Archives mensuelles : juin 2020

Nos ancêtres des cavernes

(Article long et ennuyeux qui prend pour prétexte une petite phrase sans intérêt. Sans intérêt, mais pas sans implications, d’autant qu’elle a été reprise favorablement par pas mal de gens !)

Je ne sais pas exactement ce qu’est la philosophie. J’en ai lu pas mal, pourtant, les sujets m’intéressent souvent (et même, la plupart des sujets qui m’intéressent relèvent de la philosophie), mais c’est un fait : n’ayant pas fréquenté le lycée, je comprends mal cette discipline et son fonctionnement. Je crois y avoir identifié, entre autres buts, celui de chercher à comprendre et à décrire le monde avec distance, d’une manière qui échappe un peu aux lieux communs. Mais quand j’écoute Michel Onfray, qui est pourtant (médiatiquement en tout cas) le plus célèbre philosophe français d’aujourd’hui, qui a été dûment formé à sa discipline, qui l’a enseigné, qui la connaît sans doute bien, je me pose des questions, car il me semble qu’il fait tout pour ramener tout débat au niveau des pâquerettes. Je ne dis pas ça pour être méchant, et je ne mets pas les philosophes sur un piédestal, ça ne me gène pas qu’il se targue d’un tel titre, j’essaie juste de comprendre.

Cnews, le 11 juin, 18h25

Donc la citation choquante de la semaine, qui fait écho aux demandes de censure de films ou aux dégradations de statues d’esclavagistes célèbres est celle-ci :

« On est incapables d’historiciser, aujourd’hui, on est incapables de dire : mettez ça dans le contexte. On va pas se mettre à détruire la grotte de Lascaux sous prétexte que les hommes donnaient probablement des baffes à leurs femmes. »

Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas tant le raisonnement développé que les affirmations secondaires sur lesquelles il s’appuie. L’auteur de la citation fait quelques raccourcis : ce qu’il nomme « grotte de Lascaux » ce sont bien entendu les peintures de la grotte et pas la cavité géologique elle-même. Quand aux « hommes » qui serviraient de motivation à une telle destruction, on supposera qu’il s’agit non pas de personnages représentés (je crois qu’il n’y a qu’une représentation d’homme dans la grotte, et aucune figure de femme), mais des personnes qui ont réalisé ces peintures — ce qui nous éloigne quelque peu du cas des statues de Léopold II, des esclavagistes américains ou de Colbert qui font débat en ce moment non pour leurs auteurs mais pour le symbole que représentent leurs sujets. Puisqu’il accuse lesdits hommes-de-Lascaux de violences conjugales envers « leurs femmes », on supposera qu’il utilise le mot « homme » non dans un sens générique qui inclurait tous les humains quel que soit leur sexe, mais au sens plus restreint de « masculin ». Il part donc du principe que les personnes autrices des ornements de la grotte de Lascaux étaient des mâles.

À la décharge d’Onfray, cela ne fait pas si longtemps que les paléontologues se posent la question du genre des artistes du paléolithique. Et cela ne fait pas si longtemps non plus qu’on admet que les femmes peuvent créer ou avoir une activité intellectuelle véritable. Pendant toute l’époque moderne (de la Renaissance à la Révolution industrielle), qui est aussi la période pendant laquelle a été inventée la mythologie de l’artiste1, les femmes n’ont eu qu’exceptionnellement l’occasion de s’affirmer officiellement en tant que créatrices, se voyaient barrer l’accès aux académies2, se voyant interdire de fait certains registres, certains sujets, faisant parfois une longue carrière mais disparaissant des ouvrages d’Histoire de l’Art derrière un époux, un père ou un frère. La représentation mentale de l’archétype de l’artiste qui découle de cette Histoire est donc celle d’un mâle, et on ne compte pas les intellectuels qui ont pontifié sur la question en confondant corrélation et causalité, en confondant leur bout de lorgnette avec le réel, expliquant que, par nature, les femmes ne pouvaient être des créatrices, des inventeuses, ou du moins qu’elles ne pouvaient guère se réaliser dans un tel domaine autrement que par la reproduction.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Ce documentaire qui cherchait à reconstituer sous forme semi-fictionnelle l’existence de nos plus anciens ancêtres était, paraît-il, respectueux des connaissances les plus à la pointe du moment. Ce qui ne l’empêche pas de spéculer sur la nature des rapports hommes-femmes et sur la répartition sexuée des rôles.

On se rappellera que Sigmund Freud — que Michel Onfray déteste tant, ça ne manque pas de sel —, expliquait que les femmes ne pouvaient avoir de production artistique, du fait de leur absence de pénis3. Cette conception misogyne des choses me semble brillamment contredite par la force vitale qu’il a fallu à tant de femmes pour produire envers et contre tout, contre leur éducation et contre le contexte social. Que l’on pense seulement à Jane Austen, qui a écrit Pride and prejudice en profitant de ses instants de solitude dans le salon familial4 ; qu’on pense à Marie Curie, qui a fréquenté une université populaire clandestine pour apprendre la Physique5 ; qu’on pense à toutes les femmes qui ont écrit sous une identité masculine, non seulement pour pouvoir être publiées mais surtout pour avoir une chance d’être lues sans condescendance ; qu’on pense à toutes celles, littéralement innombrables, qui ont peint, écrit, composé, sans en espérer ni fortune ni célébrité, ne produisant donc pour le seul plaisir de créer.

Elisabetta Sirani (1638–1665), Timoclée tue le capitaine d’Alexandre le Grand (1659), Museo Capodimonte, Naples.

Pour Lascaux, difficile de dire quoi que ce soit sur les artistes : les peintures et les gravures qu’on y a trouvé ont plus de quinze mille ans, elles datent d’une époque dont nous ne savons pas grand chose, et nous ne pouvons que spéculer quant aux raisons qui ont motivé leur création : un décor employé pour des rituels initiatiques chamaniques ? On a imaginé qu’il s’agissait de préparer magiquement la chasse, on a aussi avancé que ces peintures contenaient une explication cosmogonique du monde… On ne sait rien.
Je le dis souvent, mais ce qui me fascine le plus avec ces peintures, c’est le fait qu’il en ait été produit sur une période de dix mille ans. Aucun fait culturel actuel (langage, organisation des territoires ou des strates sociales, monothéisme,…) n’a connu plus de six ou sept millénaires de continuité. Alors je trouve stupéfiant de constater que dix mille années ont passé entre Chauvet et Lascaux, deux lieux cachés et difficilement accessibles. Je me demande quelle était la place de la peinture en dehors des grottes. Mais bon, je digresse.
Dans les grottes où l’on trouve des empreintes de mains (ce n’est pas le cas à Lascaux), il semble que les mains utilisées soient surtout des mains de femmes. Ça ne prouve pas de manière certaine que les artistes rupestres aient pu être des femmes, mais en tout cas, ça ne permet pas de l’exclure.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999). Dans cet épisode, des étudiants (dont Buffy), intoxiqués par une bière aux propriétés magiques qui les fait régresser à l’état d’hommes (et de femmes) des cavernes.

La seconde proposition induite par la réflexion de Michel Onfray, c’est que ces hommes-peintres auraient battu leurs femmes. C’est une affirmation assez étrange : si on parlait de violences conjugales en mentionnant un artiste actuel, même pour défendre son œuvre, il me semble que ça serait à la suite d’accusations ou d’indices concrets. On peut par exemple dire « On ne va pas brûler les disques d’Ike Turner parce qu’il battait sa femme ». On peut le dire, on peut discuter ce sujet, car effectivement, Ike Turner battait son épouse Tina, et effectivement ses disques méritent d’être sauvés. Mais aurait-on idée de dire « On ne va pas brûler les disques de [mettre ici un nom d’artiste qui n’est ni connu ni soupçonné d’un tel méfait] parce qu’il battait sa femme », si l’on n’a pas le moindre début de soupçon sur le sujet ? C’est ce que fait Michel Onfray : il prétend que des gens dont on ignore tout, les gens dont on sait le moins de choses, en fait « donnaient probablement donné des baffes à leurs femmes ». Voilà, c’est évident, pour Michel Onfray, l’homme du Paléolithique battait sa femme.
Or, pour commencer, on ignore si l’homme du Paléolithique avait une épouse : le mariage tel que nous l’entendons semble être apparu avec l’agriculture, avec la propriété privée et avec les questions de transmission de patrimoine ou d’alliances entre richesses qui en découlent.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999).

Si les préjugés contenus dans la phrase d’Onfray me posent problème, outre leur imprécision vis-à-vis des connaissances actuelles sur la Préhistoire (« on est incapables d’historiciser, aujourd’hui », dit-il…), c’est parce que l’humain de Lascaux n’est pas un exemple historique anodin : il est censé être notre origine, notre essence. Non pas l’essence de l’Humanité entière, d’ailleurs, mais l’essence des Européens, voire des Français, car après tout, Lascaux se situe en Dordogne. J’ai eu sur Twitter des discussions avec des nationalistes et des identitaires pour qui cette vision des choses est une évidence : les Européens légitimes seraient les descendants directs des chasseurs-cueilleurs qui vivaient au même endroit il y a vingt mille ans, et ces descendants, ça doit être eux, puisque tous leurs arrières-grands-parents viennent du même village. En vérité, les Européens actuels sont le fruit de millénaires de mouvements de population venus de l’Est (Celtes, Francs,…) qui ont contraint les derniers peuples chasseurs-cueilleurs européens à ne plus exister qu’au Nord du Nord du continent. Mais peu importe la réalité de l’Histoire démographique européenne, il y a dans l’imaginaire de « l’hommes des cavernes » l’idée que celui-ci représente notre vraie nature, sans fard, sans déguisement, débarrassé des quelques millénaires de civilisation. Une humanité dont la nature, dont les pulsions, ne seraient pas sanctionné par la Culture et les lois. Notre « moi » primal, libéré de son « surmoi » — pour revenir à Freud.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Le monsieur est en fait un néanderthalien, il essaie de séduire une cro-magnon qu’il a enlevée. Elle est jolie mais elle est pas commode.

Puisqu’on sait si peu de choses à leur sujet, nos ancêtres préhistoriques sont un réservoir à fantasmes, notamment sur la question de la distinction sexuelle : l’homme chasse, la femme cueille, l’homme se tourne vers la Lune (inventant la science, l’art et la poésie), la femme, plus terre-à-terre, s’occupe du bébé et de la popote, elle se maquille et elle se coiffe. L’homme est transcendant, la femme est futile. Mais comme il a des besoins, hein, l’homme traîne sa compagne par les cheveux, et celle-ci n’a rien à dire, elle connaît sa place, il la viole sans se poser de questions morales. Il se sert. Puisqu’elle a besoin de protection, la femme se laisse faire, mais tout de même, elle cherche à apprivoiser, à domestiquer, à civiliser son compagnon.
Alors de temps en temps, il lui fout des baffes.

Pour moi, la phrase d’Onfray en dit moins sur la Préhistoire ou même sur la question du souvenir et de la mémoire, de la célébration et de la commémoration, que sur la pauvre mentalité de Michel Onfray lui-même.

  1. Sur la construction de l’artiste en tant qu’être supérieur au commun des mortels, lire Contre l’art et les artistes (1968), du médiéviste Jean Gimpel. []
  2. Entre la Révolution française et l’installation de Jeanne Moreau en 2000, soit pendant plus de deux-cent ans, aucune femme n’a été accueillie à l’Académie des Beaux-Arts. On notera qu’il y en avait eu seize avant la Révolution. []
  3. Sigmund Freud, La féminité, 1933. Dans ce texte célèbre, Freud explique que les femmes ne peuvent pas créer pas car elles enfantent (apparemment, enfanter et avoir une production artistique sont deux activités incompatibles, non pour des questions très terre-à-terre d’emploi du temps, de répartition des tâches, mais parce qu’il leur manque un pénis) et il observe qu’elles se cantonnent à l’activité du tissage, qui est une tâche non-créative, cantonnée à l’imitation de la toison pubienne, qui masque l’absence de pénis (?!). []
  4. Lire : Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929). []
  5. Dans la Pologne sous domination russe et prussienne de la fin du XIXe siècle, l’Université volante, clandestine et illégale, permettait d’échapper à l’influence idéologique des nations occupantes, mais aussi, d’apporter une éducation supérieure aux femmes, qui en étaient légalement bannies. []

Le fascisme d’aujourd’hui

On a annoncé que le film Autant en emporte le vent allait disparaître de la plate-forme de streaming HBO Max car cette adaptation du roman de Margaret Mitchell, qui présente les États confédérés du Sud sous un jour favorable et nostalgique, véhicule des préjugés racistes — ce qui est un fait. Aussitôt, bien sûr, c’est le scandale : les uns s’offusquent du révisionnisme artistique (qui touche un film lui-même pointé du doigt pour son révisionnisme historique !), du talibanisme, du Farenheit-quatre-cent-cinquante-et-un-isme, d’autres s’émeuvent de l’occultation d’un pan du patrimoine culturel mondial, ou déplorent simplement de la victoire d’une version particulièrement grossière du politiquement correct. C’était beaucoup de bruit pour assez peu de choses : une plate-forme ne veut pas diffuser une œuvre, c’est un choix (il y a bien d’autres films qu’HBO Max ne diffuse pas, j’imagine !), Autant en emporte le vent n’est pas pour autant effacé de la mémoire collective. Et puis HBO a rapidement précisé que le film ne serait pas supprimé, juste contextualisé par un message d’avertissement, comme on le fait pour les éditions de Mein Kampf, par exemple. Comme on le fait un peu avec tout : faites plus de sport, mangez mieux, ne fumez pas, le mal c’est pas bien. Ça sert sans doute à déresponsabiliser le diffuseur de l’œuvre plutôt qu’à provoquer une prise de conscience chez le spectateur1, mais ça ne mange pas de pain. Pour ma part, je crois tout à fait à l’utilité de l’accompagnement pédagogique, qui permet même de donner une utilité à la diffusion de l’œuvre en éclairant sa signification, en permettant de comprendre son contexte de production. Mais un tel accompagnement n’a d’intérêt que s’il est bien fait, c’est à dire s’il donne à chacun les éléments qui lui permettront de se faire une opinion, plutôt que de se contenter de lui asséner l’opinion qu’il est censé épouser.

On remarquera que les occultations d’œuvres sont plus souvent réclamées qu’obtenues. Celles qui m’inquiètent, personnellement, sont celles qui fonctionnent sans que personne ou presque ne le remarque. Quand un pamphlet féministe comme Stepford Wives ou quand un film politique tel que Rollerball se voient produire des « remakes » qui leur ôtent toute portée politique ou produisent un contre-sens, il y a bien une forme insidieuse de destruction. On peut voir ci-dessus qu’en saisissant « Stepford wives » dans Google images, ce sont surtout des images du film récent qui sortent. Le film de 1975 montrait des hommes effrayés par une société plus égalitaire, prêts à transformer leurs épouses en automates pour conserver leur pouvoir sur elles. La morale du remake de 2004 est toute autre, le « méchant » est une femme et la morale est que le féminisme, c’est bien, mais faut pas trop pousser quand même.

Une chose m’amuse toujours un peu avec ce genre de polémique : elles touchent souvent des œuvres qui ne sont pas actuelles, c’est à dire des œuvres que le public d’aujourd’hui identifie immédiatement comme surrannées. Même si on peut les apprécier aujourd’hui encore pour leurs diverses qualités, Tintin au Congo ou Autant en emporte le vent sentent très fort la naphtaline, et je doute que le jeune spectateur d’aujourd’hui voie son appréhension du monde influencée, conformée par de telles œuvres : pensez-vous que visionner Autant en emporte le vent peut subitement vous transformer en sudiste-raciste ? Que la lecture d’un soporifique pensum tel que Mein Kampf fera de vous nazi ? Ça me semble peu probable, parce qu’une œuvre (et notamment une œuvre de propagande) s’inscrit dans un certain contexte, et si le contexte a changé, la portée de l’œuvre sera autre, ne seront convaincus que ceux qui ont envie de l’être. J’imagine que le but des demandes d’occultation d’œuvres est moins motivé par la crainte de leur pouvoir de persuasion que par l’envie d’épargner ceux qu’elles peuvent choquer, heurter, offenser, voire par l’envie de montrer l’importance ou au moins l’existence de ceux qui sont victimes de l’offense, quand bien même celle-ci serait un peu anachronique. Je comprends. Et quand certains défendent surtout l’art et la culture quand il s’agit de statues sans intérêt du sanguinaire Léopold II de Belgique mais applaudissent le déboulonnage de statues de Lénine ou de Saddam Hussein, on peut se demander si leur revendication profonde est bien la défense du patrimoine artistique et historique mondial ou juste le droit à insulter impunément la mémoire de ceux qui ont subi toutes sortes d’outrages.
Enfin je comprends que ça soit reçu ainsi, en tout cas.


J’ai cinquante ans, j’ai dû voir Autant en emporte le vent à dix ans, il y a quarante ans, donc, et déjà à l’époque ce film me semblait vieillot en tout. Quelle portée a-t-il sur des jeunes gens qui regardent les Simpsons, South Park ou les vidéos de Youtubeurs amusants ?

Pour ma part, je trouve passionnant et utile d’interroger le contenu politique et idéologique des œuvres, mais je m’intéresse plutôt à celles qui sont produites aujourd’hui, car ce sont celles qui sont propre à modeler efficacement notre conscience, et à le faire à notre insu.
Un sujet qui m’intéresse est le blockbuster, le film d’action, car malgré le plaisir que j’éprouve en visionnant de tels films, je suis forcé de constater qu’il s’agit bien souvent d’œuvres fascistes2.
Je m’explique : le scénario parvient, en deux heures, à transformer les braves gens que nous sommes tous en monstres insensibles qui, émotionnellement, profondément, pensent : « vas-y Bruce Willis/Tom Cruise/Liam Neeson/Jason Statham, tue ce mec, tue-le ! ».
Je ne saurais faire une analyse statistique mais je remarque que dans le film d’action contemporain, le « méchant » est surtout défini en tant que « méchant » par le fait que le héros, c’est à dire la personne dont nous épousons le point de vue, a le droit de le tuer, et jouit de ce droit. Parfois, si le « méchant » prépare un coup effectivement odieux, il est aussi celui qui a les motivations les plus claires3, et il arrive qu’il n’ait réussi à nuire à absolument personne d’autre qu’à ses propres acolytes4. De son côté, le héros est dans la « guerre préventive », il punit le crime à venir et pour ça il est autorisé à faire les tough calls, c’est à dire à abandonner ses principes moraux et à prendre les décisions cruelles… Cruelles pour les autres, généralement, même si, pour donner le change, il prend des risques ostensibles censés démontrer son sens du sacrifice. Le tough call et le sacrifice vont rarement jusqu’à être capable de pardonner l’adversaire, à le convaincre de son erreur ou à renoncer à lui faire payer pour ce qui lui est reproché. Le résultat est là : au moment où le scénario l’y a amené, le spectateur, vous ou moi, est soulagé de voir l’affreux se faire jeter dans le vide, exploser avec un avion ou recevoir une balle entre les deux yeux. Entre notre arrivée dans la salle de cinéma et ce moment, on nous a convaincu qu’il n’y avait pas le temps de se poser de questions, de peser le pour et le contre, on nous a convaincus, dans nos tripes, comme on dit, que le « méchant » appartenait à une autre humanité que la nôtre et que nous étions, donc, dispensés d’éprouver de l’empathie à son sujet, de réfléchir.
En deux heures, nous sommes devenus des fachos, nous soutenons la peine capitale, et une forme de justice expéditive et sans procès.

« Vas-y John McClane, ne réfléchis plus, tue ce salopard ! Le problème ne s’arrangera jamais s’il reste en vie ! »

Est-ce que c’est toujours vrai une fois sortis de la salle ? Est-ce que nous avons juste éprouvé un sain défoulement, est-ce que nous avons vécu un moment cathartique réconfortant, ou bien est-ce qu’il nous reste une forme d’agressivité ou d’insensibilité, d’autant plus sournoises que nous avons la certitude d’avoir été du bon côté5 ?
Personnellement je n’en ai aucune idée. Et ça me fait un peu peur.

  1. Une récente étude en psychologie semble indiquer que, concernant les traumatismes en tout cas, les avertissement (« trigger warnings ») avaient un effet nul, voire contre-productif. Je ne sais pas s’il en va de même des avertissements d’ordre politique ou moral. []
  2. Je n’emploie pas le mot « fascisme » dans son sens historique, bien entendu, je pense ici plutôt à ce que Deleuze et Guattari qualifiaient de « micro-fascismes » ; les affects ou les pulsions réactionnaires qui naissent en chacun de nous et qui permettent la venue de systèmes politiques fascistes. []
  3. Dans beaucoup de films récents, le « méchant » est motivé par la vengeance contre les États-Unis qui ont ravagé son pays, par la tentative d’empêcher une catastrophe écologique, par une revendication de justice sociale, etc. []
  4. C’est un peu une constante : pour montrer la faillite morale du « méchant », on montre qu’il peut facilement se montrer cruel envers ceux qui devraient être ses alliés et amis. Effectivement, une telle attitude ne rend pas sympathique. []
  5. Le saviez-vous : dans la Bible, Dieu est responsable ou commanditaire de plus de deux millions de meurtres, tandis que le body-count de Satan ne dépasse pas une dizaine de meurtres ! L’Histoire est faite par les vainqueurs, dit-on. []