Archives mensuelles : septembre 2021

Chouiner l’anticapitalisme

Je viens de lire Pleurnicher le vivant, un texte enlevé de Frédéric Lordon, dans le Monde Diplomatique, où l’auteur s’en prend, à coup de punchlines défoulatoires, à une série de douze articles que Le Monde a consacré à des « penseurs du vivant », qui si je comprends le résumé qu’en fait Lordon (je ne peux pas lire les articles qu’il fustige), désigne des gens plus ou moins soumis à l’influence de Bruno Latour et qui prêtent un point de vue aux arbres, aux Icebergs ou aux oiseaux, dans le but abominable de ne jamais dire que le Capitalisme était la cause de tous les malheurs1. Ainsi, les philosophes, les artistes, les écrivains, les zoologues ou les océanologues qui s’intéressent à la biodiversité, aux interactions du vivant et à l’harmonie de la nature, ne seraient que les benêts représentants d’une lucrative tendance éditoriale, les meilleurs alliés d’une dépolitisation de l’écologie, les tenants d’une radicalité feinte qui fait le jeu d’un greenwashing philosophique, artistique et littéraire parfaitement compatible avec l’ultra-libéralisme, lequel est justement la cause de tous les malheurs des lichens, des ours et des manchots-empereurs. Même s’il concède au passage que « être ornithologue et prendre fait et cause pour les oiseaux depuis sa position disciplinaire d’ornithologue est une chose très belle en soi, et surtout très incontestable », l’auteur cache mal son agacement, et va jusqu’à comparer des travaux scientifiques à un article du site parodique Le Gorafi qui prête la parole aux cafards. Peut-être m’abusè-je, mais cette lecture me donne la sensation diffuse que Frédéric Lordon reproche l’échec de Nuit debout à la trop grande importance qu’on y a donné aux thèmes écologistes (bienveillance, résilience,…), au détriment des oppositions politiques classiques du XIXe siècle, apparemment indémodables. Au passage, je reprocherais à l’auteur du texte de traiter par dessous la jambe une multitude d’auteurs sans doute bien différents les uns des autres, qui n’ont pour la plupart pas l’honneur d’être nommés2 et qui ne semblent former un ensemble qu’en tant qu’ils sont par lui honnis.

Danse des Otahïtiennes en présence du roi, détail du papier peint Les Sauvages de la mer du Pacifique, par Jean-Gabriel Charvet (1804), œuvre emblématique de son temps, qui célèbre de manière littérale et naïve l’«État de nature» cher à Rousseau ( « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais » ), en même temps que la prédation du Pacifique par les explorateurs européens.

Passé une certaine irritation face à cette forme whataboutisme3, face à cette critique plutôt banale de la radicalité inoffensive (on est toujours le révolutionnaire de salon de quelqu’un d’autre !), et en mettant de côté quelques rapprochements assez incongrus (Elon Musk, Jeff Bezos, le blockchain et le solutionnisme technologique), on peut tenter de prendre au sérieux le texte et se poser cette question : est-ce qu’une sympathie avec le vivant, une empathie avec les animaux, est une manière de vider les grandes questions de leur charge politique4, et au fond, de préférer la nature aux sociétés humaines ?
Je venais à peine de lire la charge de Lordon quand je suis tombé sur une information : dans tous les pays développés, mais aussi en Chine, les jeunes ont de plus en plus tendance à préférer l’idée d’adopter un animal à celui de fonder une famille et de faire des enfants. Ça ne dérange pas le capitalisme, et la banque Goldman Sachs conseille à ses clients d’investir massivement dans le marché des animaux de compagnie. Voilà qui en dit sans doute long sur la manière dont ceux qui habiteront l’avenir l’envisagent en ce moment.
J’ai pensé aussi au roman Do Androids Dream of Electric Sheep?, par Philip K. Dick, où les question de l’empathie, des animaux et de la place de la nature, dans un monde ultra-urbain, écologiquement ravagé, ultra-capitaliste et totalement dépolitisé sont centrales5.
J’ai même pensé à Brigitte Bardot, qui semble n’être plus animée que par le célèbre adage « mieux je connais les hommes, plus j’aime les bêtes ».

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Bambi est de retour, et il n’est pas content !
(La bête du Gévaudan. Estampe allemande de 1764)

Il y a peut-être une question intéressante, derrière le texte de Frédéric Lordon, donc. Peut-être une opposition qui a un sens. Après tout il existe plusieurs écologies politiques parfois opposées : celle qui est motivée par la connaissance des données scientifiques, contre celle qui est motivée par une détestation de la science. Celle qui se complaît dans une forme de spleen collapsologique apocalyptique6. Celle qui croit que le salut viendra de l’ingéniosité technique et de la maîtrise scientifique. Celle qui est motivée par l’envie d’un futur meilleur, et celle qui croit que les réponses se trouvent dans une Arcadie perdue. Celle qui croit aux petits gestes et celle qui ne croit qu’au pouvoir des grands mots. Celle qui croit que le monde doit être aménagé pour nous et celle qui dit que c’est à nous de nous adapter au monde. Celle qui croit que l’Humain et le monde sont dans une Histoire et peuvent co-évoluer, face à celle pour qui l’Humain ne peut vivre en harmonie avec la nature qu’au sein de structures sociales (et notamment sexuelles) traditionalistes et rigides7. Ou encore celle pour qui nous sommes un intrus malfaisant, un bug dans le système du vivant qui, en notre absence, serait parfait8.
Et peut-être que chacun de nous est empreint non d’une seule de ces approches, de ces humeurs, mais de plusieurs à la fois, dans des proportions variables et à des niveaux différents : émotif, affectif, cognitif, cartésien…

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Il y a deux ans (et deux jours !), je me rendais au Havre pour rencontrer mes étudiants. À Rouen, le train est passé sous un nuage vraiment anormal, ne serait-ce que par son format : sans doute des kilomètres de long. Je l’ai aussitôt pris en photo. Les gens qui sont montés dans la voiture toussaient, l’odeur était âcre.

Je pourrais conclure en distribuant des bons points, en disant ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, pour que ceux qui sont d’accord avec moi se disent que j’ai bien raison, et que les autres se disent que je suis un âne. Mais je préfère que nous nous posions, chacun à nous-mêmes, des questions, même si c’est bien sûr moins rassurant et confortable que d’avoir des certitudes et des réponses.

Je suis malgré tout certain d’une chose : l’état de notre planète n’est pas un petit sujet et, si nous étions un tant soit peu rationnels, ou un rien plus courageux, ce serait le plus grand sujet de l’élection qui se prépare. Sinon on peut parler de Zemmour.

  1. Personnellement, je comprends bien qu’on reproche le désastre écologique au capitalisme, qui repose sur la prédation, la conquête, le productivisme, tout cela dans une forme de fuite en avant, mais il me semble que les mêmes errements aient pu être observés dans des discours ou des réalités politiques qui se disaient anti-capitalistes… []
  2. Vinciane Despret, à qui il était difficile de ne pas penser, est absente du texte, mais pas le titre de son livre Habiter en oiseau. []
  3. Whataboutisme : on reproche à celui qui parle d’une chose de ne pas parler d’une autre dont on a décidé qu’elle était le vrai sujet… []
  4. La politique, c’est la vie de la cité, comme chacun sait. []
  5. Ces thèmes existent en sourdine dans le film Blade Runner, par Ridley Scott, mais me semblent plus présents (il faut que je le revoie) dans le récent Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve. Au passage, pour rester dans la dialectique marxiste, les « réplicants », qui sont pourchassés par le personnage principal, sont de beaux prototypes de prolétaires. []
  6. le monologue du professer Falken dans WarGames,… []
  7. Ravage de Barjavel, Lanza del Vasto, l’Anthroposophie,… []
  8. Avatar, Princesse Mononoke,… []

Quand t’as pas les pouces verts (bis)

Donc, Nathalie et moi-même n’avons pu voter au premier tour des primaires de l’écologie : privés d’élection pour cause de non possession de téléphone mobile.
Mais notre fille Florence, elle, dispose d’un numéro de téléphone et souhaitait participer à la primaire. Elle s’est donc inscrite pour le faire, payant les deux euros réglementaires. Et puis un beau jour, un peu avant l’ouverture du vote, elle a reçu le message qui suit :

De : election@acces-neovote.com <election@acces-neovote.com> de la part de Primaire écologiste <election@acces-neovote.com>
Envoyé : jeudi 16 septembre 2021 08:33
À : Florence Lafargue <***@***.fr>
Objet : Primaire des écologistes

Bonjour,

Nous avons le regret de vous informer que, suite à des contrôles de sécurité opérés par notre prestataire, et ce conformément aux Conditions Générales d’Utilisation (CGU), votre inscription à la Primaire des écologistes et votre droit de vote pour ce scrutin ont été suspendus. Comme indiqué dans nos CGU, aucun remboursement ne sera effectué.

En vous remerciant de votre intérêt pour la Primaire de l’écologie,

L’équipe de la Primaire des écologistes 

Elle n’a pas été seule dans son cas, ce sont en fait 1464 personnes qui ont été privées de droit de vote et pour qui aucun-remboursement-ne-sera-effectué-en-vous-remerciant-salut, au motif que leur identité était suspecte. Une raison du soupçon est la similitude de la partie conservée des numéros de carte bancaire : il suffit qu’une personne ait un certain nombre de chiffres en commun pour que le système considère que la carte employée est la même.

Au même moment, sur Twitter, un troll se vantait d’avoir voté six fois… Pour la candidate qu’il juge « bête » et « folle » et qui lui semble la plus à même de faire échouer son parti lors de l’élection nationale qui arrive.

Les captures d’écran prouvent juste que leur auteur a pu atteindre la page de vote, et donc voter au moins une fois, mais j’imagine que la multiplication frauduleuse des votes reste, quant à elle, à prouver. Espérons qu’il ne s’agit que de vantardise.

Bon, bref, avec trois souhaits de participation contrariés, notre famille est un peu spécialiste des problèmes de vote en ligne. J’en tire trois conclusions :

  • tout d’abord, que même le parti qu’on aurait cru le plus à même de faire une critique du téléphone mobile l’impose comme instrument de citoyenneté et preuve d’identité.
  • ensuite, un constat que la démocratie en ligne n’est pas très au point. Il existe pourtant des solutions — comme celle de stocker l’identité exacte des électeurs, connue par un prestataire de confiance tiers.
  • et pour finir, l’intuition personnelle que les candidats, malgré une convergence sur le programme, se défient les uns des autres et restent, malgré leurs belles paroles contre le présidentialisme monarchique à la française, embarqués dans une guerre d’égos. Je ne vois en effet que le manque de confiance et de fair-play qui explique un fonctionnement si rigide et capable de causer tant de faux positifs. Le prestataire Néovote insiste en tout cas sur le fait que la situation est consécutive à des choix explicites de la part des écologistes.

Tout ça ne me donne pas très envie d’être attentif à la suite de la campagne des écologistes, je dois dire, alors même que les questions traitées n’ont jamais été si urgentes. Ce n’est bien sûr que le tout premier épisode déplaisant d’une campagne qui, toutes tendances politiques confondues, s’annonce particulièrement pénible.

Mise-à-jour du 28/9/2021 Sur Facebook, une amie s’étonnait d’avoir été elle aussi considérée comme possible troll-de-bourrage-d’urnes. Elle ajoute : « l’écologie ce n’est pas que trier ses déchets et réduire les émissions de gaz à effet de serre, pour moi c’est une forme d’attention aux choses et aux êtres qui se situe aussi au niveau des rapports sociaux. je suis atterrée du peu d’intelligence relationnelle dont ils ont fait preuve ».

Quand t’as pas les pouces verts

On voulait bien, nous, participer au choix du candidat écologiste pour les élections présidentielles à venir. Le sujet nous importe et nous avons d’ailleurs suivi deux débats sur trois. Hier, EELV nous adressait un ultime e-mail pour nous convaincre de voter :

Nous ne pouvons pourtant pas le faire. En effet, sur le site lesecologistes.fr on nous demande de renseigner non seulement nos noms, prénoms, et adresse e-mail, mais encore notre numéro de téléphone mobile. Or nous n’avons pas d’appareil de ce genre à disposition, pour mille et une raisons : inutilité de l’appareil, peu adapté à nos besoins, réticence face à son caractère intrusif et envahissant, etc. Mais aussi par conviction écologiste : pourquoi posséder un outil dont on ne ressent pas le besoin lorsqu’il pose de nombreux problèmes environnementaux.
Nous n’écrivons pas ça pour donner des leçons (on fait de notre mieux mais on a des ordinateurs et on se chauffe au fioul…), en revanche nous nous passons sans mal d’automobile et de téléphone portable et ne souhaitons pas qu’on nous les impose pour des raisons absurdes et non liées à leur fonction. Les téléphones mobiles, et tout particulièrement les smartphones, posent des problèmes de terres et métaux rares (Indium des écrans tactiles, lithium des batteries, etc.), sont difficiles à recycler et ont souvent une durée de vie courte. Enfin, ces appareils sont au centre d’un maillage dense d’antennes-relais qui en inquiète certains. Accepter que nos droits soient conditionnés à leur possession devrait inquiéter également.
Nous avons un numéro fiscal unique, un numéro de sécurité sociale unique, une carte nationale d’identité, etc. — autant d’éléments (certes réputés très confidentiels mais qui sont souvent demandés comme justificatifs) qui permettraient de nous identifier, mais non, on nous demande impérativement un numéro de mobile. Cela nécessite donc non seulement d’avoir un téléphone mobile mais un téléphone et un numéro propre à chaque membre du foyer qui souhaiterait voter !

Comme tout le monde nous l’a fait remarquer lorsque nous nous sommes plaints, il y a bien un lien disant « Je ne dispose pas de téléphone portable » qui suggère la promesse d’une solution. Mais cette solution est-elle sincère, ou sert-elle juste à donner le change ? Nous avons cliqué et nous sommes tombé sur une page Questions fréquentes qui, pour l’entrée « je n’ai pas de téléphone portable » nous engageait à envoyer un e-mail afin de déterminer une solution. Ce que nous avons fait. La réponse, venue après trois jours, signée par un prénommé « Julien », et strictement identique pour chacun de nous me semble assez consternante :

Vous lisez bien : en s’abritant derrière des préconisations de la CNIL pour s’assurer du caractère unique de chaque vote — préoccupation hautement compréhensible —, on nous propose rien moins que d’utiliser le portable d’une personne proche. Que faut-il entendre par proche ?
Et puisqu’un seul et unique numéro peut être employé pour chaque électeur, ça signifie que la personne « proche » ne pourra pas voter. Ça signifie aussi que nous devons l’informer que nous participons à cette élection. Tout le monde n’aime pas l’idée de parler de ses inclinations politiques. On nous suggère en tout cas de tricher, et ceci dans le but de garantir l’intégrité de notre participation.
C’est d’autant plus dérangeant qu’il n’est pas fait mention d’un emploi obligatoire du téléphone mobile dans la recommandation de 2019 au sujet de la sécurité des votes par Internet.

En voulant faire une capture d’écran nous constatons qu’on ne nous propose plus d’écrire un e-mail : la recommandation de « Julien » est désormais inclue à la page des questions courantes, et peut-être est-ce l’indice que nous n’avons pas été seuls à poser la question.

Proposer, pour s’assurer de la fiabilité et de la confidentialité d’un processus électoral, de commencer par un arrangement, voire un mensonge (utiliser le portable d’un autre) et une indiscrétion (dire à cet autre qu’on va voter pour une primaire à laquelle lui ne souhaite pas voter ou alors il faudra qu’il nous en informe) est tout de même paradoxal. Et inversement rappelons que rien n’empêche quelqu’un qui a un mobile professionnel, un mobile personnel, et trois enfants équipés de téléphones, de profiter de la multiplicité des numéros de mobile auxquels il a accès et de la facilité avec laquelle on peut se procurer une adresse e-mail (« créer un e-mail est une formalité simple et rapide ») pour voter cinq fois !

La primaire est organisée par cinq organisations politiques (EELV, Génération écologie, Générations, Mouvement des progressistes et Alliance des écologistes indépendants). La gestion de l’élection a été confiée à une société spécialiste de ce domaine, Neovote, qui dispose apparemment d’une solide réputation dans le domaine.

On comprend la problématique à laquelle répond ce besoin de renseigner un téléphone mobile, mais cette solution n’est pas si convaincante et tout cela n’augure pas bien du futur de la démocratie citoyenne à coup de micro-référendums, etc. Cela constitue une énième preuve que les personnes qui n’ont pas de téléphone mobile et/ou qui n’ont pas Internet seront de moins en moins prises en compte à l’avenir.

S’il y a bien un camp politique dont on aurait aimé qu’il s’interroge sur ces questions, c’est celui qui souhaite porter l’écologie au pouvoir. Il aurait été juste d’organiser une procédure de substitution. La réponse automatique et l’absence de réponse à nos tentatives de communiquer avec « Julien » donnent le sentiment que ça n’a jamais été envisagé.
Alors forcément, on est un peu déçu.