Je viens de lire Pleurnicher le vivant, un texte enlevé de Frédéric Lordon, dans le Monde Diplomatique, où l’auteur s’en prend, à coup de punchlines défoulatoires, à une série de douze articles que Le Monde a consacré à des « penseurs du vivant », qui si je comprends le résumé qu’en fait Lordon (je ne peux pas lire les articles qu’il fustige), désigne des gens plus ou moins soumis à l’influence de Bruno Latour et qui prêtent un point de vue aux arbres, aux Icebergs ou aux oiseaux, dans le but abominable de ne jamais dire que le Capitalisme était la cause de tous les malheurs1. Ainsi, les philosophes, les artistes, les écrivains, les zoologues ou les océanologues qui s’intéressent à la biodiversité, aux interactions du vivant et à l’harmonie de la nature, ne seraient que les benêts représentants d’une lucrative tendance éditoriale, les meilleurs alliés d’une dépolitisation de l’écologie, les tenants d’une radicalité feinte qui fait le jeu d’un greenwashing philosophique, artistique et littéraire parfaitement compatible avec l’ultra-libéralisme, lequel est justement la cause de tous les malheurs des lichens, des ours et des manchots-empereurs. Même s’il concède au passage que « être ornithologue et prendre fait et cause pour les oiseaux depuis sa position disciplinaire d’ornithologue est une chose très belle en soi, et surtout très incontestable », l’auteur cache mal son agacement, et va jusqu’à comparer des travaux scientifiques à un article du site parodique Le Gorafi qui prête la parole aux cafards. Peut-être m’abusè-je, mais cette lecture me donne la sensation diffuse que Frédéric Lordon reproche l’échec de Nuit debout à la trop grande importance qu’on y a donné aux thèmes écologistes (bienveillance, résilience,…), au détriment des oppositions politiques classiques du XIXe siècle, apparemment indémodables. Au passage, je reprocherais à l’auteur du texte de traiter par dessous la jambe une multitude d’auteurs sans doute bien différents les uns des autres, qui n’ont pour la plupart pas l’honneur d’être nommés2 et qui ne semblent former un ensemble qu’en tant qu’ils sont par lui honnis.
Passé une certaine irritation face à cette forme whataboutisme3, face à cette critique plutôt banale de la radicalité inoffensive (on est toujours le révolutionnaire de salon de quelqu’un d’autre !), et en mettant de côté quelques rapprochements assez incongrus (Elon Musk, Jeff Bezos, le blockchain et le solutionnisme technologique), on peut tenter de prendre au sérieux le texte et se poser cette question : est-ce qu’une sympathie avec le vivant, une empathie avec les animaux, est une manière de vider les grandes questions de leur charge politique4, et au fond, de préférer la nature aux sociétés humaines ?
Je venais à peine de lire la charge de Lordon quand je suis tombé sur une information : dans tous les pays développés, mais aussi en Chine, les jeunes ont de plus en plus tendance à préférer l’idée d’adopter un animal à celui de fonder une famille et de faire des enfants. Ça ne dérange pas le capitalisme, et la banque Goldman Sachs conseille à ses clients d’investir massivement dans le marché des animaux de compagnie. Voilà qui en dit sans doute long sur la manière dont ceux qui habiteront l’avenir l’envisagent en ce moment.
J’ai pensé aussi au roman Do Androids Dream of Electric Sheep?, par Philip K. Dick, où les question de l’empathie, des animaux et de la place de la nature, dans un monde ultra-urbain, écologiquement ravagé, ultra-capitaliste et totalement dépolitisé sont centrales5.
J’ai même pensé à Brigitte Bardot, qui semble n’être plus animée que par le célèbre adage « mieux je connais les hommes, plus j’aime les bêtes ».
Il y a peut-être une question intéressante, derrière le texte de Frédéric Lordon, donc. Peut-être une opposition qui a un sens. Après tout il existe plusieurs écologies politiques parfois opposées : celle qui est motivée par la connaissance des données scientifiques, contre celle qui est motivée par une détestation de la science. Celle qui se complaît dans une forme de spleen collapsologique apocalyptique6. Celle qui croit que le salut viendra de l’ingéniosité technique et de la maîtrise scientifique. Celle qui est motivée par l’envie d’un futur meilleur, et celle qui croit que les réponses se trouvent dans une Arcadie perdue. Celle qui croit aux petits gestes et celle qui ne croit qu’au pouvoir des grands mots. Celle qui croit que le monde doit être aménagé pour nous et celle qui dit que c’est à nous de nous adapter au monde. Celle qui croit que l’Humain et le monde sont dans une Histoire et peuvent co-évoluer, face à celle pour qui l’Humain ne peut vivre en harmonie avec la nature qu’au sein de structures sociales (et notamment sexuelles) traditionalistes et rigides7. Ou encore celle pour qui nous sommes un intrus malfaisant, un bug dans le système du vivant qui, en notre absence, serait parfait8.
Et peut-être que chacun de nous est empreint non d’une seule de ces approches, de ces humeurs, mais de plusieurs à la fois, dans des proportions variables et à des niveaux différents : émotif, affectif, cognitif, cartésien…
Je pourrais conclure en distribuant des bons points, en disant ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, pour que ceux qui sont d’accord avec moi se disent que j’ai bien raison, et que les autres se disent que je suis un âne. Mais je préfère que nous nous posions, chacun à nous-mêmes, des questions, même si c’est bien sûr moins rassurant et confortable que d’avoir des certitudes et des réponses.
Je suis malgré tout certain d’une chose : l’état de notre planète n’est pas un petit sujet et, si nous étions un tant soit peu rationnels, ou un rien plus courageux, ce serait le plus grand sujet de l’élection qui se prépare. Sinon on peut parler de Zemmour.
- Personnellement, je comprends bien qu’on reproche le désastre écologique au capitalisme, qui repose sur la prédation, la conquête, le productivisme, tout cela dans une forme de fuite en avant, mais il me semble que les mêmes errements aient pu être observés dans des discours ou des réalités politiques qui se disaient anti-capitalistes… [↩]
- Vinciane Despret, à qui il était difficile de ne pas penser, est absente du texte, mais pas le titre de son livre Habiter en oiseau. [↩]
- Whataboutisme : on reproche à celui qui parle d’une chose de ne pas parler d’une autre dont on a décidé qu’elle était le vrai sujet… [↩]
- La politique, c’est la vie de la cité, comme chacun sait. [↩]
- Ces thèmes existent en sourdine dans le film Blade Runner, par Ridley Scott, mais me semblent plus présents (il faut que je le revoie) dans le récent Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve. Au passage, pour rester dans la dialectique marxiste, les « réplicants », qui sont pourchassés par le personnage principal, sont de beaux prototypes de prolétaires. [↩]
- le monologue du professer Falken dans WarGames,… [↩]
- Ravage de Barjavel, Lanza del Vasto, l’Anthroposophie,… [↩]
- Avatar, Princesse Mononoke,… [↩]