternant.

Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.

Spirou et Fantasio 57, La Mémoire du futur, par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz.
De manière ironique, la polémique sur Spirou et la gorgone bleue se déroule au momement même où, dans la série canonique, Spirou se réveille dans une Belgique (simulée) de 1958, où il est confronté à la contradiction entre le futurisme positif de l’atomium et le racisme colonial le plus sordide (exprimé ici avec naïveté par le Fantasio de 1958, sous l’œil réprobateur du Spirou d’aujourd’hui), et ceci servi par un trait qui cultive une certaine nostalgie de celui de Jijé ou du jeune Franquin, c’est à dire un trait littéramement « Hérité d’une autre époque ». Mais ici, il s’agit d’un héritage au bon sens du terme : héritage visuel, et droit de regard sur l’Histoire, voire droit d’inventaire idéologique.

Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge«  ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu«  ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires«  ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi«  ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il n’est pas d’accord avec moi) ; etc.
Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ».
Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».

Nous arrivons cette fois au cœur du sujet.
Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique.
C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers.
Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.

Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.

  1. J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? []
  2. Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. []
  3. « Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). []
  4. Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… []
  5. Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. []

Fluctuat nec schtroumpfitur

Je ne suis pas sportif, je ne suis pas commentateur sportif de canapé ni même spectateur de canapé, et des Jeux Olympiques de Paris, je ne voyais que les inconvénients, entre les travaux, la surenchère sécuritaire, les thèmes sportifs imposés aux animateurs culturels, le coût pharaonique1… Mais bon, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, ayant tout au plus suivi la polémique sur la présence ou non d’Aya Nakamura d’une fesse distraite. Je n’avais pas imaginé ce que serait l’échelle de cette cérémonie, qui à elle seule en fait un événement historique : des navires ont fait défiler les délégations sur des kilomètres et cent-vingt caméras ont filmé d’innombrables prestations artistiques regroupées en « tableaux » (enchanté, liberté, égalité, fraternité, sororité, sportivité, festivité, obscurité, solidarité, solennité, éternité). Nul besoin d’en faire une description, un français sur quatre (et au moins un terrien sur huit) a visionné la cérémonie, les Wikipédiens ont fait un travail très complet pour détailler les participations, les chansons, et même les réactions (on va y revenir). Je peux en revanche parler de mon sentiment, même s’il ne semble pas spécialement original : j’ai été surpris. Surpris par différentes idées visuelles, surpris par des audaces, et je dis bien audaces et non provocations. Évoquer de manière timburtonisée la décapitation de Marie-Antoinette, qui est bien une page de l’Histoire de France, et pas vraiment une page honorable2, est audacieux. Invoquer l’anarchiste Louise Michel, l’exploratrice travestie Jeanne Barret et la féministe Olympe de Gouges (décapitée elle aussi, c’eût pu être rappelé) est un peu plus surprenant que de sortir de la légende dorée les habituelles Jeanne d’Arc, Joséphine Baker, Coco Chanel ou Marie Curie. Qu’on s’y rallie ou non, on constatera que les organisateurs de la cérémonie ont chaque fois fait des choix forts et parfois surprenants. Il y aussi eu des audaces techniques (la déesse Sequana galopant sur le fleuve ; la superbe vasque-montgolfière de Mathieu Lehanneur), des audaces artistiques (Aya Nakamura et la garde républicaine ; un contre-ténor break-dancer,…), des audaces dans les références retenues, aussi, qui sont rarement les plus attendues. Enfin, un grand souci de rassemblement. Un spectacle « inclusif », comme disent ses promoteurs, qui ont essuyé pour ça plus d’une moue de dégoût. Un spectacle assez joyeux, plutôt frais, malgré un certain kitsch Eurovision, malgré des placements de produits un peu grossiers (LVMH, les Minions) et malgré une réalisation un peu en dessous de ce qu’elle aurait pu être — la faute, dit-on, de la pluie qui a empêché l’usage de drones, et du choix du réalisateur, habitué à couvrir des parades sportives plus lambda.
L’évocation doucement provocante, dans le tableau « liberté » d’un ménage-à-trois qui saute de la Bibliothèque nationale à la chambre-à-coucher dans une version chamarrée et gender-fluid de Jules et Jim, a curieusement fait moins de bruit que la suite.

Et la suite, c’est une table de banquet au milieu de laquelle une cloche d’argent est soulevée pour révéler un Philippe Katerine en slip, barbe orange et peau bleue3, qui interprète sa chanson Nu. Les convives du banquet, qui entourent la dee-jay Barbara Butch, sont, notamment, des drag-queens.

Nu. Est-ce qu’il y aurait des guerres si on était resté tout nu ? Non.
Où cacher un revolver quand on est tout nu ? Où ? Je sais où vous pensez
Mais. C’est pas une bonne idée. Ouais…
Plus de riches plus de pauvres quand on redevient tout nu. Oui
Qu’on soit slim, qu’on soit gros, on est tout simplement tout nu

Le moment était suffisamment incongru et inattendu pour provoquer, en France, un éclat de rire assez général. La chaîne de télévision marocaine et le network étasunien NBC ont aussitôt remplacé cette séquence par des images d’archive. Trop bizarre, trop dénudé.

Cène ou banquet ?

C’est un peu plus tard, je pense, qu’une autre opinion s’est sédimentée parmi quelques fâcheux : avec cette séquence, les créateurs de la cérémonie citaient la représentation de la Cène par Léonard de Vinci, et, donc, manquaient de respect envers les croyants4. Cette opinion a eu du succès notamment chez des gens qui n’ont pas regardé la cérémonie où ne l’ont vue que sous forme de photogrammes choisis. J’en veux pour preuve les gens qui ont vu « un travesti à la place de Jésus » (c’était en fait une femme qui se trouvait au centre de la table) ou ceux qui ont compté douze convives alors qu’il y avait bien une trentaine de personnes derrière la table.

Un tweet qui compare la Cène de Léonard avec le banquet de la Cérémonie d’ouverture, dont l’image a été choisie avant l’apparition de Philippe Katerine, et recadrée dans le but d’obtenir exactement le nombre de figures attendues pour évoquer le dernier repas.


L’interprétation de ce tableau comme une citation de l’ultime repas du Christ n’est pas limitée aux catholiques grincheux, elle a aussi été faite par des gens qui ont apprécié le moment, que l’idée d’une citation de la Cène ne choquait pas par principe (il faut dire que c’est plus que banal), et c’est intéressant de le noter : on pouvait apparemment voir de bonne foi, et sans s’en offusquer, une référence à la Cène. Pourtant, les éléments iconologiques communs ne sont pas nombreux et se résument, au fond, au fait que des gens se trouvent placés derrière et non, comme des commensaux habituels, autour d’une table. Le fait que la figure centrale porte un diadème en forme d’auréole peut évoquer de nombreuses représentations de la Cène mais pas spécialement celle de Léonard de Vinci qui a été presque chaque fois citée. L’activité et les postures des convives n’évoque pas spécialement la plupart des représentations de ce genre, et encore moins leurs pastiches, car si de nombreux artistes on produit des représentations de la Cène assez originales (Tintoret ou Véronèse, par exemple — ce dernier a eu maille à partir avec l’Inquisition pour cette peinture), les auteurs de citations essaient de s’en tenir au canon imposé par Léonard, avec notamment un point de fuite précis (destiné, dans le cas de la fresque de Léonard, à répondre à l’architecture du réfectoire où se trouvait la peinture) et une composition très symétrique :

Thomas Jolly, auteur de la mise-en-scène, s’est justifié en affirmant qu’il n’avait pas souhaité faire référence à la Cène ni à la religion, expliquant s’être notamment inspiré d’un tableau hollandais du XVIIe siècle, Le Festin des dieux, par Jan van Bijlert, peinture conservée au Musée Magnin de Dijon. Si ce tableau n’est pas aussi célèbre que certains l’affirment à présent (il n’a eu droit à une page Wikipédia qu’après la polémique !), son sujet est quant à lui très classique, il s’agit d’un banquet des dieux de l’Olympe. Peut-être pas n’importe quel banquet, car on soupçonne l’artiste d’avoir secrètement voulu peindre… La Cène. En effet, évoluant dans le contexte de la Réforme, qui proscrivait la peinture sacrée et ne permettait plus d’en vivre, Bijlert se serait emparé du prétexte de de la mythologie pour représenter, malgré tout, le dernier repas. J’ignore quels éléments concrets soutiennent une telle thèse, d’autant que la ville d’Utrecht, où le peintre a fait sa carrière, était restée presque pour moitié catholique — une curiosité locale assez unique. Biljert, à la même époque, a peint plusieurs tableaux religieux sans se cacher le moins du monde5. Sans rien connaître de Bijlert ni de ses intentions (qu’on me pardonne cette interprétation de spectateur ignorant), j’ai l’impression qu’il a bel et bien eu l’intention de peindre une bacchanale, tout en étant visiblement inspiré de peintures autant profanes que sacrées du maniérisme et du baroque italiens — références qui nous éloignent franchement de Léonard de Vinci et de sa Cène.

Des figures diverses et aux attributs eux aussi divers, ce banquet olympien rappelle effectivement le banquet de la cérémonie olympique… On note dans les deux cas la présence d’une lyre, et celle d’une armure.

Je trouve personnellement amusant que des questions d’Histoire de l’Art se soient invitées dans un conflit d’actualité, mais cela s’est fait de manière malheureusement un peu superficielle, chacun semblant surtout pressé de trouver la « preuve » qui l’arrange. Le sujet est pourtant passionnant car la Cène est loin d’être un motif évident à aborder !6

Plusieurs références de la Cérémonie sont volontairement imprécises : la déesse Sequana (la Seine) sur un cheval n’est pas une représentation particulièrement connue (mais les fleuves comme des chevaux, si) ; le personnage qui saute de toit en toit n’est pas non plus tributaire d’une unique référence (un peu d’Assassin’s Creed, un peu de Fantôme de l’Opéra,…) ; etc., et ma foi, tant mieux, nous échappons à une forme de lourdeur. Un repas avec un Bacchus bleu sous une cloche, des convives joyeux et une lyre apollinienne, tout ça semble assez évidemment faire référence à la mythologie antique et non à la Passion du Christ.

Mais voilà, il fallait trouver à râler, et ce fut fait dans un affreux festival d’arrières pensées racistes et homophobes, au prétexte d’une défense de la sensibilité des catholiques.

Comparer les JOs nazis de 1936 à ceux de Paris en 2024, car les premiers étaient trop racistes et les seconds pas assez, joli tour de passe-passe (à quand remonte votre dernier scanner, Ivan Rioufol ?).

Alain Finkielkraut s’est bien évidemment étouffé d’indignation face à un spectacle qu’il a jugé à la fois obscène et conformiste. On aurait été déçu s’il n’avait pas eu des déclarations pleurnichardes et grandiloquentes à ce sujet. Tout comme Marion Maréchal (une « honte internationale à cause des provocations autocentrées d’une minorité de militants de gauche qui ont pris en otage idéologiquement la cérémonie ») ; Philippe de Villiers (« tout était laid, tout était woke ») ; Éric Zemmour (« Une vision de la France qui n’est pas la nôtre, que nous rejetons, que les étrangers eux-mêmes découvrent avec stupéfaction, ou tristesse ») ; Éric Naulleau (« pas un prout wokiste ne manquait à l’appel des pétomanes qui ont conçu ce spectacle ») ; Idriss Aberkane (« sous-sécrétion déliquescente d’un microcosme qui se regarde le nombril (…) gauche pipi-caca »)… Des groupes ultra-cathos ont organisé des sessions de prière destinées à nettoyer l’affront. Parmi les commentateurs négatifs on note aussi la Conférences des évêques catholiques et son homologue l’assemblée des évêques orthodoxes de France ; le magnat Elon Musk ; l’ancien président Trump ; le président turc Erdogan ; le premier ministre Orbán ; le ministère russe des affaires étrangères (qui, en fée Carabosse puisque la Russie était privée de jeux, parle d’un « échec massif »),… Je me demande quel effet aurait provoqué la cérémonie si le Rassemblement national avait obtenu la majorité aux élections législatives7.
Les réactions négatives ne sont pas l’exclusivité de l’extrême-droite ou des catholiques (catholiques dont beaucoup, à l’image de l’évêque de Corse Bustillo, n’ont pas trouvé à redire) puisqu’elles sont partagées par la journaliste Aude Lancelin (une « camelote culturelle éculée, un kitsch clinquant, un philistinisme lourdingue »), et puisque Jean-Luc Mélenchon, qui dit avoir apprécié de nombreux éléments du spectacle, a regretté qu’on prenne le risque de heurter les croyants en faisant référence à la Cène. Michel Onfray (qui affirme être de gauche, mais plus les gens utilisent ce mot et moins je le comprends), quant à lui, déplore ce qu’il voit comme une charge contre « l’homme blanc, quinquagénaire, judéo-chrétien » (qu’on remplace par un homme bleu, quinquagénaire, judéo-chrétien ?) et oppose le Parthénon grec et le Forum romain au spectacle de la parade… Ignorant apparemment que si les romains ont construit des monuments durables (comme le seront nos parkings brutalistes et nos centres commerciaux, je le crains), ils n’étaient pas les derniers lorsqu’il s’agissait d’organiser des parades et des spectacles8.
Fidèle à son idée d’une décadence générale pilotée par Bruxelles, Onfray explique que nos gouvernants sont déconnectés de la réalité de la France profonde :

Ce spectacle a bien montré qu’il existe deux France : celle de Paris, remplie par ceux qui nous gouvernent, celles européistes de droite et de gauche, des insoumis aux macronistes (…) Et puis il y a la France des territoires, comme disent les premiers en utilisant le mot des éthologistes quand ils parlent des animaux qui compissent et conchient leur espace vital. La France du petit peuple qui saute des repas, qui ne mange pas à sa faim, qui souffre la misère sociale dans son coin sans se plaindre.

La majorité silencieuse dont parle Onfray, modeste et catholique, blessée par le blasphème et qui serait une version Gilets jaunes de l’Angélus de Millet, n’existe peut-être pas tant que ça, si on se fie aux sondages sur l’appréciation populaire de la Cérémonie, quasi-unanimement plébiscitée par ses spectateurs puisque seuls 5% d’entre eux ont jugé la cérémonie « pas du tout réussie ». Peut-être est-ce Michel Onfray qui est « déconnecté de la réalité des français », allez savoir.
Peut-être est-il aussi déconnecté… du reste du monde, et ce jusqu’en Chine. En effet, le public chinois semble avoir été ravi de l’apparition de Philippe Katerine sur ses écrans. Je me demande comment les choses se sont passées, mais malgré un règlement anti-LGBT assez strict, le diffuseur chinois a fait le choix de laisser passer ces images d’un banquet joyeusement queer rassemblé autour d’un Katerine bleu et nu. L’événement a suscité une quantité de « fan-art » sur les réseaux sociaux chinois.
Dans l’Empire du Milieu, pas d’inquiétude particulière vis-à-vis de la Cène. Je me demande au passage si ce personnage à la peau bleue ne fait pas écho à divers protagonistes d’histoires de démons ou de divinités asiatiques — de l’Inde au Japon. Apparemment, Katerine-Bacchus est souvent assimilé à un matou… Donc un personnage doux, hédoniste, attachant et libre, si les chats chinois sont comme les nôtres.

L’Histoire retiendra peut-être qu’un mec de cinquante-cinq ans, bedonnant, presque nu et bleu, aura eu le même effet libérateur pour la jeunesse chinoise que le déhanché d’Elvis ou la coupe des Beatles pour les jeunes tchèques, allemands ou français des années 1960.

  1. Depuis, on a pu constater quelques vraies réussites dans l’organisation : ce sont les premiers jeux olympiques à obtenir la parité sexuelle parfaite ; les jeux paralympiques, qui vont suivre, sont constamment valorisés ; plutôt que de construire de coûteux équipements sportifs, les organisateurs ont créé des stades temporaires dans des lieux bien choisis (Grand Palais, Jardins de Versailles…) ; la résilience face à des sabotages intentionnels du réseau de communication et du réseau ferroviaire ; la création d’une identité visuelle plutôt intéressante… Le pire bémol à l’heure où j’écris, c’est le système de restauration collectives : mal payés, 300 employés temporaires ont démissionné, et les athlètes grognent face à la piètre qualité de la nourriture… Un peu honteux pour un pays de gastronomie. []
  2. Les Révolutionnaires ont décapité le roi — y compris ceux qui étaient opposés à la peine de mort — car c’était le moyen symbolique pour acter la fin du pouvoir royal, après l’échec d’une promesse de monarchie constitutionnelle. Marie-Antoinette, victime collatérale, avait quant à elle subi des années de rumeurs malveillantes et sexistes, ainsi d’une forme de xénophobie (« l’étrangère », « l’autrichienne »)… Sa mort symbolise la fin d’un siècle « féminin » — qu’on se rappelle qu’il n’y a plus eu de femme académicienne des Beaux-Arts pendant les deux siècles qui ont suivi — et l’institution de loi phallocratiques portées par les révolutionnaires, par l’Empereur, et jusqu’assez récemment,…
    On peut néanmoins se dire que c’est le sens du « ça ira » que les organisateurs font chanter à Marie-Antoinette : le temps passe et finit par panser les plaies du passé. []
  3. On me fait remarquer que ce choix d’une peau bleue n’a pas fait particulièrement débat et n’a pas été justifié. Pour ma part, je suppose qu’il sert essentiellement à éviter l’impression gênante que provoquerait la vision du même personnage avec la peau rose… []
  4. Citons Patrick Boucheron, historien et consultant pour la cérémonie : « Maintenant, ne soyons pas naïfs : cette polémique est tout sauf spontanée, l’image en question n’aurait choquée personne si certains ne l’avaient pas faite advenir en la montrant du doigt, elle n’aurait blessé personne si on ne s’était pas acharné à la prétendre blessante. Et qui ça on ? Ceux qui ont intérêt à cliver, à séparer, à désunir. Ils étaient furieux de voir que la cérémonie produisait une émotion puissante et généralisée, ils s’engouffraient dans la brèche pour manifester cet art de détester dont ils sont les virtuoses, et qu’on leur laisse bien volontiers. » []
  5. Voir la catégorie Biblical paintings by Jan van Bijlert sur Wikimedia Commons. []
  6. On peut notamment lire La Cène et les autres festins : brèves remarques sur l’iconographie des repas sacrés et profanes (dans Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions, éd. Brepols 2014), par David Jonathan Benrubi, qui raconte que la représentation de la Cène a été au Moyen-âge un point de tension entre le sacré et le profane : le dernier repas, devenu un point fondamental du rite chrétien — l’Eucharistie —, est aussi un repas, un « espace dangereux » (séculier, trivial, mixte, peccamineux — la gourmandise étant un péché capital !) que les autorités religieuses médiévales voudraient moraliser. []
  7. Je note que, toujours très attentifs aux sondages d’opinion et continuant leur stratégie de maintien des ambiguïtés (laissant chacun croire partager leurs opinions plutôt que de risquer de s’aliéner une part de leur électorat), Marine Le Pen et Jordan Bardella se sont bien gardés d’émettre un avis sur la cérémonie. []
  8. Et cela ne vaut pas que pour l’Antiquité, nos ancêtres du Moyen-âge ou de la Renaissance s’y connaissaient célébrations, comme le raconte cet article de Tania Lévy pour Actuel-Moyen-âge. []

La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

Le gène français

Mes discussions sur Twitter m’amènent souvent à croiser des Français nationalistes qui m’expliquent à quel point leur lignée est pure, à quel degré de profondeur se trouvent leurs racines nationales. À ma grande surprise, beaucoup pensent que l’identité française se trouve dans les gènes, et de manière tout aussi surprenante, ils tirent cette certitude du peu qu’ils connaissent des tests d’ADN dits « récréatifs » qui sont en vogue dans de nombreux pays du monde, mais interdits en France1 et en Pologne.

Régulièrement, j’explique à ces personnes en quoi leur vision est erronée, avec des arguments mathématiques, logiques, sociologiques, généalogiques, historiques, archéologiques et même génétiques. Je vais les compiler ici, afin d’y renvoyer ceux que cela intéresse sincèrement.

Mathématiquement

Connaissez-vous le nombre de vos ancêtres ? Il est assez facile à estimer, parce qu’il existe une règle biologique pour l’instant indépassée : chacun d’entre nous est le fruit de l’union des gamètes de deux personnes, un mâle et une femelle. Ce point peut changer un jour, il est tout à fait possible que les biotechnologies mènent à créer des enfants qui seront le fruit de l’ADN de cent personnes2, ou bien d’une seule — des clones, quoi, et ça il me semble qu’on saurait déjà le faire3.
Donc nous avons deux parents, qui chacun ont deux parents, qui chacun ont deux parents et ainsi de suite, ce qui nous autorise à poser cette égalité :
nombre d’ancêtres == 2 exposant nombre de générations
En effet, à la zéroième génération, nous trouvons un seul individu (nous !), car 2^0=1.
À la première génération, nous avons deux individus (nos parents), car 2^1=2.
À la seconde génération nous avons quatre grands parents (2^2=4). À la génération suivante, 8 ancêtres, puis 16, 32,…4.
Or ces nombres suivent une progression exponentielle assez rapide, puisqu’ils doublent à chaque génération. À 10 générations, nous avons 1024 ancêtres. À 15 générations, 327685. À 20 générations, nous dépassons le million d’ancêtres, et à 30 générations, le milliard, à 33, les 8 milliards — soit le nombre actuel d’humains vivant sur Terre. Enfin, à 37 générations, nous atteignons le nombre de 137 milliards d’ancêtres, ce qui est plus que le nombre d’humains ayant existé sur Terre (~80 milliards).
Et 37 générations, ça n’est pas énorme. Le temps d’une génération dépend des époques et des lieux6, mais même si nous choisissons arbitrairement un nombre moyen tel que 27 ans, trente-sept générations représentent 1000 ans. Bien entendu, mille ans n’est pas rien, mais c’est peu comparé à l’âge de l’espèce Homo Sapiens, qu’on estime à 300 000 ans (soit 11111 générations, un nombre à plus de 3300 chiffres). Il y a mille ans, les Vikings christianisés s’établissaient en Angleterre ou en Russie, l’Europe sortait du Haut-Moyen-âge et n’était pas loin de l’ère des Croisades.
Comme nous l’avons vu plus haut, à 37 générations il est impossible que chacun de nos ancêtres n’apparaisse qu’une fois dans notre arbre généalogique (fussions-nous capables de tous les connaître). Nous avons tous ce que les généalogistes nomment des « implexes », c’est à dire des ancêtres que l’on retrouve dans plusieurs branches. Les enfants issus d’un mariage entre cousins du second degré7 verront deux de leurs arrière-arrière-grands-parents apparaître deux fois dans leur généalogie, ce qui fait qu’ils n’auront pas seize arrière-arrière-grands-parents différents, mais seulement quatorze.
Malgré les implexes, cependant, le nombre de nos ancêtres à quelques siècles de distance est important, et surtout, l’identité desdits ancêtres est invérifiable de manière absolue, car si l’état-civil a été institué par François premier il y a près d’un demi-millénaire, les branches d’un arbre généalogique s’arrêtent souvent plus tôt : enfant ayant un parent inconnu, ou les deux ; registres inexistants (la tenue des registres paroissiaux n’est généralisée qu’au XVIIIe siècle en France), perdus ou indéchiffrables. Et nous parlons de la France, qui a été particulièrement précoce dans le domaine, ce qui n’est pas le cas de tous ses voisins. Quel que soit le pays, passé une certaine époque, les seules sources dont on dispose concernent les gens jugés importants en leur temps : aristocrates (pour qui on a inventé la généalogie, puisqu’il fallait justifier les titres) ou grand propriétaires (que l’on connaît par leurs actes notariaux : ventes, héritages). Et ces sources sont parfois parcellaires, énigmatiques, contradictoires, voire mensongères, puisque les enjeux (revendication d’un titre de noblesse par exemple) ont parfois conduit à des impostures.

J’ai un arbre généalogique assez imposant, qui remonte parfois très loin, mais comme on peut le voir dans cette représentation en éventail de 10 générations, il y a de nombreuses branches qui sont interrompues dès la sixième génération, et je ne connais qu’un tiers des noms de mes ancêtres à la dixième génération, soit au début du second quart du XVIIIe siècle. La partie de droite, du côté de ma mère, est composée de norvégiens et de suédois, populations pour lesquelles je bute sur un problème assez pénible : à partir du XIXe siècle, les noms de familles n’existent plus chacun est nommé avec le prénom de son père. Ainsi Knut fils d’Olav devient « Kunt Olavson » (et sa sœur prendra le patronyme Olavsdatter) tandis que son père Olav fils d’Anders s’appellera « Olav Anderson ». Comme les scandinaves ont un nombre assez réduit de prénoms différents, on en vient vite à tomber sur pléthore d’homonymes. Chez les anglo-saxons (et scandinaves, mais pas écossais), on bute sur un autre problème : le nom de naissance des femmes disparaît à leur mariage…

Enfin bref, toute personne qui vous dit « tous mes ancêtres sont français jusqu’à Charlemagne » a tort, car il ne peut pas connaître tous ses ancêtres jusqu’à Charlemagne. De la même façon, même si tous les ancêtres que l’on a identifiés sur quatre siècles sont bien originaires d’un même canton, ils ne constituent jamais l’ensemble des ancêtres que l’on a sur quatre siècles.
Mais il est certain aussi que toute personne dont la famille vit en Europe depuis des générations compte justement Charlemagne parmi ses ancêtres8. Pour les personnes dont l’ascendance récente vient d’au delà des océans Atlantique ou Pacifique, de l’Himalaya ou du Sahara, et autres obstacles naturels, c’est différent, mais on a néanmoins des éléments pour affirmer que tous les humains actuels sont cousins (ont des ancêtres communs) à environ 4000 ans de distance — soit à l’époque du Moyen-Empire en Égypte pharaonique. Nous descendons tous de Montouhotep II (eh oui, frère humain, tu es de lignée royale) mais aussi, s’ils ont eu des enfants, du scribe, du potier ou du paysan qui travaillaient pour lui.

L’immobilité

Un argument courant pour contredire la question arithmétique est de rappeler que la mobilité des villageois était assez limitée il y a encore cent-cinquante ans. La généalogie le confirme : certaines familles semblent ne pas avoir quitté un village, voire une paroisse du village, pendant des siècles. Le simple paysan naissait, vivait et mourrait en n’ayant connu du vaste monde qu’un périmètre de quelques kilomètres carrés. Mais la question peut être renversée : c’est souvent les gens qui n’ont pas bougé dont on peut établir avec certitude la sédentarité séculaire, tandis que chaque branche interrompue peut être le signe d’une émigration. On perd parfois vite la lignée d’une personne partie se marier dans le village voisin (potentiellement tous ceux qui n’étaient pas le mâle aîné héritier9), et a fortiori celle des gens partis plus loin.
Des gens qui bougeaient, il y en a toujours eu. Colporteurs, marchands, bâtisseurs et artisans itinérants, éleveurs (forcés d’aller régulièrement vendre leurs bêtes à la Foire, ou de les déplacer lors de transhumances), pèlerins, certains serviteurs du roi ou de l’Église, messagers, et bien entendu militaires et compagnies de routiers (les mercenaires sans employeur), marins au long-cours, pirates…
Et puis de temps en temps, un aventurier qui quitte son pays pour aller s’établir dans un pays où il espère avoir plus d’opportunités qu’en restant dans le pays de ses parents. Ainsi j’ai un ancêtre venu d’Italie pour devenir le médecin des Reines Mary I et Elisabeth I, Giulio Cesare Adelmare, et un dénommé Sauvo (sans doute Salvo) qui est venu s’installer dans le pays angoumoisin à la même époque mais dans une toute autre partie de mon ascendance.

Si l’on ne trouve personne d’une des catégories précitées dans son arbre généalogique officiel et administratif, il est bien possible qu’il y en ait dans la généalogie réelle.

L’épouse d’un mercier, violée par un écuyer. Cette quatrième nouvelle des Cent nouvelles nouvelles (milieu XVe siècle), tout comme les écrits de l’époque, antérieure, de l’amour courtois, ne laisse pas de doute quant à la hiérarchie morale qui existait alors : ici l’écuyer est le héros, et c’est le mercier qui est blâmé (il a pris peur et n’a osé défendre sa femme), lequel blâme à son tour l’épouse qui n’a su se défendre et est en conséquence considérée comme infidèle (quoi qu’elle ait protesté). De nos jours ce n’est pas la victime qui est censée avoir honte. En theorie.

Les infidélités, et malheureusement aussi les abus sexuels, font qu’il est statistiquement difficile de garantir l’hérédité paternelle de qui que ce soit. Une armée en station dans une région, par exemple — et plus encore à l’époque où les armées disposaient d’une forme de droit de pillage —, fait sans doute beaucoup pour la diversification du patrimoine génétique local ! On peut parler aussi de l’exil lié aux persécutions religieuses : huguenots qui ont dû quitter Nîmes ou Montélimar pour aller s’établir à Londres ou Genève, Anabaptistes contraints à quitter l’Alsace ou les Pays-Bas pour le Nouveau-Monde, par exemple.
Et à certaines époques, pas si lointaines, on cachait parfois à des enfants qu’ils étaient adoptés, ou que la personne qu’ils appelaient leur père avait accepté le mariage avec une femme enceinte des œuvres d’un autre. Souvent, les situations « honteuses » (enfants hors mariage, enfants issus d’un viol, personnes parties refaire leur vie après une condamnation ou un exode forcé) sont aussi celles pour lesquelles on n’aura pas de traces : on trouve facilement des laboureurs dans son arbre généalogique mais pas des bandits ou des prostituées. Or ces personnes ont existé.

Bref, sur quelques décennies, ou siècles, on peut avoir l’impression d’une absence de mobilité, mais dans la pratique, les choses sont un peu différentes.

Historiquement

Dès qu’on s’intéresse un peu à l’Histoire ancienne, on constate que les populations bougent. L’actuelle France, ou encore la Bourgogne et la Lombardie en Italie du Nord, tirent leurs noms de tribus germaniques ; l’Espagne a été fondée par les Wisigoths, un peuple venu de l’actuelle Roumanie, lui-même issu des Goths, venus de la mer Baltique ; l’Angleterre a été fondée par des saxons (venus de l’actuelle Allemagne, donc) ; les autres nations du Royaume-Uni sont celtiques, c’est à dire gauloises, issues d’un champ culturel qui dominait l’Europe de l’Ouest jusqu’à la poussée de germains et autres (qui, en France, ont limité la persistance de la culture celtique à la Bretagne) ; les Celtes/gaulois eux-mêmes sont apparentés à la culture de Hallstatt, venue des Alpes ; et bien avant ça, notre civilisation agricole, qui a repoussé les chasseurs-cueilleurs autochtones au Nord du Nord de l’Europe (les fameux Samis/Lapons) est d’origine moyen-orientale. Et bien sûr, si on remonte plus loin encore, on sait que l’espèce homo sapiens tout entière vient d’Afrique… Tout comme les néandertaliens et les denisoviens, même si eux sont venus en Europe et en Asie plus tôt.

J’ai récemment découvert qu’un de mes ancêtres, John Ezechiel Chamier, qui travaillait pour l’administration coloniale à Madras (Chennai) à la fin du XVIIIe siècle, a eu, en plus de sa famille officielle, un enfant avec une danseuse indienne, et quatre avec une anglo-indienne, et cela pour les liaisons un peu « officielles » qu’on lui connaît : j’ai sans doute des cousins au septième degré en Inde. À Chennai aujourd’hui il existe encore récemment une rue « Chamiers » (rebaptisée dans un but d’effacement du passé colonial, mais il semble que personne n’arrive à retenir les nouveaux noms des rues ainsi renommées — j’ai lu tout un article sur le sujet), c’est dire si l’aïeul a laissé un souvenir !

Et ça c’est l’Histoire ancienne, voire très ancienne. Mais l’Histoire de la colonisation, bien plus récente, a sans aucun doute laissé des traces : quel nationaliste persuadé que sa famille est établie au même endroit depuis le paléolithique peut être sûr que son grand-père, ou un grand oncle, ne lui a pas fait des cousins à Oran, Dakar ou Hanoï ?
Ça, c’est le passé, mais il y a aussi l’avenir.

La mobilité depuis le XXe siècle

Si l’on est touriste, on peut désormais se rendre à l’autre bout du monde en vingt-quatre heures. Si l’on est réfugié d’un pays en guerre, on peut mettre bien plus de temps pour parcourir une distance bien moins grande, mais il n’empêche : le monde a rétréci, nous savons qu’il est fini, et même sans voyager, nous avons une connexion culturelle avec des gens qui parlent d’autres langues et vivent dans d’autres pays.
Économiquement nous sommes plus liés que jamais : un conflit local ici causera une augmentation des tarifs du pétrole partout… Ce lien est passablement déséquilibré — il y a les pays qui profitent, ceux qui pâtissent —, parfois invisible, mais c’est un lien puissant. Quand on supprime des forêts vierges en Indonésie, au Congo ou au Brésil, c’est pour exploiter le bois, planter du palmier à huile, extraire des minerais, au profit de consommateurs qui vivent ici. Culturellement aussi : nous voyons les mêmes séries, les mêmes films, nous avons les mêmes téléphones, les mêmes problèmes de chargeurs, nous mangeons tous des pizzas et des sushis californiens. Cela n’empêche certes pas les particularités culturelles, et heureusement, mais il me semble évident qu’entre un Français de 2023 et un Français de 1823, il y a bien plus de différences qu’entre un Français de 2023 et à peu près n’importe quel autre terrien de la même année, si l’on excepte quelques sociétés « premières » protégées (Île de North Sentinel, certaines tribus amazoniennes,…), ou quelques habitants de pays géopolitiquement enclavés, comme la Corée du Nord.
Et malgré les murs, le protectionnisme, les nationalismes, les sécessions, ce mouvement ne va pas s’arrêter. Et le français qui croit aujourd’hui que son génome est de toute éternité relié à l’actuelle carte de France doit être prévenu : il aura sans doute des petits-enfants ou des arrière-petits enfants avec d’autre traits caractéristiques et une autre couleur de peau que la sienne : cet avenir-là aussi est écrit mathématiquement, toute personne qui a une descendance verra ses descendants faire des enfants avec tous les descendants de tous les autres humains.

Culturellement

Lorsqu’un syrien a attaqué des enfants au couteau à Annecy, beaucoup (moi le premier) ont immédiatement pensé qu’il s’agissait d’un énième attentat islamiste. Et puis on a appris que l’agresseur s’était réclamé de Jésus Christ, et qu’il était chrétien. Beaucoup ont alors émis des doutes sur cette identité religieuse, utilisant des arguments pseudo-théologiques (« les chrétiens ne tuent pas » — sur ce point l’Histoire a une opinion moins catégorique), rappelant qu’il n’est pas rare que pour passer des frontières et obtenir un statut de réfugié, certains se fassent passer pour les membres d’un groupe politique ou religieux maltraité dans son pays10. Enfin, constatant que le prénommé Abdalmasih (prénom très chrétien dans le monde arabe, puisqu’il signifie « serviteur du Messie ») était bien chrétien, certains ont alors dénigré la valeur de cette identité : pour eux, le vrai chrétien est quelqu’un qui leur ressemble. Souvent, les mêmes ignorent dramatiquement non seulement les textes et la philosophie dont ils se réclament (leur christianisme est « identitaire », et pas spécialement lié au contenu des Évangiles, lequel n’est nationaliste que dans le contexte de l’occupation romaine en Judée, et contient même de belles phrases sur l’accueil de l’étranger,…) mais aussi l’Histoire de leur religion : la communauté chrétienne de Syrie est établie depuis bien plus longtemps que la communauté chrétienne française, et le Christianisme, malgré des influences païennes européennes, est une religion proche-orientale.

Commentaire postérieur au présent article, où j’apprends que j’ai cinq grands parents (rare !) et qu’enseigner dans deux villes françaises fait de moi un anti-français

La mondialisation humaine a commencé lorsque les premiers membres de l’espèce homo ont quitté l’Afrique de l’Est, et n’a pas cessé depuis. Nos langues, nos sciences, nos idées, nos inventions, sont le fruit d’une circulation perpétuelle qui ne cesse d’accélérer. Et même ce qui se trouve dans nos assiettes est le fruit d’un périple : les céréales viennent du Proche/Moyen-Orient, les courges viennent d’Asie, le maïs, l’avocat, la pomme de terre, les haricots, viennent des Amériques, l’alcool distillé est une invention arabe (comme son nom, al-khôl), etc., etc. : si la France avait vécu en autarcie depuis le paléolithique, on n’y mangerait que du gibier, de la farine de châtaigne et quelques raves.
Et ce n’est pas tout : une bonne partie des mathématiques nous viennent d’Inde et du monde arabe ; le papier, qui a changé le monde en permettant l’impression, nous vient de Chine, tout comme la poudre à canon. Le membre de Daech ou d’Al Qaeda qui se croit libre de toute influence occidentale mène quant à lui la guerre avec un téléphone mobile fabriqué en Chine, inventé aux États-Unis au terme de deux siècles de théorie de la communication et de l’électricité venues d’Europe (et soutenues par des sciences plus anciennes venues d’ailleurs) ; il utilise aussi l’avion (qui n’a pas été inventé à la Mecque il y a 1400 ans), l’automobile, etc. : il profite indirectement de millénaires de mondialisation.

L’ADN

Les services d’ADN « récréatif » relient les personnes à un territoire. Pourtant, aucun de ces services ne fournit les mêmes résultats que les autres, et la raison est bien simple : ils comparent l’ADN (du moins les 2% d’ADN qui distinguent un humain d’un autre) de leurs clients à celui d’autres clients situés dans une région donnée. Leur base de données est différente, ainsi que leurs critères : certains services, par exemple, n’utiliseront comme population de référence que des individus dont les quatre grands-parents sont issus d’un endroit précis. Ça ne veut pas rien dire, mais ça ne dit rien de plus que ça : ces « origines » sont une indication, mais il n’existe pour autant pas de gène qu’on puisse relier à une géographie ou une nation.

myTrueAncestry permet de comparer l’ADN d’une personne à celui d’un individu issu de fouilles archéologiques. J’apprends par ce biais que j’ai plusieurs séquences d’ADN en commun avec lui, dans plusieurs chromosomes, au point que je serais plus proche de « l’homme de Cheddar » que 96% des autres utilisateurs du service. Ce monsieur, qui vivait il y a plus de 9 000 ans sur l’actuel territoire anglais, ne représente qu’une partie du patrimoine génétique des îles britanniques, qui ont accueilli au cours des derniers millénaires des vagues de populations venues du continent : germains, normands, celtes.
L’étude génétique de l’homme de Cheddar a permis de déterminer qu’il avait la peau noire et les yeux clairs.


J’ai trouvé assez passionnant que myHeritage — un des plus importants services du domaine —, ne parle pas d’un ADN spécifiquement français, mais au contraire voie les français qui se pensent de « vieille souche » comme le fruit d’influences génétiques limitrophes diverses : anglaises, germanique, ibérique, italienne. La France est et a toujours été un carrefour.

Tous métis

Un jour, on produira des clones d’humains. On le fera parce qu’on le peut, et tout ce qui se peut finit par se faire. Mais en attendant ce jour, chaque personne est le fruit de deux ADNs distincts. Au pire, dans des familles franchement dysfonctionnelles selon tous nos critères, ces personnes peuvent avoir cinquante pour cent de gènes en commun : un frère et une sœur, un père et sa fille, une mère et son fils. Comme on le sait, une trop grande proximité génétique démultiplie les chances de souffrir d’affections qui ne se déclarent que si deux allèles identiques se retrouvent. Dans de nombreux villages des sociétés traditionnelles, les anciens conservent la mémoire des lignées non pas pour en garantir l’homogénéité mais au contraire afin d’éviter au maximum la consanguinité, et ça ne vaut pas que pour les sociétés traditionnelles : dans la minuscule société islandaise, les gens utilisent une application pour vérifier leur degré de parenté avec les gens qu’ils rencontrent. Enfin il existe d’autres sociétés traditionnelles où il est de coutume que certaines personnes, notamment celles d’un certain rang social, se marient en dehors de leur tribu — le mariage a alors une utilité particulière, il permet de nouer des alliances, de concentrer des richesses,… Et de renouveler un peu le stock génétique du village.

Je parlais en introduction des français-fiers-d’être-français qui croient à la pureté des cultures et des races. Celui-ci est pas mal, dans son genre. Il me qualifie de « français administratif » et d’« allogène », parce que j’expliquais que deux des grands parents de chacun de mes enfant venait d’un autre pays que la France et avait même un temps été « sans papier », c’est à dire administrativement pas en règle. Ce monsieur pense défendre une identité génétique éternelle de la France, mais dès que l’on discute un peu, on s’aperçoit surtout qu’il déteste à peu près tous les actuels français, que ceux-ci soient d’une plus ou moins vieille souche ou non. Ce qu’il appelle « vrai français », ce sont les gens qui non seulement lui ressemblent, mais aussi et surtout ceux qui pensent comme lui. C’est le paradoxe des « patriotes », souvent, que de vivre dans la haine de leur pays véritable et de n’aimer qu’un pays imaginaire par lequel ils aimeraient le remplacer.


Mais bon, voilà : chacun de nous est le fruit de deux ADNs distincts, et il faut qu’ils le soit, et en ce sens, nous sommes tous « métis ».

  1. L’amende est théoriquement de 3750 euros, mais il semble que personne n’ait été condamné à ce jour. Parmi les arguments qui justifient cette interdiction, on trouve la paix des familles (le test permet de découvrir que certains enfants n’ont pas les parents biologiques qu’ils croyaient), le risque de panique que peuvent provoquer des diagnostics médicaux, et enfin la fuite de données extrêmement personnelles. On notera un effet contre-productif à la loi : de nombreux français envoient leur ADN à des sociétés qui ne sont pas sur le sol français, rendant leur usage bien plus incontrôlable. []
  2. Heureusement, on comprend pour l’instant encore assez mal ce qui donne telle ou telle caractéristique physique (voire psychologique), mais on peut tout à fait imaginer qu’on parvienne un jour à créer (ou en tout cas à y faire croire) des humains de la même manière qu’on configure son avatar dans un jeu vidéo, en choisissant sa couleur de cheveux, de peau, sa taille, etc.
    Un bon livre de SF en rapport : Le goût de l’immortalité, par Catherine Dufour. []
  3. Je ne sais pas s’il existe des clones humains créés pour servir de réservoir à organes parfaitement compatibles, comme dans The Island, mais je crois que la barrière qui interdit une telle chose est morale plus que technologique.
    On pense aussi qu’il est possible de fabriquer une ovule fécondée à partir des ovules de deux femmes différentes, ce qui aboutirait forcément à un enfant de sexe féminin. []
  4. Les nombres (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, etc.) sont assez familiers, puisque ce sont aussi ceux des unités en informatique, pour la simple raison que les ordinateurs calculent les nombres en base 2 (deux états, le 0 et le 1). []
  5. Chaque nombre correspond au nombre d’ancêtres de la génération donnée. Si on veut compter aussi leurs enfants, petits enfants, etc., la formule n’est plus 2^générations mais 2^générations + 2^(générations-1) -1. []
  6. On estime le temps d’une génération entre 22 et 32 ans []
  7. Pour des raisons de concentration patrimoniale (domaines, titres), le mariage entre cousins n’était pas rare dans les couches aristocratiques, même s’il fallait demander une dispense à l’évêque ou au pape. Je remarque en revanche que dans les villages dont j’ai pu établir la généalogie, par exemple dans le Finistère Nord ou en Croatie, un soin important semble avoir été porté à éviter au maximum ce genre de mariages, et ce même lorsque le peu de patronymes laisse croire que tout le monde est issu de la même famille. []
  8. Nous descendons de Charlemagne, mais aussi de son valet d’écurie si celui-ci a eu, comme l’empereur, un certain nombre d’enfants. []
  9. De nombreuses sociétés traditionnelles pratiquaient ou pratiquent encore la virilocalité, ou patrilocalité : les hommes restent là où ils ont grandi, et épousent des femmes venues d’autres communautés. Dans certains pays, ces femmes perdent leur nom de naissance, rendant parfois leur parcours intraçable. []
  10. Certains ont même parlé du concept de Taqyia, qui permet à un djihadiste de se faire passer pour non-musulman afin de préparer un attentat… Ceux-ci n’expliquent pas bien pourquoi l’auteur des agressions continuait à se réclamer du christianisme pendant et après sa tentative de meurtres : le terrorisme n’a de logique que s’il est revendiqué ! []

« Islamophobie » n’est pas un terme illégitime

Un des thought-terminating clichés favoris du Printemps républicain et assimilés est de dire que l’Islamophobie est un néologisme inventé par les mollah iraniens (ou dans d’autres versions, par les Frères musulmans) afin de museler toute critique de l’Islam1, c’est à dire d’entretenir un flou entre une forme de rejet et d’hostilité envers des personnes, d’une part, et le légitime exercice de la liberté d’expression que constitue la critique d’une religion et de ses dogmes d’autre part.
Cette étymologie ne tient pas la route, les premières acceptions du mot Islamophobie, tout comme Islamophilie, datent du début du XXe siècle, ainsi qu’on peut le vérifier avec Google Ngram.

Les occurrences de Islamophobie et Islamophilie entre 1900 et 2000, selon Google Ngram (qui observe l’utilisation de mots dans deux siècles de textes imprimés…). Le mot Islamophobie connaît bien sûr un essor incommensurable au XXIe siècle, mais il est inexact de prétendre qu’il n’existait pas auparavant.

Mais quand bien même le mot serait récent, et quand bien même les mollahs auraient utilisé le terme comme arme rhétorique déloyale, le mot est ontologiquement légitime : en français, on peut ajouter le suffixe -phobie aux mots que l’on veut. Leur sens sera immédiatement compréhensible et transparent, il désignera une peur déraisonnable de ce que décrit le mot. Ensuite, c’est au concept de faire preuve de sa pertinence. Je peux inventer la « pomelophobie » pour décrire la peur panique des pamplemousses, et le mot existera sitôt que je l’aurai écrit (ça y est, il existe !), mais si personne nulle part n’éprouve une telle peur, le mot que j’ai forgé restera une coquille vide. Ce n’est sans doute pas le cas du mot Islamophobie.
Pour qu’un mot en -phobie soit utile, il faut bien entendu s’entendre sur le radical qui précède le suffixe. Je suis forcé d’admettre que c’est une tâche complexe avec le nom Islam, qui peut désigner la religion mahométane en tant que dogme révélé, mais aussi en tant qu’organisation (théologiens, imams, fidèles, pratique) voire en tant que civilisation2. Sans compter les arrières-pensées post-coloniales et le racisme anti-maghrébin qui brouillent encore un peu plus la question, sans oublier les arrières pensées socio-économiques, puisque, dans l’imaginaire français en tout cas, l’Islam est une religion liée aux classes populaires et aux banlieues défavorisées. En centre-ville, la floraison des hijabs, des kamis et des kébabs me semble souvent perçu comme une forme de déclassement.
Si l’on veut des mots précis pour discerner les différents types d’islamophobie (stigmatisation des personnes versus critique de la religion elle-même) eh bien il faut les inventer et non réclamer que le mot en usage, si vague et imparfait qu’il fût, soit proscrit. Mais y en a-t-il vraiment besoin ? Souvent, les gens qui réfutent la pertinence même du mot Islamophobie ne mettent pas un très long temps à l’illustrer, se révélant spontanément soucieux d’expliquer tout ce qu’ils n’aiment pas dans l’Islam et chez les musulmans, qu’ils présentent souvent comme les agents non-pensants d’un texte vieux de 1 400 ans dont on les soupçonne ne de retenir, au fond, que les plus odieux passages. Les gens qui craignent les musulmans expliquent souvent qu’en Islam, il ne saurait y avoir de séparation entre le dogme religieux et la vie politique. Or chaque religion, et c’est le cas de l’Islam évidemment, a eu des franges qui défendaient une position totalitaire (où tous les aspects de l’existence seraient sous la coupe du texte sacré), et d’autres qui se sont battues contre cette idée à coup de grands arguments théologiques.
Souvent, quand on méprise une catégorie de personnes3, on en pense les membres incapables de distance face à leurs lectures. C’est visiblement comme ça que les Musulmans sont vus : des littéralistes qui, comme par hasard, auraient surtout lu les versets qui appellent au meurtre. On ne dit pas ça des juifs ou des chrétiens, dont les textes sacrés contiennent eux aussi des passages assez gratinés… Pour ma part je me contenterais de dire qu’il est dommage de parier que les tous croyants choisissent systématiquement de croire en ce qui est le plus discutable dans leur religion.
Quand on évoque le fait que ce sont les hommes qui font leur religion et non les textes, ceux que le monde musulman inquiète se rabattront sur des arguments culturels, civilisationnels, montrant que pour eux, religion et personnes sont un tout. Et justifiant donc le caractère flou du mot « islamophobie ».

Comme beaucoup de gens, de simples vidéos ou photographies de personnes suspendues en altitude peuvent provoquer chez moi une sensation physique très forte de vertige, tout comme le simple fait de me tenir debout sur un bête tabouret. Sachant l’absence de danger réel, cette sensation n’est pas complètement rationnelle. Néanmoins, la chute depuis une certaine altitude est une cause d’accidents ou de décès, alors l’acrophobie (la peur des hauteurs ou du vide) s’appuie sur une crainte fondée, qu’elle exacerbe.

Le suffixe -phobie nous ramène à une maladie psychologique : une peur qui se manifeste de manière irrationnelle ou en tout cas excessive. Avoir peur d’une araignée venimeuse n’est pas irrationnel. Craindre une petite araignée qui court sur le mur est disproportionné. Ne pas parvenir à fermer l’œil parce qu’on sait qu’une araignée s’est trouvée dans la même chambre deux jours plus tôt est excessif et peut amener à des comportements néfastes pour soi-même. En 2016, on n’avait jamais vu un burkini sur une plage française (preuve en est que la presse utilisait des photos de catalogue pour illustrer le sujet), mais toute une partie des médias en ont débattu âprement pendant tout l’été. Là, on touche à la déraison. Plus pernicieux, je me souviens de l’époque où l’Observatoire de la Laïcité se faisait taxer de laxisme face à l’Islamisme lorsqu’il se contentait de rappeler le droit et expliquait que non, telle ou telle brimade ciblée envers les musulmans n’était pas contenue dans la loi de 1905 : un rappel à la loi républicaine était jugé anti-républicain ! L’excitation a malheureusement payé et abouti à la dissolution de l’Observatoire, entourée d’une jubilation suspecte. Là aussi, on peut parler d’une forme de rejet et d’excitation déraisonnables. Quant à la surprésence médiatique du sujet de l’Islam, la constitution de débats nationaux basés sur de minuscules affaires (l’employée d’une crèche privée qui s’est mise à porter le hijab, une boulangerie qui ne vend plus de jambon…), elle mène à une obnubilation malsaine et stigmatise toute une population à qui on semble constamment dire qu’elle ne pourra jamais être française de plein droit4.
Il est paradoxal, ou au contraire très logique, que ce soient ceux qui sont obsédés par l’Islam qui affirment que le mot Islamophobie devrait sortir du dictionnaire5.

Bien entendu, après Khomeini, après les versets sataniques, après le 11/9/2001, après Mohammed Merah, après Charlie Hebdo, l’Hyper Casher, le Bataclan, Samuel Paty,… La peur de l’Islam et des musulmans est étayée par des éléments rationnels, puisqu’il y a effectivement des musulmans qui, au nom de leur religion, sont prêts à faire beaucoup de mal à ceux qui se mettent en travers de leur route — notamment des musulmans, rappelons-le, premières cibles des islamistes —, qui veulent établir un pouvoir temporel brutal motivé par leur interprétation des textes religieux, et qui à défaut d’établir la théocratie de leurs rêves, veulent semer la terreur. Eux aiment l’Islamophobie : elle est la résultante de leur action et donc, la preuve de leur pouvoir, et sans doute aussi un bon carburant pour motiver leurs futures recrues qui éprouvent l’injustice d’être brimées ou simplement dénigrées du fait de leur appartenance réelle ou présumée à la communauté musulmane.
Qu’une femme battue par des policiers en Iran pour avoir choisi de montrer ses cheveux en public se sente ou se dise islamophobe n’est pas irrationnel : elle paie cher ce que la religion qui s’impose à elle a de pire.

Bref, par quelque bout qu’on le prenne, l’Islamophobie existe, il ne suffit pas de refuser le mot pour faire disparaître la réalité qu’il recouvre.

  1. Exemple avec Caroline Fourest dans le chapitre Le Piège du mot Islamophobie de l’ouvrage La Tentation obscurantiste, éd. Grasset 2005. []
  2. On trouve des juifs ou des chrétiens parmi les philosophes islamiques, donc islam (avec un i minuscule) peut être entendu en tant que civilisation et non en tant que dogme religieux. []
  3. C’est une chose qui m’a frappé en travaillant sur la question de la censure, notamment de la bande dessinée : personne ne réclame qu’on l’empêche, lui, d’accéder à une œuvre, mais beaucoup la réclament en pensant à ceux qu’ils jugent comme étant des esprits faibles : enfants, femmes, membres des classes populaires. []
  4. On a beau jeu, après avoir traité toute une population comme un bloc et l’avoir parfois ostracisé, de s’émouvoir qu’elle se replie sur une forme de communautarisme. []
  5. Islamophobie est dans le Larousse et le Robert, et est défini par les deux comme une « Hostilité envers l’islam et les musulmans ». Le mot est aussi utilisé par le Conseil de l’Europe et par d’innombrables associations dédiés aux droits humains : Mrap, Amnesty, Ligue des droits de l’Homme, et jusqu’à la très laïcarde Fédération nationale de la Libre pensée. []

J’ai regardé la vidéo de Z le maudit

Il semble que les mots « troll »1 et « drôle » soient apparentés. Le trǫll nordique, le drolle batave, le drôle normand, sont des créatures légendaires de format divers : les trǫll scandinaves peuvent avoir la taille de montagnes (mais le mot sert aussi pour des créatures plus petites) et sont comiques de par leur maladresse et leur bêtise, tandis que les droll/drôles sont juste des lutins moches parfois malicieux et toujours pénibles.

Il a le plus gros micro. Pas de doute à ce sujet.

En tout cas, malgré toute la répugnance que m’inspire son message, j’ai trouvé la vidéo drôle. Vous pouvez vous épargner son visionnage, je vous la raconte.

Fondu au noir en ouverture. Le visage de Z apparaît en gros plan en même temps que l’on entend l’accord caractéristique qui ouvre le second mouvement de la septième symphonie de Beethoven. Un accord qui donne la chair de poule. Il donnait la chair de poule tout au long du film The Fall. Il donnait la chair de poule dans le film Le Discours d’un roi, lorsque le prince Albert von Sachsen-Coburg und Gotha (dit George VI d’Angleterre) s’apprête à faire sans bégayer une allocution radiophonique pour déclencher la guerre contre l’Allemagne. Il fait frémir aussi dans X-men: Apocalypse lorsque tous les missiles nucléaires quittent leurs silos en même temps.

Pwoiiinnn font ensemble cors, clarinettes, hautbois et bassons. On pense que Beethoven, qui était, rappelons-le, allemand et patriote, a pensé cette symphonie comme un cri de libération pour l’Europe qu’un despote ravageait, l’Empereur Napoléon. On reparlera de ce monsieur.

Z a devant lui un gros micro et derrière lui des étagères de bibliophile. Les livres donnent l’air présidentiel. Il baisse les yeux vers son texte2 et d’un ton grave il s’adresse à ses « chers compatriotes », à qui il raconte qu’ils sont hantés par un étrange et pénétrant sentiment de dépossession, que plus rien n’est comme avant, qu’il n’y a plus de saisons, que les Français sans le savoir ont été grand-remplacés, que même s’ils n’ont pas bougé, eux, c’est leur pays qui les a quittés. Vous reconnaissez-vous dans ces footballeurs ? Dans ces jeunes femmes voilées ? Dans ces activistes LGBT qui peignent des arc-en-ciels ? Dans les théories pédagogiques des « pédagogistes »3 ? Dans l’égalitarisme des « Islamogauchistes » ?… Au fur et à mesure que Z égrène le chapelet de ceux qu’il exclut de ses « chers compatriotes », l’ensemble que constituent ceux-ci se rabougrit furieusement : pour mériter d’en faire partie, il faut être très à droite et avoir peur d’à peu près tout le monde.
On est un peu dans Body Snatchers,4 à l’en croire : le pays est le même, c’est bien nous qui y vivons, mais on n’y reconnaît rien. Même les programmes télé sont bizarres : « Vous regardez vos écrans et on vous parle une langue étrange, et pour tout dire, étrangère ». Ne regardant pas la télé, j’aurais bien aimé qu’il développe : il proteste contre les programmes en V.O. ? Il est tombé sur un clip d’Aya Nakamura ? C’est amusant de se plaindre de ce qui passe à la télévision quand on y est aussi omniprésent que lui.

Z nous parle de notre vie quotidienne : nous prenons le métro, nous achetons notre pain, nous allons au bureau de poste, chez le médecin, chercher les mômes à l’école… Et pour illustrer ces descriptions d’activités fort banales, il nous inflige des images de faits-divers et d’émeutes qui, tant qu’à les emprunter sans autorisation5, eussent aussi bien pu être remplacées par des extraits de Mad Max ou de The Walking dead, tant l’outrance est risible. Créature télévisuelle et politique, Z fait mine de parler du réel mais se satisfait pour ce faire de convoquer un fourre-tout de représentations, d’anecdotes, de clichés et de fantasmes. Est-ce que, dans l’arrière-pays niçois, dans le fin fond des campagnes d’Alsace ou de la Picardie les gens croient que la vie des urbains ressemble à un film post-apocalyptique ?

Le jeu World War Z

Comme antidote à ce déferlement d’images anxiogènes, Z nous parle du « pays de notre enfance », du « pays que nos parents nous ont décrit », du pays qu’on retrouve « dans les films et dans les livres », un pays aux couleurs délavées ou en noir et blanc, le pays de Louis XIV, de Jeanne d’Arc (enfin Milla Jovovich) et de Napoléon Bonaparte — vous savez, ce type que détestait Beethoven. Le pays du Général de Gaulle (cité deux fois), le pays (Z prend pour le dire un ton traînant un rien lyrique) « des chevaliers et des gentes dames ». Vous ne vous rappelez pas de votre enfance, quand il y avait des chevaliers et des gentes dames ? Ou bien c’était du temps de vos parents ? Au passage je me demandes que penser des gentes suspectes qui se coupent les cheveux court pour partir guerroyer l’Anglois vêtues et armées comme des zhommes, telle Jeanne d’Arc citée plus haut ? Djendeur Danger !
Il nous parle ensuite de Lavoisier et de Pasteur, de Pascal et de Descartes, tandis que l’image présente un jeune mathématicien écrivant des formules au tableau noir. J’aimerais m’arrêter une seconde sur cette image : ce mathématicien existe aujourd’hui et maintenant ! En quoi représente-t-il le passé ? On peut se poser la même question pour Brigitte Bardot et Alain Delon, qui n’ont certes plus d’actualité artistique6, mais qui sont encore de notre monde, contrairement à leurs collègues Gabin, Smet, Aznavour, Belmondo, Brassens ou Barbara, cités au sein de la même énumération. Il n’est pas bien gentil de parler de vivants comme s’ils étaient cannés ! Mais bon, on comprend le message : les jeunes étaient mieux du temps de notre jeunesse. Et apparemment les mathématiques ont cessé d’exister quand on a cessé d’aller à l’école — pour beaucoup de gens, j’imagine que c’est vrai.
On apprend aussi que la France est le pays qui a inventé le cinéma (en remontant à Louis le Prince ? Sinon, dans plein d’endroits du monde on pense que c’est l’affreux Thomas Alva Edison !), l’automobile (après Daimler et Benz diront les amateurs de controverses historiques), et le Concorde. Vous savez bien, cet avion supersonique franco-britannique…

Il nous apprend au passage que les traditions que nous devons à tout pris conserver sont : la cuisine ; le nucléaire ; la conversation ; et enfin les controverses sur la mode (ah ?) et l’Histoire. Eh oui, quand Z défend Vichy, la colonisation ou la Saint-Barthélémy, il n’est pas un odieux irresponsable qui justifie des crimes du passé, il participe juste à une vieille tradition folklorique française : la controverse historique.

Avec une certaine forme de cynisme, Z assume le caractère totalement imaginaire de la France qu’il vante : « Ce pays que vos enfants regrettent sans même l’avoir connu ».
Et pour cause, l’Arcadie, l’âge d’or, n’a jamais existé, et ça fait des siècles, des millénaires, que l’on se fait croire que « avant c’était mieux ».
Ne s’embarrassant pas de logique, il n’hésite pas non plus à affirmer que « le sentiment de dépossession » est partagé par tous, que c’est une minorité qui « terrorise la majorité », et donc que ce pays où selon lui nous nous sentons mal, c’est nous qui le constituons, c’est nous qui l’avons construit, c’est nous qui sommes responsables et coupables d’avoir fait disparaître ce que nous regrettons à présent. Eh bien sur ce dernier point, je ne lui donne pas tort : il suffit de voir une zone d’activité commerciale en périphérie urbaine pour vérifier ce fait : oui, nous avons volontairement enlaidi notre pays à coup d’entrepôts laids, de bitume, de parkings, de bagnoles.
Gratifier la France d’un président xénophobe et misogyne sera évidemment moins un remède au déclin que la cerise moisie posée sur un gâteau déjà bien rance.

  1. Notons que le « troll internet » se confond avec les trolls des légendes, mais l’origine du mot est sans doute une autre acception du mot « troll », qui en anglais peut désigner la pêche à la ligne. []
  2. Avant d’être lue l’allocution aurait gagné à être relue. Par exemple la mention des difficultés de Français à « finir leurs fins de mois » n’est pas très heureuse. []
  3. Ne maîtrisant pas très bien son analogie ou n’ayant pas vu le film, Z parle des « pédagogistes » qui mènent des « expérimentations égalitaristes » comme d’autant de « Docteurs Folamour »,… Pour rappel, le docteur Strangelove n’est pas spécialement un apprenti-sorcier, un docteur Frankenstein, c’est un nostalgique du nazisme qui propose à l’élite politique de Washington de constituer des harems (dix femmes pour un homme) afin de repeupler la Terre après une guerre atomique. Pas sûr que ça soit vraiment contraire à la vision du monde et de la place des femmes de Z ! []
  4. En Français, Body Snatchers porte le titre incongru L’invasion des profanateurs de sépultures. []
  5. Le spot a fait polémique car il est essentiellement constitué d’images volées. []
  6. Delon parle souvent de tourner un ultime film. []

Identité

cas 1

Une jeune femme parle face caméra, assise sur un coin de lit, mais l’intimité de sa situation est un peu contredite par une forme de sophistication générale. Svelte, conforme aux canons de beauté communs, portant un pull moulant, apprêtée, maquillée, elle a pris soin de choisir un cadre qui montre ses genoux et laisse entrevoir qu’elle porte une jupe courte. En arrière-plan, on voit un sac à main en cuir beige, incongrument posé sous un écran de télévision lui aussi mal disposé par rapport au lit, ce qui évoque une chambre d’hôtel, ce lieu où le manque de place et de mobilier pratique fait qu’on ne sait pas toujours où mettre quoi. Dans ses tweets, cette vingt-cinquenaire qui se qualifie de « sexy » aime rappeler qu’elle a derrière elle une carrière de mannequin.

Face à cette image qui simule la vision subjective, on peut avoir l’impression sale de me trouver à la place d’un producteur mal-intentionné qui a imposé à une midinette ambitieuse de passer son audition dans une chambre d’hôtel deux étoiles.

Avec un léger accent du Sud-Ouest, d’une voix calme, elle évoque la morbidité qui l’afflige, qui est d’être « identitaire ». Elle en explique ses raisons : voyez-vous la France est envahie d’étrangers, on n’est plus chez nous, on est humiliés sur notre propre sol, la langue française disparaît, la culture française disparaît, il n’y a plus de respect, et les profs d’Histoire-géographie ne parlent plus à leurs élèves de ce que la France a de grand… Elle s’appelle Estelle Redpill, ou plutôt, elle se surnomme Redpill, son patronyme d’origine semblant être Rodriguez. Tout en parlant d’une France assaillie par des hordes d’étrangers, « grand-remplacée » (Renaud Camus est l’influence revendiquée de cette « influenceuse identitaire » — ainsi qu’elle se décrit), elle évoque ses grands-parents, espagnols, qui ont trouvé un refuge et du travail en France sous Franco. Elle pleure la déliquescence de la culture française mais reprend à son compte un nom et un concept que l’extrême-droite étasunienne a volé à deux femmes transgenre, Lana et Lilly Wachowsky, autrices — ou plutôt auteurs, à l’époque — du film Matrix, où Néo, le héros, est invité à choisir entre la « pilule bleue », qui lui garantit une vie de confortable ignorance, et la « pilule rouge », qui confère le douloureux don de lucidité. Pour ces gens, le sexisme et la peur de l’autre seraient autant d’expression de lucidité, tandis que la tolérance, l’ouverture, la charité, seraient autant de manières de se voiler la face. Cette récupération ne manque pas de sel quant on sait que les Alt-right étasuniens méprisent tout ce que représentent les sœurs Wachowsky, et — il suffit de voir la série Sense 8 d’icelles pour s’en convaincre — ce mépris est réciproque1.
Enfin, Estelle Redpill, qui se lamente de voir que la langue française « se dégrade », n’a pas peur de fustiger une institution nationale qui fait « une propagande nauséabonde pour auto-flageoler [sic] le peuple français de ce qu’il a pu faire ».

Le mot « flageolet » désigne une variété de haricots (de l’italien fagiuolo — « haricot ») ou une sorte de flûte à bec (de l’ancien français flageol — « flûte »). Il peut aussi être utilisé de manière imagée pour parler d’un pénis, ou pour évoquer un jeu d’orgue suraigu. Le verbe « flageoler », quant à lui, signifie : avoir les jambes qui se dérobent. Mais bon, je n’ai pas d’illustration pour ça, alors comme à la cantine, je vous sers des flageolets !

cas 2

J’ai connu un gamin malicieux qui impressionnait les autres collégiens par sa connaissance trop précoce des noms des mesures, des tarifs et des effets de différents produits stupéfiants illégaux. Il en est vite devenu consommateur lui-même et je garde le souvenir vif, quelques années plus tard alors que nous étions l’un et l’autre jeunes adultes, de l’avoir aidé à finir de traverser une rue au milieu de laquelle, après quelques pas, il était resté bloqué. Hébété, maigre comme un fil, le regard vidé de toute vie par l’héroïne, il m’avait semblé ne plus avoir de poids. Je m’attendais à ce qu’il finisse par disparaître, et c’est ce qui s’est produit, mais pas comme je l’imaginais : sa famille, pour le sauver de la France où il était en train de mourir, l’avait envoyé au bled. C’était au moment précis où la guerre civile allait commencer en Algérie. Je ne sais pas ce qu’il y a vécu, je ne sais pas ce qu’il y a fait, mais quand je l’ai vu réapparaître dans ma ville, peut-être quinze ans plus tard, il avait une barbe de salafiste et un embonpoint saillant sous son vêtement, une djellaba en laine, si je me souviens (car cette anecdote date un peu, je n’en ai qu’une image diffuse), plutôt que le qamis traditionnel saoudien en coton-synthétique.
Un jour je me suis retrouvé face à lui dans le train. Il m’a demandé si je le reconnaissais, et oui, je le reconnaissais. On a un peu discuté. Il m’a dit qu’il revenait de l’étranger — sans préciser d’où à l’étranger, comme si c’était un pays —, et qu’il comptait bien y retourner car il n’aimait pas la France. J’ai lâchement évité de trop le questionner, ayant un peu peur de ce que je trouverais au bout du fil si je m’aventurais à tirer dessus. Je l’ai laissé causer. Il m’a dit que la France était un pays sans valeurs, qu’on parlait mal aux anciens, qu’on ne respectait plus les traditions. Que tout fout le camp, qu’avant, c’était mieux.
Quelques mois ont passé, et on ne l’a plus vu dans la ville. Je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu.

cas 3

Ses partisans lui trouvent une ressemblance avec Timothée Chalamet (Dune). Entre les cheveux et le sourire, je vois plutôt une espèce de Stéphane Bern méditerranéen.

À présent, imaginez un type qui aurait une tête de farfadet andalou, à qui ses parents, juifs berbères2, ont donné un prénom viking, et qui milite désormais pour qu’on ne donne aux enfants naissant en France que des prénoms hexagonaux traditionnel3. Qui essaie d’excuser Pétain, qui porte le doute sur l’innocence d’Alfred Dreyfus et reproche à Émile Zola d’avoir défendu ce dernier ; qui croit tellement que l’État doit être fort et brutal qu’il a été jusqu’à justifier le massacre de la Saint-Barthélémy ; qui malgré sa carrure de chat souffreteux revenu d’une averse, se veut le champion d’une reconquista masculiniste contre la domination des femmes sur la société de son pays. Femmes qui selon lui devraient cesser de pérorer, leur confort de vie ayant suffisamment progressé lorsque l’homme (car il en est certain, c’est d’un homme) a inventé le feu, offrant par là à sa compagne le confort moderne, et traitant celle-ci de manière acceptablement civile. En effet ce type a appris par les films sur Cro-magnon qu’au Paléolithique, il y a bien longtemps, les femmes subissaient des viols car le feu n’existait pas. Il semble penser que tous les problèmes ont été réglés il y a quinze ou trente mille ans. Oui, bon, pour moi aussi c’est un peu étrange.
Eh bien vous allez rire, je n’ai rien inventé, un tel personnage existe !

CorseSplaining : Éric Z. raconte aux Corses ce qu’ils pensent, et comment ils aiment la France… Ils l’aiment, dit-il, quand elle « poursuit le rêve de Rome ». Rien que ça. Bref, quand elle est un Empire colonial expansionniste. Et qu’elle maltraite les Corses ?

conflits

Ces trois personnes sont liées. Elles sont liées — quel que soit le camp auquel elle pensent appartenir — par la croyance auto-réalisatrice qu’un affrontement civilisationnel est en cours. Elles sont liées par le fait que, tout en étant nées françaises, elles ne descendent pas de dix générations de paysans d’un même village du Berry et qu’elles-mêmes ou leurs ascendants ont eu à prouver qu’ils méritaient d’être français, ce dont les uns auront tiré fierté et les autres rancœur ? Elles sont liées par un profond rejet de ce qu’est la France en 2021, et sans doute plus largement de ce qu’est le monde aujourd’hui : un monde fini — on ne découvrira pas de nouvelle île ; un monde où les idées, la culture et l’argent vont à la vitesse de la lumière, un monde où certaines personnes et les marchandises se déplacent vont à la vitesse de l’avion, des porte-conteneurs ou des vélos ; un monde où, sans le savoir vraiment, des gens qui vivent aux antipodes les uns des autres ont des destins inextricablement liés ; un monde vertigineux, un monde complexe, et, rien que pour ça, si l’on me demande mon avis, un monde d’une grande beauté.
Ces trois personnes sont aussi liées par la revendication d’une identité (culturelle, religieuse, nationale), elles sont liées par la croyance en un mythique « avant », une Arcadie perdue qu’elles n’ont pas connu elles-mêmes mais qu’on leur a raconté, ou qu’elles imaginent de toutes pièces. Cela semble presque être une affaire psychologique à chaque fois, car si c’est bien contre le monde que s’orientent leurs luttes, on peut se demander si leur cible véritable, leur ennemi, ce n’est pas eux-mêmes, s’ils n’ont pas avant tout un compte à régler avec leur propre identité et toute sa complexité. Leur besoin d’une boussole, leur soif de certitudes, de simplicité, de frontières (nationales, sexuelles), de repères (Histoire, morale, religion) nous renseigne moins sur la marche du monde que sur leur propre sentiment de désorientation.
Tous ces gens me font un peu de peine, à vrai dire, et je leur souhaite de faire la paix avec elles-mêmes autant qu’avec le reste de l’espèce humaine, qui bien qu’assez antipathique, est la leur, et est de temps en temps capable de faire de belles choses.

Une étude récente4 affirme, et cela me semble de bon sens, que les idées complotistes sont moins une question d’intelligence ou d’éducation5 qu’une réponse à trois variables : les incertitudes sociales (taux de chômage, par exemple, mais je parie que la difficulté à se loger est un paramètre important aussi) ; le sentiment d’un déficit démocratique ; le sentiment que les institutions sont corrompues. Voici comment je l’interprète : pensant ne pas avoir de prise sur sa propre vie comme sur la société entière, on se rabat sur des fictions qui produisent des certitudes, et des certitudes qui nous appartiennent, en quelque sorte, ayant consciemment choisi d’y souscrire.

Le Baptême de Clovis, peinture de François-Louis Dejuinne (1837).

Je ne pense pas que cela ne concerne que les théories du complot, je pense que la revendication d’une organisation sociale autoritaire, de frontières imperméables entre les groupes comme entre les genres — revendications communes aux identitaires et aux fondamentalistes religieux —, résultent elles aussi d’incertitudes vis à vis de l’avenir et d’un sentiment d’être dénué de capacité à agir sur le monde. Sans tenter de creuser plus, je pense que ce genre de calcul explique pourquoi le progrès et l’universalisme (les vrais, pas ceux des gens qui croient que ce sont des marques déposées du monde occidental !) semblent patiner aujourd’hui, alors que les conditions de confort et la circulation des idées n’ont jamais été autant favorisées6.
C’est par l’angoisse de la complexité qu’on peut comprendre que certains réclament du « roman national » manichéen au moment même où la connaissance de l’Histoire, en tant que discipline scientifique, ne cesse de progresser grâce à des outils toujours plus affûtés de datation, d’archivage, de compilation de données, de fouilles, d’analyse génétique, etc., ou encore grâce à de nouvelles approches : Histoire sociale, micro-Histoire, Histoire de l’Histoire, Histoire du temps présent,…
Le passé est un refuge commode, bien sûr (la mémoire trie souvent favorablement les faits), et il est tentant de vouloir y retourner, mais un tel mouvement n’existe pas : nous n’allons que dans l’avenir, et c’est lui qu’il faut construire.

Que faire ?

On pourrait s’attaquer aux causes du sentiment de disparition du lien social, non pas en agissant sur les consciences de chacun, individuelles et insaisissables par essence, mais en soignant tout ce qui structure concrètement ce lien. Chaque fois qu’un bureau de poste ou une petite gare ferme, chaque fois qu’un agent de service public (école, énergie, communications, santé, transport) est amené par la politique qui l’encadre à être inutile à sa tâche, à avoir des méthodes malhonnêtes ou à se montrer hostile envers les usagers, les fondations de notre système social s’effritent. Chaque fois que les processus de décision politiques semblent décrocher des processus démocratiques, chaque fois qu’un élu dénonce ses propres promesses, le public désespère un peu plus.

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Le Saviez-vous : les chercheurs en psychologie sociale se passionnent pour notre rapport à l’argent, et à son support en espèces — billets ou pièces — dont le contact ou même les sonorités provoquent en nous des effets particuliers. Toucher des billets de banque nous rend moins altruistes et plus facilement enclins au mensonge. J’admets que ça n’a pas vraiment de rapport avec le reste de l’article.

Je n’inscris pas ces considérations dans le cadre d’un débat sur le modèle économique — libéralisme contre socialisme,… —, ni même démocratique, mais dans une perspective plus psychologique liée à la permanence des institutions, voire à la qualité de leurs emblèmes : quand la zone euro a décidé, pour ne pas faire de jaloux, que les billets européens représenteraient des monuments architecturaux imaginaires — plutôt que des lieux existant, ou plutôt que Leibnitz, Marie Curie, Érasme, Ada Lovelace ou Pic de la Mirandole —, on a désincarné l’Union européenne, on en a fait une entité fuyante et d’autant plus inquiétante que chacun est conscient qu’elle a un effet très concret sur nos vies — nos classes politiques locales, il faut le dire, n’hésitent jamais à le rappeler lorsqu’elles déplorent d’opaques réglementations européennes pour se défausser de leurs propres manquements. Ce choix d’une Europe lointaine se paie cher aujourd’hui, mais c’est un bel exemple de ce qui se produit lorsqu’on pense que l’adhésion à un projet, si positif soit-il7, peut se passer de symboles ou d’événements consistants.

En 2009, Nicolas Sarkozy et son ministre de l’Immigration Éric Besson avaient lancé un grand débat sur l’identité nationale. La question des identités — nationale, familiale, culturelle, individuelle —, est tout sauf anecdotique, mais remuée, comme elle l’a été, avec des arrières-pensées électoralistes et un parti-pris nationaliste, on ne pouvait en attendre grand chose : le débat semble essentiellement avoir pris la forme d’un faux brainstorming fortement encadré où des citoyens étaient invités à venir dire que les plus jeunes qu’eux (eux, ils sont dispensés bien sûr) devraient chanter la Marseillaise plus souvent.
La question avait été prise par le mauvais bout.

Que lire ?

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En voyant Z le maudit traverser médiatiquement la Corse, ce week-end, j’ai pensé à un livre que je viens juste de refermer et dont je disais justement l’autre jour qu’il était une antidote à ce monsieur que l’on tente de vendre aux Français à coup de sondages qui disent qu’ils en sont acheteurs. Ce livre antidote est Ton cœur a la forme d’une île, par Laure Limongi, sorti mercredi dernier. Je suis presque embêté de mentionner cette romancière et amie après la galerie de fâcheux rencontrée dans les lignes qui précèdent, mais ma foi, ça me semble pertinent, car elle aussi explore sa propre identité — corse —, avec une auto-enquête (auto et exo, puisqu’elle fait témoigner beaucoup de gens) qui tranche intelligemment ces questions. Le livre tourne (en spirale peut-être, puisque c’est un motif important dans le livre) autour du pot : réalités, fictions, représentations, imaginaire, ascendances, lieux, chemins, pierres, souvenirs : on peut se sentir de quelque part sans que ce soit contre personne et sans que ce soit contre soi-même ou sa propre complexité8.
J’aurais pu aussi évoquer le scénariste Appollo, qui, dans une perspective ultramarine et créole a beaucoup de choses à dire sur l’identité française, et sur la façon dont ce genre de question est vécue sur son île, la Réunion (française, africaine, indienne, chinoise,…), mais je ne vois pas un livre unique à conseiller.

Bon, allez, cet article est trop long et je m’égare un peu. N’hésitez pas à me signaler les fautes d’orthographe et les phrases obscures — j’en fais beaucoup ces temps-ci — en commentaire.

  1. Le message de Sense 8, c’est que si on pouvait littéralement se mettre à la place de l’autre, on aimerait tout le monde sans se soucier des distinctions arbitraires, culturelles ou anecdotiques que sont le taux de mélamine dans l’épiderme, les préférences amoureuses, les nationalités ou les frontières. []
  2. Ses parents étaient juifs algériens, et il se décrit lui-même comme Français d’origine berbère. []
  3. Mais qu’est-ce qu’on peut appeler un prénom français ? Hélie ? Gaucher ? Miles ? Eudon ? Mahaut ? Alix ? Hildeberge ?… Dès qu’on creuse, la plupart sont soit des prénoms germaniques, soit des versions grecques ou latines de prénoms hébreux,… []
  4. Laurent Cordonier, Florian Cafiero, Gérald Bronner, Why are conspiracy theories more successful in some countries than in others? An exploratory study on Internet users from 22 Western and non-Western countries. []
  5. Le point de vue que l’on a sur le monde en fonction de ses connaissances joue cependant. Une statistique évoquée par Richard Dawkins disait que les scientifiques les moins croyants se trouvent parmi les biologistes : ils sont aux premières loges pour constater à quel point l’évolution est un bricolage. Inversement, les croyants sont proportionnellement plus nombreux parmi les mathématiciens ou les physiciens, qui sont constamment exposés à des règles belles et pures. []
  6. Et tout ça peut faire peur : comme aimait le rappeler George Steiner, c’est dans un même contexte spatio-temporel que sont nés le Nazisme et le Bahaus, c’est à dire le comble de la barbarie humaine et un sommet de la modernité. []
  7. Je me sens pour ma part très union-européen. []
  8. Par ailleurs on apprend énormément sur la Corse et son Histoire, sur la séquence indépendentiste, etc. Les lecteurs du précédent roman de Laure, On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, trouveront ici un complément au récit qu’ils connaissent déjà. []

Le point sur la Cancel-culture

Le terme « Cancel-culture » fait beaucoup parler les bavards. En France, la locution a pris son autonomie et n’est plus liée à son sens originel que de manière restreinte (sautez à la fin du texte pour en connaître la définition d’origine).

Le sommet du contresens dans le domaine a été commis par David Lisnard, maire de Cannes, qui expliquait à la radio que « Cancel-culture » est le mot d’ordre de ceux qui voudraient « annuler la Culture ». Au micro, ce monsieur (dont j’ignore tout, ça pourrait être lui ou un autre, peut me chaut) expliquait avec un trémolo dans la voix et en invoquant Ernest Renan que :

La Culture est indispensable à l’Homme. L’Homme est un animal culturel, c’est ce qui nous distingue des autres espèces. Quand la Culture va mal, l’homme va mal, la société va mal. La Culture, elle est porteuse de richesses (…) 45 milliards de revenus, elle est porteuse d’épanouissement individuel, d’élévation des individus, c’est fondamental, et elle est porteuse de lien social (…) Donc tout ce qui est « Cancel culture », c’est-à-dire « annulation de la culture », se fait au détriment de l’unité nationale. Donc pour la prospérité économique, pour l’émancipation individuelle, pour l’unité nationale il faut effectivement développer une culture offensive, c’est à dire qui permette à chacun de rencontrer les grandes œuvres de l’esprit, celles qui relient et celles qui élèvent1.

David Lisnard, sur France Inter, le 7-9 Inter, 14 avril 2021

Je conserve cette citation car elle m’amuse par sa grandiloquence : sans la Culture avec un grand C, l’Humain redevient un animal parmi d’autres, le drapeau est en berne et nous perdons quarante-cinq milliards d’euros par an. Quarante-cinq milliards, c’est quand même une somme, ça en impose ! On sent le traumatisme de la Révolution Culturelle maoïste derrière ces considérations, ou plus fantasmatique, le spectre du Ministère de la Vérité dans le 1984 de George Orwell, où les faits sont constamment effacés de l’Histoire.

Mais concrètement, quand est-ce que des pans entiers de la Culture française ont été effacés, supprimés à l’initiative de vilains gauchistes, lesquels, au passage, sont loin de disposer du pouvoir médiatique qui le leur permettrait en France ? Si l’Histoire est bien constamment écrite et réécrite dans un but idéologique, c’est plutôt par les programmes de l’Éducation Nationale, qui selon l’époque va imposer une vision révolutionnaire, républicaine, napoléonienne, monarchiste, colonialiste ou encore universaliste, de ce qu’on voudrait être l’essence même de la France, oubliant ou minimisant volontairement des épisodes, en magnifiant d’autres, etc. Et je n’émets pas une critique, ici : hors de la recherche universitaire, l’Histoire avec un grand H est un objet politique et idéologique, c’est du reste ce que David Lisnard dit lui-même puisqu’il promeut une vision offensive et idéologique de la Culture. Il ne dit pas idéologique, parce qu’à droite, on pense que seule la gauche fait de l’idéologie2.

Les médias grand public (Le Point, L’Express, Marianne, Charlie Hebdo,…) tracent un contour plus pernicieux de ce qu’est la « Cancel Culture », en égrenant semaine après semaine une liste disparate de faits qu’ils y associent :

— On a renommé un roman d’Agatha Christie3.
— Hachette a repris la traduction des aventures du Club des Cinq d’Enyd Blyton, et surtout la conjugaison, en remplaçant le passé simple par le présent, et en adaptant les références qui sentent un peu la naphtaline (on ne reçoit plus de télégrammes !)4.
— Un collectif de salles de cinéma de Seine-Saint-Denis a annoncé se refuser à diffuser le film J’Accuse !, en réaction au retour d’anciennes accusations de viols, et à l’apparition de nouvelles accusations, dont faisait l’objet son réalisateur, Roman Polanski5.
— On veut censurer Blanche-Neige car le Prince Charmant n’a pas respecté le consentement de la belle endormie6.
— Des étudiants en colère ont empêché François Hollande de donner une conférence dans leur université, et déchiré quelques exemplaires de son livre7. Cette histoire faisait directement suite au suicide par immolation d’un étudiant, survenue quelques jours plus tôt, et sans rapport8 avec l’ancien président.
— Ici et là on menace de déboulonner des statues d’esclavagistes notoires.
— Une intervention intitulée «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique», par la philosophe Sylviane Agacinski, dont l’hostilité à la GPA mais aussi aux autres formes de PMA est notoire, a été annulée à l’Université de Bordeaux, qui craignait des débordements puisque des associations LGBT avaient annoncé s’y rendre en force pour empêcher la tenue de la conférence9.
— Après le témoignage de Vanessa Springora, qui fait de lui le portrait d’un éphébophile pour le moins pathétique, l’écrivain Gabriel Matzneff a vu ses amis, admirateurs et éditeurs d’antan prendre leurs distances.
— Les éditions Albin Michel ne veulent plus publier les livres d’Éric Zemmour depuis qu’il a déclaré son intention de se présenter aux élections présidentielles.

Une femme Trans, déçue par une série de tweets de JK Rowlings, brûle ses exemplaires des romans de la série Harry Potter. Sur Youtube on trouve des autodafés des mêmes ouvrages, dix ans plus tôt… Par des fondamentalistes chrétiens que cela révoltait de voir les aventures d’un sorcier avoir du succès.

On voit que les cas sont très divers. En effet, sauf à prouver qu’il ait été victime de menaces, le fait qu’un éditeur n’ait plus envie de publier un de des auteurs est tout à fait son droit — autant qu’on ne peut pas empêcher un auteur de quitter son éditeur, comme l’a fait Philippe de Villiers en signe de solidarité avec Éric Zemmour. Par ailleurs quand un auteur à grands tirages quitte son éditeur historique, l’histoire qui se trouve derrière son départ est parfois plus compliquée qu’elle n’en a l’air et peut être aussi liée à des renégociations de pourcentages et à l’intervention de maisons d’édition concurrentes (mark my words).
Les actualisations de textes, d’œuvres, le fait qu’à une époque on montre ci et occulte ça, me semble une question de tout temps, impossible à trancher : est-ce que demander à Lucky Luke de mâchonner un brin d’herbe plutôt que de fumer, comme ça s’est produit lorsque le personnage a vu ses aventures adaptées en dessin animé aux États-Unis (où l’on commençait à se poser des questions sur le tabac) relevait d’un insupportable sacrilège, ou était-ce une idée plutôt responsable ? Est-ce que transformer les Schtroumpfs noirs en Purple Smurfs, afin d’éviter une lecture raciste d’un ouvrage qui ne l’était pas mais le serait devenu dans le contexte étasunien a été une altération de l’œuvre, ou au contraire une adaptation intelligente ? Est-ce qu’on trahit une œuvre des années 1950 lorsque l’on transforme son message pacifiste en un message écologiste ? Chacun aura ses propres réponses selon le contexte et selon les cas. Je remarque qu’en France, notre sacralisation des notions d’auteur, d’artiste et d’œuvre nous rend respecteux mais peut nous amener à conserver dans le formol des récits et des personnages qui, autrement traités, eussent pu retrouver la vigueur et l’actualité qu’ils avaient à leur création. Inversement, les pratiques culturelles industrielles (Marvel, Disney, Warner,…), où les mêmes œuvres sont constamment réécrites (combien de genèses de Spiderman, des Avengers, etc. ?) et les auteurs occultés permettent de suivre l’air du temps, mais peuvent le faire au risque d’une perte de sens, voire d’une forme gravissime d’infidélité ou de contresens, comme cela s’est passé avec les remakes de Stepford Wives ou de Rollerball, films qui abaissent des œuvres politiques intelligentes à l’état divertissements réactionnaires médiocres10.

Je le dis clairement : je ne soutiens ni les pressions, ni les menaces, ni les violences, ni la censure, et au fond je suis très attaché à la liberté d’expression, car j’ai confiance : c’est quand les idées, même clairement néfastes, sont exprimées qu’on peut les contredire, et c’est par le dialogue et l’information que les gens de bonne volonté peuvent être suffisamment armés pour décider quoi penser. Quant aux autres, à ceux qui ne veulent ni apprendre ni comprendre, il ne sert à rien de les y forcer : tenter de convaincre est noble, intimer au silence est ignoble. Bref, je crois en la vérité, non comme un objet que les uns maîtrisent et pas les autres, mais comme une quête passionnante pour tous.
Pour cette raison, et même si ce n’est qu’une anticipation du pilon — destin de la plus grosse partie du tirage de tous les livres politiques —, je trouve vraiment pitoyable d’aller déchirer des livres de François Hollande. Je pense aussi que c’est une erreur de se réjouir de voir telle ou telle personne se faire virer de Twitter. Et je pense qu’empêcher quelqu’un de donner une conférence est à la fois une faute tactique (la personne devient martyre) et une victoire bien piteuse, puisque la seule vraie victime, finalement, c’est le débat : chacun campera sur ses positions, sans tenter de comprendre ou de convaincre l’autre. Même si j’imagine que ce n’est pas le but conscient, ce genre d’attitude sert moins à faire progresser la vérité qu’à déterminer et figer des camps. Je ne vois rien de plus stupide et de plus misérable, car aucun esprit collectif n’a de valeur sans la liberté et l’autonomie intellectuelle des individus. Et en cas d’abus manifestes de la liberté d’expression, si certaines bornes sont dépassées, ma foi, il existe des lois et des juges pour le dire.

Puisque je suis contre la censure, je suis souvent opposé aux attitudes que les newsmag réactionnaires, avec qui j’aimerais pourtant ne pas être d’accord, incluent à la notion de « Cancel culture », mais je note que leur usage du terme se limité à fustiger les censures ou les violences qui émanent de camps progressistes : féminisme, antiracisme, lutte contre l’homophobie. Ceux qu’ils aiment désormais appeler « wokes ».
Ils ne parlent jamais de « Cancel Culture » lorsqu’il est question :
— du licenciement d’un vieux dessinateur de mauvaise réputation.
— du chahut ou des dégradations causés par les associations « morales » qui protestent contre une exposition ou œuvre d’art qu’elles jugent anti-catholique.
— de Mennel Ibtissem, une jeune chanteuse qui avait dû quitter l’émission The Voice car son statut de musulmane et une paire de tweets de jeunesse avaient fait polémique.
— d’un ministre de l’Intérieur qui affirme qu’il empêchera un spectacle de Dieudonné d’avoir lieu, quand bien même la justice l’a autorisé.
— d’une ministre en charge de l’enseignement supérieur qui commandite une enquête sur les opinions politiques de ses agents.
— de calomnies diverses contre des street-reporters, dont le droit à travailler est dénié par certains, qui vont contre tout ce qui fait l’esprit et la beauté de la loi de 1881.
— de la suppression des ondes d’un rap qui critique la police.
— de la réglementationnite des vêtements féminins jugés trop ou pas assez couvrants.
— de la violente remise en question, depuis près d’une dizaine d’années, du droit à manifester (eh oui, pourquoi pas ?).

On peut aussi parler des débats qui font rage chaque fois qu’un remake modifie le genre, l’orientation sexuelle ou la couleur de peau d’un personnage : comment, une Petite Sirène noire ?11 Quoi quoi quoi, un feuilleton nommé Lupin dont le rôle principal est tenu par Omar Sy ?12 Hein, Une agent zéro-zéro-sept femme ?13 Une équipe de Ghostbusters dont les membres sont des femmes, et dont le standardiste est un homme ? Des cow-boys gays ? Une Power Ranger lesbienne ?…

Pétition qui, je crois, a fini par être retirée — j’ai retrouvé cette capture mais pas la pétition originelle.

Je dois dire que ce qui me met chaque fois mal à l’aise dans ces histoires, c’est avant tout la fragilité blanche-hétéro-masculine qui s’exprime à leur occasion, cette peur de partager un peu d’existence symbolique, cette peur de laisser des gens qu’on est habitués à considérer comme « les autres », « les pas-comme-moi » avoir des premiers rôles, eux aussi, ne pas être juste des accessoires, des satellites. Cette mentalité ne me révolte pas, je la trouve surtout triste dans le fond et inquiétante de par les réactions et les violences (au moins verbales) qu’elle provoque. Un homosexuel est capable de comprendre une histoire d’amour hétérosexuelle, un coréen ou un sénégalais peuvent s’identifier à Han Solo, une femme peut s’imaginer en Robin des bois plutôt qu’en Lady Marian, alors pourquoi est-ce que les hommes-blancs-hétéro seraient eux incapables de comprendre les sentiments de quelqu’un dont la couleur de peau, les amours ou le genre sont différents ?

Enfin, pour reparler de « Cancel Culture », à quel point ceux qui disent des choses telles que « On est envahi de gays » (Christine Boutin), qui se plaignent de la « tyrannie des minorités » (Michel Onfray), et autres apitoiements du même tonneau, ne sont pas en train d’appeler implicitement eux-mêmes à ce que l’on enlève leur visibilité à tel ou tel groupe — tout en affirmant que c’est eux que l’on censure ?

Mais en fait ce n’est pas tout à fait ça, la Cancel-culture

Comme je le disais en introduction, la locution « Cancel culture » a pris son autonomie en France, car son sens originel n’est pas lié à la censure d’œuvres par des gens qui n’aiment pas leur auteur mais à la dénonciation de personnes, au « call-out », c’est à dire l’hallali contre une personne — et une personne issue du même groupe. Ça se produit typiquement au sein des milieux militants : telle personne a été accusée de ci ou ça (une opinion divergente, ou un délit), et elle se fait violemment ostraciser par ses anciens compagnons de combat, se voit accusée et condamnée sans procès, parfois de manière totalement injuste, parfois sans la finesse qui serait nécessaire. Et ceux du même milieu qui ne participent pas à la bronca se voient souvent harcelés et intimidés à leur tour. Pour des auteurs, des artistes, cela peut effectivement aboutir à des embarras professionnels (conférence annulées,…) voire des autodafés14. Je crois que ce phénomène est, pour le coup, assez typique du camp progressiste, où la vertu fait loi, et où le sentiment d’être du côté de la justice ne va pas toujours jusqu’au souci de discerner vraiment ce qui est juste. Typique, mais pas forcément limité au camp progressiste, car on trouve des cas semblables chez les nationalistes, dans des groupes religieux ou sectaires évidemment, mais aussi, rappelez-vous, puisque vous avez eu cet âge, au sein des groupes adolescents. J’imagine que ce genre d’expulsion violente des brebis réputées galeuses est aussi un moyen pour cimenter le groupe.

Pour ceux qui parlent anglais, la youtubeuse politique ContraPoint a réalisé une vidéo sur le sujet — elle a elle-même été violemment ostracisée par sa propre communauté —, dont je recommande au moins le premier quart d’heure, qui est très pédagogique (et servi par un certain humour). Sa définition de la « Cancel-culture » est : l’opprobre et l’ostracisation, en ligne, de personnalités proéminentes d’une communauté par d’autres personnes de cette communauté (« online shaming vilifying and ostracizing of prominent members of a community by other members of that community »).

Ce n’est pas vraiment une nouveauté : à l’époque aujourd’hui révérée des Encyclopédistes, on pouvait se voir ostracisé de manière plus ou moins brutale, comme Jean-Jacques Rousseau que les regards en coin de certains de ses pairs, après quelques opinions impopulaires (sur la médiocrité de la musique française, notamment, si je me souviens bien), ont fini par rendre un peu paranoïaque15. Plus proche de nous, on se souviendra des excommunications au Parti Communiste Français. Et on peut relire Le Confort intellectuel de Marcel Aymé, où plus personne ne veut être vu discutant publiquement avec le narrateur parce qu’on lui trouve — et ça se passe à la Libération — « une tête de collabo ».
J’imagine que le fonctionnement des réseaux sociaux change l’échelle et la manifestation de ce genre de phénomène.

Quand ça s’applique à des artistes, à des auteurs, on en parle dans les médias, cela fait débat, et la plupart du temps, sans doute pas grand mal — j’ai l’impression des gens comme Polanski, Zemmour ou Dieudonné gagnent du public chaque fois qu’on les attaque, et même s’il termine sa carrière et son existence de manière particulièrement lamentable, Gabriel Matzneff peut se consoler en se disant que, enfin, après des décennies de publications, des gens ont lu ses livres. Ils les ont lus pour y trouver des éléments à charge, certes, ils les ont lus pour y constater une plume assez médiocre, certes, mais au moins, ils ont lu — car Matzneff faisait partie de ces gens dont on salue le talent et la culture par automatisme et sans pour autant les lire.
Quand le « call-out » vise des gens qui n’ont pas de tribune pour s’expliquer, qui n’ont pas de groupe pour les défendre, qui n’auront pas droit à faire l’objet de débat, qui n’auront pas droit à une enquête, à un procès, dont les pairs d’autrefois sont devenu les pires ennemis, des gens, en bref, qui n’existaient que par le réseau social qui subitement les exclut, les dégâts psychologiques de ce rejet peuvent certainement être ravageurs.

Faites-en ce que vous voulez, moi je m’en tiens à une ligne très simple : j’essaie de considérer chacun comme un individu pensant et non comme l’agent d’un groupe, je m’efforce de discuter avec ceux avec qui je ne suis pas d’accord quand j’en ai le courage, de les éviter quand je n’ai pas l’énergie d’affronter leurs mauvaises ondes. De me rappeler qu’une erreur (la nôtre, celle de l’autre) est quelque chose qui se corrige, pas un marque d’infamie éternellement ineffaçable. Et enfin, j’essaie de faire attention à ne participer à aucun mouvement de foule. Voilà. C’est tout. L’article est terminé. Vous pouvez partir maintenant. Ouste.

  1. Je crois bien que ça existe déjà sous les noms d’École, de musée, d’éducation populaire, et d’initiatives associatives ou privées diverses et variées,… []
  2. Au passage, pour revenir sur la question Nature/Culture, je note que le conservatisme politique se réclame souvent de la Nature, et pas seulement dans le domaine du genre et des comportements amoureux : le Capitalisme, par exemple, est souvent présenté comme « naturel », tandis que la redistribution des richesses est censée être artificielle. Bon ok ça n’a rien à voir avec le reste de l’article mais j’y pense subitement. []
  3. Au passage, le changement de titre de Ten Little niggers, a été accepté par Agatha Christie elle-même lors de la publication étasunienne du roman (And Then There Were None), en 1940, et ce d’autant plus volontiers que ce titre n’était pas d’elle ! []
  4. Mes deux centimes sur le sujet : une traduction est toujours une réécriture, et il n’est pas rare que les adaptations vieillissent beaucoup plus mal que les œuvres d’origine. Que l’on considère une œuvre comme sacrée, je veux bien, mais sa traduction n’est jamais qu’une traduction et il n’y a rien de déshonorant a priori dans l’idée de la refaire — l’important est juste de le faire bien. Je remarque que personne n’a protesté contre ce qui me semble le plus choquant : le suppression d’une grande partie des illustrations ! []
  5. Finalement les salles en question se sont dégonflées, elles ont programmé le film tout en annonçant que les projections seraient accompagnées de débats. []
  6. Cette histoire est complètement absurde, personne n’a proposé de modifier le compte, un article se posait juste la question du consentement,… Ça n’a pas empêché des journées de débats à ce sujet. []
  7. L’infortuné François Hollande s’est ému d’être victime d’un tel rejet, lui qui, je le cite, « a toujours placé la jeunesse et la justice sociale au cœur de son quinquennat ». Ironie de l’Histoire, c’est le syndicat étudiant de droite UNI qui a défendu Hollande contre des étudiants militant dans les organisations où il s’était lui-même inscrit dans ses jeunes années. []
  8. Addendum : pas absolument sans rapport, l’étudiant avait en effet laissé une lettre accusant Macron, Hollande, et l’Union européenne de sa situation de détresse, cf. commentaires. []
  9. On notera qu’on ne saura jamais si les associations en question auraient effectivement pu perturber la séance, puisque c’est l’Université qui a fait le choix de la déprogrammer. []
  10. Quelques articles issus de mon autre blog : sur le Stepford Wives de 1975 ; Sur le Stepford Wives de 2004 ; À propos de Rollerball. []
  11. Fait oublié : le conte d’Andersen se déroulait précisément dans des îles Caraïbes ! []
  12. Notons qu’Omar Sy n’interprète pas Arsène Lupin, mais quelqu’un que les aventures d’Arsène Lupin passionnent… []
  13. Notons que ce n’est pas James Bond qui est censé changer de genre, mais la personne titulaire de la licence du permis de tuer numéro 007. []
  14. Exemple : J.K. Rowling, accusée d’être transphobe, dont les anciens lecteurs de Harry Potter déçus brûlent cérémonieusement les livres sur Youtube,… []
  15. La vie dans le monde intellectuel du XVIIIe siècle me semble toujours permettre toutes sortes de parallèles avec nos actuels réseaux sociaux. []

Enthoven-Le Pen-Mélenchon

S’il voulait faire causer les causeurs, c’est réussi.

Dans un fil sur Twitter, le philosophe médiatique Raphaël Enthoven s’est posé la question de ce qu’il voterait à l’élection présidentielle s’il était amené à choisir entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, deux personnalités qu’il qualifie avec une certaine légèreté de « Peste ». Peste brune pour la première, et peste rouge-brun pour le second.
Dans sa démonstration, si j’ai suivi, il explique qu’il préfère une candidate issue d’une tradition explicitement et éhontément anti-républicaine à un parti dont le chef parle très bien de République, mais s’est détourné de cet idéal dès lors qu’il a reproché au président élu de ne pas être le représentant légitime des Français ; dès lors qu’il a défilé dans une manifestation contre l’Islamophobie1 ; dès lors qu’il a haussé le ton contre un juge d’instruction qui venait perquisitionner ses locaux2.
Eh oui, à choisir entre rouge-brun (on aimerait savoir ce qui justifie le « brun » !) et brun-tout-court, en l’absence de vote blanc, le philosophe choisit le camp du brun.
J’en déduis que le problème, c’est le rouge.

Raphaël Enthoven affirme sans grandes preuves que dès son arrivée au pouvoir s’il devenait président, Jean-Luc Mélenchon changerait la constitution pour s’y instituer dictateur, « en faisant passer ça pour une république populaire ». C’est à mon avis une vraie erreur d’analyse, car quoi que l’on pense de Mélenchon, il n’est pas tout seul, et même si son parti est constitué autour de sa candidature (que dire de Macron, alors ?), cette mouvance politique ne me semble pas franchement mue par un culte du chef qui permettrait de passer d’une République à une dictature en un clin d’œil.
Au passage le philosophe avance aussi que sous un éventuel règne de Mélenchon la liberté académique serait sacrifiée au profit d’idéologies, je cite, « décoloniales » et « islamogauchistes ». Mouvances qui, se hasarde-t-il à dire, sont peut-être d’ores et déjà majoritaires à l’Université. Cette dernière précision est intéressante : si les universitaires sont déjà conquis volontairement aux idées qu’il réprouve, veut-il nous dire qu’il compte sur le Rassemblement national pour y mettre bon ordre, et décider des opinions qui sont licites dans l’enseignement supérieur ? L’épithète « Islamogauchiste » n’a pas grand sens, je suis sûr que ceux qui l’utilisent comme arme de dénigrement sont les premiers à le savoir, mais le mot « décolonial » est un peu plus concret, et souvent revendiqué. Et pourquoi non ? De nombreuses tensions en France et dans le monde entier sont les conséquences directes d’un passé colonial récent, et y réfléchir ne sera jamais un luxe : des disciplines telles que l’Histoire, l’Anthropologie ou les sciences politiques ne peuvent faire autrement que d’étudier la question (post/dé)-coloniale. Et au fait, quel serait le contraire de « décolonial » ? Comment ne pas se rappeler, dans le dilemme proposé par Enthoven, que le Front National est précisément un parti issu du contexte post-colonial, avec ses nostalgiques de l’Algérie Française, mais aussi avec son obsession de l’immigration économique, elle aussi une conséquence directe de la décolonisation ?

Sans doute que si on n’est ni étranger, ni noir, ni maghrébin, ni musulman, ni femme, ni écologiste, ni cycliste, ni militant pour la justice sociale, ni agent du service public, si on ne fait pas partie des cibles habituelles de l’extrême-droite, quoi, alors l’alternative proposée doit être presque équivalente.
Et si en plus on est bourgeois, et que l’on imagine que le but de la France Insoumise est d’installer une dictature Chaviste en France3, comme les bourgeois de 1981 pensaient que l’élection de Mitterrand serait l’occasion de voir les chars soviétiques envahir la place de la Concorde, là, oui, on comprend qu’il est une meilleure affaire de soutenir un parti qui promet l’ordre à un parti qui promet le changement. « Plutôt Hitler que le Front populaire, plutôt Hitler que Blum », disaient les industriels des années 1930. Ils ont eu Hitler. Ils ne l’ont pas tous emporté au Paradis.

Le cas Mélenchon

Enthoven dit « plutôt Trump que Chavez », mais pour moi, Mélenchon tient bien plus de Trump que de Chavez. Car son plus gros défaut c’est que, comme Donald Trump, il n’est pas franchement bon perdant.
Mélenchon avait par exemple traîné des pieds lorsqu’il s’est agi d’appeler explicitement à voter contre Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2017. Au passage, Raphaël Enthoven, qui aujourd’hui nous dit qu’il voterait Le Pen contre Mélenchon, reprochait à Mélenchon de ne pas voter Macron contre Le Pen. Oh, bien sûr, c’était de la fierté, de la part de Mélenchon : lancer un tel appel n’aurait aucun effet sur les votes eux-mêmes, mais revenait à baisser la tête en signe d’allégeance, devant un programme pourtant aux antipodes du sien. Ensuite Mélenchon a insisté, rappelant continuellement qu’il était passé à un cheveu (600 000 voix, un gros cheveu, quand même) du second tour4, affirmant qu’Emmanuel Macron l’avait emporté par ruse ou quelque chose du genre, et qu’avec le peu de suffrages qu’il avait obtenu au premier tour, et même au second, il ne représentait jamais qu’un petit pourcentage des citoyens, ce dont l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes en est la preuve, etc.
Cette vision des choses souffre d’un problème majeur : si Jean-Luc Mélenchon, François Fillon ou Marine Le Pen l’avaient emporté d’une courte tête, leur légitimité n’aurait été ni plus forte ni moins forte que celle d’Emmanuel Macron aujourd’hui. C’est un problème terrible, d’ailleurs : le pays est vraiment divisé, nous votons plus volontiers « contre » que « pour », et j’irais jusqu’à avancer que c’est ce qui a permis l’élection de Macron : en 2017 il avait un peu moins d’ennemis que ses concurrents. Au passage, Mélenchon feint d’oublier que dans la foulée de l’élection présidentielle, les élections législatives ont nettement confirmé le choix opéré.
La seule légitimité qui vaille, la seule chose qui rend des élections possibles, c’est que tous acceptent les règles de départ. Et en les contestant après coup, Mélenchon ne rend service à personne — c’est l’unique point sur lequel je peux rejoindre Enthoven —, ni aux idées qu’il défend.

Jean-Luc Mélenchon peut être très bon orateur, très bon politique. Je me souviens d’une conférence assez longue qu’il avait donnée devant des étudiants avant les dernières élections présidentielles. Il y expliquait parfaitement son programme, avec méthode et pédagogie, de manière rationnelle — nul coup de sang, ni recours à l’émotion ou autre facilité —, en passant en revue une quantité extravagante de grands sujets, inscrits dans une perspective historique très précise. Il était bon. Et un détail m’avait marqué : il s’excusait d’être de sexe masculin, et disait que la prochaine fois, c’est à dire en 2022, il faudrait que ce soit une femme qui se présente, et pas lui. Que pour lui, c’était la dernière fois, que les choses se présentaient comme ça cette fois, mais que ça devait changer à l’avenir. C’était un proposition louable à la fois pour son féminisme, mais aussi parce que le fondateur des Insoumis acceptait que les idées de son parti soient portées par quelqu’un d’autre que lui-même. C’était bien, mais c’était faux, tout comme son projet de remettre en cause le caractère monarchique de la présidence, sans doute, car tout bien réfléchi, il ne semble toujours voir personne d’autre que lui-même qui soit plus à même de devenir président. Il ne semble pas avoir encouragé les parcours de potentiels présidentiables au sein de son parti — une candidature, ça se construit sur la durée —, et ceux qui l’ont s’en sont détournés disent qu’il prend assez mal les remises en cause en interne de sa stratégie.

Tout ça est bien dommage, mais Jean-Luc Mélenchon n’est qu’une personne, pas un groupe politique, pas un parti, pas un programme. Et quoi qu’on pense des personnes qui les incarnent5, les programmes des différents groupes politiques ne sont pas franchement interchangeables :

Dans ma boîte-aux-lettres, les tracts pour les élections régionales…

Le Front National6 promet de l’autorité et du patriotisme. Quoique ça veuille dire. Il promet des trains propres et à l’heure7, moins d’impôts, et une lutte contre l’islamisme pour protéger « notre culture » et « notre cadre de vie ». Quoi que ça veuille dire.
De son côté, le programme de la France Insoumise et des ses soutiens (Parti Communiste, Ensemble! ) est un peu plus concret : emploi, logement, culture, éducation, social… Je ne sais pas dans quelle mesure ce programme est susceptible d’être tenu, mais au moins c’est un programme, il paraît tourné vers l’intérêt public et ne manque pas d’ambition.
La comparaison me semble vite vue.

Que Raphaël Enthoven ne voie pas la différence, qu’il ramène tout à la question du tempérament des personnes, qu’il néglige non seulement les propositions de chaque camp, mais aussi leur Histoire, les propos de leurs cadres et de leurs militants, est plutôt inquiétant.

  1. Mélenchon n’était pas seul à défiler contre l’Islamophobie en novembre 2019 : l’appel avait été signé par de nombreuses personnalités du monde politique, associatif, académique, journalistique,… On peut le lire ici. []
  2. Les philosophes aiment faire parler les morts pour faire dire ceux-ci qu’ils étaient d’accord avec eux. Ici c’est Vladimir Jankélévitch, « le marcheur infatigable de la gauche », qui est appelé à la rescousse : « Mais comme dit Jankélévitch, « on ne fait jamais assez de bien, et toujours le mal une fois de trop. » Que nous importe que @JLMelenchon ait été républicain, puisqu’il ne l’est plus ? ». []
  3. À ma connaissance Mélenchon a cessé de prendre véritablement Hogo Chavez pour référence bien avant la mort de ce dernier, en 2013… Même s’il n’est pas du genre à démordre publiquement des ses opinions sur commande, il me semble que cette référence est passée depuis longtemps et qu’elle n’est jamais revendiquée par des personnalités proéminentes de la France Insoumise. []
  4. Mais Fillon a été floué, à coup de rocambolesques histoires de costume offert (et autres histoires un peu moins cousues de fil blanc) ; Hamon a été floué, saboté par son propre parti. Même s’il a eu un cinquième des voix, Mélenchon n’est arrivé que quatrième. []
  5. Et Marine Le Pen, au fait, qui est-ce ? En y réfléchissant, je vois une survivante, une femme qui est parvenue à s’imposer dans un parti masculiniste, une « fille de » qui est parvenue à en remontrer à son père. Reste que le parti dont elle a hérité porte des valeurs méprisables — repli sur soi (un soi imaginaire) et peur des autres (des autres imaginaires). Rien à sauver ici. []
  6. Le Front National a été renommé « Rassemblement national », mais c’est le même parti. []
  7. Drôle de référence, on connaît la vieille propagande qui affirme que « Au moins sous Mussolini les trains arrivaient à l’heure » — ce qui, au passage, est une réputation infondée ! []

C’est dur d’être aimé

(Pour ceux qui liront cet article longtemps après sa publication, je rappelle le contexte : Robert Ménard, maire de Béziers et proche (quoique non encarté) du Rassemblent National, a utilisé une ancienne couverture de Charlie Hebdo en hommage à Samuel Paty1. Pour Charlie Hebdo, qui a une vieille tradition de lutte contre l’extrême-droite, c’est dur à avaler.)

La controverse qui oppose Charlie Hebdo à Robert Ménard est au fond assez intéressante. Certes, Cabu serait sans doute révolté d’apprendre qu’un de ses dessins est utilisé par une municipalité d’extrême-droite, qui représente tout ce contre quoi il a lutté tout au long de sa carrière — on est à la limite de la provocation.

Chez Charlie Hebdo, on qualifie cette récupération de « détournement », comme si le message originel était perverti et que l’on faisait dire à Cabu autre chose que ce qu’il a voulu dire.
Mais ça ne me semble pas évident. Le slogan ajouté sur l’affiche (« Non au terrorisme islamiste ! »), ne s’en prend toujours qu’aux seuls terroristes et donc, reste conforme au propos de Cabu tel qu’analysé par la rédaction de Charlie Hebdo : « il vise seulement les intégristes ».

la réponse de Charlie, sur Twitter.

En fait, le slogan ajouté renforce plutôt le propos et, en tout cas, permet de lever toute ambiguïté à son sujet : c’est bien le fait d’être aimé par les intégristes qui fait pleurer le Mahomet dessiné par Cabu. L’affirmation « Lire un dessin de presse, ça s’apprend, ça ne se détourne pas » (phrase sémantiquement bancale, non ?) est donc énoncée en fonction d’une accusation injuste : l’interprétation du dessin est strictement la même à Béziers qu’à Paris.

Ce qui fait mal, ce n’est donc pas la question d’une mauvaise interprétation du sens du dessin ou d’une altération de son propos, c’est le contexte de cette diffusion. Si ces mêmes affiches, sans rien changer, avaient été placardées dans une municipalité d’un bord plus respectable, la réponse aurait été différente. Pour preuve, le même jour exactement, des militantes féministes qui avaient été arrêtées pour avoir pratiqué l’affichage sauvage d’un dessins de Charb avaient été défendues par Charlie Hebdo2.

J’ignore si Ménard a pris un plaisir pervers à afficher sa compatibilité avec un dessin issu d’un journal qui a naguère tenté de faire interdire le parti qui le soutient, mais aussi horrible que ça soit de l’admettre, si détournement il y a, celui ci n’est pas dans le message et, sauf au chapitre du droit d’auteur, qui permettrait sans doute de pénaliser cette campagne d’affichage, je dirais (désolé) que (je suis vraiment désolé) Robert Ménard est (argh) autant dans son droit que les mille et une autres personnes qui placardent des dessins issus de Charlie en hommage à ses morts ou à la liberté d’expression.
Le problème de l’affichage par Robert Ménard n’est donc pas ce qu’il fait dire aux affiches, c’est qu’il soit Robert Ménard et que son aura politique, les opinions et les intentions dont il est soupçonné, influenceront la lecture de l’image par le public.


La récupération par Jean Messiha, cadre du Rassemblement national, est nettement moins justifiable et relève du détournement puisqu’il voir en Charlie Hebdo un « étendard identitaire de la France » à la suite de la publication de cette « une » qui raille le président turc Erdoğan après que ce dernier ait demandé à ses compatriotes de boycotter les produits français en représailles du soutien affirmé d’Emmanuel Macron au droit à la caricature.

Pour qui s’intéresse un peu à l’image, ça ne constituera pas un scoop, mais pour les autres, ce sera peut-être l’occasion d’une révélation : découvrir qu’une image n’existe pas par elle-même, qu’elle s’inscrit dans un contexte, une « écologie des images », pour reprendre la formule d’Ernst Gombrich. Ce contexte va des conditions de la création de l’image (intentions de l’auteur, clarté du message, actualité dans laquelle s’inscrit le propos,…) aux modalités de sa diffusion (réputation du support éditorial, moment de la publication, contenus attenants,…), et tout cela aura une influence sur sa réception et déterminera le sens qu’on en tire. Une caricature antisémite est révoltante sur un tract politique, mais la même sera tout à fait à sa place dans une exposition consacrée à l’Occupation. La réception de l’image elle-même constitue un contexte : à qui est destinée l’image, quelles personnes sont prêtes à comprendre ou accepter l’image ? Avoir des échanges de point de vue sur la laïcité avec des musulmans qui s’affirment offensés en France est une chose, mais comment faire lorsque cette même image touche des gens qui vivent loin d’ici ? Quand elle touche des gens qui d’ailleurs ne verront pas cette image et ne feront qu’en entendre parler ? Comment expliquer la diversité d’opinions à des gens qui n’ont expérimenté comme mode de gouvernement que des dictatures et qui ne pourront de toute façon jamais entendre le propos, non seulement par méconnaissance de la philosophie des Lumières, par manque de familiarité avec l’Histoire française de la liberté de la presse et de la laïcité, mais aussi parce que, de toute façon, l’argumentaire à ce sujet n’arrivera pas jusqu’à eux ?3 Que leur expérience de la caricature est bien différente ? Dans les pays qui connaissent des guerres liées à l’ethnie ou à la religion, la caricature n’est pas un innocent défouloir, c’est parfois le prémisse d’un massacre. Ce fut le cas par exemple pour le génocide de la population Tutsi au Rwanda. Comment empêcher des gens qui ont le souvenir encore vif de ces événements de lire ce qu’ils ressentent comme des attaques de leur personne avec une même grille d’interprétation ?4. Tout bêtement, comment expliquer, au delà des frontières françaises, l’innocuité de l’esprit « Bête et méchant » ?

Dans certains pays on sait que la caricature peut être annonciateur et peut-être vecteur, instrument de massacres à venir. Nous ne l’avons d’ailleurs pas oublié ici dans le cas des caricatures antisémites. l’image est issue de Rwanda. Les médias du génocide, 2000 , ouvrage dirigé par J.-P. Chrétien, éd. Karthala.

Notre monde a beaucoup changé : je ne sais pas si le battement d’ailes d’un papillon peut provoquer un ouragan aux antipodes, mais il peut désormais être partagé des millions de fois sur Facebook et Youtube, et être commenté à l’infini. Alors est-ce que pour Charlie Hebdo, tout peut continuer comme avant ? Est-ce qu’on peut croire être une feuille de chou de déconneurs parisiens qui font marrer leur public en se défoulant sur Giscard et Lecanuet quand les dessins qu’on produit ne seront jamais montrés en Mauritanie ou au Niger, mais y seront commentés par des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils signifient ici, et verront ces discussions provoquer des drames5 ? Même ici, du reste, le nombre de gens qui ont une opinion, favorable ou défavorable, sur Charlie Hebdo, excède de loin le nombre de ses lecteurs, voire même le nombre des gens qui ont déjà tenu le journal entre les mains ne serait-ce qu’une fois. Sans doute est-il, dans les faits, impossible de continuer comme avant.
Je lis souvent Charlie Hebdo, pour voir où ça va, et je remarque que les textes sont sérieux et se prennent au sérieux, et que les dessins sont, pour l’essentiel, tristes à pleurer, enfin presque jamais drôles, et on sait pourquoi, évidemment : ce journal est en deuil, sous pression, attaqué — et plus d’un lecteur en diagonale m’associera à ceux qui l’attaquent, bien sûr. Je suis toujours frappé par le caractère très insensible des dessins de Riss, aussi. La semaine dernière, un prof a été décapité parce qu’il a montré deux dessins issus de Charlie. Dans le numéro de la semaine, ça rigole sur la décapitation et sur les tchétchènes qui ont du mal à apprendre le français, il y a quatre pages spéciales pour nous dire que tuer des gens pour des dessins, c’est pas bien, pour dire que la liberté d’expression, c’est bien, pour taper sur la partie de la gauche qui refuse de stigmatiser les musulmans… Mais, sauf erreur d’inattention, je n’ai vu nul rappel du fait que ce sont deux dessins venus du journal pour lesquels ce pauvre homme est mort. Non que Charlie eût à se reprocher quoi que ce soit, le seul coupable d’un meurtre est le meurtrier,

Recep Tayyip Erdoğan explique qu’il n’a pas regardé le dessin qui le représente, mais ça ne l’empêche pas d’y voir une hostilité envers les musulmans d’une part et la Turquie d’autre part, qui seraient incarnées dans sa personne, apparemment, tandis que Charlie Hebdo, à le croire, serait piloté par l’Élysée. Je suppose que la grande majorité des gens à qui s’adresse un tel discours aurait du mal à imaginer que Charlie Hebdo peut tout à fait produire le même genre de dessin en visant Emmanuel Macron lui-même…

Je place la liberté, et bien sûr la liberté d’expression, très haut. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo m’a affligé au delà des mots, celui de Samuel Paty tout autant, et je n’ai que mépris pour les islamistes et leurs revendications, comme pour les hypocrites chefs d’État de dictatures pourries qui se servent de ce genre d’histoire pour souder leurs populations autour de leur misérable personne.
Je comprends aussi que la rédaction de Charlie se sente en mission, et on ne doit pas d’égards ou de politesse à ceux qui veulent vous faire taire. Une partie de moi-même les soutiendra toujours pour ça, par principe.
Reste que quelque chose ne fonctionne plus dans la démarche de Charlie Hebdo : quand on n’arrive plus tellement à être compris, quand on est célébré par des gens dont on n’aime pas les idées, et critiqué par des gens qui se réclament d’une certaine idée du progrès, c’est peut-être qu’il faut réfléchir non seulement à ce qu’on veut dire, mais aussi à la manière dont le propos sera reçu.

  1. Samuel Paty était professeur d’histoire à Conflans-sainte-Honorine. Il a été décapité pour avoir montré à ses élèves deux dessins représentant Mahomet. Un parent d’élève avait raconté que les élèves musulmans avaient été sommés de sortir au moment de la projection d’une image destinée à les choquer. Le récit de sa fille, qu’il répétait, s’est avéré faux, puisqu’elle n’avait pas assisté au cours en question, mais l’affaire, montée en épingle sur les réseaux sociaux, a fini par amener un russe tchétchène à commettre le meurtre. []
  2. À lire sur le site de Charlie Hebdo : Le flic nous a dit : « C’est un délit, vous n’avez pas le droit de critiquer la religion. », 21 octobre 2020. []
  3. Rappelons que le parent d’élève de Conflans-sainte-Honorine a publié une vidéo où il racontait qu’on avait fait sortir les musulmans de classe pour leur montrer « une photo d’un homme nu » (?), censée être le prophète, chose que lui avait décrit sa fille qui elle-même n’y était pas et se l’était fait raconter par d’autres… Pas besoin d’aller très loin pour que l’évaluation juste des faits soit possible. []
  4. Et non, critiquer une religion n’est pas juste critiquer une opinion, car même si c’est l’intention de départ et même si elle est philosophiquement légitime, le résultat est que ce sont les croyants qui se sentent visés. Et dans bien des endroits du monde, la confession religieuse se confond avec une identité plus générale (famille, ethnie, nation) dans laquelle on est né… []
  5. Au Niger en 2015, un centre culturel français incendié et plusieurs morts, dans plein de pays le personnel diplomatique français caillassé, menacé ; etc. []