Archives mensuelles : février 2023

À propos de la réécriture des livres de Roald Dahl

Je vais commencer de péremptoirement et synthétiquement en disant ceci : altérer les textes de Roald Dahl pour éviter toute notion qui risquerait d’offenser ses lecteurs est idiot.
Je ne cours pas un risque énorme en écrivant ça, car je n’ai pas vu grand monde en France prendre la défense de cette manœuvre due à l’éditeur Puffin (le label jeunesse de Penguin books) et à la Roald Dahl Story Company.
Et à présent, la version longue.

Bien entendu, toute œuvre peut véhiculer un vocabulaire problématique ou devenu problématique1, ou des représentations plus ou moins venimeuses. Par exemple, dans Charlie et la Chocolaterie, l’obésité morbide du petit allemand Augustus Gloop est clairement reliée à son caractère d’enfant-roi, qui refuse d’apprendre et de travailler, et qui, encouragé par sa mère, considère que sa seule vocation est la gloutonnerie. Dans l’idée de l’auteur il s’agissait évidemment de sanctionner le consumérisme et la passivité. Or on sait désormais que l’obésité n’est pas une question de moralité, qu’on n’arrange rien en la traitant comme un défaut de caractère, comme un manque de volonté face aux excès, etc., qu’il y a des facteurs génétiques, psychologiques, endocriniens, des questions de flore intestinale ou de diététique, et que tout cela crée une authentique souffrance sociale, en sus des problèmes de santé qui en résultent souvent. Et que les œuvres qui culpabilisent l’obésité renforcent sans doute cette souffrance sociale. Il faudrait demander à des personnes souffrant d’obésité morbide comment elles reçoivent de telles représentations, mais je n’ai aucun mal à imaginer qu’elles puissent éprouver de la peine ou se sentir stigmatisées, même si ce n’est sans doute qu’une goutte d’eau dans l’océan de micro-agressions qu’elles subissent.
De même, parler de sorcières qui ne pensent qu’à tuer les enfants et dont la caractéristique principale est l’absence de cheveux peut faire de la peine aux femmes qui souffrent d’alopécie à la suite d’un empoisonnement, d’une chimiothérapie ou autres causes, et renforce même un cliché dérangeant sur les femmes qu’on a persécutées en tant que sorcières au Moyen-âge et à la Renaissance, et qu’on accusait souvent de sacrifices d’enfants.
Le mot « Crazy », aussi, pose le problème de la perception des troubles psychiatriques ; le mot « Queer » (bizarre) a désormais pris un sens revendicatif pour la communauté LGBTQ (le Q signifiant Queer) ; etc.

La beauté ou la laideur sont des réalités bien injustes, mais Roald Dahl nous console en nous disant que la beauté et la laideur intérieures rayonnent à l’extérieur, ce qu’illustre ici très efficacement Quentin Blake. Comme le disait un ami sur Facebook, on se demande comment une telle page pourra être édulcorée par des sensitivity readers qui pourchassent des notions injustes telles que « beau » ou « laid ».

Bref, peut-être que la littérature de Roald Dahl est problématique à d’innombrables égards. Mais si c’est le cas, la solution n’est pas de changer un mot sur deux, d’en réécrire des pans entiers2, de modifier les illustrations de Quentin Blake3, et tout ça sous l’autorité d’un comité de sensitivity readers bien intentionnés. La solution, c’est de publier autre chose. C’est de publier des auteurs actuels, avec leur sensibilité actuelle, et qui soient eux-mêmes soucieux de savoir ce que des personnes victimes de stéréotypes divers ressentiront à la lecture de leurs textes. La pratique du « sensitivity reading », si elle est réclamée par des auteurs, est une forme de collaboration éditoriale qui d’une certaine manière a toujours existé4. Mais si l’auteur ne participe pas au processus, alors on est bel et bien dans une forme de censure, mais plus grave encore, dans une réécriture du passé. Et à ce compte-là, autant écrire autre chose plutôt que de faire perdre tout relief à une œuvre existante. Pour celui dont on parle, chuchoter n’est guère moins blessant qu’insulter.
Évidemment, s’il s’agit juste de changer un mot parce qu’il est clairement devenu impossible à lire pour les lecteurs actuels, et qu’il trahit même la pensée d’un auteur qui ignorait que le mot qu’il a choisi serait un jour un épithète raciste, on peut discuter. Mais s’il s’agit de tout changer, alors autant laisser tomber, ou autant demander à d’autres auteurs — de vrais auteurs, pas des commissaires politiques —, de proposer leur propre version du récit, comme on le fait régulièrement avec les mythologies antiques ou avec les histoires de super-héros.
Et puisqu’il existe une abondante littérature jeunesse, je dirais aux parents que si des livres leur semblent véhiculer des choses problématiques, alors il faut en offrir d’autres à leurs enfants !

Au passage, comme j’ai mauvais esprit, je me demande toujours si ce genre d’opération tapageuse (« nouvelle traduction », « version réécrite ») ne constitue pas de la part des éditeurs historiques et des ayant-droits un moyen rusé pour relancer les années de copyright sur une œuvre dont l’auteur est décédé. Je m’explique : Roald Dahl étant décédé en 1990, ses œuvres entreront dans le domaine public, selon le droit britannique, en 2060 (1990+70 ans). Mais la Roald Dahl Story Company, qui gère les droits de Roald Dahl et qui vient d’être acquise par Netflix, peut signer les textes réécrits en tant que personne morale (l’auteur n’est plus une personne physique), et faire courir leur copyright jusqu’en 2143 ! (2023+120 ans, la durée du copyright pour les sociétés dans le droit étasunien). Plus de 80 ans de gagnés !

Le « no angel » fait notamment référence à l’antisémitisme revendiqué de Roald Dahl, mais aussi à un point plus personnel pour Rushdie : au moment de l’affaire des Versets sataniques, l’auteur de James et la pêche géante avait traité Salman Rushdie de provocateur et d’opportuniste. Trois décennies, plusieurs attentats (sur des traducteurs, éditeurs, défenseurs divers) et un œil en moins plus tard, Salman Rushdie défend pourtant les livres de Roald Dahl contre leur réécriture. On peut saluer la qualité du geste de la part de quelqu’un qui serait particulièrement fondé à garder une forme de rancune envers Roald Dahl.

Il reste une question plus générale liée à la littérature même. Chaque période, chaque champ culturel, a sa sensibilité propre, c’est une évidence, et les représentations que produit chaque époque, chaque milieu, sont liées à cette sensibilité. Personne n’aurait l’idée, dans un livre destiné à la jeunesse aujourd’hui, de montrer un petit gitan espagnol qui fume des cigarettes et gagne sa vie en chantant dans les rues et en nettoyant le sang des vêtements d’un toréador. Mais j’ai eu un tel livre !
Les lecteurs ne sont pas si bêtes, ceci dit, leur lecture fonde peut-être leur sensibilité, en partie, mais c’est aussi leur sensibilité, la sensibilité de l’époque, les références familiales, qui font qu’ils auront conscience du décalage culturel et temporel, qu’ils sauront transposer le récit, l’expurger mentalement de détails parasites, en se disant que l’époque devait être différente. Ce sera même l’occasion d’apprendre ou de comprendre un peu d’Histoire des mentalités — et nul besoin d’être un lecteur aguerri, pour cela, car les enfants ne sont pas bêtes… Et surtout, leur intelligence de lecteurs ne peut être fondée que sur le fait d’avoir lu des choses qu’il a fallu comprendre, transposer, des choses qui les ont poussés à se poser des questions.
Creusons encore plus loin la question : dans les récits qui nous ont marqué, et particulièrement les contes — le genre dont relève la littérature de Roald Dahl —, ne sont-ce pas les détails qui nous ont inquiétés, dérangés, dégoûtés, effrayés, dont nous nous souvenons le plus vivement ? Le conte de Peau d’âne, dans lequel un père cherche à épouser sa propre fille, est sans aucun doute assez dérangeant5, mais en faire une nouvelle version expurgée de toute notion d’inceste serait absurde, puisque cet élément est central dans le récit (et à aucun moment une banalisation de l’inceste !). On peut en dire autant de milliers d’autres contes. Est-ce que tout lecteur doit être traité comme incapable de recul envers un récit, un auteur ? Est-ce qu’une littérature peut vraiment ne rien remuer, ne provoquer ni bon ni mauvais sentiment ? Ne produire ni interrogations, ni circonspection ? Est-ce qu’une littérature, en essayant d’être parfaitement et idéalement correcte, en s’imposant de ne véhiculer que de bons sentiments, n’en devient pas une forme plate de propagande idéologique ? Propagande du bon côté de la force aujourd’hui, mais quelle différence de méthode lorsque cette propagande véhicule l’idéologie d’un régime nationaliste ou bigot6 ?…

  1. À commencer par tous les mots décrivant des phénotypes liés à une origine ethniques, qui sont parfois aussi devenus des injures, pas besoin de donner d’exemples je pense ! []
  2. Dans The Witches, par exemple, « You can’t go round pulling the hair of every lady you meet, even if she is wearing gloves. Just you try it and see what happens » devient : “Besides, there are plenty of other reasons why women might wear wigs and there is certainly nothing wrong with that.” []
  3. J’ai lu que ça faisait partie des changements, mais je n’ai pas vu d’exemples. []
  4. Par exemple quand l’éditeur Hetzel a proposé à Jules Verne que le capitaine Nemo ne soit pas un polonais russophobe mais un indien anglophobe, ou quand Joseph Medill Patterson a suggéré à Harold Gray de changer le sexe du petit orphelin dont il voulait raconter les aventures, qui est donc devenu Little Orphan Annie. []
  5. Personnellement je n’ai pas lu Peau d’âne à mes filles ! []
  6. Même perpétrés au nom d’une grande et belle cause, une oppression reste une oppression, un outrage reste un outrage, et n’oublions jamais que « les méchants » se considèrent rarement tels, et ont au contraire souvent le sentiment d’être du côté de la justice, de la raison, de la vérité. []