Archives mensuelles : novembre 2019

Le spectacle de la politique

(note : le début de l’article pose le contexte, car je voudrai m’en souvenir quand je le relirai dans six mois et que tout ça sera devenu une anecdote. Si vous savez déjà tout, sautez à la conclusion)

Le turbulent Juan Branco1 vient de sortir un scoop assassin : lors du conflit social Ecopla, en 2016, François Ruffin et Emmanuel Macron ont mis au point une stratégie de communication commune, une véritable mise-en-scène de leurs négociations.

Voici l’extrait de la conversation qui vient d’être diffusée par Branco :

RUFFIN — Je pense que si on réfléchit stratégie, le mieux c’est que vous soyez vivement interpellé et publiquement par les salariés d’Ecopla. Ça fera un épisode. Et ensuite que vous, vous y répondiez en disant : Ben moi, je suis prêt à me déplacer sur place. Ben ça fait un deuxième épisode.
MACRON — Ok… ok. Un, on échange sur le dossier. Deux, on vous tient au courant des avancées. Trois, vous, vous m’interpellez publiquement. Quatre, dans la foulée, on cale ensemble une date de déplacement, avant le 5 octobre. Et on voit comment on la communique ensemble.
RUFFIN — Et je pense que l’on sort d’ici en n’étant pas contents.
MACRON — Oui.

QG d’Emmanuel Macron, Tour Montparnasse, le 12 septembre 2016

Bien entendu, il est un peu troublant d’imaginer qu’un tel dialogue ait effectivement pu se tenir entre deux hommes qui sont censés être des adversaires2 : imagine-t-on Batman et le Joker répéter leurs combats ? Dès la publication de cet enregistrement sonore, chacun s’est positionné en fonction de ses opinions préétablies, allant du biais de confirmation ruffinosceptique (« Je le savais bien que Ruffin était bidon ! ») au déni techno-complotiste clairement désespéré (« Avec l’IA on peut trafiquer n’importe quoi, rien ne prouve que l’enregistrement soit authentique »). Malheureusement pour ceux qui plaçaient leurs espoir dans l’hypothèse que le document fût faux, l’enregistrement est bien authentique, puisque François Ruffin l’a aussitôt admis lui-même dans Le Monde :

« Je veux bien qu’on me donne des leçons de morale. Mais quand tu es une petite entreprise, comment tu mobilises le monde politique et médiatique ? Je ne suis pas dans la honte. J’ai une foi. Je mène un combat. On a fait tout notre possible pour la boîte, on était prêts à occuper l’usine. Si Macron est une carte pour peser, je prends cette carte et je la joue. »

J’ai l’impression que les soutiens de Ruffin se sont contentés de cette explication et sont instantanément passés d’un plaintif Say it ain’t so, Joe3 à un rassurant rappel au contexte : il fallait sauver l’usine, tous les moyens étaient bons, et puis d’abord, cette nouvelle « exclusive » est du réchauffé.
Il est en effet important de noter que le scoop de Juan Branco n’en était pas un : cet enregistrement avait en fait été diffusé à l’époque par Radio Nova dans une série intitulée QG de Campagne. Il n’avait pas suscité d’émoi particulier en son temps (ses statistiques de consultation jusqu’hier étaient si faibles qu’il aurait difficilement pu en être autrement), ce qui s’explique entre autres, comme l’écrit Daniel Schneidermann, par le fait que « les deux protagonistes, dans l’intervalle, ont changé de statut » — l’un était journaliste, l’autre n’était encore qu’un ancien ministre qui s’apprêtait à partir en campagne, leur petite cuisine était plutôt anecdotique. Dans son montage en vidéo, Juan Branco ne signale pas que la conversation entre Macron et Ruffin se fait en présence des salariés grévistes, et non à leur insu : si une comédie a été jouée, ce n’était pas pour eux, c’était pour les médias, pour le public, pour nous.

Guignol et le marquis (Photo : Guignol Guérin, licence CC-BY-SA 4.0)

Beaucoup de gens se sont inquiétés des effets de la manœuvre de Juan Branco, disant qu’elle ne pourrait que faire du tort à la gauche : faut pas désespérer Billancourt ! Et beaucoup se sont dit que tout cela profiterait sans doute surtout à Macron (à qui personne ne semble avoir reproché cette affaire) et à l’extrême-droite, friande de preuves d’un « tous pourris ! ».
Branco, bien entendu, n’en démord pas et insiste : l’opposition entre Ruffin et Macron est factice et se fait sur le dos des ouvriers.

Si les gens que je lis et que je fréquente sur les réseaux sociaux sont représentatifs, alors pas la peine de craindre que le scoop de Branco fasse le lit de l’extrême-droite : celui que cette sortie a le plus sûrement décrédibilisé, c’est son auteur. Il « cherche à faire le buzz », il « fout la merde », c’est un « pervers narcissique ». Lui-même habitué à développer une vision complotiste du monde politique, Juan Branco se voit à son tour suspect de servir des intérêts nauséabonds… L’artificier est victime de sa propre bombe.

Usul (104 000 followers) renvoie Juan Branco (66 000 followers) à sa classe sociale d’extraction.

En se lançant dans une manœuvre aussi agressive envers une des rares figures de la gauche qui ait conservé sa popularité intacte y compris au delà de son camp politique, il est probable que Juan Branco révèle surtout l’étendue de ses ambitions, et se pose en concurrent de François Ruffin, qui comme lui (mais avec plus de succès) a été présenté aux élections législatives sous l’étiquette de la France insoumise, et qui comme lui a une réputation de franc-tireur vis à vis du mouvement. Je vais peut-être me lancer ici dans une délirante extrapolation façon Juan Branco mais mon intuition, c’est que ce jeune homme s’envisage candidat aux élections présidentielles, dès 2022, et commence son ascension en tentant d’éliminer celui qui squatte son créneau ce qui, si jamais j’ai raison, fait de lui un authentique politicard, mais pas un très bon puisqu’il a clairement mal évalué l’équilibre des forces et des soutiens. Avoir une nombreuse cour de fans sur les réseaux sociaux fait vite perdre le sens commun il est vrai.

Minute papillon !

Il reste tout de même un point à éclaircir, un point qu’on ne peut pas tout à fait laisser passer : Ruffin et Macron (avec l’accord lucide de leurs équipes respectives) ont bel et bien mis en scène leur opposition. Je suis certain qu’ils ne sont pas spécialement copains (ça vaut ce que ça vaut mais je note qu’ils se voussoient), je suis certain que leurs buts politiques diffèrent.
Dans un sens, et certains l’ont fait, on pourrait se réjouir que malgré ce qui les sépare, ils se soient ici montrés capables de travailler ensemble (mais sans succès, car ça n’aura rien changé) à l’avenir des salariés d’une entreprise en péril. Mais tous les moyens sont-ils bons pour parvenir à un résultat en politique, y compris le mensonge ? Est-ce que la moindre des choses que l’on doit aux citoyens, aux électeurs, à ce « peuple » dont on nous rebat les oreilles, ce n’est pas un minimum de transparence ? Ça me fait mal de le dire, mais sur le fond, c’est sans doute Juan Branco qui a raison de pointer la théâtralisation des oppositions de politiciens qui, passés par les mêmes formations4, se distribuent les rôles, parfois sans convictions personnelles fortes5. D’instinct, j’ai l’impression que Ruffin comme Macron ne trichent pas spécialement sur le fond de leur engagement, ils jouent a priori leur propre rôle, mais il s’agit bel et bien d’un rôle, et on est en droit de voir en eux deux de pragmatiques communicants.

« Chiqué ! ». Deux catcheurs, CM Punk et Daniel Bryan (photo Eve Rinaldi, licence CC-BY-SA 2.0)

Juan Branco tire de tout cela des enseignements sur la duplicité de deux hommes politiques, mais cela me semble un peu simplet. Et si cette affaire en disait bien plus sur les attentes du public que sur Macron et Ruffin ? Et si c’était vous et moi (et bien entendu les médias qui se plient à notre demande) qui réclamions notre dose de spectacle. Et si c’était nous qui avions besoin de pantomime, d’oppositions tranchées, de bons et de méchants, de personnages caricaturaux, de coups de gueule calculés, de camp à choisir, de scénarisation, de séquence, de fiction ? Et si c’était nous qui n’étions pas vraiment capables de supporter le travail politique rationnel et sincère ?

  1. Il y a quelques jours seulement je me suis amusé à pasticher la littérature quelque peu autocentrée de ce jeune homme : hyperbate.fr/fatras/2019/11/23/crepusco/ . []
  2. On se rappellera la lettre ouverte à Emmanuel Macron par François Ruffin dans Le Monde, en mai 2017, juste avant l’élection présidentielle, qui martelait : « Vous êtes haï par « les sans-droits, les oubliés, les sans-grade » que vous citez dans votre discours, singeant un peu Jean-Luc Mélenchon. Vous êtes haï, tant ils ressentent en vous, et à raison, l’élite arrogante (…)Vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï ». []
  3. Chanson de Murray Head qui reprend le cri d’un supporter à un joueur de Baseball des années 1920 qui avait été accusé d’avoir accepté de truquer un match. Derrière ce prétexte, la chanson évoquait la sidération des soutiens de Richard Nixon face à l’affaire du Watergate. []
  4. François Ruffin n’a fait ni Sciences-po ni l’Ena, mais pour l’anecdote, il est assez amusant de rappeler qu’il a fréquenté le même collège jésuite qu’Emmanuel Macron : La Providence, à Amiens, []
  5. Mes passages sur des plateaux de télévision, dans des studios de radio, mon service, dans un ministère, ou encore mon observation de la vie politique communale, me laissent penser que les « amis politiques » sont parfois très froids les uns avec les autres hors caméras, et que certains « ennemis politiques » peuvent, en « off » faire preuve d’estime ou d’amitié. []

Viol au second degré

(Je n’avais pas spécialement envie de parler d’Alain Finkielkraut ou de Roman Polanski, à dire vrai. Mais quelques défenses de l’un et de l’autre lues ici ou là m’attristent et me forcent à écrire ces quelques lignes. Comme Finkie, je vais tenter un truc, attention les mirettes.)

Mettons les choses au clair, en disant « Violez, violez, violez », il me semble évident qu’Alain Finkielkraut tentait non pas de l’humour au second degré comme l’ont dit certains mais une maladroite hyperbole, une outrance destinée à nous faire comprendre que bien entendu, il n’appelle personne à commettre un viol. Eh oui, qui lancerait un aussi absurde mot d’ordre ? Un Finkie énervé, excessif, un peu ridicule, c’est toujours un moment télégénique, idéal pour les extraits de dix secondes qu’on se partage ensuite avec gourmandise sur les réseaux sociaux. Je ne sais pas s’il est vraiment honnête d’avoir laissé entendre que l’académicien ronchon était sérieusement en train d’exhorter les hommes au viol et d’avouer commettre le viol conjugal.
Et puis comme l’ont fait remarquer ses premiers défenseurs : il manquait le contexte.

«Violez, violez, violez ! Je dis aux hommes : violez les femmes. D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs, et elle commence à en avoir marre ».
Un humour impayable.

Bon et puis il y a pire que Finkelkraut !
Il y a cet horrible Imam (hein ? Qu’est-ce qu’il raconte ?), qui a une tête à organiser des prières clandestines dans des parkings de Seine-Saint-Denis, qui dit « Allahou Akbar » et qui est sans doute même musulman.

Des propos scandaleux que les féministes intersectionnelles décoloniales se gardent bien de dénoncer !

Je traduis :

« Si la jeune fille est pubère, et surtout si elle a un petit ami, alors il est licite pour un homme mûr d’abuser d’elle, même si elle n’est pas consentante. Ce n’est pas vraiment un viol.

Scandaleux, non ? On tracasse Alain Finkielkraut alors qu’il y a dans les territoires perdus de la République des salauds pour dire des horreurs pareilles ! Franchement, c’est du deux-poids-deux-mesures, les « maccarthystes néo-féministes » (© Pascal Bruckner) n’hésitent pas à chercher des poux à un honorable académicien qui tente un trait d’humour, mais se gardent bien de protester lorsque des abominations sont proférées par un arabe musulman de banlieue.

Bon, je vous ai bien eu, moi aussi (et je ne suis pas drôle, moi non plus), la citation n’est pas d’un horrible religieux, ce personnage est imaginaire, les mots écrits en arabe sont extraits d’une recette de cuisine (oui, c’est fou, mais la langue arabe peut servir à d’autres choses qu’à véhiculer des fatwas !), et pour la « traduction », j’ai juste paraphrasé… (roulements de tambours)… Alain Finkielkraut ! En effet, après son « Violez, violez, violez ! », c’est exactement ce qu’il a dit : la victime de Roman Polanski avait peut-être treize ans mais elle était pubère, alors bon, ce n’était pas vraiment un vrai viol, et puis elle avait un petit ami, alors hein, elle n’était pas tout à fait non-consentante.
Eh oui, c’est cela que l’on découvre en « replaçant l’extrait dans le contexte » : Alain Finkielkraut minore le viol d’une fille de treize ans (« et neuf mois », précise-t-il), en utilisant comme circonstance atténuante que celle-ci avait déjà enlacé un garçon : si on en a enlacé un, on ne peut pas refuser ses faveurs à d’autres. C’est précisément ce dont Caroline de Haas l’accusait juste avant qu’il ne lance son « Violez ! », accusation dont il a, donc confirmé la valeur, annulant toute l’éventuelle pertinence de son effet rhétorique.
Peut-être pouvait-on dire et penser des choses pareilles quand Alain Finkielkraut était jeune, je ne sais pas, je n’étais pas né, mais aujourd’hui, ce n’est pas admissible. Finkie se vante d’être un peu ringard, se prend pour la mauvaise conscience de la modernité, c’est bien, mais en dévoilant pareille vision des femmes, qui dès lors qu’elles entendent disposer librement de leur corps peuvent être considérées comme des objets offerts à qui veut en user, il se montre terriblement rétrograde et se révèle bien plus copain des Talibans que de quiconque.

Je comprends très bien que l’on défende Polanski par amitié, par fidélité, en disant que quarante-cinq ans ont passé, qu’il a changé et qu’il a droit à la rédemption, que c’était une autre époque, qu’il a exprimé ses regrets, que sa victime l’a pardonné, que le juge qui l’a poursuivi avait instrumentalisé l’affaire à des fins électorales (dans un pays où les juges sont élus), etc.
Fort bien. Pourquoi pas. On peut défendre l’auteur d’un crime passé. Le pardon, c’est bien, l’amitié, c’est bien. Ça pousse parfois à commettre des erreurs, mais ce sont de beaux sentiments tout de même.
En revanche ce qu’on n’a pas le droit de faire, c’est de défendre le crime lui-même.
Et j’accuse (eh…) Alain Finkielkraut (et quelques autres) de l’avoir fait. Et pas seulement cette semaine, ce n’est donc plus exactement une maladresse. Et il n’y a pas vraiment de quoi rire.

Ceux qui se bouchent le nez

J’avais parlé ici même de la réaction très hostile d’une partie de la communauté des designers graphiques à l’annonce de la création d’une résidence au Centre National du Graphisme, dotée par l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA).
Cette semaine, une grogne comparable touche une manifestation qui m’est chère : le festival des Utopiales, à Nantes.

à gauche, une affiche annonçant le concours de nouvelles lancé par l’Andra et Usbek et Rica. À droite, un pastiche qui a circulé pour dénoncer la tenue de ce concours. L’illustration est assez intrigante (et pas très réussie, il faut le dire).

Je n’étais pas aux Utopiales, je n’ai pas suivi la chronologie de l’affaire, je connais juste la conjonction de faits dont un certain nombre de personnes se sont émues1 :

  • L’ANDRA, en association avec Usbek et Rica, a organisé un concours de nouvelles sur le thème des déchets nucléaires.
  • Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) est partenaire des Utopiales (depuis 2011, en fait, et ça n’a jamais été caché). Le président des Utopiales, l’astrophysicien Roland Lehoucq, est par ailleurs employé du CEA2. Les Utopiales ont aussi comme partenaires l’INRA ou l’INSERM, deux autres centres de recherche d’État.
  • Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence de l’innovation de défense, a effectué deux interventions publiques aux Utopiales.
  • Enfin, Roland Lehoucq, toujours lui, a été annoncé comme coordinateur de la Red Team, une équipe d’auteurs de science-fiction chargés d’aider l’armée française à réfléchir à son futur3

Le partenariat des Utopiales avec le CEA est une question assez anecdotique, mais on ne commettra sans doute pas d’erreur en considérant que les trois autres points vont dans le même sens : des administrations nationales aux missions critiques pensent avoir quelque chose à gagner à entamer un dialogue avec des auteurs de science-fiction.
Qu’ils aient reçu une formation académique véritable dans le domaine ou qu’ils soient juste des lecteurs passionnés de magazines de vulgarisation, les auteurs de science-fiction disposent souvent d’une culture scientifique solide et plutôt universelle — universelle au sens où ils ne restreignent pas leurs préoccupations à un seul champ disciplinaire, ils peuvent s’intéresser à la fois aux sciences sociales, à la zoologie et à la physique quantique, par exemple, ce qui leur permet de réfléchir librement en croisant des disciplines, chose qui est certes désormais encouragée dans le monde scientifique (interdisciplinarité pluridisciplinarité transdisciplinarité,…) mais reste toujours complexe à mettre en place. L’imagination des auteurs de science-fiction, même les plus rigoureux, n’est pas bornée par l’état de l’art des technologies actuellement disponibles puisque par définition leur vocation est d’imaginer (dans un souci de cohérence interne) les conséquences d’hypothèses qui vont de l’anticipation prospective immédiate aux hypothèses complètement spéculatives. Quoi qu’il en soit, les auteurs de science-fiction disposent sans doute de tous les outils pour faire des propositions inattendues.

Du point de vue des auteurs, eux-mêmes, outre les opportunités de rémunération (ça aussi, c’est sale, apparemment !) ou de diffusion, un partenariat me semble tout aussi intéressant, par les expériences passionnantes qu’il promet en confrontation avec le monde réel. Un beau défi.
Je suis stupéfait de voir que certains membres de cette communauté s’indignent par réflexe et veulent même forcer leurs pairs à se rallier à leur indignation sous peine d’être qualifiés de salauds et de vendus : le nucléaire, c’est sale, donc on n’y touche pas4 ; et la guerre, c’est mal, donc on ne parle pas aux militaires.
Au passage, ce que j’aime beaucoup au festival des Utopiales, personnellement, c’est qu’on y parle avec tout le monde, et que peuvent être pris au sérieux écrivains, traducteurs, éditeurs, illustrateurs, mais aussi scientifiques, politiques, membres du monde associatif ou professionnels divers, et le tout sans hiérarchie établie a priori5 autre que le talent et la pertinence du propos.

Des bribes d’une longue conversation repérée sur Facebook. Je masque les noms, mais plusieurs intervenants sont des auteurs œuvrant dans les « littératures de l’imaginaire » (mais les plus virulents ne sont pas forcément des auteurs de science fiction dite « hard sci-fi »). Roland Lehoucq peut avoir les oreilles qui sifflent, car il est beaucoup pris pour cible, parfois avec un curieux mélange de procès d’intention naïfs et de complotisme qui laisse prendre pour furtives des informations tout ce qu’il y a de publiques et d’officielles. Ce qui m’a étonné à la lecture de cette conversation, c’est de voir des amateurs de science-fiction réduire le potentiel du genre à celui d’outil de propagande, de communication. Et au passage, je me demande bien où il est dit que le concours de nouvelles de l’ANDRA doive nécessairement aboutir à la production de textes pro-nucléaires militants.

Je ne comprends pas bien toute cette indignation, et je la trouve bien vertueuse, au sens négatif du mot. Certes, peu parmi nous ont eu leur mot à dire lorsque des gouvernements français ont décidé de la doctrine d’indépendance militaire et énergétique de notre pays, nous n’en sommes pas responsables et il serait un peu fort de nous en tenir comptables ou de nous interdire d’en faire la critique. Chacun est libre de contester les modalités de la décolonisation, ou de critiquer le rang géopolitique que De Gaulle et la plupart de ses successeurs ont voulu que la France conserve. Et chacun est libre aussi de penser que la dépendance de la France envers l’industrie nucléaire est un danger pour l’avenir6. Mais notre mode de vie ne reste pas moins tributaire de ces choix passés. Personne ne se plaint, en appuyant sur l’interrupteur, de voir de la lumière apparaître. Et peut-on se plaindre que les déchets nucléaires, qui existent et qui ne cesseront d’exister quand bien même la filière nucléaire serait démantelée, soient gérés plutôt que coulés au large de nos côtes ou abandonnés dans des terrains vagues ?
Personne ne se plaint non plus que la France échappe un peu plus que d’autres à son statut de vassal des États-Unis7. Je me considère comme anarchiste (mais attaché à l’État, ce n’est du reste pas incompatible), je ne suis pas nationaliste, je n’ai pas de goût pour la guerre (on dit que les militaires de carrière la détestent eux les premiers), j’ai été objecteur de conscience, le drapeau et la Marseillaise ne me tirent pas de larmes et je ne suis pas sûr de pouvoir apporter mon soutient à tout ce que l’armée française fait hors des frontières du pays. Pourtant je constate que nous ne sommes pas à ce jour une colonie russe ni, quoi qu’on en dise, un satellite servile des États-Unis. Et cette indépendance a sans doute des répercussions jusqu’à la vitalité de notre cinéma ou de notre littérature.
Enfin, on peut détester les képis, mais les témoignages d’agents de nos services de renseignement et d’action — qui sont des policiers ou des militaires — laissent percer que, pour que nous puissions tous dormir sur nos deux oreilles, il faut que d’autres veillent discrètement8 sur notre tranquillité, car il existe, dans le monde qui nous entoure, des États, des groupes terroristes, crapuleux ou sectaires (et certains qui sont tout ça à la fois), qui ne nous souhaitent pas que du bien.
Bien sûr, tout ça se discute, mais le monde est complexe, et les prises de position simplistes ne me semblent ni pertinentes ni utiles, il ne suffit pas d’en balayer toute référence d’un revers de main pour que des problèmes disparaissent.

Si l’on tient à faire fermer Areva (enfin Orano, à présent), Total, les centrales d’incinération ou même les usines Lubrizol, il ne faut pas manifester devant, il faut abandonner l’automobile, réduire radicalement nos besoins en électricité et nos habitues de consommation. Il existe un modèle sincèrement vertueux au niveau écologique au sein de pays développés : celui des Amishs, qui sont autonomes pour se déplacer, se loger et se nourrir. Mais leur autonomie ne se peut qu’au prix d’un renoncement à la liberté individuelle au profit de la communauté, à un repli sur soi et à un abandon de toute ambition de changement.
Photo : Frank J. Aleksandrowicz (1973) – domaine public

C’est précisément ce qui me gène dans les positions vertueuses. Outre leur impossibilité à composer avec tous les paramètres d’une situation, et parfois il faut le dire, leur fond de tartuferie, il me semble qu’elles constituent aussi un refus d’embrasser le monde dans sa complexité et dans sa démesure, un manque de curiosité. Il est facile de se faire croire que tout peut se régler en prenant position « pour » ou « contre » ceci ou cela, comme le font les amuseurs de BFM ou CNEWS. Il est facile de se faire croire qu’à tout problème on peut opposer une solution simple (« supprime un e-mail pour sauver un arbre »9). il est facile de se faire croire que les méchants consommateurs de pétrole ne sont pas les automobiles mais les porte-conteneurs géants, comme si ce n’était pas pour nous (nos biens électroniques, nos vêtements, nos fruits et légumes exotiques ou hors saison,…) qu’ils naviguaient. Il est facile de se faire croire que l’on peut changer de modèle économique ou industriel par caprice et en un instant. Il est facile, enfin, de se faire croire que nous sommes de blanches colombes qui n’ont rien à voir avec tout ce qui est un peu sale. Je peux vaguement concevoir qu’on ne se résigne pas à admettre que rien ne soit idéal, qu’entre plusieurs maux, il faille effectuer des choix d’ordre politique, avoir une vision à la fois informée, pragmatique et prospective : tout ça demande des efforts. Mais ceux qui refusent de s’y engager doivent accepter que d’autres effectuent ces choix pour eux, et admettre qu’il est un peu étrange de leur en faire reproche.

En dialoguant avec des acteurs véritables, en se rendant là où les choses se passent, les auteurs de science-fiction ou les chercheurs en design ne participent pas à une improbable opération de manipulation de l’opinion, ils sont témoins et peuvent apporter une voix et des idées. Je ne comprends pas une seconde où est le problème.

  1. Je me suis bien embêté pour savoir s’il fallait accorder « ému » à « un nombre » ou aux « personnes ». Apparemment on a le choix, selon le sens que l’on veut privilégier : individuel ou collectif. Mais bon je ne suis pas complètement sûr de moi, chaque solution possible me gène l’œil. []
  2. Le CEA, dont les préoccupations s’étendent désormais aux « énergies alternatives », est un des plus prestigieux organismes de recherche au monde. []
  3. Lire : Science-fiction : quand l’armée recrute des auteurs pour préparer l’avenir. []
  4. Une réflexion pertinente soufflée par l’autrice Jeanne-A Debats : les scientifiques qui trouveront (espérons) comment calmer le réacteur de la centrale de Fukushima doivent-ils par avance renoncer à un Prix Nobel ?
    Et j’ajouterais : doit-on aujourd’hui les priver de financement dans leurs recherches, puisque « le nucléaire c’est sale » ? []
  5. J’exagère un peu : une super star internationale de la science ou de la science-fiction remplissent plus les salles de conférences qu’un obscur auteur débutant. Reste que l’on est loin de la hiérarchie des plateaux médiatiques. []
  6. Et il y a des raisons de s’inquiéter, car plus le temps passe et plus la probabilité d’un accident tel que ceux de Three miles Island, Tchernobyl ou Fukushima s’approche de 1, et il n’est pas sûr que ce sera facile à encaisser. Par ailleurs, l’ouverture à la concurrence dans le domaine énergétique me semble un péril concret et immédiat, car des objectifs commerciaux à court-termes et une réflexion technique et politique portant sur des millénaires semblent assez incompatibles. []
  7. Le discours de Villepin à l’ONU contre une guerre mal justifiée en Irak, qui reste une belle prise de position de la France, aurait-il été possible ou aurait-il fait sensation (à défaut d’aboutir) si nous n’étions pas une puissance militaire conséquente ? []
  8. La discrétion des services de contre-espionnage me semble paradoxalement une garantie qu’ils se retiendront d’aller outre leur mission. Ce n’est peut-être pas un hasard que le chef d’État français que l’on accuse d’avoir instrumentalisé les services à son profit personnel (lire la superbe enquête en bande dessinée Sarkozy-Kadhafi, publiée par la Revue dessinée et Delcourt) soit aussi celui qui a désorganisé le renseignement, lui a imposé des actions démonstratives et demande aujourd’hui que les fichés « S » (les gens qui n’ont rien fait mais méritent attention) soient systématiquement assignés à résidence… []
  9. Désolé de le dire mais s’il est certain qu’il y aurait besoin de moins de serveurs si personne n’utilisait l’e-mail, un serveur ne se met pas à consommer moins d’électricité chaque fois qu’on y supprime un e-mail. []