(note : le début de l’article pose le contexte, car je voudrai m’en souvenir quand je le relirai dans six mois et que tout ça sera devenu une anecdote. Si vous savez déjà tout, sautez à la conclusion)
Le turbulent Juan Branco1 vient de sortir un scoop assassin : lors du conflit social Ecopla, en 2016, François Ruffin et Emmanuel Macron ont mis au point une stratégie de communication commune, une véritable mise-en-scène de leurs négociations.
Voici l’extrait de la conversation qui vient d’être diffusée par Branco :
RUFFIN — Je pense que si on réfléchit stratégie, le mieux c’est que vous soyez vivement interpellé et publiquement par les salariés d’Ecopla. Ça fera un épisode. Et ensuite que vous, vous y répondiez en disant : Ben moi, je suis prêt à me déplacer sur place. Ben ça fait un deuxième épisode.
QG d’Emmanuel Macron, Tour Montparnasse, le 12 septembre 2016
MACRON — Ok… ok. Un, on échange sur le dossier. Deux, on vous tient au courant des avancées. Trois, vous, vous m’interpellez publiquement. Quatre, dans la foulée, on cale ensemble une date de déplacement, avant le 5 octobre. Et on voit comment on la communique ensemble.
RUFFIN — Et je pense que l’on sort d’ici en n’étant pas contents.
MACRON — Oui.
Bien entendu, il est un peu troublant d’imaginer qu’un tel dialogue ait effectivement pu se tenir entre deux hommes qui sont censés être des adversaires2 : imagine-t-on Batman et le Joker répéter leurs combats ? Dès la publication de cet enregistrement sonore, chacun s’est positionné en fonction de ses opinions préétablies, allant du biais de confirmation ruffinosceptique (« Je le savais bien que Ruffin était bidon ! ») au déni techno-complotiste clairement désespéré (« Avec l’IA on peut trafiquer n’importe quoi, rien ne prouve que l’enregistrement soit authentique »). Malheureusement pour ceux qui plaçaient leurs espoir dans l’hypothèse que le document fût faux, l’enregistrement est bien authentique, puisque François Ruffin l’a aussitôt admis lui-même dans Le Monde :
« Je veux bien qu’on me donne des leçons de morale. Mais quand tu es une petite entreprise, comment tu mobilises le monde politique et médiatique ? Je ne suis pas dans la honte. J’ai une foi. Je mène un combat. On a fait tout notre possible pour la boîte, on était prêts à occuper l’usine. Si Macron est une carte pour peser, je prends cette carte et je la joue. »
J’ai l’impression que les soutiens de Ruffin se sont contentés de cette explication et sont instantanément passés d’un plaintif Say it ain’t so, Joe3 à un rassurant rappel au contexte : il fallait sauver l’usine, tous les moyens étaient bons, et puis d’abord, cette nouvelle « exclusive » est du réchauffé.
Il est en effet important de noter que le scoop de Juan Branco n’en était pas un : cet enregistrement avait en fait été diffusé à l’époque par Radio Nova dans une série intitulée QG de Campagne. Il n’avait pas suscité d’émoi particulier en son temps (ses statistiques de consultation jusqu’hier étaient si faibles qu’il aurait difficilement pu en être autrement), ce qui s’explique entre autres, comme l’écrit Daniel Schneidermann, par le fait que « les deux protagonistes, dans l’intervalle, ont changé de statut » — l’un était journaliste, l’autre n’était encore qu’un ancien ministre qui s’apprêtait à partir en campagne, leur petite cuisine était plutôt anecdotique. Dans son montage en vidéo, Juan Branco ne signale pas que la conversation entre Macron et Ruffin se fait en présence des salariés grévistes, et non à leur insu : si une comédie a été jouée, ce n’était pas pour eux, c’était pour les médias, pour le public, pour nous.
Beaucoup de gens se sont inquiétés des effets de la manœuvre de Juan Branco, disant qu’elle ne pourrait que faire du tort à la gauche : faut pas désespérer Billancourt ! Et beaucoup se sont dit que tout cela profiterait sans doute surtout à Macron (à qui personne ne semble avoir reproché cette affaire) et à l’extrême-droite, friande de preuves d’un « tous pourris ! ».
Branco, bien entendu, n’en démord pas et insiste : l’opposition entre Ruffin et Macron est factice et se fait sur le dos des ouvriers.
Si les gens que je lis et que je fréquente sur les réseaux sociaux sont représentatifs, alors pas la peine de craindre que le scoop de Branco fasse le lit de l’extrême-droite : celui que cette sortie a le plus sûrement décrédibilisé, c’est son auteur. Il « cherche à faire le buzz », il « fout la merde », c’est un « pervers narcissique ». Lui-même habitué à développer une vision complotiste du monde politique, Juan Branco se voit à son tour suspect de servir des intérêts nauséabonds… L’artificier est victime de sa propre bombe.
En se lançant dans une manœuvre aussi agressive envers une des rares figures de la gauche qui ait conservé sa popularité intacte y compris au delà de son camp politique, il est probable que Juan Branco révèle surtout l’étendue de ses ambitions, et se pose en concurrent de François Ruffin, qui comme lui (mais avec plus de succès) a été présenté aux élections législatives sous l’étiquette de la France insoumise, et qui comme lui a une réputation de franc-tireur vis à vis du mouvement. Je vais peut-être me lancer ici dans une délirante extrapolation façon Juan Branco mais mon intuition, c’est que ce jeune homme s’envisage candidat aux élections présidentielles, dès 2022, et commence son ascension en tentant d’éliminer celui qui squatte son créneau — ce qui, si jamais j’ai raison, fait de lui un authentique politicard, mais pas un très bon puisqu’il a clairement mal évalué l’équilibre des forces et des soutiens. Avoir une nombreuse cour de fans sur les réseaux sociaux fait vite perdre le sens commun il est vrai.
Il reste tout de même un point à éclaircir, un point qu’on ne peut pas tout à fait laisser passer : Ruffin et Macron (avec l’accord lucide de leurs équipes respectives) ont bel et bien mis en scène leur opposition. Je suis certain qu’ils ne sont pas spécialement copains (ça vaut ce que ça vaut mais je note qu’ils se voussoient), je suis certain que leurs buts politiques diffèrent.
Dans un sens, et certains l’ont fait, on pourrait se réjouir que malgré ce qui les sépare, ils se soient ici montrés capables de travailler ensemble (mais sans succès, car ça n’aura rien changé) à l’avenir des salariés d’une entreprise en péril. Mais tous les moyens sont-ils bons pour parvenir à un résultat en politique, y compris le mensonge ? Est-ce que la moindre des choses que l’on doit aux citoyens, aux électeurs, à ce « peuple » dont on nous rebat les oreilles, ce n’est pas un minimum de transparence ? Ça me fait mal de le dire, mais sur le fond, c’est sans doute Juan Branco qui a raison de pointer la théâtralisation des oppositions de politiciens qui, passés par les mêmes formations4, se distribuent les rôles, parfois sans convictions personnelles fortes5. D’instinct, j’ai l’impression que Ruffin comme Macron ne trichent pas spécialement sur le fond de leur engagement, ils jouent a priori leur propre rôle, mais il s’agit bel et bien d’un rôle, et on est en droit de voir en eux deux de pragmatiques communicants.
Juan Branco tire de tout cela des enseignements sur la duplicité de deux hommes politiques, mais cela me semble un peu simplet. Et si cette affaire en disait bien plus sur les attentes du public que sur Macron et Ruffin ? Et si c’était vous et moi (et bien entendu les médias qui se plient à notre demande) qui réclamions notre dose de spectacle. Et si c’était nous qui avions besoin de pantomime, d’oppositions tranchées, de bons et de méchants, de personnages caricaturaux, de coups de gueule calculés, de camp à choisir, de scénarisation, de séquence, de fiction ? Et si c’était nous qui n’étions pas vraiment capables de supporter le travail politique rationnel et sincère ?
- Il y a quelques jours seulement je me suis amusé à pasticher la littérature quelque peu autocentrée de ce jeune homme : hyperbate.fr/fatras/2019/11/23/crepusco/ . [↩]
- On se rappellera la lettre ouverte à Emmanuel Macron par François Ruffin dans Le Monde, en mai 2017, juste avant l’élection présidentielle, qui martelait : « Vous êtes haï par « les sans-droits, les oubliés, les sans-grade » que vous citez dans votre discours, singeant un peu Jean-Luc Mélenchon. Vous êtes haï, tant ils ressentent en vous, et à raison, l’élite arrogante (…)Vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï ». [↩]
- Chanson de Murray Head qui reprend le cri d’un supporter à un joueur de Baseball des années 1920 qui avait été accusé d’avoir accepté de truquer un match. Derrière ce prétexte, la chanson évoquait la sidération des soutiens de Richard Nixon face à l’affaire du Watergate. [↩]
- François Ruffin n’a fait ni Sciences-po ni l’Ena, mais pour l’anecdote, il est assez amusant de rappeler qu’il a fréquenté le même collège jésuite qu’Emmanuel Macron : La Providence, à Amiens, [↩]
- Mes passages sur des plateaux de télévision, dans des studios de radio, mon service, dans un ministère, ou encore mon observation de la vie politique communale, me laissent penser que les « amis politiques » sont parfois très froids les uns avec les autres hors caméras, et que certains « ennemis politiques » peuvent, en « off » faire preuve d’estime ou d’amitié. [↩]