Archives mensuelles : octobre 2013

Les 343 19 18 salauds

Trois-cent quarante-trois « salauds » signent un appel au droit à recourir aux services de prostitué(e)s, puisqu’il est question de pénaliser leur clientèle. Cet appel est relayé par le journal d’Elisabeth Lévy, Causeur. Si on y regarde de près, les trois-cent quarante-trois sont ne sont que dix-neuf : Frédéric Beigbeder, Nicolas Bedos1, Philippe Caubère, Marc Cohen, Jean-Michel Delacomptée, David Di Nota, Claude Durand, Benoit Duteurtre, Jacques de Guillebon, Basile de Koch, Antoine, Daniel Leconte2, Jérôme Leroy, Richard Malka, Gil Mihaely, Ivan Rioufol, Luc Rosenzweig, François Taillandier et Eric Zemmour. Il semble même que ces dix-neuf « trois-cent quarante-trois » soient seulement dix-huit, car le chanteur Antoine semble avoir été ôté de la liste qui se trouve sur le site de Causeur.

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On peut discuter de la pénalisation des clients. Question très complexe, car s’il est certainement faux de dire que la prostitution est « le plus vieux métier du monde »3, formule qui laisse imaginer qu’un monde sans prostitution est impensable, il est certain que les raisons d’être tenté ou acculé à se prostituer (et d’être tenté d’en être client) ne disparaîtront que le jour où nos sociétés seront idéalement exemptes d’inégalités financières autant que sexuelles4. Et sans vouloir être défaitiste, j’ai peur que ça ne soit pas pour demain, et pire, j’ai peur que la tendance soit à un accroissement des inégalités. Est-ce que pénaliser le client protège ou précarise les prestataires ? Ce sujet me semble terriblement complexe, et en fait je suis toujours épaté que tant de gens aient un avis tranché. Mais il devrait être possible de s’entendre sur l’abolition de la prostitution non comme moyen, mais comme but : un jour, dans un monde idéal, la misère affective ou sexuelle et la misère tout court n’auront plus de raison de s’exploiter mutuellement.

Les trois-cent-quarante-trois salauds qui sont en fait dix-neuf ou même seulement dix-huit ne subissent pas des conditions de vie qui rendent difficile toute vie sexuelle autre que tarifée : désert rural, lourd handicap physique ou social, enfin ce genre de choses. Ils ne réclament pas d’améliorer la condition des travailleurs du sexe, ils revendiquent juste le droit à continuer d’exploiter, à utiliser leur position sociale pour profiter du corps d’autrui, à utiliser l’argent qu’ils ont et que d’autres n’ont pas pour gagner du temps et éviter toute responsabilité ou tout engagement : ma sexualité, ton problème. Ils ne sont même pas dans le romantisme un peu suspect des clients de l’époque des maisons closes ou des amants de courtisanes d’autrefois qui s’aveuglaient volontairement un peu quant au caractère sordide des réalités de ces professions. Ils ne veulent du bien à personne qu’à eux-mêmes, et ils affirment que l’argent achète tout.

Il est étrange et intéressant de voir apparaître ici le nom d’Éric Zemmour et, en filigrane, celui d’Élisabeth Lévy, qui partage avec le farfadet masculiniste comme avec Ivan Rioufol, autre signataire, une certaine obsession du déclin de la France qui, selon eux, ne serait pas dû à un abandon du service public5, du frêle équilibre social-démocrate ou encore de l’égalité entre les sexes, mais au contraire, de la « dévirilisation » des hommes, de l’extension du pouvoir des femmes, de l’accueil civilisé des étrangers, du fait de laisser des miettes (RSA, allocations diverses) aux plus pauvres des pauvres, du fait d’accepter la culture d’autrui,  la religion d’autrui, les revendications d’autrui,… C’est cette famille des néo-réactionnaires médiatiques qui fustige régulièrement le « relativisme culturel » de la gauche post-moderne, mais je ne vois pas bien en quoi la pensée post-soixante-huitarde sèmerait plus la confusion des valeurs qu’une pétition de bourgeois parisiens, de gauche ou de droite6 qui s’insurgent à l’idée qu’on entrave leur droit à la jouissance et leur droit à exploiter et à mépriser plus pauvres qu’eux.

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Une double-page du Nouvel observateur commémorant les quarante ans du manifeste des 343… et peut-être aussi l’époque où ce magazine en était vraiment un.

Le « relativisme » est présent dans les références mises en avant : si les signataires affirment être trois-cent quarante-trois, c’est en clin d’œil au « manifeste des trois-cent quarante-trois » (1971), où, à conduites par Simone de Beauvoir, trois-cent quarante-trois femmes7 affirmaient avoir clandestinement vécu une interruption volontaire de grossesse, à une époque où cet acte était illégal, pénalisé, dangereux, et où la contraception venait tout juste d’être autorisée mais n’avait pas le droit d’être évoquée. Il fallait une belle dose de courage pour revendiquer un avortement, à la fois face à la loi, et face à l’opinion (qui n’a pas tellement changé : c’est une chose dont on ne se vante pas facilement). Très vite, ce manifeste a été surnommé « les 343 salopes ».

Ce n’est pas la première fois qu’un manifeste politique fait explicitement référence à celui de 1971, mais associer une lutte de femmes pour le droit à disposer de leur corps à une lutte d’homme pour conserver le privilège du droit à disposer du corps d’autrui (et de femmes, surtout), voilà qui est plus que consternant : obscène.
Un second clin d’œil est lancé envers la lutte contre le racisme du début des années 1980, avec le slogan « touche pas à ma pute », qui est destiné à nous rappeler le « touche pas à mon pote » de SOS Racisme. Un recyclage à peine moins lamentable que l’autre, ne serait-ce que pour l’utilisation du mot « pute » et du possessif « ma », qui disent bien ce qu’ils veulent dire : mépris, pouvoir, propriété…

  1. J’ai appris depuis la publication de cet article que Nicolas Bedos n’assumait plus totalement sa prise de position, et en tout cas la comparaisons entre le manifeste de 1971 et celui de 2013. Il n’y aurait donc plus que 17 ou 17 signataires et demie. []
  2. 6/11 : Encore une défection : Daniel Leconte n’avait pas signé la pétition, et y a découvert son nom après publication, cf. ce commentaire. []
  3. Une certaine logique voudrait que la prostitution ait été inventée après l’argent, qui a été inventé avec l’agriculture, aux débuts de la civilisation, comme la propriété foncière, la monarchie, le mariage, l’emploi, la ville, le commerce, la comptabilité, les mathématiques, l’écriture,… []
  4. Le documentaire RDA: l’amour autrement ?, montré récemment sur Arte, est éclairant et passionnant. On y voit la différence entre l’Allemagne de l’Ouest, pétrie de moralité, où l’épouse était au service de son mari et où existaient prostitution et pornographie (clandestinement puis au grand jour), comparée à l’Allemagne de l’Est, où l’égalité entre hommes et femmes n’était pas une plaisanterie et où l’éducation sexuelle et l’accès à la contraception étaient librement discutées : la prostitution comme la pornographie étaient à peu près inconnues. []
  5. Un fait éclairant sur la marchandisation de l’espace public : À Bordeaux, la nouvelle poste a obtenu de « bâtiments de France » le droit à encastrer sur son mur extérieur un distributeur d’argent, mais pas une boite-aux-lettres. []
  6. Il y a parmi les signataires des gens qui se donnent la réputation d’être de gauche et d’autres de droite. Le fait qu’ils s’accordent sur l’exploitation du corps d’autrui tombe le masque : ils ne sont rien d’autres que des bourgeois à l’ancienne. []
  7. Parmi lesquelles Jeanne Moreau, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve, Christine Delphy, Marguerite Duras, Gisèle Halimi, Agnès Varda,… []

Tous des singes !

Une militante du Front National, Anne-Sophie Leclere, a vu sa candidature dans les Ardennes suspendue1 par le parti qui l’avait intronisée, car devant les caméras de l’émission Envoyé spécial, elle a montré, sur sa page Facebook, un montage sur lequel apparaissait d’un côté un petit singe (en fait, une poupée à mi-chemin entre le bébé chimpanzé et le bébé orang-outan) et de l’autre, notre actuelle garde des sceaux, Christiane Taubira, avec cette légende : « A (sic) 18 mois » (pour le singe) et « Maintenant » (pour la ministre). On remarque que le singe en peluche est vêtu, à la manière des singes de cirque, dont le simulacre d’humanité fait rire le public.

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Comprenant peut-être l’énormité de la chose, la militante précise avec une maladresse ahurissante que « Un singe, ça reste un animal, un Noir, c’est un être humain », et s’enfonce en expliquant qu’elle préférerait voir Christine Taubira « dans un arbre accrochée à des branches plutôt qu’au gouvernement ».

En fait elle aurait pu mieux se défendre, par exemple en disant que Christiane Taubira est bel et bien un singe, comme elle l’est elle-même, comme l’est Marine Le Pen, comme l’est l’auteur de ces lignes et comme vous l’êtes, vous qui me lisez. Eh oui, les humains sont des singes, du moins est-ce la position de Pascal Picq2, de Jared Diamond3 et avant eux de Desmond Morris4. Génétiquement, le chimpanzé est bien plus proche de l’humain que de l’Orang-outan ou du Gorille, donc si les orang-outans, les gorilles et les chimpanzés peuvent être nommés « singes », alors nous aussi. Bien entendu, nous ne sommes pas n’importe quel type de singe, nous disposons de nombreuses qualités uniques, ou en tout cas que nous sommes seuls à posséder toutes en même temps et, pour certaines, à un tel degré.
Évidemment, chacun de nous sait pertinemment que l’intention d’Anne-Sophie Leclere n’était pas de manifester des convictions antispécistes ou d’affirmer une parenté entre l’humain et d’autres primates en se servant de l’exemple, sélectionné au hasard, de notre ministre de la justice. Au contraire, il s’agissait sans doute au minimum de la ridiculiser et d’en faire une sauvage, mais peut-être aussi de l’exclure tout bonnement de l’espèce humaine en reprenant à son compte les comparaisons que faisaient les colons racistes il y a un siècle pour justifier leur domination militaire sur des populations qui ne leur avaient rien demandé, et l’exploitation économique que cette supériorité leur permettait.

Christiane Taubira démontre régulièrement qu’elle est intelligente, cultivée, capable d’empathie, dotée de vocabulaire, de sens littéraire, de sens rhétorique, de dignité autant que d’humour, toutes qualités que nous nous plaisons à rattacher à l’espèce humaine, sans doute avec raison. Je l’admire beaucoup, je la vois comme l’honneur de son gouvernement. J’imagine que c’est précisément ces qualités qui expliquent qu’elle cristallise tant de haine.
De son côté, Anne-Sophie Leclere a un humour médiocre, pour autant qu’on puisse en juger, et ne semble pas jouir de capacités intellectuelles hors-norme. Je ne dispose pas d’éléments pour dire dans quelle mesure les bonnes fées lui ont donné intelligence, culture, sens de l’empathie, etc., mais les indices qu’elle a semés jusqu’ici n’ont rien de très encourageant. Elle est donc, d’une certaine manière, moins un être humain — puisque ses qualités spécifiquement humaines sont bien moins développées —, que celle à qui elle s’en prend.

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Humour d’extrême-droite

La réponse de Christiane Taubira a été plutôt virulente :
« Cette personne connait comme nous tous la pensée mortifère et meurtrière de ce parti, le Front national, et cette militante, qui a des responsabilités puisqu’elle était tête de file, elle le sait. Seulement, elle n’a pas compris que sa direction a dit de faire semblant (…) On sait bien le contenu de cette pensée mortifère et meurtrière, bien entendu : c’est les Noirs dans les branches des arbres, les Arabes à la mer, les homosexuels dans la Seine, les juifs au four, et ainsi de suite. Voilà les pensées profondes de ce parti ».
Le Front National, plutôt que de faire profil bas, a affirmé être sur le point d’engager une procédure judiciaire contre la ministre. Mais si ce parti devait convaincre quelqu’un qu’il n’est pas raciste, ce n’est pas la justice, c’est surtout ses militants, qui ne semblent pas du tout au courant et qui rappellent cette vieille blague : le requin n’attaque jamais l’homme, le problème c’est qu’il ne le sait pas. Le Front National n’est pas raciste ? Ses militants, en tout cas, n’ont jamais été prévenus.

  1. Si le Front National se met à exclure systématiquement ses candidats imbéciles, des problèmes d’effectifs risquent rapidement de se faire sentir. []
  2. Sur Universciences : L’homme est un singe, avec Pascal Picq. []
  3. Jared Diamond : Le troisième chimpanzé : Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain. []
  4. Desmond Morris : Le Singe nu. Bien d’autres biologistes, éthologues, zoologues, primatologues, paléoanthropologues, chacun selon sa discipline, rangent l’homme parmi les singes, sans états d’âme particuliers. Le mot singe est cependant problématique en Français car il ne distingue pas les petits primates (monkeys, en anglais), des grands singes anthropoïdes (apes). []

Il faut que tout change pour que rien ne change

Ces jours derniers, les policiers italiens ont repêché plus de trois cent cadavres au large des côtes de Lampedusa, une petite île italienne située au carrefour de la Tunisie, de la Libye, de la Sicile et de Malte. Le nombre total n’est sans doute pas connu : une embarcation sur laquelle se trouvaient cinq cent érythréens, somaliens et ghanéens, partie de Libye, a fait naufrage aux abords de l’île. Éric Zemmour a expliqué sur iTélé que, si cet événement était bien triste, il s’agissait de gens qui « envahissent un pays sans autorisation » qui « prennent leurs risques », blâmant tout de même l’Italie et l’Europe d’avoir « laissé croire à ces gens qu’ils pouvaient venir, qu’ils seraient accueillis ». Peu importe Zemmour lui-même, qui est un peu fou, apparemment prêt à tout pour se faire haïr. Mais dans son discours, on trouve un détail terrible car partagé par de nombreux français : l’idée que l’Union européenne est une forteresse convoitée par des populations avides qui n’ont qu’un but, celui de nous envahir.

lacroixinfo

Dans un ancien article, sur un autre blog, j’avais parlé d’un article prospectiviste paranoïaque paru dans Le Nouveau Détective. La carte montrée était quasiment identique à celle-ci.

L’infographie ci-dessus a été publiée par le journal La Croix, journal catholique, premier (et presque unique) quotidien à avoir fait sa « une » sur la tragédie de Lampedusa. L’article de La Croix, intitulé Comment l’Europe cherche à contrôler ses frontières, est plutôt dépassionné, quoique critique envers l’obsession sécuritaire de l’Union Européenne, mais la carte qui l’illustre contredit la position humaniste du journal, on y voit de menaçantes flèches qui sembles coordonnées pour fondre sur la citadelle Europe et qui rappellent les invasions barbares que nous racontaient les atlas historiques, avec leur lot de hordes chevelues sorties de nulle part pour détruire Rome. Cette image, du reste, était fausse : les Francs, les Alamans, les Goths, les Burgondes, les Vandales, etc.1, étaient souvent liés à Rome par le commerce ou en y étant très officiellement fédérés, et s’il y a bien eu des guerres et des batailles, au cours des derniers siècles de Rome, beaucoup de « barbares » étaient surtout des civils poussées vers l’ouest par les redoutables Huns, venus d’Asie centrale. De tout temps, et aujourd’hui encore, la première raison d’émigrer, c’est l’envie de protéger sa famille de la guerre et de la faim. Présenter la chose comme des mouvements militaires, comme une stratégie coordonnée d’envahissement, n’est pas très sain. Je remarque en tout cas que les chiffres mentionnés sur la carte de La Croix sont assez négligeables.

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Il y a une semaine, le premier ministre italien, Enrico Leta, a donné la nationalité italienne à toutes les victimes du naufrage. Les morts ont enfin le droit à un passeport européen, le « trésor » pour lequel ils sont morts. Voilà qui rappelle effectivement les guerres, où l’on célèbre à peu de frais les pauvres gens morts au combat pour des intérêts, généralement financiers, qui les dépassent. Ici, on récompense ceux qui ont eu le bon goût de mourir. Les cent-quatorze rescapés du naufrage, ont quant à eux été présentés au parquet d’Agrigente, en Sicile, pour immigration clandestine. Ils encourent non seulement l’expulsion, mais aussi une amende de cinq mille euros2.

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Ce qui distingue un prince saoudien, autorisé à se balader sur les Champs-Élysées, d’un souffreteux somalien au moment de passer la frontière, c’est bien entendu l’argent : selon ce qu’on possède, on sera un touriste ou un immigré clandestin, une bénédiction pour le commerce ou une menace pour les populations, la sauvegarde de la culture ou que sais-je encore. Un acteur américain qui achète une villa sur la côte d’Azur, c’est bien, même s’il occupe des hectares de terrain. Un rrom qui vit entre trois bouts de tôle à côté d’une autoroute, c’est mal. On ne prête de bonnes motivations qu’aux riches.

Le riche qui va chez le pauvre, c’est le touriste, c’est l’invité, et le pauvre qui va chez le riche, c’est l’immigré, le mendiant, l’indésirable. C’est presque idiot de le rappeler, c’est une évidence, mais cette évidence en appelle une autre : si l’on veut éviter une immigration économique, clandestine ou non, la solution n’est pas tant d’ajouter des murs que d’améliorer l’horizon des gens qui habitent dans les pays les plus pauvres et les plus dangereux du monde. Pour qu’un jour, chaque être humain ait le droit d’être un simple touriste.

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à La Défense : les tours Areva et Total, deux sociétés co-actionnaires qui croient à la mondialisation, puisqu’elles vont chercher des ressources à vil prix dans les pays pauvres (et y sont régulièrement accusées d’ingérence politique, sans doute pas par erreur) pour les vendre sous forme d’énergie dans nos pays riches. Nous roulons, nous nous éclairons et nous nous chauffons avec la pauvreté de ceux que nous refoulons aux frontières de l’UE.

La guerre civile en Somalie n’est pas un hasard malheureux : ce pays sert de terrain d’affrontement pour des intérêts très divers, comme ceux des compagnies pétrolières, des marchands d’armes3 ou des États-Unis, de la ligue arabe, de l’Éthiopie, sans parler des petits chefs locaux qui se disputent le contrôle des différentes régions. Si rien de tout ça ne s’arrange, c’est peut-être qu’il y en a que cela arrange. Avoir des pauvres à nos portes a un autre avantage : c’est un épouvantail commode pour que les populations européennes, en se sentant privilégiées, acceptent peu à peu chez elles un retour aux inégalités les plus exagérées.

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Tancrède (Delon) et Salina (Lancaster) dans l’adaptation d’Il Gattopardo, par Luchino Visconti (1962).

Chaque fois que j’entends parler de l’île de Lampedusa, je pense à la phrase assez profonde que le prince Giusepe Tomasi de Lampedusa place dans la bouche de son personnage Tancredi, dans Le Guépard : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ». Certains comprennent cette réflexion dans un sens opportuniste : il faudrait faire semblant de suivre les mouvements pour mieux les contrôler4 — ce qui, dans le roman, consistait à accepter la révolution républicaine pour sauver la monarchie plutôt que de l’affronter dans une lutte perdue d’avance — une histoire cynique de chêne et de roseau, quoi.
Je l’interprète différemment, ou plus largement, j’y vois l’affirmation qu’il faut accepter l’impermanence des structures sociales et politiques qui, sans changer de nom, se métamorphosent sans cesse. Si l’on veut préserver ce que l’on y aime, il faut s’adapter à ce qui y change. C’est une terrible erreur de croire que si une boite n’a pas changé d’aspect extérieur, ce qu’elle contient n’a pas changé non plus. Si le parti politique auquel on a toujours souscrit se trahit, alors peut-être faut-il voter pour un autre parti. Si la social-démocratie prospère que voulait être l’Union européenne n’est plus ni sociale, ni démocratique, ni prospère, et détruit la classe moyenne (cette passerelle entre les pauvres et les riches qui fait défaut aux pays du tiers-monde), alors il est temps de se poser des questions.

J'ai participé à l'enregistrement de "tout le monde va y passer" sur France Inter, face au sémillant Lorànt Deutsch. Avant l'émission j'ai prévenu que je comptais asticoter ce jeune homme sur l'idéologie passéiste et réactionnaire que véhiculent, sciemment ou pas, ses travaux sur l'histoire de France, mais je n'ai pas réussi à en placer une.

J’ai participé à l’enregistrement de « tout le monde va y passer » sur France Inter, face au sémillant Lorànt Deutsch. Avant l’émission j’ai prévenu que je comptais asticoter ce jeune homme sur l’idéologie passéiste et réactionnaire que véhiculent, sciemment ou pas, ses travaux sur l’histoire de France, mais je n’ai pas réussi à en placer une, je parle beaucoup trop lentement et lui beaucoup trop vite.

Le racisme et le nationalisme sont bien le refus d’admettre l’impermanence de tout ce qui vit (un organisme biologique comme un organisme social), et l’envie de conserver ses certitudes : un pays aurait une « âme éternelle », quand bien même ses frontières, les langues qu’on y parle, la manière dont on y vit, pense, parle, ou mange, ne cesse de changer. C’est une erreur puérile aux conséquences graves. Je dois être un peu bouddhiste sur les bords, parce que je pense qu’il faut accepter le vertige de l’impermanence, et même en jouir (je me comprends).

Venons-en donc à la parution de Hexagone, le nouveau livre à succès du sympathique mais un peu inconséquent Lorànt Deutsch, où celui-ci continue de diffuser une idée de « France éternelle » dont la pureté est tout aussi éternellement assiégée par de méchants estrangers. On peut et on doit combattre ces idées, mais ce n’est pas une question de personne : Deutsch est un symptôme, le produit d’une histoire du rapport à l’histoire, il ne fait que répercuter le roman exophobe que la France s’est inventée pour exister, et notamment sous la IIIe République (où il a notamment servi à légitimer la colonisation). Depuis cette époque, l’histoire est devenue une science sérieuse, et surtout, le monde n’a cessé de se mondialiser, il n’est plus constitué d’îlots indépendants et ignorants les uns des autres : vous utilisez le même téléphone portable que le jihadiste dans son camp d’entraînement, un pet de mouche dans le Morgan Stanley Building a une incidence sur nos retraites et notre santé, une guerre dans un pays dont le nom ne vous dit rien change votre facture de gaz et provoque une guerre pour contrôler un autre pays sur le territoire duquel passe le gazoduc qui vous approvisionne, vous dansez parfois sur la même chanson qu’un ou deux milliards de gens, on chasse (ou pire) les clochards des rues de certains pays lointains pour y lisser l’image qui apparaîtra sur votre téléviseur lors d’une coupe du monde de football, etc., etc.

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Je ne lirai pas « La fin de la mondialisation » par François Lenglet, mais son titre et ce que je sais de son propos me font rire5. Il oppose la « mondialisation » au « protectionnisme », alors que les deux sont liés, les frontières et le protectionnisme servent juste à déséquilibrer la donne. La mondialisation est un phénomène plus fort que jamais, où tout est lié : si vous avez envie d’acheter un téléphone tous les six mois, des sociétés chinoises qui revendent des matières premières aux prestataires des fabricants de téléphone achèteront du cuivre de contrebande venu de France, par exemple, où il aura été dérobé, au prix de dysfonctionnements ferroviaires, le long des lignes de chemin de fer, peut-être par des rroms originaires des Balkans à qui les lois européennes ne permettent pas d’occuper des emplois légaux en France. On peut ajouter un nombre infini de paramètres à l’équation : spéculation sur les matières premières, rareté de certaines ressources, pressions politiques diverses,…

Mon propos est sans doute plus confus que jamais, alors je vais le résumer : nous sommes tous, nous les sept milliards d’êtres humains qui peuplent cette planète, dans le même bateau. Et bien sûr nous partageons ce caillou perdu dans le vide non seulement avec nos congénères, mais aussi avec tout ce qui est vivant sur Terre : flore et faune. Alors si nous voulons survivre, il va falloir changer des choses.
Pour que tout reste ce qu’il est, il faudra que tout change.

  1. Les « barbares » sont plus « nos ancêtres » que les Gaulois/Celtes, qui ont dû se réfugier plus à l’Ouest, en Irlande, en Angleterre, en Bretagne. Bien entendu, « nos ancêtres » ne signifie pas grand chose. []
  2. À lire aussi, le texte de Valérie/Crêpe-Georgette sur Frontex, l’agence qui s’occupe d’intercepter les migrants clandestins. Edit 21/10 : lire aussi ce texte de Xavier de la Porte : Internet et migration, pour une déclaration d’indépendance du cyberespace. []
  3. Le saviez-vous : Serge Dassault, marchand de canons,dispose d’une fortune personnelle qui dépasse le PIB de la Somalie (comme celui de l’Érythrée, autre pays d’origine des naufragés de Lampedusa). J’ignore si ses avions de guerre passent dans le ciel somalien. []
  4. C’est un peu ce qui s’est passé en France avec l’élection de François « Le changement c’est maintenant » Hollande : pour sauvegarder les « acquis » des plus fortunés sous Sarkozy, il fallait concéder un changement de tête, de manières, de parti : tout changer pour que tout reste ce qu’il est. []
  5. On remarque que le livre est mis en exergue par la chaîne Relay, qui s’appelait autrefois Relais H (héritière d’un accord cent-cinquantenaire entre la société Hachette – désormais Lagardère – et la SNCF), chaîne renommée pour pouvoir être exportée dans le monde entier. À côté du nom, on remarque une petite représentation de notre planète, qui le signifie assez clairement. []