Je me dois de publier un complément à mon article précédent, qui était écrit à chaud, en découvrant l’affaire (et la personne) Mehdi Meklat. J’ai, depuis, participé à de houleuses conversations sur Twitter et lu les différentes réactions émanant de personnalités médiatiques ou politiques1, et les articles de presse que cette histoire a suscités2. Contrairement à ce que beaucoup ont cru en voyant que je ne participais pas à la joyeuse séquence de lapidation, je n’ai jamais voulu défendre ses tweets, et pas plus tenté d’en minimiser le contenu. Je n’ai pas non plus cherché à mettre en balance ces tweets avec d’autres erreurs ou horreurs commises par d’autres personnes censément opposées, car pour moi, une horreur commise par quelqu’un qui appartient à un camp, à une bande, et une horreur commise par quelqu’un qui appartient à l’autre bande, ça ne crée pas un équilibre, un match nul, ça fait deux horreurs. En fait, je pense même que toutes les erreurs appartiennent au même camp objectif, participent au même monde, malgré les oppositions culturelles, communautaires, idéologiques et autres. La seule chose qui m’intéresse, c’est de comprendre (non, comprendre n’est pas excuser !).
C’est ce qu’a voulu faire Claude Askolovitch, qui est allé rencontrer Mehdi Meklat, qu’il ne connaissait pas, et qu’il s’est proposé (finalement sans grand effet) de conseiller, car son brouillon de réponse (…) était mièvre. Il évoquait sa famille et ses bonnes actions, ses reportages auprès des éclopés du capitalisme. Il ne pouvait pas être mauvais, alors? «Ne vous abritez pas!» Je lui disais de prendre des risques. «La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir jusqu’où vous ressemblez à cette violence, et jusqu’où je peux la comprendre, voire la partager…». Plutôt que la comparaison à l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde qui est venue à l’esprit de plusieurs commentateurs, Askolovitch établit un lien avec le golem du rabbin löw : le monstre qu’on crée pour se défendre mais qui échappe à tout contrôle.
Une autre tribune me semble apporter une ouverture, c’est Mehdi Meklat : Internet est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes, par Xavier de la Porte sur France Culture. Xavier fait une présentation des faits plutôt dépassionnée et juste qui se conclut par une réflexion sur nos vies numériques : « Il y a sans doute chez Mehdi Meklat une complexité qui nous échappe, et lui échappe aussi. Mais voilà, qui d’autre que lui peut le savoir, à condition que lui-même le sache ? Une seule chose est certaine dans cette histoire : avec sa capacité de mémorisation, avec les possibilités qu’il offre de jouer avec les identités, avec ce qu’il permet de cette parole mi-privée mi-publique, avec le sentiment d’impunité qu’offre cette parole, Internet est un lieu compliqué. Mais c’est un lieu encore plus compliqué pour les gens complexes ».

Je comprends les gens qui se sentent en colère, il y a de quoi. Je comprends que la colère leur rende insupportables, pour l’instant en tout cas, les tentatives de réflexion et de mise à distance. Enfin je ne sais pas si je le comprends mais je le constate, ceux qui s’y essaient se font copieusement insulter, reprocher une complaisance indigne ou irresponsable, etc. En trois jours, on m’a traité d’à peu près tous les noms, on m’a soupçonné d’être un inconscient, un futur collaborateur du califat de Daech-en-France, on m’a accusé, moi, athée laïcard, de soutenir une religion, on m’a reproché d’être pacifiste (je plaide coupable), on m’a asséné des cours sur l’histoire, sur les religions, sur la sourate numéro tant, on m’a juré qu’on n’enverrait jamais ses enfants à l’Université Paris 8 juste pour me punir puisque j’y enseigne, on a exhumé mes tweets honteux3, on m’a posé quinze fois la même question sans jamais accepter mes réponses, on m’a dit que je devais me taire (au nom de la liberté d’expression puisque je suis complice de ses ennemis, bien sûr), on m’a traité d’ignorant, on m’a dit que je faisais du deux-poids-deux-mesures4, etc., etc.
Sur Facebook, je bénéficie d’un environnement contrôlé : les gens avec qui j’y discute sont majoritairement des personnes que je fréquente dans le monde tangible, donc d’accord ou non, on peut discuter de manière civilisée. Sur Twitter, ça s’est avéré plus difficile, mais bon, je ne suis pas un nerveux, j’ai répondu patiemment, a priori toujours poliment, mais malgré tout un peu vexé de constater que mes contradicteurs ignoraient mes questions ou mes arguments lorsque ceux-ci dévoilaient l’incohérence de leurs raisonnements, et qu’ils ne consultent aucun des documents que je leur signale. Ceci dit, quand ils m’envoient sur leurs sites fascistes, je suis réticent à cliquer. Car mes contradicteurs sur Twitter, ces jours-ci, étaient souvent très très à droite, l’un m’expliquait par exemple le bien qu’il fallait penser du régime de Pétain, et la plupart me traitaient à chaque occasion de « gauchiste ». J’ai régulièrement répété que je n’étais pas de gauche, ce qui m’a valu quelques excuses — je me suis gardé de spécifier que si je ne suis pas de gauche, je reste infiniment moins de droite !

Une chose m’a intéressé : face à cette personnalité dissonante (le gentil Mehdi/l’affreux Marcelin), un Docteur Jekyll et Mister Hyde, comme beaucoup l’ont décrit, la plupart des gens choisissent de penser que la vérité de la personne est forcément le mauvais personnage, le Mister Hyde, et que cela entache et dénonce tout ce que le docteur Jekyll a pu produire de positif au cours de sa jeune existence.
Je vois deux raisons possibles à cette vision des choses. La première, c’est la peur que chacun a de laisser s’exprimer le Mr Hyde qu’il confine dans un coin de sa tête et espère contrôler. C’est une peur que je comprends très bien car, sans doute, je la partage, je ne veux pas avoir d’indulgence envers mes propres pulsions. Ça ne vous arrive jamais de penser des horreurs, même de manière très fugace ? Moi, si, et pourtant mon surmoi (ou mon cortex préfrontal ventromédial, si vous préférez) veille au grain, c’est un calviniste pas commode, assez coincé et très sensible à la peur de se montrer injuste comme à celle d’éprouver de la honte.
L’autre raison m’inquiète beaucoup plus, parce qu’elle est ressassée sur toutes les ondes et dans les magazines d’information par les intellectuels médiatiques membres du « printemps républicain », par le discours d’une partie des journalistes, etc., et qu’elle trouve un fort écho populaire. Je parle de la peur panique qu’inspirent les musulmans : celui-ci, que l’on célébrait comme talentueux et bon-esprit mais qui expliquait refuser de s’excuser d’exister s’avère avoir été, plus ou moins en secret, un petit con ? Pataras, c’est tout ce qu’il représente qui s’en trouve sali, qui devient suspect, comme si on n’avait attendu qu’un domino en équilibre douteux pour que tout l’édifice s’écroule5. Ce sont tous ceux qui l’ont aidé (Arte, France Inter, Le Seuil, etc.), qui deviennent les idiots utiles du plan machiavélique des Frères Musulmans ou de l’Arabie Saoudite. Bref, les musulmans sont intrinsèquement et irrémédiablement antisémites, sexistes et homophobes, leur livre saint les rend fous6, et ceux qui se refusent à ces généralisations sont des naïfs et des aveugles.

Le problème que je vois dans cette opinion c’est qu’elle n’a qu’une issue : le choc des civilisations, la guerre. Une personne sur quatre dans le monde est musulmane, et parmi ces personnes, nombre sont croyantes et pratiquantes. Si on ne les considère pas comme des personnes douées de raison, à qui on peut expliquer son point de vue, avec qui on peut partager des valeurs, alors on n’a plus beaucoup de perspectives. Si on pense qu’un humain sur quatre est et ne peut être qu’un ennemi mortel, alors on ne peut vivre que dans la peur, et on devient l’instrument des projets de tous ceux qui ont intérêt à entretenir cette peur et à créer des occasions de l’exacerber. C’est pour préparer les batailles que l’on rassemble ses troupes, qu’on les excite, qu’on envoie de pauvres gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que sont la pluralité de la presse et la liberté de caricaturer brûler des bâtiments diplomatiques français, ou qu’on réussit à provoquer des semaines de psychose au sujet d’une tenue de bain.
Les perspectives d’avenir que cela me suggère me font, à mon tour, très peur.

Revenons au cas de Mehdi Meklat. Qu’est-ce qu’on en fait, de ce jeune homme ?
Je ne vais pas essayer de récapituler la séquence des tweets et des erreurs fatales (conserver les tweets, supprimer les tweets) qui aurait permis de tenter de contextualiser l’ensemble au delà des « on dit que » dont la liste ne cesse de gonfler. Je dois tout de même rappeler qu’il n’a pas été « démasqué », comme Lorànt Deutsch en son temps, mais qu’il a plusieurs fois, et de manière très badine, évoqué ces tweets dans diverses interviews, Je ne vais pas non plus m’attarder sur la tradition très vive sur Twitter des comptes parodiques.
Les précisions de ce genre sont désormais inaudibles et passent pour des calculs byzantins. On veut voir perler le sang, le fautif doit expier.
La LICRA a décidé de porter l’affaire en justice. Pour moi, c’est une bonne et une mauvaise chose. Une bonne chose, car l’affaire va pouvoir être dépaysée, quitter le tribunal populaire pour être jugée dans un tribunal tout court, et on peut espérer voir le droit appliqué équitablement. Mais c’est aussi une mauvaise chose, car un procès se conclut par une transaction : on troque la faute commise et la culpabilité qui l’accompagne contre une amende ou une peine de prison. On paie sa dette. Mais est-on beaucoup plus avancé ?
Certains réclament la disparition médiatique de Mehdi Meklat : on ne doit plus vendre ses livres, sa maison d’édition doit le congédier, les médias avec lesquels il travaille doivent rompre toute collaboration. Une vengeance, donc, mais dans quel but exactement ? Qu’est-ce qui peut en ressortir ? Pourquoi lui refuserait-on le droit de faire ce qu’il sait bien faire au nom de ce qu’il a fait de mal ? Quel métier veut-on qu’il fasse ensuite ? Quand aura-t-il le droit de redevenir journaliste et romancier ? Est-ce qu’une partie du public aimerait — pour conforter ses préjugés — que Mehdi Meklat devienne fou et paranoïaque comme l’est devenu Dieudonné, qu’il choisisse de devenir le Mr Hyde qu’on l’accuse d’être ?
Personnellement (c’est encore mon intransigeant surmoi calviniste, voire zwingliste, qui parle), je ne crois pas au pardon, aucune mauvaise action n’est jamais lavée, elle a été commise, elle existe à tout jamais, chercher à en réparer les conséquences ne répare rien, c’est juste le minimum que l’on puisse faire. Et avec Internet, aucune mauvaise action ne pourra plus jamais être oubliée. Mais d’un point de vue pragmatique, que faire de Mehdi Meklat ? Qu’a-t-on prévu qu’il devienne ? Qu’est-ce que ses dix mille juges proposent ?
- Christiane Taubira, nettement visée dans l’affaire, réagit avec un texte clair qui condamne les tweets sans condamner le reste de l’œuvre. Pierre Siandowski, des Inrockuptibles, réagit avec fermeté mais aussi amitié et confiance.
La réaction du jeune homme, publiée sur Facebook, est à lire aussi. Voici sa conclusion : « Pourtant, ces outrances n’ont rien à voir avec moi. Elles sont à l’opposé de ce que je suis et ce que je veux représenter. Je me souviens que Marcelin Deschamps, parfois, en une heure, pouvait ne jamais s’arrêter. Sa diarrhée verbale était son expérience ultime, comme un déversement sale et visqueux dans un monde qui peut l’être tout autant. Aujourd’hui, j’ai conscience que les provocations de Marcelin Deschamps, ce personnage pouilleux, étaient finalement leurs propres limites. Elles sont désormais mortes et n’auraient jamais dû exister ». [↩] - Notamment : Docteur Mehdi et Mr Meklat (Mediapart) ; Mehdi Meklat, jeune écrivain prodige, et son double antisémite et homophobe (Arrêt sur images) ; Le chroniqueur Mehdi Meklat rattrapé par ses tweets haineux (Le Monde) ; D’anciens tweets injurieux d’un chroniqueur du Bondy Blog provoquent un tollé (Le Figaro) ; Tweets outranciers : l’étrange cas du Dr Meklat et de M. Deschamps (Libération) ; Mehdi Meklat prétend que c’était son double maléfique qui tweetait (Rue89) ; Mehdi Meklat : “Avec Marcelin Deschamps s’est joué quelque chose de l’ordre de l’autodestruction” (Télérama).
J’ai aussi lu des portraits et des interviews de Mehdi Meklat. J’ai été particulièrement intéressé par son passage, il y a moins d’une semaine, à La Grande Librairie où, avec son binôme Badroudine Saïd Abdallah, il fait figure de jeune homme posé, intelligent et intéressant, brillant pour son très jeune âge. Certains y avaient vu une « humiliation » de Philippe Val (lui aussi invité), ce que j’ai désespérément cherché, et depuis, certains interprètent l’impassibilité de « Mehdi et Badrou » lorsque Val ou Kamel Daoud s’expriment comme une muette hostilité, mais je pense qu’objectivement, rien ne démontre quoi que ce soit de ce genre. [↩] - Notamment un où je plaisantais sur le fait que la télé continentale appelait « régionalistes » les listes nationalistes corses… On n’a pas su m’expliquer le problème que posait cette réflexion. [↩]
- On m’a par exemple dit que je n’aurais pas été aussi indulgent avec Lorànt Deutsch. Ce procès d’intention m’a posé deux problèmes. Le premier c’est que je n’ai jamais eu pour but d’être indulgent envers les tweets de Mehdi Meklat. Le second est que je ne voyais pas du tout de quoi il était question… Et puis on m’a rappelé les tweets de @Lacathelinierre, compte utilisé par l’acteur-historien pour couvrir d’injures toute personne le critiquant. Il se montrait furieusement misogyne, voyait en ses contradicteurs des « islamo gauchos » et des « bobos connos ». Enfin, il ironisait régulièrement sur le massacre du Bataclan. Il s’est défaussé en plaidant le compte piraté, ce qui a suffi à beaucoup et l’affaire n’a pas pris des proportions trop exagérées.
J’ai cherché ce que j’avais dit à l’époque : j’avais ricané, j’avais relayé deux articles, et cela m’avait inspiré un article sans rapport avec les tweets en question. Mais je n’avais demandé la tête de personne, je n’avais pas écrit à l’éditeur de Deutsch pour lui demander de rompre son contrat, etc. Je ne pense pas souvent participer à des « lynchages » virtuels. J’emprunte sans doute les mêmes vagues et les mêmes courants que tout le monde, mais je n’aimerais pas me voir en piranha. [↩] - On peut voir comme cette histoire a ouvert la boite à fantasmes avec un article de l’écrivain (à compte d’auteur, mais peu importe) Arnaud Vauhallan, qui écrit : « Vous les bourgeois, c’est sans doute un univers qui vous fascine et vous imaginez sans doute des banlieues comme des endroits où les méchants policiers traquent les gentils jeunes en fonction de leur couleur de peau, en réalité c’est pas ça. Les violences dans ces endroits ne sont pas commises par les policiers et tout le monde le sait, sauf les bourgeois. C’est pas les policiers qui pissent dans l’ascenseur, qui dealent du shit dans le hall, qui fouillent les gens pour voir si c’est pas des flics avant de rentrer dans la cité, qui balancent de l’électro-ménager sur les voitures de l’Etat, qui font des tournantes, des braquages, qui brûlent des bagnoles, c’est pas les policiers qui font ça et tout le monde le sait. »
… Sans souscrire à certains récits angéliques (mais qui y souscrit, au fait, qui y croit en dehors de ceux qui les dénoncent, comme ici ?), indiens contre cowboys, etc., les gens qui vivent dans les banlieues auront du mal à contresigner un tel ramassis de clichés ! [↩] - Comme je l’ai écrit de nombreuses fois sur ce blog et ailleurs, je ne crois pas du tout à l’hypothèse du livre qui dirige les actes : les gens choisissent dans les livres saints (ou maudits) ce qu’ils veulent bien en retenir. Croire que quiconque serait assez influençable pour être l’esclave d’un livre revient à exonérer de leurs responsabilités ceux qui agissent mal au nom des livres. C’est ce que je pense des religions en général : elles sont faites par les hommes, et ceux-ci obéissent à ce à quoi ils veulent bien obéir. Et quand elles servent à opprimer, ceux qui s’en réclament ne retiennent que ce qui les arrange. Cf. mon article Il n’existe pas de religion de paix. [↩]