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La preuve de la charge

L’album Spirou et la Gorgone bleue, par le scénariste Yann et le dessinateur Dany a été rappelé par l’éditeur Dupuis après une flambée d’émotion exprimée sur les réseaux sociaux. Tout est parti il y a une semaine d’une toute simple vidéo TikTok réalisée par une prénommée Charlotte qui expliquait sa stupéfaction en découvrant, je la cite, « La BD la plus raciste de 2024 », dont elle pointe aussi le sexisme complaisant. La vidéo, dans laquelle cette jeune femme affirme que laes personnages noirs de l’album sont dessinés comme des singes, a été beaucoup vue et relayée, coûtant à son autrice une cascade de commentaires hargneux ou haineux émanant de défenseurs de la « liberté d’expression » qui, comme souvent, ont le paradoxal souci de faire taire, au nom de la liberté, ceux qui expriment des opinions qui leur déplaisent.

À la suite de la vidéo TikTok, le duo notamment par Histoires Crépues, qui se penche sur l’Histoire coloniale sur Twitter, Instagram, TikTok et Twitch, a livré sa lecture de l’album, elle aussi négative et elle aussi amplement partagée, qui amène, outre la question du dessin, un regard sur ce que véhicule le scénario de l’album.

La liberté d’expression, je la chéris, même dans l’outrance, et le droit à la caricature, je le défends bien entendu par principe autant que par goût personnel, car je place James Gillray plus haut que Salvador Dali et J.J.Grandville au dessus de Pablo Picasso. D’un côté je salue des artistes, de l’autre je ne vois guère que des faiseurs suffisamment virtuoses pour convaincre le monde de leur importance et pour faire mine d’avoir inventé ce qu’ils ont pris à d’autres. Mais peut-être forcé-je un peu le trait — je rends hommage à mon sujet.
Comme j’aime la liberté d’expression et comme je défends le droit à charger le trait (c’est l’étymologie du mot caricature), je suis très surpris que ces deux licences soient opposées à ceux qui jugent pertinent, de la part des éditions Dupuis, d’avoir rappelé l’album Spirou et la gorgone bleue, de Yann et Dany, comme une marque agroalimentaire rappellerait une denrée potentiellement colonisée par la salmonellose ou la bactérie e-coli. Dupuis, c’est un acteur de l’industrie du livre, et sa réaction est celle d’un acteur industriel face à un scandale sanitaire et au problème d’image que ledit scandale lui cause.

« Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque ».

En choisissant ce qu’il publie ou non et ce qu’il fait vivre de son fonds, un éditeur ne censure pas, il exerce un droit (auquel peut s’opposer le droit moral des auteurs et bien d’autres droits). Dans ce cas précis, par ailleurs, il n’y a pas en jeu que l’éditeur, l’auteur et le public, il y a une quatrième partie : le personnage (propriété de l’éditeur et non de l’auteur). En effet, Spirou — qui est né cinq ans avant le dessinateur Dany —, est un personnage qui, depuis sa première inkarnation1 est exclusivement un personnage positif, dynamique et serviable, et s’il est né dans une Belgique coloniale et que cela se ressent dans plusieurs de ses premiers albums, il n’a jamais eu le paternalisme condescendant et niaisot qu’avait son concurrent et compatriote Tintin à ses débuts2. Spirou ne fait pas partie des personnages que l’on associe à un imaginaire raciste, et moins encore en 2024. C’est peut-être ce qui rend la décision des éditions Dupuis aussi évidente à mon sens, décision tellement rapide qu’elle ressemble presque à une forme de soulagement : on sait par une enquête de Médiapart que l’éditeur était conscient d’un problème, avait réclamé des corrections, et avait sorti l’album pour honorer un contrat signé dix ans plus tôt et achevé au terme d’une gestation longue et pénible3. J’ai la très subjective impression que cet album est sorti en catimini, avec un service minimum en termes de communication événementielle.

Une des cases les plus souvent montrées. Il me semble difficile de contester que le personnage de droite a un profil simiesque, ce qui est fortement dérangeant puisque c’est un motif particulièrement prégnant de l’Histoire visuelle colonialiste.

Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’analyse du dessin pour lui-même, car il me semble qu’il faudrait l’élargir à toute la tradition du dessin « comique » de la bande dessinée franco-belge, dans laquelle la représentation des noirs par Dany ne détonne pas forcément.
En écrivant ça je ne dis pas qu’il faut pilonner les œuvres de Franquin, Uderzo, Morris, Jijé et autres, mais qu’on peut s’interroger sur une certaine paresse graphique au sujet de la représentation stéréotypée des personnages d’origine africaine ou asiatique4. Quant à la réduction de la quasi-totalité des femmes (y compris héroïnes) à leur caractère d’objet sexuel, c’est une réalité, mais elle aura du mal à étonner les personnes familières du dessinateur, qui a construit une bonne partie de sa carrière sur des albums « coquins ».
Et puis il y a un ensemble à considérer : les traits du visage ou la forme des corps sont une chose, les expressions face à telle ou telle situation en sont une autre, le développement des personnages en est encore une autre…

Sur le site de Dany, dans la section « dessins »… Ne se trouve depuis dix ans qu’une unique image, cette confrontation entre les héros blancs et blonds de Dany — Olivier Rameau et Colombe Tiredaile, du monde de Rêverose —, qui font face au mépris d’une bande jeunes gens nettement moins blancs. Je ne sais pas exactement quel message l’auteur a voulu faire passer, peut-être y a-t-il une forme d’autodérision dans le constat d’une certaine ringardise d’une série née en 1968, mais on peut facilement y lire aussi le spectre du « grand-remplacement » avec lequel l’extrême-droite joue à se faire peur. Et si ce n’était pas l’intention, alors le niveau de maladresse de l’artiste est plutôt consternant.

Je ne vais pas pour autant m’étendre sur le contenu scénaristique de l’album — dont je n’avais pas entendu parler avant cette semaine mais que je me suis procuré depuis —, je dirais juste qu’il est là encore un peu paresseux, renvoyant dos à dos le capitalisme écologiquement irresponsable et ceux qui le combattent. Enfin « celles » qui le combattent, plutôt, puisque les adversaires du personnage inspiré par Trump sont de femmes qui, à l’exception d’une manipulatrice cynique, sont toutes plus ou moins écervelées. Un scénario à la fois « woke » et « boomer », ai-je lu. Mais un peu plus « boomer » que « woke », alors5. Le tout est parsemé d’allusions graveleuses un peu vieillottes. S’emparer de l’actualité, évoquer le green-washing, le solutionnisme, les formes contre-productives de l’engagement, la communication, la malbouffe, le complexe militaro-industriel et autres traits de notre époque est plutôt pertinent en théorie, mais en pratique : bof. Il y a ici une véritable occasion ratée, le sujet aurait pu nous ramener au Spirou des années 1970 par Jean-Claude Fournier, furieusement écolo et ouvert aux thèmes politiques et géopolitiques. Et même le caractère un peu grinçant de l’ensemble tombe à plat, je ne retrouve pas tellement le Yann que, pré-ado, j’ai vu débouler ricanant dans Spirou avec son camarade Conrad, leurs Hauts-de-pages et leurs Innomables.

Spirou et Fantasio 57, La Mémoire du futur, par Sophie Guerrive, Benjamin Abitan et Olivier Schwartz.
De manière ironique, la polémique sur Spirou et la gorgone bleue se déroule au momement même où, dans la série canonique, Spirou se réveille dans une Belgique (simulée) de 1958, où il est confronté à la contradiction entre le futurisme positif de l’atomium et le racisme colonial le plus sordide (exprimé ici avec naïveté par le Fantasio de 1958, sous l’œil réprobateur du Spirou d’aujourd’hui), et ceci servi par un trait qui cultive une certaine nostalgie de celui de Jijé ou du jeune Franquin, c’est à dire un trait littéramement « Hérité d’une autre époque ». Mais ici, il s’agit d’un héritage au bon sens du terme : héritage visuel, et droit de regard sur l’Histoire, voire droit d’inventaire idéologique.

Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le contenu de l’album de Yann et , c’est la manière dont celui-ci est défendu. Certains réflexes affleurent immédiatement : « on peut plus rien dire » ; « à ce compte-là il va falloir interdire toute la bande dessinée franco-belge«  ; « je l’ai lu et je n’ai rien vu«  ; « Aujourd’hui des livres censurés, demain des arrestations arbitraires«  ; « les réseaux sociaux et le wokisme font la loi«  ; « c’est au lecteur seul de se faire une idée par lui-même » (sauf s’il n’est pas d’accord avec moi) ; etc.
Rien de très original, mais je note un argument qui revient très souvent et qui est de dire « c’est de la caricature », considération souvent assortie, comme si c’était une preuve d’équité, de l’affirmation que « Donald Trump aussi est caricaturé ».
Et il est vrai que, pour autant qu’on puisse caricaturer une caricature, Trump n’est pas spécialement épargné — mais il peut se consoler avec les myriades de jolies filles quasi-nues dont Dany l’entoure. Interrogé, Dany lui-même a expliqué : « Il est évident que la plupart des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaisses, plus grosses que les Blancs, c’est un fait. Ça fait partie de la caricature (…) Il y en a un [Blanc] qui ressemble à Trump, ce n’est pas particulièrement gentil non plus… ».

Nous arrivons cette fois au cœur du sujet.
Passons sur le fait que Dany parle d’« africains » alors que sur le porte-avions USS Obama, il n’y a que des afro-descendants, qui, du fait de plusieurs siècles de métissages avec des européens et des amérindiens notamment, n’ont pas franchement une grande uniformité phénotypique.
C’est l’opposition qui m’intéresse : d’un côté « Trump », qui est une personne, un individu ; de l’autre côté « les noirs », qui est un groupe aussi vaste que divers.
Dessiner une personne en exagérant certains traits ou attributs (dessiner, disons, Angela Davis avec une boule afro et les dents du bonheur ; Morgan Freeman avec les cheveux gris et une dermatose papuleuse (qui rappelle des taches de rousseur) ; Bruce Lee avec sa coupe de cheveux caractéristique, ses muscles tendus et ses épais sourcils noirs ; etc.), c’est faire une caricature. Dessiner de manière indifférenciée tous les membres d’un groupe humain aux contours mal définis, ce n’est pas vraiment une caricature, c’est se faire le véhicule d’un stéréotype, c’est enlever sa personnalité à une personne. Dans la presse africaine, les caricaturistes donnent à telle ou telle personnalité politique locale un profil exagérément prognathe, ou des petits yeux enfoncés, ou un grand embonpoint, etc., exagérant ce qui sort de la moyenne et créant des caricatures. Mais si on applique une même caricature à toutes les personnes qui ont plus ou moins la même origine, ce qui est caricatural ce ne sont plus les personnes représentées, c’est le regard du caricaturiste, qui dit sans le vouloir qu’il considère l’origine avant la personnes. Il faut dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il n’y a que deux personnes noires auxquelles le scénario donne un véritable rôle, ce qui ne laisse pas au dessinateur le loisir, s’il l’avait voulu en tout cas, de développer visuellement la personnalité des personnages noirs : ceux-ci sont indifférenciés visuellement car ils le sont aussi dans le scénario.

Dany se défend d’être raciste, et admet : « J’aurais dû faire gaffe à ne pas dessiner les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980. », ajoutant qu’il est désolé et présente ses excuses à ceux qu’il aurait pu blesser. Preuve que lui-même voit un problème, ou que comme tout artiste un peu lucide, il sait qu’on ne peut pas dire au public qu’il a tort de voir ce qu’il voit, même si sa perception ne correspond pas à l’intention initiale de l’artiste. C’est plutôt sage de sa part, tout comme il est sage de la part de Dupuis de regretter d’avoir publié cet album et d’en avoir tiré les conséquences. Je m’inquiète plus pour ceux qui défendent cet album au nom de grands principes, car avoir des principes ne dispense pas de s’interroger sur ce que l’on souhaite défendre. S’exprimer n’est pas opprimer et caricaturer n’est pas stéréotyper. Et si on amène une création potentiellement dérangeante, politiquement problématique, il faut que l’œuvre ait pour elle des arguments qui justifient qu’on veuille la sauver. J’ai peur qu’ils fassent défaut ici.

  1. J’invente ce mot, oui ! Ai-je besoin de l’expliquer ? []
  2. Un ami me fait remarquer que Spirou chez les Pygmées, qui est bien plus récent que Tintin au Congo, est assez gratiné dans le genre. Dont acte. []
  3. « Le contrat a été signé il y a plus de dix ans, par des gens qui ne sont plus aux commandes. Depuis mon arrivée, nous avons à plusieurs reprises demandé des modifications à son dessinateur, Dany. C’est un homme de plus de 80 ans : il ne voyait pas en quoi ces dessins, qui sont des caricatures, étaient choquants. Nous avons sans doute commis une erreur en acceptant de la publier. » (Julie Durot, directrice générale de Dupuis, interrogée par Médiapart). []
  4. Plusieurs personnes utilisent le mot « racisé » pour désigner les Asiatiques ou les Africains. C’est un mot que je trouve dangereux lorsqu’il est employé pour décrire une personne dans l’absolu, comme si l’essence même des Asiatiques ou des Africains était, depuis toujours et pour toujours, d’être victimes de biais racistes… On n’est pas racisé par nature, mais en fonction d’un contexte. Je me rallie au passage à l’idée pas toujours bien comprise qu’a exprimé Rokhaya Diallo qui est de dire qu’on peut tout à fait être blanc et racisé, non parce qu’on est victime du fameux « racisme anti-blanc » dont se lamentent certains, mais parce qu’on peut être favorablement racisé. Si aucun vigile ne me demande de montrer le contenu de mon sac-à-dos au supermarché, je pense que c’est parce que j’ai la peau pâle et des cheveux blancs… []
  5. Cette manière de mettre tout le monde d’accord est employée avec efficacité par Marvel et DC, où chacun (du pire réactionnaire au plus acharné révolutionnaire, en passant par tout le spectre qui sépare ces humeurs) trouvera son compte, mais ici c’est trop grossièrement fait pour fonctionner véritablement. []

La mode comme outil de lutte contre l’obscurantisme et comme moyen pour sauver l’éducation nationale

(L’été on a le burkini, et pour la rentrée, eh bien on a l’abaya, cette robe plus ou moins bédouine dont les éditorialistes se battent pour décider si oui ou non elle a un air musulman)

Les journalistes qui tiennent à donner leur opinion sur la signification culturelle et religieuse de ce vêtement le font en bonne intelligence avec nos responsables politiques, qui ne veulent sans doute pas rééditer le fiasco de l’an passé : on n’avait alors fait que parler des problèmes d’effectifs de l’éducation nationale, laquelle avait été contrainte à recruter ses professeurs après un entretien de quelques minutes, voire aucun entretien, comme c’est arrivé à mon fils, qui s’est inscrit par curiosité, et qui a reçu une réponse enthousiaste et positive sans avoir rencontré quiconque, et ce pour une matière autre que celle qu’il a étudiée1. Parler des deux-cent-quatre-vingt-dix-huit adolescentes qui se sont présentées en abaya à la rentrée (dont soixante-sept, qui ne devaient rien avoir prévu en dessous, ont refusé de les enlever) est moins déprimant que de se poser des questions sur les milliers (milliers !) de postes d’enseignement qui ne sont toujours pas pourvus à l’instant où j’écris — et ce malgré l’évolution démographique qui fait baisser chaque année les effectifs de plusieurs dizaines de milliers d’élèves, et malgré le bourrage des classes, puisqu’on sait que la France est le pays développé où le nombre d’élèves par classe est le plus élevé.
J’imagine que j’ai l’air de dire que l’abaya est juste un prétexte cynique pour éviter de parler de la dérive de l’éducation nationale, et quelque part je crois que c’est juste, mais je crois aussi qu’il serait un peu court de limiter la question à ça.

Un classique de l’iconographie des articles sur l’abaya : montrer des personnes qui les portent… Et qui portent aussi un hijab. J’ai du mal à ne pas croire qu’il s’agit d’une manœuvre sciemment confusionniste. La photo a été prise à Niort en 2018 et n’a visiblement aucun rapport avec le contexte scolaire. On pourrait tout à fait faire la même chose avec les chaussures de sport en disant que Nike et Adidas sont des marque halal, puisque les femmes qui portent le voile portent souvent des chaussures de sport (c’est en tout cas la statistique que je fais dans ma banlieue !).

Déjà, faisons le point sur le débat lui-même. Quand je lis ou j’écoute les gens qui s’excitent sur le sujet (et jusques à quelques personnalités absolument estimables, telle Sophia Aram), je suis frappé par une contradiction : leur défense de l’interdiction de tel ou tel vêtement est motivée par leur constat qu’il y a des pays où on contrôle le corps des femmes en leur imposant tel ou tel vêtement. Il me semble assez évident que dès lors qu’on impose ou qu’on proscrit un vêtement ici ou là-bas, il y a bel et bien une forme de contrôle, ce n’est donc pas exactement le contrôle, en soi, qui est le problème, mais plutôt qui contrôle. Bien entendu, je ne vais pas comparer l’attitude des proviseurs et les bravades de collégiennes en France avec le courage des iraniennes qui risquent la prison et parfois bien pire de la part de la police et de la justice, pour avoir osé libérer leurs cheveux, mais je suis désolé de le redire : le contraire du vêtement imposé ne peut pas être un autre vêtement imposé. Le contraire du vêtement imposé, c’est la liberté de s’habiller comme on veut.
Tout le monde peut comprendre ce que j’écris ici je pense, et bien entendu le calcul des gens qui veulent interdire tel ou tel vêtement réputé anti-laïque va au delà : ils pensent que la liberté dont certaines entendent jouir leur est en réalité imposée par la pression du quartier ou de l’imam du coin. Et ils considèrent qu’il existe une fourbe lame de fond de l’Islam politique qui s’impose, mètre par mètre, dans l’espace public français (et mondial), et qu’un de ses outils signalétiques préférés est le vêtement, et tout particulièrement le vêtement féminin. Et ce n’est pas faux, l’uniforme a toujours eu le double usage d’indiquer une fonction (et de faire passer la fonction au dessus de l’individu qui le porte), d’une part, et de produire un effet de groupe, de permettre à un collectif de se reconnaître, de se montrer, de s’affirmer. Qui dit uniforme, dit brigade, dit armée. Ce n’est pas irrationnel de s’en inquiéter, mais il faut se demander à quel moment le souci se transforme en panique, et à partir de quel moment on n’est pas en train de nourrir la menace dont on croit se défendre, ne serait-ce qu’en lui donnant l’importance qu’elle réclame : il n’est écrit nulle part qu’on est forcé de tomber dans tous les pièges !
Je rappelle que depuis l’affaire des « foulards de Creil », en 1989, les efforts de l’auto-proclamé « camp laïque » (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut,…) n’ont abouti qu’à transformer une provocation localisée, une bête affaire de respect du règlement intérieur, en un phénomène national.
Quoi qu’il en soit, si le hijab est un signe assez clair d’adhésion à une pratique religieuse, l’abaya n’est jamais qu’une robe, et le sens qu’on lui prête changera forcément selon ce que l’on sait ou croit savoir de la personne qui la porte. S’il s’agit de Mlle Marie-Eugénie de Bonnefamille, de Versailles, qui rentre avec papa et maman de ses vacances à Casa où elle a acheté une belle robe brodée sur un marché pittoresque pour touristes, c’est un souvenir exotique, un semi-déguisement élégant et un vêtement confortable en temps de canicule. S’il s’agit d’une jeune femme résidente d’une cité de Seine-Saint-Denis qui a un prénom arabe et un patronyme maghrébin, ce sera jugé religieux par le proviseur qui attend à l’entrée de l’école, même si la personne qui porte la robe le fait juste parce qu’elle aime ledit vêtement. Et même si c’est une robe Gucci hors de prix, comme avec ce gentil piège posé par Cécile Duflot sur Twitter :

La semaine dernière, une jeune femme se plaignait de s’être vue refuser l’accès au lycée non pas à cause de sa robe, mais parce qu’elle portait une tunique à l’air oriental. Des journalistes de BFM lui demandaient si son but n’était pas de « cacher ses formes », formule qui désormais signifie « être soupçonnable de sympathie envers Daech », alors que dans d’autres contextes, c’est juste un prétexte à articles de magazines féminins (« quelle robe pour cacher ses formes quand vous avez une morphologie en O ? »). Au passage, croire qu’il suffit qu’un vêtement soit ample pour dissimuler la morphologie de la personne qui le porte est d’une grande ignorance.
Une autre jeune femme « musulmane d’apparence », comme disait l’autre, s’est vue interdire de rentrée pour avoir porté un kimono. Je suis sûr que mes deux filles sont déjà allées à l’école en kimono. L’aînée, désormais, vend ce genre de vêtements2. Mais elle s’appellent « Lafargue », pas « Lahbib ». Et mon petit doigt me dit que ça change tout. On aura du mal à faire passer ça pour autre chose qu’une injustice.
Rappelons-nous enfin que le sujet même de l’adolescence, en tant qu’étape de la vie, c’est de trouver où placer le curseur entre affirmation individuelle et conformité à un groupe, que quand on est adolescent, on se cache3 parfois, on se sur-montre parfois (ah, ce jour où je suis arrivé au collège en m’étant volontairement rasé la tête pour ma constituer une crête punk approximative !), on se donne une contenance en adhérant à un mouvement musical ou pourquoi pas à une religion ou un syndicat lycéen, on se crée une personnalité en se rebellant contre l’autorité, en adhérant à une autorité, en étant cynique, en clopant (franchement plus grave que l’abaya), en rejetant le monde des darons,…
C’est sans fin. Avec les faux-positifs, les vains chipotages (à partir de quelle ampleur la manche d’une robe devient-elle « obscurantiste » ?), la réponse mécanique à des provocations punkoïdes, le jeu de cache-cache (le bandana…), les autorités scolaires ne peuvent que se ridiculiser (en mesurant la longueur des robes à l’entrée de l’établissement, comme à l’époque yéyé !) ou sombrer dans des impasses logiques qui ne lancent in fine qu’un seul et unique message (sans que ce soit forcément intentionnel) : « les arabes, dehors ! ».
Et même sans aller jusque là, ils envoient un message assez confus sur la nature de la laïcité comme sur celle du féminisme. Laisser accroire que les droits humains, la démocratie, le féminisme et la laïcité sont des marques déposées par le monde occidental est une imposture mortifère : ces valeurs n’existent que par ceux qui les font vivre. Par charité, je ne reviendrai pas sur l’instrumentalisation obscène de la mémoire de Samuel Paty.

Je reprocherais leur hypocrisie aux gens qui affirment interdire un vêtement à d’autres gens dans le but de les émanciper. L’émancipation par l’interdiction est une absurdité logique complète, et il vaudrait mieux enfin assumer qu’il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une forme de concurrence, la question n’étant pas de contrôler ou non les corps mais de décider qui les contrôle.
En éducation, chaque fois que l’on sévit, que l’on s’énerve, c’est le signe qu’on est débordé. Ceux qui ont été parents doivent comprendre ce que je veux dire : la véritable autorité s’impose sans autoritarisme, la fermeté des principes s’impose sans surjouer l’intransigeance, et, ajouterai-je en vil anarchiste, les limites de la liberté n’ont de valeur que si l’on se les donne volontairement, si on se les impose parce que le raisonnement, l’expérience, l’éthique personnelle, nous ont prouvé leur valeur.
Mais même si on ne comprend pas bien l’intérêt de la liberté d’autrui aussi bien qu’on comprend la valeur de sa propre liberté, il faut être conscient que les règles imposées n’ont d’utilité organique que si elles sont claires. Et « l’abaya », visiblement, ça ne veut pas dire grand chose : il en existe plein de modèles — on est loin de l’affreux niqab synthétique noir —, et puis aucune interprétation d’aucun hadith ne fait de l’abaya un vêtement plus essentiellement musulman qu’un survêtement de sport, une chemise de nuit ou une robe folklorique de villageoise européenne. Bien sûr, il existe des pays où l’abaya est un vêtement imposé aux femmes, et il n’est pas du tout impossible ‒ c’est même probable — que parmi les jeunes femmes qui tiennent à arborer ce vêtement il s’en trouve beaucoup pour lui donner un sens religieux, ou plutôt, pour manifester leur engagement religieux. So what. Un peu de sang-froid. Je me demande si le sens de ce vêtement, porté par certaines, n’a pas un sens plus culturel que religieux, si ça n’est pas une manière de revendiquer son origine : « vous ne voulez pas nous voir, eh ben on est là ».

Je ne suis pas connu comme un spécialiste du vêtement, alors je suis allé rechercher des images d’abayas sur un site de fast-fashion tristement célèbre. Je note une grande variété de coupes, de motifs,… Je ne sais pas si je peux distinguer la gandoura du caftan, le burnou de la djellaba, la chemise de nuit de la robe un peu mémère… Est-ce que les « videurs » placés à l’entrée des écoles seront plus pointus que moi dans le domaine ?

Je crois que le problème de la séquence « abaya » est surtout celui de l’école (on y revient !), symboliquement décrédibilisée par sa tutelle4, mais à qui on demande de gérer tous les malheurs de la France : l’emploi ; l’incivilité ; l’intégration de français de troisième génération ; la poussée de l’Islam ; la ghettoïsation des quartiers ; l’inégalité entre les citoyens ; la perte du sentiment de citoyenneté5… Et s’il reste un peu de temps, on lui demande d’instruire.
Comme rien ne semble fonctionner, on brandit la menace de l’autorité, on se dit qu’on réglera tout en imposant un uniforme aux écoliers, en supprimant les allocations familiales aux parents des gamins à problèmes, en « revenant aux fondamentaux », quoique ça veuille dire, en refusant l’innovation pédagogique, en ajoutant des heures de corvée administrative et du temps de présence sur site aux enseignants, en raccourcissant les vacances, en imposant l’étude aux écoliers des quartiers difficiles… enfin bref, si l’on excepte les punitions corporelles, à peu près toutes les démonstrations de force imaginables ont été proposées. Et pour se défausser, les gouvernements affirment, grands nombres à l’appui, que jamais l’école n’a coûté aussi cher aux français. Persuadé pour ma part que la plupart des députés seraient incapables de poser une règle de trois (l’absurdité du tour que prennent les débats liés aux questions techniciennes écologiques le prouve constamment) ou que leur connaissance de l’Histoire est pour le moins approximative, bien qu’ils soient tous allés à l’école, je suis d’accord : l’instruction nationale n’a pas été un très bon investissement, et ce depuis longtemps, sauf si on se souvient de son utilité première : enfermer les enfants aux heures où leurs parents sont à l’usine (mais y’a plus d’usines !).

Comme on n’y croit plus, qu’on ne sait plus comment sauver l’école, et comme on n’a pas le temps de chercher à comprendre ce qui ne peut plus fonctionner comme avant, comme on n’a pas le temps de bien travailler — à la décharge des politiciens, je suis forcé de constater que le travail de fond n’a jamais été récompensé en termes de votes —, eh bien on montre sa fermeté en interdisant une robe.
Piteux.

  1. Ne vous inquiétez pas pour mon fils : il a finalement renoncé à devenir enseignant contractuel bouche-trou, voyant les conditions proposées et sachant que l’institution maltraite au moins autant ses agents que ses usagers. []
  2. J’en profite pour faire la publicité de la brocanta japonaise de ma fille, qui s’appelle Tanpopo. []
  3. J’ai lu que les collégiens ou lycéens de l’année du covid avaient été nombreux à apprécier le masque ou la visio-conférence. []
  4. Quand le ministère de l’éducation nationale a annoncé que les professeurs contractuels allaient être recrutés en catastrophe et de manière catastrophique, il s’est tiré une balle dans le pied, rendant douteux les futurs enseignants avant même leur prise de fonction — et je dis ça bien que persuadé que le fait d’être un bon enseignant est loin de n’être qu’une question de formation et de concours : recruter des amateurs, pourquoi pas, mais communiquer de cette manière a été une vraie erreur. []
  5. Au passage, s’indigner de la « montée du communautarisme » quand on regroupe des populations sur critères sociaux voire ethniques, qu’on les enclave, qu’on dégrade les services publics de leurs quartiers et qu’on les renvoie à leurs origines en permanence, on produit exactement ce qu’on dénonce. []

Art, liberté, et responsabilité

(contexte : après quelques jours d’agitation médiatique consécutive à l’annonce de la tenue d’une exposition laissant « carte blanche » à Bastien Vivès, accusé de publications pédopornographiques et de propos insultants et menaçants envers une consœur autrice de bande dessinée, le Festival d’Angoulême choisit de déprogrammer l’événement)

Une fois que les opinions sont sédimentées sur un sujet, tout nouveau discours n’est abordé qu’avec l’impatience de décider s’il faut l’applaudir ou le honnir, et, partant, si celui qui parle est ami ou ennemi. Si vous vous sentez dans cet état d’esprit, abandonnez dès maintenant la lecture de cet article, il ne vous sera pas utile.

Dans mes yeux, publié par Bastien Vivès (alors âgé de vingt-cinq ans) en 2009.

Je reconnais du talent à Bastien Vivès, mais je n’ai jamais été vraiment intéressé par son œuvre. Lorsqu’il débutait, j’avais été épaté par sa maturité graphique (Le goût du chlore, Dans mes yeux), mais depuis, j’ai du mal à me passionner par son système, que je peine à juger autrement que superficiel visuellement (j’ai toujours l’impression de voir ce qu’on nommait naguère en communication des roughs). Cependant, il serait malvenu que j’aie une opinion définitive, car, soyons très honnêtes, je n’ai pas lu grand chose de lui dernièrement. Il me semble que j’ai entamé la lecture de son Cortomaltese, mais je ne me souviens pas de ce que j’en ai pensé ni si je l’ai terminé ce qui signe peut-être avant tout mon indifférence au projet d’un Cortomaltese qui ne soit pas de la main d’Hugo Pratt.
De par ses positions publiques les plus insupportables — celles qui ont servi à instruire son procès sur les réseaux sociaux —, il me renvoie l’image d’un ado attardé, avec tout ce que ça implique en termes d’inconséquence et d’insensibilité, de légèreté au plus mauvais sens du terme. Et quand il semble émotionnellement impliqué, c’est en s’en prenant à l’autrice Emma Clit, dans des termes assez ignobles, indéfendables et, là encore, d’une insensibilité crasse (« On devrait buter son gosse »). Les mots, certes, ne sont que des mots, mais ils ont un poids et ils peuvent faire mal. Vivès accuse les réseaux sociaux de l’avoir « rendu con », et c’est un fait, ces agoras ne réussissent pas à tout le monde, mais de même que tout le monde n’a pas « l’alcool mauvais », on est en droit de se demander si les réseaux sociaux, en supprimant quelques filtres, ne font pas que désinhiber une mentalité latente. En intitulant un album pornographique La décharge mentale, bien après avoir quitté Facebook, Vivès fait une allusion transparente au sujet de la « charge mentale » qui a amené le succès à Emma Clit, et on peut se demander quelle est la part du clin d’œil est quelle est la part de l’acharnement1. L’argument des réseaux-sociaux-qui-abrutissent ne tient plus, puisqu’il s’agit d’un livre, et Vivès semble dévoiler ici que son hostilité à Emma n’est pas tant due à la médiocrité de son dessin qu’au caractère féministe et engagé de son propos et, peut-être aussi, à la popularité d’icelui2.

Fallait demander, par Emma Clit. L’autrice est la première à dire qu’elle n’est pas une grande dessinatrice, mais son travail, n’en déplaise à ses détracteurs, touche une corde sensible, puisqu’il a été amplement relayé. Et ce n’est sans doute pas pour son seul sujet que cette bande dessinée a connu le succès (sur les réseaux sociaux mais ensuite sous forme d’albums, aux ventes certainement supérieures à celles des albums pornographiques de Vivès) : l’absence de sophistication graphique ostentatoire crée une proximité avec les lecteurs et les exposés sont plutôt bien menés, en tout cas sur les sujets féministes — elle traite aussi de questions telles que la gestion de la pandémie par le gouvernement, les violences policières ou le réchauffement climatique, mais, hmmm, faites-vous votre opinion par vous-mêmes.

Bref, Vivès est sans doute un sale môme avant tout, qui a au fond peut-être un peu de mal à accepter que les femmes ne soient pas des objets. En tout cas, il raconte que ce qui l’intéresse, ce qui caractérise son œuvre, c’est l’étude de la naissance du sentiment amoureux, et j’imagine que ça implique une forme d’aversion pour ce qui suit : construire, durer, laisser l’autre exister au delà de ce qu’on projette sur lui. Sans doute évoque-t-il (dans son œuvre ou ses propos) des thèmes tels que la pédophilie ou l’inceste avec une récurrence un peu inquiétante, car malgré le masque de l’humour, de la transgression et de la provocation, il y a peut-être quelque chose de viscéralement ancré. Il n’est en revanche a priori coupable d’aucun crime lui-même, rien à voir avec Gabriel Matzneff, à qui il est pourtant régulièrement comparé, qui passait spontanément aux aveux avec une insoutenable satisfaction.

L’ambition artistique, esthétique, poétique, la transgression, l’humour, la fantaisie, le fantasme, ou tout bêtement la fiction, peuvent être autant de faux-nez pour des pulsions douteuses, des moyens pour faire passer des idées inconscientes ou subconscientes, des démons que l’on ne saurait assumer frontalement (socialement ou vis-à-vis de soi-même) : profiter, dominer, agresser, assassiner,… Dès lors, est-ce que la création est l’outil d’un sain défoulement, d’une vidange psychique ? Une forme d’hygiène mentale ? Voire une une transsubstantiation, une transmutation, la transformation du plomb en or ?
On se doute en tout cas que ça ne peut pas vouloir rien dire du tout, et si effectivement les œuvres pornographiques de Bastien Vivès contiennent systématiquement des allusions à la pédophilie et à l’inceste3, il est légitime de se demander (et en tout cas lui devrait se le demander) par quoi il est hanté, et pourquoi. Peut-être est-il seulement tributaire —ce ne serait pas inattendu pour quelqu’un qui est né au milieu des années 1980 d’une culture manga adulte, qui peut se montrer particulièrement complaisante vis-à-vis des violences sexuelles, du sexisme et même de la pédophilie et de l’inceste.

Sur Instagram, Bastien Vivès se représente allant au poste de police pour parler du harcèlement dont il fait l’objet sur les réseaux sociaux mais alors qu’il explique ce qui est reproché son œuvre, il finit par passer du statut de victime à celui de suspect. Cette séquence est assez drôle mais elle sonne comme une forme d’aveu : en disant à haute voix le contenu de ses bandes dessinées, l’auteur constate ce qu’il renvoie…
J’ai lu une fois que les enquêteurs de police ne riaient pas avec l’humour, en matière criminelle, car ce moyen d’obtenir la sympathie ou la connivence sert aussi à lancer des perches, à tester ce qui est admissible et les conséquences qu’auront un aveu.

Je dois pourtant dire que quand j’entends parler de pédophilie, je tends l’oreille avec méfiance, car je sais que ce crime a plus d’une fois servi de prétexte à bien autre chose que la défense de ses victimes. C’est en confondant malhonnêtement homosexualité et pédophilie qu’on brimait les homosexuels, il n’y a pas si longtemps ; c’est au prétexte de surveiller quelques centaines de criminels sexuels multi-récidivistes qu’a été créé le fichier national d’empreintes génétiques, qui conserve désormais plus de 5 millions d’échantillons différents, dont des centaines de milliers de simples manifestants ; c’est le spectre de réseaux pédopornographiques4 qui sert à faire passer des lois de censure automatisée ou qui alimente les plus vénéneuses rumeurs complotistes. Et si tout ça est possible, c’est parce qu’il n’y a rien de plus universellement répugnant que la pédocriminalité. C’est un sujet qui provoque chez chacun de nous un profond malaise et personne n’aimerait se voir accuser d’avoir quoi que ce soit à voir avec les pédophiles. Le crime est si odieux, en vérité, qu’on a vite peur d’être accusé de complaisance si on réclame des preuve qu’il a bien été commis. Le crime est si dégoûtant qu’on a la nausée à l’idée que quelqu’un s’en délecte, fût-ce sous forme de dessins d’imagination et avec un scénario idiot5, et qu’on est révolté à l’idée que quelqu’un gagne de l’argent en titillant des passions abjectes.

La loi du 29 juillet 1881, tout en conférant à la presse un niveau de liberté qui n’a été dépassé que pendant quelques mois de la Révolution, a tenu à condamner l’obscénité dessinée, gravée, peinte (mais le texte, lui, n’est pas mentionné !). Ce passage du texte n’a été abrogé qu’en 1939. Je lis ici, comme dans l’affaire qui sert de prétexte à ce billet, une illustration du pouvoir magique du dessin. Un bête trait sur du papier, une tâche, pour ainsi dire, suffit à créer un monde, une réalité, il peut heurter, il peut faire rire, il peut provoquer l’excitation sexuelle, le dégoût, il peut émouvoir, il suffit de changer un tout petit peu la taille ou la direction d’un sourcil dessiné pour créer une expression, donner vie à un personnage… J’avoue que je trouve ça beau.

Si le fait que l’émotion passe avant la raison est un problème, on ne saurait chasser d’un revers de main toute critique portée envers une œuvre en opposant la liberté supérieure de l’artiste. Les artistes sont responsables de leurs œuvres, c’est même la caractéristique première de leur statut. L’art peut être le fruit d’une nécessité intérieure pour celle ou celui qui le produit, qui l’émet, peut même être un moyen d’exorciser des obsessions malsaines, mais il a aussi un effet potentiel sur les spectateurs qui le reçoivent. Pendant les quelques siècles qui ont forgé notre notion moderne d’Art on a voulu croire que cet effet ne pouvait être que d’une nature noble : délectation esthétique, transcendance des passions, émerveillement, méditation sur la condition humaine,… Et puis notre familiarité croissante avec le domaine de la communication, de la réclame, ainsi que l’anthropologie culturelle, l’iconologie, la théorie critique, le structuralisme, la sémiologie, nous ont fait perdre un peu de notre naïveté : l’art n’est pas que de l’art, la fiction n’est pas que la fiction, ce peuvent être des symptômes, des maux, de la propagande (au sens le plus dépassionné du terme), des modes d’emploi, des outils qui exposent ce qui relève de la doxa, et/ou qui conforment cette doxa, qui rendent acceptables ou familiers des points de vue qui naguère nous semblaient incongrus ou révoltants.
L’art et la fiction en sont même devenus des terrains idéologiques de premier plan, et dans les industries culturelles de masse, chez Marvel, chez Disney, le hasard a peu de place, les choix de scénario ou de distribution ont souvent une raison d’être idéologique (encore, au sens le plus dépassionné du terme, vouloir utiliser la fiction pour promouvoir un certain modèle de société n’est pas un mal en soi, tout dépend du modèle en question !) : désigner les oppressions ; féminiser un personnage ; donner une place à des orientations sexuelles jusqu’ici silenciées ou méprisées ; donner une place à des personnes non-blanches ; cesser d’objectiver et d’enfermer dans des clichés toute personne « pas comme nous » ; et aller jusqu’à embaucher des sensivity readers et autres experts pour s’assurer qu’une œuvre ne fera de mal à personne. Pour toute une jeune génération, ça semble être une évidence. Pour d’autres, ça l’est moins, et on s’inquiète de liberté de création, voire de puritanisme étasunien, car il est un fait que cette vision moralisatrice du rôle de l’art a toujours été une banalité de l’autre côté de l’Atlantique. C’était pour nous une curiosité il y a trente ans sous le nom de « Political correctness ». Et plus tôt, ça existait déjà mais nous n’en étions pas conscients : les labels Comics code authority et MPAA ne nous disaient pas grand chose, d’autant que nos traducteurs, ici, s’autorisaient des altérations fantaisistes et moralisaient ou immoralisaient les œuvres avec des critères en phase avec notre mentalité locale de l’époque. La culture globalisée actuelle est effectivement très étasunienne. Aurons-nous un jour peur des poitrines féminines, comme le prophétise Michel Ocelot, l’auteur de Kirikou6 ? Craindrons-nous les poils sous les aisselles, jugerons-nous hideuses les bouches qui n’ont pas été traitées par un orthodontiste, les nez qui ne sont pas passés sous un scalpel ? Mangerons-nous des nuggets en baquet plutôt que de manger ensemble autour d’une table ? Binge-drinkerons-nous des « shots » jusqu’au coma au lieu de cultiver notre alcoolisme social vieille-France ? Adopterons-nous un à un les rites qu’exposent les fictions de manière apparemment très codifiée (demande de mariage surprise avec genou à terre ; bal de promo ; spring break ; etc.) ? Aurons-nous en tête un modèle très précis de ce que sont la réussite professionnelle, amicale et amoureuse ? C’est aussi tout ça, l’Amérique.

Bastien Vivès, Le Goût du chlore, 2009. Deux jeunes gens tombent amoureux à la piscine. Sur Instagram, j’ai vu des vignettes de cette bande dessinée convoqués pour démontrer une constante dans l’intérêt pour le corps des adolescent.es et des enfants, et leur érotisation, par Vivès. Je comprends qu’on se demande si Vivès participe d’une « culture du viol » et d’une « virilité toxique » mais j’avoue que prendre des dessins du « Gout du chlore » comme preuve me laisse un brin dubitatif.

Une chose en tout cas me semble claire : moraliser l’art, moraliser la fiction, peut être fait plus ou moins sincèrement, plus ou moins naturellement, plus ou moins bien.
Raconter une bande d’ami.e.s composés d’une musulmane pratiquante voilée, d’une fille lesbienne tatouée et d’un homme trans désespérément amoureux d’une femme hétérosexuelle membre des Témoins de Jéhovah, dans une société où les plus de trente-cinq ans sont au mieux une nuisance et au pire des « personnages non joueurs »7, ça marche une fois, c’est même agréable à voir, comme toute situation oxymoresque, mais si ça s’installe par automatisme, sans apporter grand chose de plus, ça devient rapidement artificiel et pénible.
Les grosses usines à fiction comme HBO ou Netflix savent assurément s’y prendre et surprendre, elles ont des armées de scénaristes pour réinventer régulièrement leurs recettes lorsque celles-ci deviennent trop banales, mais des bandes dessinées qui ne sont mues que par les bonnes intentions de leurs auteur.ice.s peinent à mon avis à remuer le lecteur. S’il suffisait d’être gutmensch, bien-pensant, pour faire vibrer le public, ça se saurait.

Au delà du spectre de la censure et de l’autocensure que l’on craint derrière tout projet de moralisation de l’art, on peut redouter le manque de poésie d’un art utilitaire, uniquement destiné à nous convaincre de quelque chose, dédié à nous vendre un modèle de société, ou tout simplement, une forme de création où le mystère et le hasard n’ont pas de place. Et même, une forme de création où l’on doit montrer patte-blanche, faire la démonstration de sa légitimité sur un sujet. J’ai par exemple une fois entendu un romancier se faire vertement reprocher d’avoir écrit à la première personne un roman dont la protagoniste est une femme — or les personnes qui avaient émis la critique admettaient que le roman était plutôt bon, leur problème était un problème de principe ! On se souvient des débats qui ont lieu lorsque un acteur ou une actrice n’a pas toutes les caractéristiques de la personne dont elle prend le rôle : Zoe Saldana qui n’était pas assez noire pour interpréter Nina Simone, ou Eddie Redmayne à qui on a reproché d’interpréter une femme transgenre en étant un homme cisgenre, dans le film Danish girl. L’un et l’autre se sont par la suite excusés platement d’avoir accepté des rôles qui ne se confondaient pas avec leur vie.

Il suffit de se remémorer de l’interprétation raciste de M. Yunioshi par Mickey Rooney dans Breakfast at Tiffany’s (et autres exemples odieux de Yellowface et de Blackface, ou encore de mansplaining8) pour comprendre le problème qui motive très légitimement ces reproches, et ne parlons pas de l’injustice professionnelle qui opère lorsque Nicole Kidman ou Charlize Theron passent des heures à se faire maquiller, se font ajouter des prothèses afin d’avoir un physique banal correspondant à un rôle, alors qu’il existe foule d’actrices qualifiées et dont le physique est adapté.
Pourtant, dans ces affaires, j’ai parfois du mal à ne pas penser à un épisode Lucky Luke9 où le public d’une pièce de théâtre prend les acteurs pour leurs personnages… Or l’Art, depuis toujours, c’est l’artifice, c’est la tromperie, il ne suffit pas qu’une personne « soit » son rôle pour bien l’interpréter, et du reste, choisir une personne pour cette raison, c’est un peu la réduire elle aussi à un cliché.
Il est tentant, mais pas forcément pertinent car les motivations profondes diffèrent, de voir dans ces débats l’image-miroir de l’hostilité réactionnaire qui se manifeste lorsque tel ou tel remake a une actrice à la peau plus brune que dans l’œuvre originale, ou lorsque certains spectateurs de Star Wars ont plus de mal à imaginer un stormtrooper noir qu’un Jedi vert de quarante centimètres de haut…10
La question de la légitimité à écrire sur tel ou tel sujet me semble indémerdable, et aussi, elle me semble nier de manière furieusement essentialiste la capacité que chacun peut avoir à se mettre à la place d’un autre, à vouloir se mettre à la place de l’autre, ou même, si la naïveté de celui qui n’a pas vécu une situation dans sa chair est inévitable, la capacité que l’on pourra avoir à progresser. Je raconte souvent l’histoire d’Eugène Süe, écrivain mondain de la restauration, missionné par un journal conservateur pour écrire un roman sur les bas-fonds de Paris. Le récit débute par des poncifs bourgeois sur l’indécrottable et répugnante scélératesse des classes populaires, mais, encouragé par son rédacteur-en-chef à aller enquêter, Eugène Süe a appris, compris, observé, il s’est rendu compte (comme son héros Rodolphe, un prince incognito parmi la canaille) que derrière un ivrogne, un meurtrier, une prostituée, il pouvait y avoir une longue et injuste histoire. Il s’est rendu compte que les gens du peuple pouvaient être intelligents, touchants, solidaires,…

Affiche de Jules Chéret. Ce qui me fait penser à l’excellent livre L’Affiche a-t-elle un genre ? Par Vanina Pinter, tout juste sorti aux éditions 205. Entre autres, l’autrice raconte l’ambivalence de mêmes images en prenant l’exemple du XIXe siècle, car (ici c’est moi qui interprète le propos, ce n’est pas dit comme ça) si l’affiche publicitaire peut être chargée en injonctions sexistes, relever du male gaze, elle peut aussi dans le même temps offrir une forme d’évasion, de libération ou d’empowerment : dans une fin de siècle où le vêtement était une contrainte physique, où les rôles étaient genrés de manière tout aussi raide, les femmes des affiches de Chéret ou Mucha semblent libres et légères,…

Pendant les deux années qu’a duré la publication du feuilleton, non seulement Eugène Süe est devenu antiraciste11, socialiste (et député de la Seine sous cette étiquette, jusqu’à ce que le coup d’État de Napoléon III le contraigne à l’exil), mais il avait entraîné toute la France avec lui, car chaque nouvel épisode était lu par tous ceux qui savaient lire, et raconté aux autres : les personnages de la Louve, Bras-Rouge, le Maître-d’école ou Rigolette étaient aussi connus que le sont pour nous les protagonistes de Game of Thrones, et il nous en reste d’ailleurs au moins un nom commun puisque les concierges monsieur et madame Pipelet sont à l’origine du substantif « pipelet/pipelette ». On dit que Les Mystères de Paris sont une des causes de la révolution de 1848, rien que ça ! J’aime ces histoires qui rappellent que l’on peut progresser par la fiction, y compris quand on en est l’auteur.
La légitimité intrinsèque aux auteurs est une affaire indémerdable parce qu’elle peut aussi se perdre : quand un rappeur devenu millionnaire, vivant de l’autre côté d’un océan, à dix mille kilomètres de la cité où il a grandi, continue à se complaire dans un gangsta rap qui épouse grosso-modo la vision des banlieues que véhicule CNews et n’a plus aucun lien avec la réalité sociale dont il se revendique (mais qu’il participe à forger), où est sa légitimité ? On peut continuer longtemps et toute position dogmatique sur le sujet me semble constituer une impasse.

Plus de 100 000 signataires pour cette pétition initiée par BeBraveFrance, une ONG qui lutte contre la pédocriminalité. Une seconde pétition, initiée par des étudiants en école d’art, a connu un succès plus modeste mais pas négligeable. S’il y a eu quelques prises de parole embarrassées pour dire que non, Bastien Vivès n’est pas un monstre, on ne peut pas dire que ce dernier ait bénéficié d’un soutien important.

Peu importe les réflexions qui précèdent.
L’affaire est désormais pliée, l’exposition n’aura pas lieu, on ne saura pas ce qu’elle aurait dû présenter, on ne sait pas si elle sera remplacée par une exposition de planches d’Emma Clit ou par rien du tout12, l’auteur incriminé s’est platement excusé auprès de celles et ceux qu’il aurait blessés (sincère ou pas, que peut-il faire de plus ?), le festival a publié un communiqué où il capitule, expliquant céder à la force de la mobilisation et aux menaces diverses, bref, tout est bien qui finit bien, les gentils ont terrassé les méchants (ou le méchant), même si je note que ceux qui ont obtenu la tête de l’expo n’arrivent pas tous à assumer leur victoire, ça se constate dans les commentaires au communiqué du Festival pleins de « on ne voulait pas s’en prendre à un homme mais à un système » et autres « on ne voulait pas censurer mais juste empêcher l’expo de se tenir ». Si je comprends assez bien le calcul qui pousse à être mauvais perdant, je n’ai jamais compris les mauvais gagnants ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, porter l’estoc triomphalement tout en affirmant être celui qui a reçu le coup, faire taire en affirmant représenter les paroles contraintes au silence, prévaloir tout en affirmant que c’est l’autre le « dominant ». On ne peut pas demander et obtenir l’occultation d’une œuvre à coup de pétitions puis dire qu’on est opposé à toute censure. Il y a eu un rapport de force, et la victoire d’un camp montre de quel côté était, cette fois en tout cas, le nombre et la puissance. Je comprends tout de même celles et ceux qui vivent mal l’impasse logique qui émerge lorsque les gentils se retrouvent à dix mille contre un, et que parmi ces gentils, on en trouve dont les propos sont d’une violence ou d’une outrance qui n’a pas grand chose à envier à celle censément combattue.
Enfin certains l’assument, comme Emma Clit, sur le Média :

« si ils [les gens du festival] ne réagissent que quand il y a des menaces, comment reprocher à des personnes d’en passer par là ? »

Emma Clit sur Le Média, le 15/12/202213.

Bon.
J’ai quelques questions à ceux qui se sont engagés pour l’annulation de l’exposition, et qui viennent d’obtenir gain de cause. Ou plutôt une question : quelle est la suite ? Très concrètement, pour Bastien Vivès, que va-t-il se passer ? Est-ce que, par exemple, à chaque projet d’exposition un peu institutionnelle, à chaque prix remis, il y a aura une nouvelle charge du même genre ? Si la protestation avait concerné une exposition de dessins pornographiques, pas de problème, une limite était énoncée clairement, mais là ce n’était pas le cas, alors cela signifie-t-il que plus aucune exposition de Bastien Vivès n’est envisageable ? Ou bien est-ce que ça ne concerne que ce festival précis ? Ses publications problématiques sur les réseaux sociaux existent pour l’éternité, seront toujours révoltantes, elles pourront toujours être ressorties, compilées de manière à nous faire le portrait d’un homme ignoble. Donc est-ce que Bastien Vivès est plus ou moins condamné, comme d’autres l’ont été avant lui, à ne plus trouver d’amis que chez Causeur, Valeurs, et autres médias qui surfent sur l' »anti-wokisme », comme c’est le cas du dessinateur Xavier Gorce ? Et est-ce que, par ricochet, par contamination, ses amis ou les gens qui travaillent avec lui, se le feront reprocher ou se verront forcés de choisir entre la rupture ou l’ostracisation ? Jean-Marc Rochette, auteur considérable (Le Transperceneige, L’Or et l’esprit, Ailefroide), a annoncé mettre fin à sa carrière d’auteur de bande dessinée après s’être fait reprocher d’avoir défendu Vivès, et parce qu’il craint un domaine soumis à l’approbation de commissaires politiques. J’ai du mal à imaginer que ce soit l’a seule et unique raison de son annonce, Rochette ayant toujours été tenté par une carrière de peintre ou de sculpteur, mais c’est une sacrée perte.
Quelle place est donnée au futur, dans cette affaire, quel est le scénario idéal pour l’avenir ? Que Vivès ait le droit de publier (on n’est pas pour la censure, hein) mais c’est tout ? Est-ce qu’il aura le droit de changer, de gagner sincèrement en maturité ? Est-ce qu’il existe un futur possible où Bastien Vivès a la possibilité de profiter de la leçon reçue ?

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est image-5.png.
Une séance d’autocritique publique (« séances de lutte ») pendant la Révolution culturelle. Les coupables ne se contentent pas d’admettre leurs crimes avérés ou imaginaires, ils devaient rester debout des heures, tête baissée, en étant souvent insultés, humiliés et battus, notamment par leurs amis et des membres de leur propre famille — qui n’avait pas le choix, car s’ils avaient refusé, ils devenaient coupables à leur tour. Tous n’ont pas survécu à ce processus de rédemption.
(il n’y a pas qu’à moi que cette référence vient spontanément, je vois que c’est aussi le cas de Jean-Marc Rochette dans le post où il annonce quitter la bande dessinée)
Photo : Li Zhensheng, 1966.

L’Histoire regorge de solutions pour donner une forme de porte de sortie aux réprouvés de la morale commune (et par ricochet, à ceux qui se sont liés contre eux) : l’exil forcé ; l’obligation de changer de profession ; les séjours dans des camps de redressement et les séances publiques d’auto-critique ; la prison ; l’exorcisme ; l’exécution capitale ; les séances symboliques de purification (question, autodafés, etc.) ; l’enfermement dans un monastère ; la conversion religieuse ; la trépanation ; etc. Mais dans un monde plus compatissant, où l’on a plus de mal à assumer une certaine brutalité comme outil de discipline sociale, que propose-t-on à ce jeune auteur qui doit attendre encore trente ans (au minimum) avant de pouvoir faire valoir ses droits à la retraite ? Un suivi psychologique ? Un passage devant la justice ? Il me semble qu’avec Internet, qui n’oublie rien, avec les archives de diverses époques qui se télescopent, nous risquons tous de rester enfermés dans un espace sans chronologie, donc sans issue et sans possibilité de progrès, mais comme l’article est déjà bien long, je ne vais pas développer ce point de vue pour cette fois.

Lire ailleurs : Les raisons de la colère, par un collectif de 500 autrices et auteurs, qui réclament au Festival de mettre en place une charte « afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations » (Médiapart) ; Le cas Vivès, par Marlène Agius, qui amène une distance bienvenue au sujet (ActuaBD) ; Bastien Vivès visé par deux plaintes pour « diffusion d’images pédopornographiques »: que dit la loi ?, une synthèse assez sérieuse de la question juridique, par Jérôme Lachasse (BFM) ; De la fiction au réel : Bastien Vivès, auteur de bande dessinée, par Vivian Petit (Actualitté14) ; et enfin Moraliser les violences sexuelles ?, par André Gunthert (L’image sociale).

  1. L’éditeur, Les Requins marteaux, explique ne pas avoir eu connaissance de la référence et avoir à l’époque tenté de convaincre Vivès de choisir un titre plus clair. Mais l’auteur y tenait. []
  2. Utiliser la pornographie pour dominer, moquer, est-ce une transposition symbolique du viol, où le sexe — activité qui devrait être idéalement plaisante pour ceux qui y participent — sert à causer de la souffrance, de l’humiliation ? []
  3. J’écris « si », car je n’en sais rien, je n’ai pas lu Petit Paul, Les Melons de la colère ou encore La décharge mentale. Et je n’ai pas envie de le faire. Un des gros problèmes dans le débat actuel est que peu de gens les ont lus, les ventes de ces albums sont négligeables (pour un auteur de best-sellers) et il y a beaucoup plus de gens qui ont un avis tranché que de gens qui ont un avis fondé.
    Je note que personne n’a parlé du dernier album pornographique de Vivès, Burne Out, qui, si je me fie au synopsis sur le site de l’éditeur, met en scène un premier ministre au centre d’un shitstorm lorsque l’on révèle qu’il est amateur de mangas pornographiques. Il doit alors s’excuser publiquement. Voilà qui fait étonnamment écho à la situation actuelle de l’auteur. []
  4. Les diverses lois réduisant la liberté d’expression sur Internet sont proposées au nom de la lutte contre le terrorisme, ou au nom de la lutte contre la pédopornographie. Pourtant, sur ce dernier domaine, il n’existe pas vraiment d’estimations sur l’ampleur réelle du phénomène ni sur l’efficacité des mesures de censure : je me souviens d’un policier des renseignements généraux (ou peut-être déjà de la DGSI) qui craignait que ces mesures soient contre-productives, en poussant les criminels à une forme efficace de clandestinité, et en empêchant les autorités d’enquêter. []
  5. Je n’ai pas lu Petit Paul, mais si je me fie au synopsis — un garçonnet poursuivi des ardeurs de toutes les femmes du fait de son sexe de quatre-vingt centimètres ‒ ne correspond à ma connaissance à aucun fantasme courant ! []
  6. Michel Ocelot, interviewé sur Brut le 10 décembre 2022. []
  7. Notion issue du jeu vidéo, le personnage non joueur (PNJ) est comme son nom l’indique un personnage qui n’est là que pour faire foule. Un figurant, quoi. []
  8. Mansplaining : lorsqu’un homme explique avec condescendance à une femme ce qu’elle ressent, ce qu’elle devrait dire ou penser… []
  9. Morris/Goscinny : Le Cavalier blanc, 1975. []
  10. Un des débats les plus stupides dans le registre : des gens ont reproché à Disney de faire une série She-Hulk, en supposant qu’il s’agissait d’une lubie « woke »… Alors que le personnage en question a été créé il y a plus de quarante ans ! []
  11. Le docteur David, ancien esclave, médecin et surdoué, n’est pas franchement typique des fictions des années 1840 ! — rappelons que l’esclavagisme avait été rétabli par Bonaparte dans les colonies et n’a été définitivement aboli qu’en 1848. []
  12. Au fait, j’ai lu quelqu’un se lamenter que le Festival d’Angoulême n’exposait que des hommes, mais cette année c’est très faux et j’espère que les personnes qui s’intéressent au sujet iront voir les expositions consacrées à Julie Doucet (lauréate du grand prix), Marguerite Abouet et Madeleine Riffaud ! Il est tristement paradoxal d’ailleurs que Bastien Vivès soit, avec une petite expo, le grand sujet de la 50e édition du festival, alors que c’est bien l’exposition de Julie Doucet et son retour à la bande dessinée qui devrait nous passionner. []
  13. Dans la même interview, on demande à Emma si « il n’y aurait pas un grand ménage à faire dans le monde de l’édition français », à quoi la jeune femme répond que, puisqu’il est impossible que les gens en place se réveillassent un matin frappés par la lumière, il faut les frapper au porte-monnaie, les attaquer médiatiquement, et puis finalement, « la solution ce serait de changer toutes les équipes [en les remplaçant] par des gens qui sont ouverts à ces questions-là ».
    Emma Clit est coutumière des propositions radicales, en 2018 elle avait publié un billet de blog pour demander à ses lecteurs de faire pression pour faire retirer des librairies le livre « On a chopé la puberté » (Anne Guillard, Séverine Clochard, Mélissa Conté), et une autre fois sur Twitter elle a lancé l’halali contre « La Guerre des bisous », de Vincent Cuvellier. Enfin, cette semaine, suite à l’annonce par Jean-Marc Rochette de son abandon du monde de la bd, elle s’est contentée d’ironiser en répondant avec le « au revoir » de Valrey Giscard d’Estaing. J’avoue que ce mélange des genres entre un dessin gnangnan et une certaine violence dans le projet me semble, au fond, assez déplaisante. []
  14. Article que le site LundiMatin avait publié puis, avec une certaine pleutrerie, dépublié ! []

Nos ancêtres des cavernes

(Article long et ennuyeux qui prend pour prétexte une petite phrase sans intérêt. Sans intérêt, mais pas sans implications, d’autant qu’elle a été reprise favorablement par pas mal de gens !)

Je ne sais pas exactement ce qu’est la philosophie. J’en ai lu pas mal, pourtant, les sujets m’intéressent souvent (et même, la plupart des sujets qui m’intéressent relèvent de la philosophie), mais c’est un fait : n’ayant pas fréquenté le lycée, je comprends mal cette discipline et son fonctionnement. Je crois y avoir identifié, entre autres buts, celui de chercher à comprendre et à décrire le monde avec distance, d’une manière qui échappe un peu aux lieux communs. Mais quand j’écoute Michel Onfray, qui est pourtant (médiatiquement en tout cas) le plus célèbre philosophe français d’aujourd’hui, qui a été dûment formé à sa discipline, qui l’a enseigné, qui la connaît sans doute bien, je me pose des questions, car il me semble qu’il fait tout pour ramener tout débat au niveau des pâquerettes. Je ne dis pas ça pour être méchant, et je ne mets pas les philosophes sur un piédestal, ça ne me gène pas qu’il se targue d’un tel titre, j’essaie juste de comprendre.

Cnews, le 11 juin, 18h25

Donc la citation choquante de la semaine, qui fait écho aux demandes de censure de films ou aux dégradations de statues d’esclavagistes célèbres est celle-ci :

« On est incapables d’historiciser, aujourd’hui, on est incapables de dire : mettez ça dans le contexte. On va pas se mettre à détruire la grotte de Lascaux sous prétexte que les hommes donnaient probablement des baffes à leurs femmes. »

Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas tant le raisonnement développé que les affirmations secondaires sur lesquelles il s’appuie. L’auteur de la citation fait quelques raccourcis : ce qu’il nomme « grotte de Lascaux » ce sont bien entendu les peintures de la grotte et pas la cavité géologique elle-même. Quand aux « hommes » qui serviraient de motivation à une telle destruction, on supposera qu’il s’agit non pas de personnages représentés (je crois qu’il n’y a qu’une représentation d’homme dans la grotte, et aucune figure de femme), mais des personnes qui ont réalisé ces peintures — ce qui nous éloigne quelque peu du cas des statues de Léopold II, des esclavagistes américains ou de Colbert qui font débat en ce moment non pour leurs auteurs mais pour le symbole que représentent leurs sujets. Puisqu’il accuse lesdits hommes-de-Lascaux de violences conjugales envers « leurs femmes », on supposera qu’il utilise le mot « homme » non dans un sens générique qui inclurait tous les humains quel que soit leur sexe, mais au sens plus restreint de « masculin ». Il part donc du principe que les personnes autrices des ornements de la grotte de Lascaux étaient des mâles.

À la décharge d’Onfray, cela ne fait pas si longtemps que les paléontologues se posent la question du genre des artistes du paléolithique. Et cela ne fait pas si longtemps non plus qu’on admet que les femmes peuvent créer ou avoir une activité intellectuelle véritable. Pendant toute l’époque moderne (de la Renaissance à la Révolution industrielle), qui est aussi la période pendant laquelle a été inventée la mythologie de l’artiste1, les femmes n’ont eu qu’exceptionnellement l’occasion de s’affirmer officiellement en tant que créatrices, se voyaient barrer l’accès aux académies2, se voyant interdire de fait certains registres, certains sujets, faisant parfois une longue carrière mais disparaissant des ouvrages d’Histoire de l’Art derrière un époux, un père ou un frère. La représentation mentale de l’archétype de l’artiste qui découle de cette Histoire est donc celle d’un mâle, et on ne compte pas les intellectuels qui ont pontifié sur la question en confondant corrélation et causalité, en confondant leur bout de lorgnette avec le réel, expliquant que, par nature, les femmes ne pouvaient être des créatrices, des inventeuses, ou du moins qu’elles ne pouvaient guère se réaliser dans un tel domaine autrement que par la reproduction.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Ce documentaire qui cherchait à reconstituer sous forme semi-fictionnelle l’existence de nos plus anciens ancêtres était, paraît-il, respectueux des connaissances les plus à la pointe du moment. Ce qui ne l’empêche pas de spéculer sur la nature des rapports hommes-femmes et sur la répartition sexuée des rôles.

On se rappellera que Sigmund Freud — que Michel Onfray déteste tant, ça ne manque pas de sel —, expliquait que les femmes ne pouvaient avoir de production artistique, du fait de leur absence de pénis3. Cette conception misogyne des choses me semble brillamment contredite par la force vitale qu’il a fallu à tant de femmes pour produire envers et contre tout, contre leur éducation et contre le contexte social. Que l’on pense seulement à Jane Austen, qui a écrit Pride and prejudice en profitant de ses instants de solitude dans le salon familial4 ; qu’on pense à Marie Curie, qui a fréquenté une université populaire clandestine pour apprendre la Physique5 ; qu’on pense à toutes les femmes qui ont écrit sous une identité masculine, non seulement pour pouvoir être publiées mais surtout pour avoir une chance d’être lues sans condescendance ; qu’on pense à toutes celles, littéralement innombrables, qui ont peint, écrit, composé, sans en espérer ni fortune ni célébrité, ne produisant donc pour le seul plaisir de créer.

Elisabetta Sirani (1638–1665), Timoclée tue le capitaine d’Alexandre le Grand (1659), Museo Capodimonte, Naples.

Pour Lascaux, difficile de dire quoi que ce soit sur les artistes : les peintures et les gravures qu’on y a trouvé ont plus de quinze mille ans, elles datent d’une époque dont nous ne savons pas grand chose, et nous ne pouvons que spéculer quant aux raisons qui ont motivé leur création : un décor employé pour des rituels initiatiques chamaniques ? On a imaginé qu’il s’agissait de préparer magiquement la chasse, on a aussi avancé que ces peintures contenaient une explication cosmogonique du monde… On ne sait rien.
Je le dis souvent, mais ce qui me fascine le plus avec ces peintures, c’est le fait qu’il en ait été produit sur une période de dix mille ans. Aucun fait culturel actuel (langage, organisation des territoires ou des strates sociales, monothéisme,…) n’a connu plus de six ou sept millénaires de continuité. Alors je trouve stupéfiant de constater que dix mille années ont passé entre Chauvet et Lascaux, deux lieux cachés et difficilement accessibles. Je me demande quelle était la place de la peinture en dehors des grottes. Mais bon, je digresse.
Dans les grottes où l’on trouve des empreintes de mains (ce n’est pas le cas à Lascaux), il semble que les mains utilisées soient surtout des mains de femmes. Ça ne prouve pas de manière certaine que les artistes rupestres aient pu être des femmes, mais en tout cas, ça ne permet pas de l’exclure.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999). Dans cet épisode, des étudiants (dont Buffy), intoxiqués par une bière aux propriétés magiques qui les fait régresser à l’état d’hommes (et de femmes) des cavernes.

La seconde proposition induite par la réflexion de Michel Onfray, c’est que ces hommes-peintres auraient battu leurs femmes. C’est une affirmation assez étrange : si on parlait de violences conjugales en mentionnant un artiste actuel, même pour défendre son œuvre, il me semble que ça serait à la suite d’accusations ou d’indices concrets. On peut par exemple dire « On ne va pas brûler les disques d’Ike Turner parce qu’il battait sa femme ». On peut le dire, on peut discuter ce sujet, car effectivement, Ike Turner battait son épouse Tina, et effectivement ses disques méritent d’être sauvés. Mais aurait-on idée de dire « On ne va pas brûler les disques de [mettre ici un nom d’artiste qui n’est ni connu ni soupçonné d’un tel méfait] parce qu’il battait sa femme », si l’on n’a pas le moindre début de soupçon sur le sujet ? C’est ce que fait Michel Onfray : il prétend que des gens dont on ignore tout, les gens dont on sait le moins de choses, en fait « donnaient probablement donné des baffes à leurs femmes ». Voilà, c’est évident, pour Michel Onfray, l’homme du Paléolithique battait sa femme.
Or, pour commencer, on ignore si l’homme du Paléolithique avait une épouse : le mariage tel que nous l’entendons semble être apparu avec l’agriculture, avec la propriété privée et avec les questions de transmission de patrimoine ou d’alliances entre richesses qui en découlent.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999).

Si les préjugés contenus dans la phrase d’Onfray me posent problème, outre leur imprécision vis-à-vis des connaissances actuelles sur la Préhistoire (« on est incapables d’historiciser, aujourd’hui », dit-il…), c’est parce que l’humain de Lascaux n’est pas un exemple historique anodin : il est censé être notre origine, notre essence. Non pas l’essence de l’Humanité entière, d’ailleurs, mais l’essence des Européens, voire des Français, car après tout, Lascaux se situe en Dordogne. J’ai eu sur Twitter des discussions avec des nationalistes et des identitaires pour qui cette vision des choses est une évidence : les Européens légitimes seraient les descendants directs des chasseurs-cueilleurs qui vivaient au même endroit il y a vingt mille ans, et ces descendants, ça doit être eux, puisque tous leurs arrières-grands-parents viennent du même village. En vérité, les Européens actuels sont le fruit de millénaires de mouvements de population venus de l’Est (Celtes, Francs,…) qui ont contraint les derniers peuples chasseurs-cueilleurs européens à ne plus exister qu’au Nord du Nord du continent. Mais peu importe la réalité de l’Histoire démographique européenne, il y a dans l’imaginaire de « l’hommes des cavernes » l’idée que celui-ci représente notre vraie nature, sans fard, sans déguisement, débarrassé des quelques millénaires de civilisation. Une humanité dont la nature, dont les pulsions, ne seraient pas sanctionné par la Culture et les lois. Notre « moi » primal, libéré de son « surmoi » — pour revenir à Freud.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Le monsieur est en fait un néanderthalien, il essaie de séduire une cro-magnon qu’il a enlevée. Elle est jolie mais elle est pas commode.

Puisqu’on sait si peu de choses à leur sujet, nos ancêtres préhistoriques sont un réservoir à fantasmes, notamment sur la question de la distinction sexuelle : l’homme chasse, la femme cueille, l’homme se tourne vers la Lune (inventant la science, l’art et la poésie), la femme, plus terre-à-terre, s’occupe du bébé et de la popote, elle se maquille et elle se coiffe. L’homme est transcendant, la femme est futile. Mais comme il a des besoins, hein, l’homme traîne sa compagne par les cheveux, et celle-ci n’a rien à dire, elle connaît sa place, il la viole sans se poser de questions morales. Il se sert. Puisqu’elle a besoin de protection, la femme se laisse faire, mais tout de même, elle cherche à apprivoiser, à domestiquer, à civiliser son compagnon.
Alors de temps en temps, il lui fout des baffes.

Pour moi, la phrase d’Onfray en dit moins sur la Préhistoire ou même sur la question du souvenir et de la mémoire, de la célébration et de la commémoration, que sur la pauvre mentalité de Michel Onfray lui-même.

  1. Sur la construction de l’artiste en tant qu’être supérieur au commun des mortels, lire Contre l’art et les artistes (1968), du médiéviste Jean Gimpel. []
  2. Entre la Révolution française et l’installation de Jeanne Moreau en 2000, soit pendant plus de deux-cent ans, aucune femme n’a été accueillie à l’Académie des Beaux-Arts. On notera qu’il y en avait eu seize avant la Révolution. []
  3. Sigmund Freud, La féminité, 1933. Dans ce texte célèbre, Freud explique que les femmes ne peuvent pas créer pas car elles enfantent (apparemment, enfanter et avoir une production artistique sont deux activités incompatibles, non pour des questions très terre-à-terre d’emploi du temps, de répartition des tâches, mais parce qu’il leur manque un pénis) et il observe qu’elles se cantonnent à l’activité du tissage, qui est une tâche non-créative, cantonnée à l’imitation de la toison pubienne, qui masque l’absence de pénis (?!). []
  4. Lire : Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929). []
  5. Dans la Pologne sous domination russe et prussienne de la fin du XIXe siècle, l’Université volante, clandestine et illégale, permettait d’échapper à l’influence idéologique des nations occupantes, mais aussi, d’apporter une éducation supérieure aux femmes, qui en étaient légalement bannies. []

Viol au second degré

(Je n’avais pas spécialement envie de parler d’Alain Finkielkraut ou de Roman Polanski, à dire vrai. Mais quelques défenses de l’un et de l’autre lues ici ou là m’attristent et me forcent à écrire ces quelques lignes. Comme Finkie, je vais tenter un truc, attention les mirettes.)

Mettons les choses au clair, en disant « Violez, violez, violez », il me semble évident qu’Alain Finkielkraut tentait non pas de l’humour au second degré comme l’ont dit certains mais une maladroite hyperbole, une outrance destinée à nous faire comprendre que bien entendu, il n’appelle personne à commettre un viol. Eh oui, qui lancerait un aussi absurde mot d’ordre ? Un Finkie énervé, excessif, un peu ridicule, c’est toujours un moment télégénique, idéal pour les extraits de dix secondes qu’on se partage ensuite avec gourmandise sur les réseaux sociaux. Je ne sais pas s’il est vraiment honnête d’avoir laissé entendre que l’académicien ronchon était sérieusement en train d’exhorter les hommes au viol et d’avouer commettre le viol conjugal.
Et puis comme l’ont fait remarquer ses premiers défenseurs : il manquait le contexte.

«Violez, violez, violez ! Je dis aux hommes : violez les femmes. D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs, et elle commence à en avoir marre ».
Un humour impayable.

Bon et puis il y a pire que Finkelkraut !
Il y a cet horrible Imam (hein ? Qu’est-ce qu’il raconte ?), qui a une tête à organiser des prières clandestines dans des parkings de Seine-Saint-Denis, qui dit « Allahou Akbar » et qui est sans doute même musulman.

Des propos scandaleux que les féministes intersectionnelles décoloniales se gardent bien de dénoncer !

Je traduis :

« Si la jeune fille est pubère, et surtout si elle a un petit ami, alors il est licite pour un homme mûr d’abuser d’elle, même si elle n’est pas consentante. Ce n’est pas vraiment un viol.

Scandaleux, non ? On tracasse Alain Finkielkraut alors qu’il y a dans les territoires perdus de la République des salauds pour dire des horreurs pareilles ! Franchement, c’est du deux-poids-deux-mesures, les « maccarthystes néo-féministes » (© Pascal Bruckner) n’hésitent pas à chercher des poux à un honorable académicien qui tente un trait d’humour, mais se gardent bien de protester lorsque des abominations sont proférées par un arabe musulman de banlieue.

Bon, je vous ai bien eu, moi aussi (et je ne suis pas drôle, moi non plus), la citation n’est pas d’un horrible religieux, ce personnage est imaginaire, les mots écrits en arabe sont extraits d’une recette de cuisine (oui, c’est fou, mais la langue arabe peut servir à d’autres choses qu’à véhiculer des fatwas !), et pour la « traduction », j’ai juste paraphrasé… (roulements de tambours)… Alain Finkielkraut ! En effet, après son « Violez, violez, violez ! », c’est exactement ce qu’il a dit : la victime de Roman Polanski avait peut-être treize ans mais elle était pubère, alors bon, ce n’était pas vraiment un vrai viol, et puis elle avait un petit ami, alors hein, elle n’était pas tout à fait non-consentante.
Eh oui, c’est cela que l’on découvre en « replaçant l’extrait dans le contexte » : Alain Finkielkraut minore le viol d’une fille de treize ans (« et neuf mois », précise-t-il), en utilisant comme circonstance atténuante que celle-ci avait déjà enlacé un garçon : si on en a enlacé un, on ne peut pas refuser ses faveurs à d’autres. C’est précisément ce dont Caroline de Haas l’accusait juste avant qu’il ne lance son « Violez ! », accusation dont il a, donc confirmé la valeur, annulant toute l’éventuelle pertinence de son effet rhétorique.
Peut-être pouvait-on dire et penser des choses pareilles quand Alain Finkielkraut était jeune, je ne sais pas, je n’étais pas né, mais aujourd’hui, ce n’est pas admissible. Finkie se vante d’être un peu ringard, se prend pour la mauvaise conscience de la modernité, c’est bien, mais en dévoilant pareille vision des femmes, qui dès lors qu’elles entendent disposer librement de leur corps peuvent être considérées comme des objets offerts à qui veut en user, il se montre terriblement rétrograde et se révèle bien plus copain des Talibans que de quiconque.

Je comprends très bien que l’on défende Polanski par amitié, par fidélité, en disant que quarante-cinq ans ont passé, qu’il a changé et qu’il a droit à la rédemption, que c’était une autre époque, qu’il a exprimé ses regrets, que sa victime l’a pardonné, que le juge qui l’a poursuivi avait instrumentalisé l’affaire à des fins électorales (dans un pays où les juges sont élus), etc.
Fort bien. Pourquoi pas. On peut défendre l’auteur d’un crime passé. Le pardon, c’est bien, l’amitié, c’est bien. Ça pousse parfois à commettre des erreurs, mais ce sont de beaux sentiments tout de même.
En revanche ce qu’on n’a pas le droit de faire, c’est de défendre le crime lui-même.
Et j’accuse (eh…) Alain Finkielkraut (et quelques autres) de l’avoir fait. Et pas seulement cette semaine, ce n’est donc plus exactement une maladresse. Et il n’y a pas vraiment de quoi rire.

#meToo

Dans la foulée de l’affaire Harvey Weinstein, entre autres événements, une journaliste a proposé aux femmes sur Twitter de raconter leurs expériences de harcèlement sexuel ou d’agressions caractérises vécues dans le cadre de leur vie professionnelle, créant pour l’occasion le hashtag #BalanceTonPorc. Très vite, ce n’est plus seulement la vie professionnelle qui a été le sujet, mais la vie de tous les jours, et des milliers de femmes ont témoigné de pressions, d’attouchements, de propositions, d’exhibitions, de remarques odieuses, de baisers forcés, de viols. Chez les anglophones, le hashtag comparable est #MeToo.

Sauf exception, les témoignages ne dénoncent jamais nommément des personnes, mais j’ai vu des faits reprochés à un parlementaire, un journaliste, un cinéaste et un animateur télé. Pas pour des crimes, même pas pour de vrais délits, ou pas forcément pour des faits précis. Eh bien peut-être que ceux-là ont besoin qu’on leur dise que ce qu’ils ont trouvé charmant ou rigolo ou normal un jour ne l’était que pour eux.
Les réactions sont intéressantes : beaucoup (d’hommes) craignent l’injustice, ou plutôt la justice populaire : et si Lars Von Trier se faisait crever les pneus, à présent que Björk Gudmunsdottir a accusé un « réalisateur danois avec qui elle a tourné » de s’être comporté de manière non-professionnelle avec elle ? Les mêmes ne se demandent pas si les pourcentages de femmes agressées ou violées sont injustes, mais d’accord, admettons, pas besoin de lancer un vertueux hallali contre une poignée de noms lancés en pâture, d’autant que l’important n’est pas là, l’important c’est l’avalanche de témoignages, l’important c’est qu’il ne semble pas qu’une seule femme n’ait rien à raconter. Mais il faut voir les réponses masculines, qui vont de « ce hashtag est un peu agressif, parler c’est bien mais il faut le faire de manière plus apaisée » à « pourquoi le faire ici et ne pas aller au commissariat » (mille réponses, mais au minimum celle-ci : en quoi l’un empêche l’autre ? Est-ce qu’une personne devrait s’interdire d’évoquer son cambriolage une fois qu’elle a, ou non, choisi de déposer une plainte ?) en passant par « il faut aussi parler des mecs bien »,… au mieux. Parce que les réponses au pire sont d’un autre registre : « tu l’as mérité », « on te croit pas vu ce que tu es moche », et insultes en tout genre. Dans cette histoire de #balanceTonPorc, les réactions masculines sont peut-être ce qui fait le plus peur, car elles laissent le sentiment qu’un grand nombre d’hommes sont tout prêts à se serrer les coudes contre les femmes qui témoignent. Si effectivement ce que dit sous pseudonyme quelqu’un dont nous ne savons rien peut être une affabulation ou l’appropriation d’une histoire qui appartient à quelqu’un d’autre, si bien entendu il serait insupportable que des innocents soient injustement victimes opprobre, rien ne permet de décréter que les témoignages soient fréquemment, ni même anecdotiquement fallacieux. Pour ma part, j’ai lu les témoignages de nombreuses femmes que je connais et dont je suis surtout certain qu’elles ont beaucoup pris sur elles pour parler de ce sujet.

Je peux utiliser le hashtag #meeToo car moi aussi j’ai connu ce genre de situation. Je ne l’écris pas ici pour que des hommes claironnent « un point partout ! », et y voient la preuve que les hommes sont autant exposés que les femmes, non : dans les cas que j’ai vécu, je n’étais pas un homme de quatre-vingt-dix kilos et un mètre quatre-vingt et quelques, comme aujourd’hui, j’étais un pré-adolescent à peine plus lourd que son cartable.
En revanche mes mauvaises rencontres étaient des gens plus âgés que moi, de sexe masculin, et qui me savaient plus vulnérable qu’eux.

Une première histoire

Un jour, j’étais dans un train de banlieue, un double-étages orange, pour ceux qui connaissent. Je me rendais chez l’orthodontiste, à Paris, j’y allais chaque semaine après l’école et mon père m’y récupérait après sa propre journée de boulot, on rentrait ensuite en voiture. Le trajet était très simple : quatorze minutes de train vers Saint-Lazare, puis métro jusqu’à la station La muette, pour arriver au cabinet avenue Paul Doumer, au soixante-douze je crois.
Dans ce train, donc, J’étais monté à l’étage supérieur. La voiture était totalement vide, comme ça arrivait à l’époque. Un homme est venu s’asseoir sur la banquette qui me faisait face, et il a sorti son sexe, qu’il a tripoté en me fixant. Je pense que j’étais à l’époque en classe de sixième, j’étais donc un pré-adolescent pas spécialement au fait des mœurs normales des adultes, alors je l’étais encore moins de leurs mœurs plus déviantes, je ne suis pas certain que j’aie su à l’époque ce qu’était un viol, par exemple, ni que j’aie entendu parler de pédophilie — on n’en parlait pas, du reste —, mais la situation m’a semblé profondément anormale, et même furieusement dangereuse. En fait j’ai eu ce qui restera une des grandes frayeurs de ma vie. J’étais paralysé, j’ai passé dix minutes interminables à ne jamais oser me lever, à ne rien dire, à respirer difficilement, cherchant surtout à ce que mes yeux ne croisent ni le regard ni la main du type, me disant qu’il fallait surtout sembler ne rien avoir remarqué (tout en restant bien sûr aux aguets de tout nouveau mouvement, et prêt à courir). J’imagine que le type est parti au moment où le train rentrait en gare, et que j’ai attendu l’arrêt pour me diriger vers la sortie, mais je n’en ai pas de souvenir précis. C’est en l’écrivant ici et en tentant de raviver ce souvenir que je remarque que c’est peut-être depuis cette histoire que, dans les trains à double-étage, je choisis systématiquement l’étage inférieur. Il me semble bien qu’auparavant j’allais toujours en haut. Donc trente-sept ans plus tard, ce salopard qui est peut-être bien mort depuis, ou en prison, décide encore à quel endroit je m’assieds dans le train.
Je ne pense pas avoir souvent raconté cette histoire, ça m’étonnerait que je l’aie racontée à mes parents à l’époque, je crois que j’ai eu un peu honte, comme si mon apathie ou l’attitude de ce type disait quelque chose à mon sujet.

La seconde histoire

Avenue Émelie, ça ne vous dira rien si vous ne connaissez pas ma ville. L’endroit était à l’époque désert (il y a désormais de nombreuses habitations), mais ça faisait un bon raccourci. J’avais onze ou douze ans, là encore. Devant moi marchaient deux types plus âgés, disons des adolescents de quinze ans. Ils ont subitement décidé d’aller se soulager la vessie contre un mur en même temps, pas vraiment mon problème, même si je trouvais leur halte subite artificielle : quelque chose dans les gestes, les mouvements, la manière de se parler à voix basse, n’était pas naturel. J’ai continué à marcher, mais sitôt les coquins dépassés, j’ai entendu dans mon dos un « hep mignonne ! », et sans avoir le temps de rien je me suis retrouvé entouré de ces deux types, qui ont commencé à m’annoncer ce qu’il projetaient pour moi, sans que je comprenne bien de quoi ils me parlaient. Mais voilà, ils ont presque aussi vite constaté leur méprise : même si j’avais la coupe de cheveux de Mireille Mathieu (sans la frange), j’étais un garçon. Ils m’avaient pris pour une fille. Cela changeait tout à leur plan, ils m’ont dit quelque chose « eh mais t’es un mec ! », puis m’ont insulté, comme si j’avais attenté à leur virilité en les laissant avoir des projets à mon égard. Ils se sont sauvés sans demander leur reste.
Là encore il ne m’est rien arrivé, je m’en tire juste avec un petit boost de mauvaise adrénaline (et strictement aucune idée d’en parler à la police ou à quiconque, et là je crois bien que c’est la toute première fois de ma vie que je l’évoque), mais si j’avais effectivement été une fille ?
Devinez quoi ; je n’ai plus souvent emprunté cette voie par la suite.

Les femmes qui témoignent ces jours-ci, comme c’était le cas aussi avec le projet Crocodiles, racontent souvent à quel point telle ou telle mauvaise histoire les force à être aux aguets, à éviter tel trottoir, telle ruelle, telle heure à esquiver tel genre de regard, telle manière de s’adresser à elles, à surveiller les pas de celui qui les précède ou qui les suit, et sont au fond constamment sur le qui-vive. Avec mes deux minuscules histoires (j’ai eu peur chaque fois, mais personne ne m’a touché), je pense que je vois ce que ça peut signifier, et j’ai de plus en plus de mal à supporter les hommes qui se bouchent les oreilles ou cherchent à faire taire celles qui témoignent. Ce qui devrait être insupportable pour tous les hommes, ce n’est pas d’être injustement considérés comme de potentielles menaces, c’est bien que les femmes n’aient pas d’autre choix que de se méfier.

Mettre les voiles

(Contexte : la France de l’été 2016 se passionne pour le Burkini1, une tenue de bain féminine très habillée qui cache même les cheveux de celle qui le porte et a été conçu pour une clientèle musulmane. L’affaire a connu deux temps forts : d’abord, l’annonce de l’organisation d’une « journée burkini » dans une piscine privée puis, dans la foulée, l’interdiction municipale de porter ce vêtement sur la plage dans des villes telles que Cannes et Villeneuve-Loubet.)

Le burkini a fait beaucoup parler ces jours-ci, et j’ai envie de rassembler ici mes interrogations, mes observations et mes arguments au sujet des vêtements réputés musulmans, car la crispation qui les entoure me semble malsaine, mais en même temps, ne saurait disparaître simplement, et surtout pas en se contentant de renvoyer les gens que le voile inquiète à un supposé racisme — lequel existe bel et bien mais n’est qu’une partie du problème.
Désolé, cet article est à la fois long et décousu.

Des images volées sur un site de maillots de bains pour musulmanes. De manière assez troublante, on n'y voit aucun visage : certains sont floutés, d'autre remplacés par des formes géométriques.

Des images volées sur un site de maillots de bains pour musulmanes. De manière assez troublante, on n’y voit aucun visage : certains sont floutés, d’autre remplacés par des formes géométriques. Une manière de protéger les modèles ?

Ceux qui ont légiféré contre le voile intégral (Niqab, Burqa) en 2010 avaient un bon argument : le visage est au centre des rapports entre les êtres humains. C’est par lui que nous nous identifions, et c’est en grande partie par les expressions de notre visage que, comme les autres primates (et contrairement à la quasi totalité des autres animaux), nous exprimons de manière immédiate notre joie, notre dégoût, notre hostilité,… Nous disposons bien entendu d’autres moyens de communication, comme l’attitude corporelle et la parole, mais le visage tient tout de même une place à part chez les humains. C’est pour ça que les femmes déguisées en fantômes — autant que les automobiles occupées mais dont les vitres sont fumées, ou les personnes qui portent des masques, du reste —, nous inquiètent spontanément : celui qui cache son visage cache ses intentions, ne veut pas être reconnu, et a peut-être les pires raisons pour cela.

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La blogueuse Rana Jarbou, qui a porté le voile intégral en Arabie Saoudite (où c’est un vêtement minoritaire : les femmes doivent cacher leurs cheveux mais pas forcément leur visage) raconte dans l’article Arabie Saoudite: L’expérience d’être “sans visage” que ce vêtement lui conférait une forme d’invisibilité. Le revêtant, elle cessait d’exister en tant que personne. En regardant d’autres femmes au visage invisible, elle remarque que cela les rend même capables d’avoir un comportement habituellement réprouvé et donc, paradoxalement, de profiter d’une certaine liberté vis à vis des conventions : « Je me suis trouvée dans de nombreuses situations où une dame en niqab resquillait devant moi ou m’interrompait quand je parlais à un vendeur, caissier ou autre. j’ai aussi observé des femmes en niqab gâter leurs employés de maison en public. On aurait dit que le niqab leur donnait licence de se conduire à leur guise »

L’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public est entrée en vigueur il y a cinq ans, fort bien, c’est fait2, mais il fallait en rester là. Or ça n’a pas suffi, cette interdiction semble avoir au contraire donné à certains l’espoir d’une interdiction étendue à tous les indices de la présence de l’Islam en France, et tout particulièrement ceux qui concernent les femmes. En France, il est vrai, cela fait plus de vingt-cinq ans que des affaires de voile (et dernièrement, de jupes trop longues et de maillots de bain trop couvrants) sont médiatisées au delà du raisonnable. Il s’est installé dans de nombreuses consciences l’idée que le simple hijab, qui est porté sans y penser (comme le cadre porte une cravate) par des centaines de millions de femmes dans le monde, est une arme de propagande et d’oppression, est le signe d’une soumission plus ou moins volontaire à un ordre patriarcal qui impose aux gens des vêtements en fonction de leur sexe. Et ce n’est du reste pas faux, mais ce n’est qu’un cas parmi bien d’autres de vêtements sexués : il me serait difficile de porter une jupe dans l’espace public en France, alors même que j’ai de très belles jambes et que ça m’irait sans doute très bien.
Une autre idée s’est installée, celle qu’une femme qui porte le hijab aujourd’hui finira par porter le niqab un jour, comme s’il y avait une progression inéluctable. Qui vole un œuf vole un bœuf, qui porte le hijab porte le niqab.

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La France et les tenues de bain…

J’imagine que cette obsession locale n’est pas due qu’à notre attachement aux grands principes de laïcité et de droits de l’homme dont nous nous prétendons champions, mais est le résultat d’une blessure plus ancienne liée au passé colonial de la France et à la guerre d’Algérie. Lorsque l’Algérie était un département français (où malgré des avancées tardives, les musulmans étaient des citoyens de seconde classe), le fait pour les femmes de renoncer au voile était une manière de signifier leur envie de modernité et leur désir de séduire l’empire colonial.

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Une affiche de propagande pendant la guerre d’Algérie. Le voile, parfois ôté de force par les autorités3, est devenu un symbole de résistance.

Derrière la question de l’Islam en France, il y a la guerre d’Algérie, puis cinquante ans d’histoire de l’immigration maghrébine et, tout particulièrement, algérienne.
Il est intéressant de noter que c’est aussi parmi les gens de culture arabe ou maghrébine que l’on trouve les personnes les plus vigilantes à dénoncer tout progrès de l’Islam politique en France4 : des Kabyles, des libres-penseurs, des personnes issues d’un milieu social et culturel élevé, des personnes qui ont fui la guerre civile des années 1990, d’autres encore qui ont vu le voile revenir en force après 2001, quand il semblait relégué au statut de curiosité archaïque et folklorique. Si leur vigilance est plus que compréhensible, ils dramatisent lorsqu’ils annoncent un glissement général comparable à celui de pays comme le Maroc ou il n’a fallu que quelques années pour passer d’une marginalité du voile à une situation où les femmes qui ne le portent pas sont regardées en biais, et où le phénomène accompagne un net recul des libertés pour les femmes. Ils dramatisent, car la situation entre les deux rives de la Méditerranée ne sera jamais semblable : les habitants du Maghreb sont ultra-majoritairement musulmans, ce qui n’est pas le cas en France où la pression religieuse ne touche qu’une part de la population, et doit peut-être son succès au besoin qu’éprouve cette part de la population à affirmer sa présence : le même fait ne répond pas exactement aux mêmes situations. Je ne veux pas dire que je me lave les mains d’un problème qui ne touche que les musulmans, je veux dire que la raison d’être du problème est différente.

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Voilà ! Dire aux musulmans qu’ils doivent raser les murs à cause de récents attentats, tout comme leur demander de se « désolidariser », revient à leur demander d’accepter implicitement une part de culpabilité. Cela n’insulte et ne heurte que les innocents qui, mettez-vous à leur place, ne peuvent que refuser.

C’est ce qui expliquerait en tout cas ce curieux paradoxe d’un vêtement théoriquement motivé par un souci religieux de modestie, d’obéissance et de discrétion, qui s’avère en même temps ostentatoire, revendicatif, et qui, dans le contexte français actuel, est souvent vécu comme une forme de provocation.
C’est un uniforme, et qui dit uniforme, dit armée, l’uniforme est un moyen de se reconnaître et de se faire connaître, d’estimer et de montrer son nombre, de se distinguer de l’adversaire et de l’impressionner, et de faire pression sur ceux qui ne sont pas dans le rang.
Le communautarisme, si mal vu en France, constitue certes une rupture dérangeante dans la solidarité de la société (solidarité dont l’existence et le caractère harmonieux restent à prouver), mais c’est aussi un moyen de se protéger, parce que face à une menace, face à une exclusion, il est naturel de chercher la protection de son entourage immédiat, de ceux que l’on considère comme semblables, en se calant sur leur comportement, quitte à abdiquer une part importante de son libre-arbitre. Les sectes s’appuient sur ce réflexe grégaire, tout comme les nationalismes et comme bien d’autres phénomènes coercitifs humains ponctuels ou non, où l’on étouffe temporairement son besoin de liberté et son intelligence pour se placer sous l’aile d’un groupe.

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Nadine Morano, avec Éric Ciotti, fait partie des champions du mauvais usage du concept de laïcité. Il n’y a pas qu’à propos de ce mot que son éducation civique est à refaire, puisqu’elle pense qu’on peut priver de ses droits civiques une personne qui contourne un simple règlement municipal. J’ignore si sa bigoterie catholique est une construction opportuniste.

Mais comment savoir ce que les femmes qui portent le Burkini pensent exactement ? Dans cette affaire, les baigneuses sont traitées comme une abstraction : l’ensemble des personnes qui considère avoir quelque chose à dire sur le sujet l’avait fait avant que l’on voie passer un premier article donnant la parole à des personnes directement concernées : tout le monde a un avis sur elles, sur leur « radicalisation », sur l’influence qu’exercent sur elles le wahhabisme, le salafisme, les frères musulmans, voire Daech, mais personne ne cherche à confronter ces opinions à la réalité en allant tout bêtement poser la question.
Sont-elles nombreuses, au fait ? Il paraît que les ventes du costume de bain ont explosé depuis le début de la polémique.
Une autre chose me frappe : on parle d’elles comme si les femmes qui portent tel ou tel vêtement religieux en maîtrisaient l’histoire ancienne et récente, les implications philosophiques et théologiques, et qu’elles étaient conscientes et actrices de tous ces faits, qu’elles font de la propagande où, comme on l’a lu récemment, font « référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre » (Thierry Migoule, secrétaire général de la maire de Cannes), sont « un manifeste politique » (selon… un manifeste politique du « printemps républicain ») et sont « la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme » (Manuel Valls)… Tout en les considérant comme des victimes exploitées, brimées, soumises, forcées, manipulées… Il faut pourtant bien choisir. J’imagine que si l’on pensait sincèrement que les femmes qui portent des habits halal ne le font que sous la contrainte, le problème serait vite tranché : ce ne serait qu’un déguisement temporaire (comme la cravate du député à l’Assemblée ou la robe du soir des actrices au festival de Cannes), externe à la personnalité de celui ou celle à qui on l’impose. C’est bien parce que le voile est porté volontairement qu’il pose problème.

Le Hijab en France (résultat d'une recherche d'images avec Google)

Une chose me frappe dans l’iconographie des différents habits musulmans lorsque les médias en parlent, c’est qu’on ne montre que des femmes jeunes, sveltes, qui savent s’apprêter. On nous les montre souvent étudiantes, ou bien manifestantes et revendicatrices… Ou bien des photographies prises dans d’autres pays que la France. On ne nous montre que rarement les mères des immigrées de seconde ou troisième génération, ces femmes qui ont passé quarante ans à nettoyer des bureaux à six heures du matin, et qui portent aussi un foulard sur la tête : elles font partie des invisibles qui font fonctionner ce pays, elles sont pauvres, elles n’ont jamais réclamé à changer de statut social, elles ne constituent pas une menace, elles n’ont pas d’existence médiatique. On note au passage que, puisqu’il est difficile de reprocher aux musulmans qui vivent en France d’être trop riches, comme on le faisait avec les juifs dans les années 1930, on trouve des richesses à critiquer : l’économie du Halal ou les pétromonarchies du Golfe.

Les demandes d’interdiction sont tout aussi paradoxales : c’est au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps qu’on veut leur interdire de porter un certain vêtement de bain, et que l’on interdit de baignade celles qui ne veulent pas aller à la plage dans une autre tenue. Je répète pour que ce soit clair : on interdit quelque chose à des femmes au nom de la liberté, de la laïcité et du féminisme. Voilà qui semble résolument absurde, intenable, même en comprenant très bien les arguments de ceux qui voient dans l’injonction au port du voile un chantage phallocratique où les femmes sont d’avance jugées fautives des agressions qu’elles subissent, et coupables des manifestations de la libido des hommes. On peut inventer toutes les raisons du monde pour interdire les vêtements religieux, mais on n’a pas le droit de faire croire qu’une interdiction faite à une personne rend cette personne libre. Et si on tient absolument à rendre une personne plus libre qu’elle ne le veut elle-même, et selon des modalités qu’on a édictées à sa place, on n’a pas le droit de faire croire qu’on se soucie de son indépendance, car ce faisant, on nie sa capacité à décider de son propre sort, de son autonomie, elle est sous tutelle.
On entend couramment dire que le problème des vêtements halal, c’est la pression exercée par les hommes, qui imposent aux femmes une honte de leur corps, etc. Si c’est la question, est-il logique d’en faire peser le poids sur les femmes en les tracassant à coup d’amendes ?
Prive-t-on quelqu’un de béquille parce qu’on trouve  injuste qu’il souffre d’un handicap ?
Rien de tout ça n’a de logique.

contrastes

À ceux qui disent qu’on n’empêchera pas de sitôt des religieuses de se rendre sur des plages, ou que les tenues de surf couvrent aussi le corps, un chœur puissant répond : « mais ça n’a rien à voir, comment peux-tu comparer ? ». Et c’est juste, la situation est différente. Pourquoi est-ce que des bonnes sœurs à la plage sont sympathiques, folkloriques, tandis que des femmes portant des vêtements réputés musulmans ne le sont pas ? Il me semble important de ne pas inventer de fausses réponses à ces questions, comme d’invoquer la laïcité. Après tout, les moniales qui « prennent le voile » en s’imposant une vie chaste admettent implicitement l’idée que la vie d’une femme habituelle est impure : philosophiquement, ce n’est pas moins dérangeant qu’autre chose. Mais c’est leur choix. Du moins en 2016, puisqu’on se souvient que les couvent ont souvent servi de prisons pour des femmes que leur famille voulait voir disparaître.

Un argument assez amusant et passablement culotté (mais irrésistible) que de nombreux non-musulmans emploient contre les vêtements halal consiste à opposer aux musulmans le Coran et à leur dire ce qui est et ce qui n’est pas le « vrai Islam ». Il est curieux de demander aux gens de vivre leur religion telle qu’elle se pratiquait il y a 1400 ans, mais surtout, c’est peine perdue, car une religion n’est pas une quête spirituelle intime, c’est un fait social (si la recherche du divin était intime, personnelle, alors on n’aurait pas besoin de religion). Il suffit d’aller lire les forums où de jeunes musulmanes s’échangent des informations et des avis, souvent dans la surenchère, pour savoir ce qui est admis, obligatoire, etc. Elles invoquent bien les grands savants de l’Islam, et font une exégèse superficielle du Coran et des Hadiths, mais en les lisant, j’ai le sentiment qu’elles sont moins motivées par une recherche mystique, une forme de vérité vis à vis du Dieu auquel elles affirment croire5, que par le besoin d’approbation de leurs « sœurs », ou parfois par la vaniteuse envie de se montrer la plus intransigeante, la plus authentique, c’est à dire de donner des leçons de pureté6. Les conséquences à long terme sont différentes, mais le mécanisme est sans doute assez proche de ce que les gens de mon âge ont souvent vécu à l’adolescence lorsqu’ils affirmaient leur existence (plus que leur personnalité) en étant punks, rastas, grunge, heavy-metal, new wave ou hip-hop. Si vous avez vécu ce genre d’emballement, vous vous rappelez sans doute aussi de la valeur que vous accordiez aux avis que portaient là-dessus les représentants du monde adulte.

Un extrait de conversation sur un forum fréquenté par de (apparemment surtout) jeunes musulmanes.

Un extrait de conversation sur un forum fréquenté par de (apparemment surtout) jeunes musulmanes.

« L’Islam, ce n’est pas le voile ! », entend-on régulièrement. Effectivement, en dehors d’un hadith non-canonique, les textes n’indiquent pas clairement de vêtement obligatoire pour les femmes, enjoignant seulement ces dernières à la pudeur et à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qu’elles exposent de leur anatomie lorsqu’elles sont en présence des hommes. « Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de resserrer sur elles leur mante : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. »« Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement ». Le Coran, rédigé au septième siècle, est un texte difficile à traduire : comment savoir, par exemple, ce que tel ou tel nom de vêtement signifie précisément ? Ainsi, le texte parle du « Jilbab », mais ne définit pas le sens qu’avait le mot lorsqu’il a été écrit. Au cours des siècles, on a nommé « Jilbab » la robe qui couvre intégralement les femmes, c’est, si je comprends, l’usage qui donne son sens au mot, et pousse le traducteur à utiliser le mot « mante », issu du vocabulaire religieux catholiques.

À gauche, les maillots de bains en 1890 aux États-Unis. Quelques décennies plus tôt, en 1847, le maire d'Arcachon avait défini clairement les limites de la décence pour les baigneurs, obligeant les femmes à être vêtes "d’une robe prenant également au cou et descendant jusqu’aux talons, ou bien d’une robe courte mais avec un pantalon". Que des hommes et des femmes puissent se baigner côte à côte lui faisait craindre des paroles ou des gestes indécents.À droite, lorsque Louis Réard a inventé le Bikini, en 1946, aucun modèle ne veut défiler dans cette tenue, et c'est finalement une danseuse nue des Folies-Bergère, Micheline Bernardini, qui accepte de le faire.

À gauche, les maillots de bains en 1890 aux États-Unis. Quelques décennies plus tôt, en 1847, le maire d’Arcachon avait défini clairement les limites de la décence pour les baigneurs, obligeant les femmes à être vêtes « d’une robe prenant également au cou et descendant jusqu’aux talons, ou bien d’une robe courte mais avec un pantalon ». Que des hommes et des femmes puissent se baigner côte à côte lui faisait craindre des paroles ou des gestes indécents.
À droite, lorsque Louis Réard a inventé le Bikini, en 1946, aucun modèle ne veut défiler dans cette tenue, et c’est finalement une danseuse nue des Folies-Bergère, Micheline Bernardini, qui accepte de le faire.

L’Islam n’est pas le voile, mais le Christianisme, ce n’est pas le bikini ! En fait, l’exposition des cheveux des femmes était même un problème pour l’un des principaux inventeurs du Christianisme, Paul de Tarse : « Car si une femme n’est pas voilée, qu’elle se coupe aussi les cheveux. Or, s’il est honteux pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou d’être rasée, qu’elle se voile » (Corinthiens 11:6). C’est aussi ce que dit le Talmud, texte postérieur à la destruction du second temple de Jérusalem qui répondait à un besoin de préservation de la partie orale de la tradition religieuse parmi les juifs de la diaspora. Chez les juifs orthodoxes, il y a des femmes se rasent la tête et remplacent leurs cheveux par une perruque, et d’autres qui sont voilées avec un vêtement tout à fait semblable au niqab, la frumka — sur laquelle est parfois cousue une étoile juive pour éviter toute confusion, ai-je lu quelque part.

La célèbre mosaïque des bikinis de la villa Casale, en Sicile.

Une célèbre mosaïque de la villa du Casale, en Sicile, construite aux alentours du IIIe siècle. Mise au jour en 1959, elle fait immédiatement penser au Bikini, qui commençait alors tout juste à être considéré comme une tenue de bain acceptable (et un signe de modernité) dans la plupart des pays. Les femmes représentées sur la fresque ne sont pas à la plage, elle pratiquent des exercices physiques.

Comme bien des injonctions religieuses, les vêtements couvrants peuvent avoir une origine pragmatique. Dans toutes les campagnes du monde, les femmes se protègent les cheveux, généralement avec un fichu. Peut-être se protègent-elles du regard masculin (le cheveu est bel et bien un caractère sexuel secondaire et tertiaire7, et donc un « appât », comme on dit — quel vilain mot, si on y songe), mais elles se protègent avant tout de la poussière des champs et de l’agression du soleil. Dans de nombreuses cultures, on utilise des coiffes traditionnelles pour signaler les âges et le statut marital des femmes. Enfin, avant la très récente (et pas forcément durable, depuis qu’on en constate les effets secondaires) mode du bronzage, la séduction féminine passait par la pâleur de la peau : quelle que soit la latitude où elles vivent, entre le début de leur adolescence et l’âge de la ménopause, les femmes sont plus pâles (en fait, plus vertes) que les hommes du même âge qui partagent leur patrimoine génétique, dont la peau a une teinte plus caramel. Ce dimorphisme connaît son pic vers l’âge de vingt ans. Il est dû aux différences hormonales et constitue donc un caractère sexuel et un indicateur de fertilité. Un autre caractère sexuel qui distingue hommes et femmes est le contraste : les sourcils, les yeux, la bouche des femmes sont plus marqués que ceux des hommes. Même si la mélanine (le bronzage) n’a aucun rapport, on peut supposer qu’empêcher l’exposition solaire des femmes, et particulièrement de leur visage, est un moyen artificiel (parmi d’autres, comme le maquillage) pour leur donner une apparence plus juvénile.
Aujourd’hui, enfin, nous commençons à être vraiment conscients que le soleil n’est pas toujours notre ami. L’injonction au bikini, c’est aussi l’obligation d’utiliser en permanence de la crème solaire protectrice. Aheda Zanetti, l’inventeuse du vêtement, estime qu’entre 35 et 45% de ses clientes ne sont pas musulmanes et sont juste soucieuses de la santé de leur peau.

Chez Plantu, les musulmans sont presque aussi antipathiques que des syndicalistes CGT, c'est dire si les déteste !

Chez Plantu, les hommes musulmans sont souvent presque aussi antipathiques que des syndicalistes CGT, une de ses bêtes noires. Les femmes, elles, sont généralement présentées comme des victimes. Plantu n’est pas un éditorialiste avec un propos construit et un projet politique, ce n’est pas non plus un dessinateur d’humour (je ne me souviens pas avoir souvent ri), et j’ai même du mal à voir un lui un dessinateur tout court. Il est en revanche l’expression d’un certain air du temps. Avec ses yeux doux et son trait mou, on supposera qu’il n’est pas méchant, et au moins a-t-il le bon goût de ne pas être trop univoque dans ses représentations — je ne les ai pas reproduits ici mais il y a aussi des dessins où Plantu s’en prend à la polémique sur le burkini plus qu’aux femmes qui le portent. En tant que propagandiste, il n’impose pas sa vision du monde au Monde : c’est parce que son opinion suit (et avec sincérité bien sûr, sinon ça ne marche pas) le courant dominant qu’elle peut être publiée en première page du Quotidien-de-référence-paraissant-le-soir. C’est pourquoi il est très important qu’il s’exprime. Au delà du simple principe de liberté d’expression, Plantu est un indice précieux pour savoir ce que, à un instant donné, une majorité de gens pense, ou en tout cas, est capable de recevoir. C’est là son vrai talent, à mon sens, et de ce point de vue il n’a aucun égal.

Les gens qui défendent le droit à porter le burkini aujourd’hui au nom de la liberté ont raison. Mais s’ils ne sont pas capables de défendre aussi bien le droit à ne pas le porter, le droit à porter n’importe quel autre vêtement, alors ils sont bien hypocrites dans leur utilisation du concept de liberté.
Il convient d’être méfiants à l’endroit des religieux, car on sait que les religions ont une fâcheuse tendance à ne respecter la liberté de conscience, de parole et d’action des gens que tant qu’elles n’ont pas le pouvoir, et il existe d’innombrables exemples de l’ignominie des régimes où la religion dispose d’un grand pouvoir, et a fortiori, des régimes théocratiques ou justifiant un pouvoir temporel par une autorité spirituelle. Les religions ne sont sympathique que lorsqu’elles sont tenues en laisse et ne se mêlent pas de pouvoir.

Tends l'autre joue

Toute la classe politique a quelque chose à dire sur le Burkini, mais on attend toujours des réactions à l’agression d’un passant par un barbu patibulaire qui prie dans la rue (pourquoi Dieu veut-il qu’on s’agenouille, se prosterne, baisse la tête, s’il est si grand, au fait ?) et se prétend « soldat du Christ » — c’est à dire qui affirme suivre les pas d’un homme qui proposait de répondre à la violence par l’amour, si mes souvenirs du catéchisme sont encore bons. Le passant (dont on a du mal à croire que la peau noire ne soit pas liée au traitement subi) aurait « provoqué » ces bons chrétiens en diffusant de la « musique anarchiste » (le temps des cerises ?) sur son portable et en n’ayant pas répondu aux sommations… Mais tout ça se passe assez vite et en tendant l’oreille, on ne perçoit ni chanson communarde, ni discussion : c’est une agression et rien d’autre, j’espère qu’elle aura les suites judiciaires qu’elle mérite.
C’est le genre de scène qui me conforte dans l’idée que la religion n’a rien à voir avec la foi. Ici, il est juste question d’affirmer sa présence, sa capacité à la violence et, si on se fie aux commentaires, à prendre une revanche.

À présent, concluons.
Je n’ai pas de sympathie personnelle pour ce que symbolisent les vêtements halal : le devoir pour les femmes de se cacher pour ne pas être coupables d’attirer les regards concupiscents d’hommes dont on n’attend pas de savoir, eux, se tenir en société ; les provocations régulières orchestrées pour faire débat et forcer chacun à se positionner « pour » ou « contre » ; le chantage exercé envers certaines femmes qui doivent revêtir l’habit sous peine d’être mises au ban de leur quartier8. Tout ça est pénible.
Mais il y a en fait sur cette Terre des milliers de choses, de pratiques, de lubies, pour lesquelles je n’ai pas de sympathie. Il est heureux pour tout le monde que je ne dispose pas du pouvoir de les interdire. Et du reste, qui a dit qu’on devait interdire ce qu’on ne soutient pas, ou que ne pas interdire quelque chose revient à le soutenir ? J’ai l’impression que nous vivons une dérive inquiétante sur ce plan : de tous bord, les gens réclament avec une déconcertante facilité qu’on censure ce qui les dérange, ils ne veulent plus discuter ou comprendre, ils veulent que ce qui leur déplaît disparaisse de leur vue ou disparaisse tout court. Je soupçonne le phénomène d’être une réponse au caractère oppressant et angoissant de notre monde d’information, avec ses sujets montés en épingle et tournant en boucle jusqu’à la nausée9.
Les femmes qui portent des vêtements religieux ont des raisons diverses de le faire10. Une de ces raisons est sans doute le fait que cela fait réagir, que cela ne rend pas indifférent. C’est à l’évidence une manière de s’imposer dans l’espace public, de faire la démonstration de sa présence. Et alors ?

Les musulmans se sentent souvent victimes d’injustice et d’iniquité. La République ne peut que conforter ce sentiment si elle invente des lois qui les visent spécifiquement, et ne fait qu’insulter l’intelligence de tous si elle fait semblant qu’il s’agit de lois générales.
Le djihadisme essaie d’imposer l’idée que l’Islam est à jamais incompatible avec le monde occidental moderne. Ceux qui refusent la moindre once de visibilité des musulmans dans l’espace public, qui ne veulent pas savoir que plusieurs millions de français sont musulmans, ne disent pas autre chose et sont les alliés objectifs de ce qu’ils prétendent combattre.

  1. Le burkini n’a rien à voir avec la burqa afghane, et n’est sans doute pas un vêtement particulièrement promu par l’Islam wahhabite, puisqu’en Arabie saoudite, les femmes n’ont de toute façon pas le droit de se baigner du tout. Le burkini a été inventé en Australie, avec le soutien du grand mufti local. Dans certains pays musulmans, il est considéré comme indécent, car trop moulant et mettant les formes féminines en valeur. Dans d’autres endroits, comme dans certaines piscines marocaines, le vêtement est vu d’un mauvais œil pour des raisons d’hygiène. Le nom « burkini » contracte « burqa » et « bikini », mais la tenue n’est ni un bikini ni une burka.
    Hors de l’Islam, elle semble avoir du succès auprès des juives israéliennes ultra-orthodoxe, et auprès de femmes qui veulent protéger leur peau. J’ignore si on l’emploie en Chine (où de nombreuses femmes se couvrent pour échapper au soleil, notamment avec des masques étranges qui rappellent celui du Fantômas des années 1960, les « facekini »), mais l’immense supermarché en ligne Aliexpress, qui appartient au groupe chinois Alibaba, en propose des modèles. []
  2. J’étais contre, pour ma part, je jugeais le projet stigmatisant envers la communauté musulmane. []
  3. cf. les 20 000 photographies d’identité réalisées par Marc Garanger. []
  4. Exemples : Fatiah Boudjahlat, Fatiah DaoudiAalam Wassef, Waleed Al-Husseini… Mais je pense aussi à des amis ou à des connaissances. []
  5. Ma théorie personnelle est que la croyance en Dieu n’est pas vraiment sincère. Les gens aiment croire en leur croyance, avant tout, et croire en Dieu est surtout une manière de placer ses actions sous une autorité imaginaire. Je ne développerai pas ça ici. []
  6. Il me semble que les motivations des femmes musulmanes sont forcément séculaires, car cette religion laisse à la gent féminine assez peu d’espoir d’une existence intéressante après la mort. Si les femmes seront majoritaires au paradis, c’est uniquement grâce aux houris – des vierges divines sans rapport avec les femmes terrestres – fournies aux hommes méritants (deux minimum, et jusqu’à soixante-douze pour les martyrs). Les femmes terrestres iront pour la plupart en enfer, punies de leur ingratitude vis à vis de leur époux : « Allah m’a montré l’enfer et j’ai vu que la majorité de ses habitants était des femmes, car elles renient » – « Car elles renient Allah ? » – « Car elles renient les bienfaits de leurs époux et les faveurs qu’ils leur font. Tu peux être bienfaisant envers une femme toute ta vie. Il suffit que tu la contraries une fois pour qu’elle dise « Tu n’as jamais été bienfaisant envers moi » (Al-Bukhari). Quand aux rares élues à être sauvées (aussi rares que des corbeaux blancs, dit le prophète), le paradis qui leur est promis est un peu plat, leurs efforts ne semblant être récompensés que par le droit de continuer à être des épouses dévouées : « Si la femme entre au Paradis, Allah lui rendra sa jeunesse et sa virginité.» (Sulayman al-Kharashi). « Leur amour est canalisé sur leur mari, elles ne voient personne d’autre que lui. » (Ibn Qayyim al-Jawziyya). []
  7. On m’a fait remarquer que le cheveu n’était ni un caractère sexuel secondaire ni un caractère sexuel tertiaire. Il me semble pourtant possible de dire les deux. Les caractères sexuels secondaires sont des éléments qui différencient les sexes mais ne sont pas directement liés à la reproduction, comme la forme du crâne, ou la localisation des graisses. Les caractères sexuels tertiaires (notion désuète, semble-t-il), sont des accessoires qui ne font pas partie du corps mais mettent en valeur des caractères sexuels secondaires, et/ou constituent des codes culturels de différenciation sexuelle — en France, les hommes ne portent pas (ou pas dans n’importe quel contexte et sans conséquences) de robes à fleurs ou d’escarpins, par exemple. La grande différence entre le hommes et les femmes du point de vue capillaire est la manière dont les uns et les autres se dégarnissent : une perte de volume chez les femmes, la disparition de zones entières chez les hommes (en fonction de prédisposition génétiques mais aussi à cause de la testostérone qui, en accélérant la pousse, accélère aussi  le moment où les cheveux cessent de repousser). Enfin, il existe dans de nombreuses cultures des coupes de cheveux spécifiquement masculines et d’autres spécifiquement féminines, c’est ce qui me fait parler de caractères sexuels tertiaires. []
  8. un récent article de Nice Matin raconte l’histoire d’une dénommée Samira, qui envisage de prendre sa carte du Front National, persuadée que ce parti pourra la défendre de son propre frère et des amis de ce dernier, qui lui imposent le port du voile car ils sont persuadés que se promener tête nue, pour une femme, est déshonorant pour la famille et le quartier. J’ignore si cette jeune femme est une invention de journaliste, mais j’ai peur que ce genre de situation existe véritablement. []
  9. Je suis conscient que je participe au problème en écrivant cet article qui ne fait qu’ajouter une opinion au corpus de bavardages sur le sujet, mais comment faire autrement ? C’est ça, ou bien m’occuper de mon potager, mais pendant mon service on m’a appris à taper sur un clavier, pas à faire pousser des tomates ! []
  10. Lire Des voix derrière le voile, une enquête de Faïza Zerouala aux éditions Premier Parallèle, qui donne la parole à des femmes concernées. []

Le corps puéril

Hier, passant dans le métro, j’ai pris une photographie de cette publicité, car elle m’a surpris, un peu choqué, à cause du décalage que j’y perçois entre le visage du mannequin et son corps. Un visage certes jeune, mais tout de même adulte, plaqué sur un corps de pré-adolescente. Ce n’est bien sûr pas rare, peut-être même est-ce la norme, mais le message, « Joyeuse fête des mères », augmente mon trouble : est-ce que la personne représentée est censée être une mère, ou bien sa fille, ou les deux ? Quelque chose ne colle pas. La marque produit des vêtements pour femmes, hommes et filles, mais c’est bien de la collection pour femmes adultes qu’est issu la tenue portée par ce mannequin.
Le cliché est peut-être pris en légère contre-plongée, et ma photographie de cette photographie l’est légèrement aussi, mais ça ne suffit pas à expliquer que je ressente l’effet comme véritablement dérageant, aux limites de l’Uncanny valley :

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Ce qui me frappe tout de suite, c’est que cette jeune femme n’a pas de bassin, pas de hanches. Il existe bien sûr d’innombrables morphologies, je connais des femmes qui se désolent de ne pas avoir de « formes », d’autres qui croient qu’elles en ont trop, et je ne voudrais pas que l’on pense que je veux, à mon tour, me poser en juge de ce qui doit être le corps idéal pour une femme. Au contraire, je pense qu’il existe mille et une voies à la beauté, jusqu’à la monstruosité, pourquoi pas. Mais ici, entre le choix du mannequin, le choix de la photographie, les modifications amenées par la personne qui s’est chargée de la retouche, le résultat qui m’apparaît est que cette femme n’a pas un corps d’adulte1, et évoque difficilement une mère2. L’importante taille de la tête, rapportée au reste du corps, est une autre caractéristique du corps puéril.

Partant de l’idée que ce genre d’image s’adresse d’abord aux femmes3, je vois ici un refus de vieillir, une nostalgie d’un âge très spécifique de la vie de toute femme : la pré-adolescence, c’est à dire l’époque de la vie qui précède l’âge où les problèmes commencent. Une pré-adolescente ne fait — sauf anomalie de comportement réprouvée par l’ensemble de la société autant que par loi —, pas l’objet de concupiscence. Elle n’est pas une femme, elle est une fille, souvent d’une taille égale ou supérieure à celle des garçons, lesquels, puisque leur puberté est en moyenne plus tardive4, constituent nettement moins une menace, d’autant qu’ils s’avèrent à cet âge plus fréquentables et plus intelligents que deux ou trois ans plus tard. La pré-puberté, chez les jeunes filles, est un âge d’indépendance intellectuelle, et d’un point de vue purement culturel, c’est aussi l’âge de référence des héroïnes de récits d’aventure, je pense par exemple à Fifi Brindacier, à Claude/George dans le Club des cinq, ou encore à Fantômette. Un âge où le corps vit sans être une source d’embarras, un âge de liberté physique.
Je vois d’autres indices de ce même refus d’entrer dans l’âge de la femme, comme la hantise du poil pubien5, la chirurgie esthétique du nez (le nez adulte est plus saillant), et sans doute bien d’autres éléments physiologiques, psychologiques, éthologiques ou culturels, peut-être jusqu’à l’anorexie.

Certains n’ont pas de mots assez durs pour conspuer les femmes qui cachent sciemment leur féminité sous les habits « modestes » liés à la tradition islamique6 ou à sa ré-invention contemporaine. Mais ne pourrait-on pas se demander si la disparition de la féminité par une adulation du corps enfantin et l’occultation du corps par le vêtement ne constituent pas deux réponses différentes à un même problème de statut des femmes ?

  1. En allant voir la production de la marque Molly Bracken sur son site Internet, il me semble que la cible marketing de référence de la marque est plutôt les femmes d’une vingtaine d’années, dans une humeur un peu classique et romantique, peut-être. La morphologie de ce mannequin n’est pas représentative des autres photographies du catalogue. []
  2. J’ai eu envie de parler de ça après avoir lu Ma vérité toute nue, un texte terrible où une femme entre deux âges — mais collant apparemment aux canons de beauté et de santé actuels — se voit insultée par « un homme intéressant, un vrai gentleman, et très intelligent » à peine plus jeune avec qui elle entretenait une liaison affective, qui accepte d’avoir des rapports intimes avec elle à condition de ne pas voir son corps trop âgé qui le dégoûte. []
  3. Pour indice, ce ne sont pas des morphologies de ce genre que l’on voit dans les photographies érotiques destinées au public masculin, et c’est heureux. []
  4. Comme la ménopause, qui ne concerne en dehors de nous que les orques, la violente poussée de croissance liée à la puberté est une singularité de l’espèce humaine. Son fonctionnement dépend beaucoup des conditions environnementales — la courbe de croissance varie selon les endroits, le cas le plus impressionnant étant celui des pygmées, dont la croissance atypique du corps est adapté à la vie dans la forêt équatoriale. []
  5. Que l’on a tendance à imputer à l’influence de la pornographie, certes, mais il n’en reste pas moins que l’apparition du pubis chez les humains des deux sexes signe la sortir de l’enfance et que ça n’est donc pas un signe anodin.
    La situation se complique évidemment si on prend en compte la tendance contraire à une sur-sexualisation du corps par le maquillage et le vêtement, par l’augmentation artificielle de la taille de la poitrine ou des lèvres (dont le gonflement est un indicateur de fertilité), ou à l’inverse, la prévalence du tabagisme chez les femmes, qui permet artificiellement de se donner une voix plus grave et donc plus masculine. []
  6. Citons par exemple Laurence Rossignol : «la dissimulation du corps des femmes est porteuse de régression pour les femmes». []

L’affaire de la chemise qui tue

J’ai l’habitude de me voir comme quelqu’un de difficile à affecter, d’assez solide. Mais en fait pas tant que ça, il faut croire. J’ai quitté Twitter aujourd’hui, en appuyant sur le bouton « supprimer mon compte » (ou une formule du genre, je ne sais plus, je ne peux plus aller voir, je n’ai plus de compte !). Et tout ça à cause d’une chemise hawaïenne ! Moi qui ne porte jamais de chemise, pourtant, juste des tee-shirts.
Je peux raconter l’histoire : un scientifique de la mission de l’ESA qui a envoyé le robot Philae sur la comète Rosetta n’a pas trouvé plus malin, pour faire parler de lui, que de porter cette chemise :

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Je ne sais pas pourquoi tous les médias relaient que la chemise a été réalisée spécialement par la petite amie et/ou tatoueuse (il y a de nombreuses versions à l’histoire) du scientifique, alors qu’elle est au catalogue d’un créateur de chemisettes.
J’ai découvert cette histoire en commençant par la fin, tombant sur une vidéo où le scientifique en question se repent de son crime envers l’image des femmes, qu’il a offensées, puis baisse les yeux, visiblement ému, tandis qu’un collègue lui tapote le dos. Image que j’ai trouvée, je ne peux pas le cacher, assez violente. J’admets bien sûr que, quand on s’apprête à passer devant des millions de spectateurs, il est important de réfléchir aux messages qu’on enverra par ses vêtements. Je n’aurais jamais porté cette chemisette, en tout cas. Maintenant, je ne saurais dire si le costume-cravate imposé aux hommes « sérieux » me plait plus, ni si je le trouve moins sexiste. J’y pense parce qu’un présentateur de télévision australien a justement révélé ne pas avoir changé de costume pendant une année afin de montrer que, contrairement à sa collègue féminine, il n’était pas jugé sur son apparence mais sur sa compétence professionnelle. La démonstration aurait sans doute été différente s’il avait porté une chemise hawaïenne, à mon avis : voyant le même motif chaque jour, les gens se seraient plus inquiété.

Enfin bref, en voyant le tollé soulevé par la chemisette, je suis allé demander sur Twitter si celle-ci était intrinsèquement choquante. Car je dois avouer que je vois moins une référence sexiste qu’un clin d’œil à une référence sexiste. Des femmes avec des brushing eighties, des poses de playmates certes assez ridicules (et peu fonctionnelles pour vivre des aventures trépidantes ailleurs que dans un lit), dans une ambiance science-fictionnesque à la manque, ça me rappelle Barbarella (version cinéma, pour le coup indéniablement sexiste), ou plus encore les femmes-robots du japonais Hajime Sorayama. J’ai supposé le mauvais goût assumé, le kitsch, forcément borderline1, mais je veux bien croire que la perception diffère selon les individus et que ce motif soit pour certains une agression, au delà du simple attentat au bon goût. C’est même pour ça que j’ai posé la question à la cantonade. Comme j’ai quarante-six ans, j’ai des références de vieux de ma génération, et j’avoue que ce que j’ai vu, dans ces pin-up pseudo-SF, ce sont les Métal Hurlant de mon adolescence :

metal

Ma question a été jugée rhétorique et la discussion a dégénéré, en partie de ma faute, non parce que je discutais le bout de gras de la chemisette (n’est pas né qui m’empêchera de discuter, de dire des choses intelligentes ou bêtes, d’avoir un avis, de l’assumer ou d’en changer à ma guise, d’être brillant ou de m’enfoncer), mais parce que j’ai rompu tapageusement et ouvertement avec une grande amie (que je ne nommerai pas ici, son prénom étant un hapax), ce qui m’a coûté et lui coûte aussi je pense. Un léger effet de meute2 s’est engagé : quelques personnes, pas très nombreuses, mais que j’apprécie, se sont mises à ajouter des reproches aux reproches, et, plus injuste, à me prêter des paroles que je n’ai pas tenues.
Le jugement était rendu3.

Jusqu’ici, aucune espèce de gravité, de remords profond, de rancune, d’amertume. J’ai la peau dure, j’ai commencé à me bagarrer, sous le nom qui est inscrit sur ma carte d’identité4 sur des forums avant même la naissance de ma cadette, qui passe son bac cette année ! Discuter n’est pas un problème. Constater un certain manque de confiance, avoir l’impression de vivre la déchéance d’un ex-futur-président sorti de son Sofitel menotté pour aucun autre crime que quelques minutes d’une discussion badine5, évidemment, c’est blessant, un peu, on se demande si les amis en étaient vraiment.
Mais je prends le parti de penser que oui, et je garde mon bon souvenir d’eux, je ne changerai pas de trottoir quand je les croiserai.

Merci Matt Taylor mais c'est un peu de ta faute, quand même ! Sans doute était-ce le moment de grandir, de passer à autre chose, mais j'aurais préféré le choisir moi-même.

Merci, docteur Matt Taylor et ton humour potache, mais c’est un peu de ta faute, quand même ! Sans doute était-ce pour moi le moment de grandir, de passer à autre chose, mais j’aurais préféré choisir le prétexte moi-même, ou au moins avoir le temps de préparer ma sortie. Tant pis.

Mais tout ça m’a fait réaliser (avec un peu d’aide, merci à la si tempérante Cécile A.) que je me suis peu à peu construit un personnage virtuel dont certains attendent sans doute plus qu’il ne peut donner. Je ne comprends pas comment ça a pu arriver, car j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas être vertueux, à laisser paraître mes failles et mon ridicule de singe pas moins idiot qu’un autre, et à laisser ceux qui en veulent profiter de ce que j’ai de sympathique ou d’amusant, quand ça peut affleurer. Je revendique mon mauvais goût en musique (j’échange tout Wagner contre Too Much Heaven des Bee Gees), en cinéma, en tout ce qu’on veut.
Et pourtant, aussi absurde que ça semble, je suis parvenu malgré moi à passer pour quelqu’un qui mérite qu’on l’écoute, bien que sans qualités, sans diplômes, sans avoir la tête de George Clooney, ni même sa cafetière. Je sens bien qu’un stress s’installe parfois, que quand je dis une bêtise, certains semblent avoir besoin de choisir entre être absolument d’accord avec moi ou résolument opposés, et même ennemis, alors je me retrouve comme une pièce qui tourne sur sa tranche en attendant de savoir si ce sera pile ou face (je sais, cette analogie est bizarre, mais je me sens épuisé, ce soir). Enfin il y a quelque chose qui ne va pas, je ne me sens plus libre.
Ou alors c’est juste l’automne.

rosetta

Enfin c’est comme ça, c’est le moment, adieu Twitter !
Et la bise à ceux qui en voudront quand même.

  1. Ceci dit, je ne suis pas bête, je sais que le second degré est parfois un premier degré habile, et par ailleurs je sais aussi qu’il peut y avoir un abysse entre les intentions qui motivent une image et la réception dont elle fait l’objet. []
  2. Bien sûr, les gens ne se considèrent pas eux-mêmes comme une meute, mais comme des individus. Je n’ai pourtant pas d’autre mot pour décrire l’effet de masse qui est ressenti quand plusieurs personnes sont à l’unisson, non pas dans leur discours mais dans leur hostilité. []
  3. C’est le genre de situation qui me ramène immanquablement aux épisodes de cour de récréation de mon enfance qui m’ont tôt fait perdre toute forme de confiance en l’espèce à laquelle je suis censé appartenir et m’a convaincu de l’absurdité du politique : fort de sa force, le nombre se sent dispensé d’écouter et exerce sa loi. Et comme de bien entendu, le groupe se soude en s’en prenant à l’individu qui détonne et qu’on traitera immanquablement en criminel, si faibles soient les charges retenues contre lui. Seul choix : la fuite.  Et puis admettons le, cent quarante caractères sont parfois un peu courts pour se montrer juste sans excès alors que le ton monte. []
  4. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, je ne peux pas m’empêcher de le remarquer. Utiliser un pseudonyme est un droit que je ne conteste pas, mais certains ne se rendent pas toujours compte de la dissymétrie que cela représente : défendre ses positions en se faisant traiter de ci ou de ça devant quatre mille cinq cent personnes, dont amis, collègues, étudiants, connaissances, etc., n’est pas une position aussi confortable que d’émettre des critiques ou des insultes envers des gens qui ignorent votre identité. []
  5. Précision : bien entendu, je ne dédouane DSK de rien, je tente une image certes de mauvais goût mais qui se veut amusante pour illustrer l’idée de déchéance brutale. je ne trouve pas non plus amusantes les agressions de femmes de chambre. Dans le même ordre d’idées, je ne trouve pas que la mort soit une chose amusante, mais je peux tout à fait l’utiliser comme une référence comique. Je fais la part des choses. Vous pouvez en faire autant. []

De la goujaterie

« Marre des goujats ! », titrait le Parisien du 22 avril dernier, annonçant un article ou un dossier sur le harcèlement dans la rue — je l’ignore, ne l’ayant pas lu, mais c’est en fait la « une » seule, et les réactions qu’elle a suscité qui m’intéressent.

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J’ai vu passer à cette occasion quelques commentaires défavorables sur Twitter ou ailleurs, et il existe même une pétition née en opposition à cette « une » et titrée STOP aux médias qui minimisent les violences de la rue faites aux femmes, on parle d’un phénomène de société grandissant !
Le reproche qui est fait à au gros titre du Parisien est en fait d’utiliser le mot « goujats » pour qualifier les gens qui se rendent coupables de harcèlement envers des femmes dans la rue. Certains semblent trouver que le mot relève d’un vocabulaire soutenu et/ou suranné (en réponse, quelqu’un tweetait « sus aux malotrus »), d’autres y voient un terme euphémistique (ce qui eût été franchement le cas avec « mufle », à mon avis).
Peut-être ces critiques sont-elles fondées, mais si c’est le cas, par quel mot remplacer ? « Relous » ? « Connards » ? Après tout, le mot « goujats » a une vertu qu’il ne faut pas négliger, c’est qu’il existe . Il a un sens assez précis : Homme mal élevé et grossier, en particulier avec les femmes (wiktionnaire) ; Homme grossier, mal élevé, manquant totalement de savoir-vivre (Larousse) ; Homme grossier dont les propos ou les manières sont volontairement ou involontairement offensantes (Cnrtl).
Le terme a connu une évolution, car il y a quelques siècles, il décrivait des militaires valets de soldats, mais ces jeunes hommes devaient être bien mal élevés car peu à peu leur nom est devenu péjoratif, jusqu’à ce que le sens premier se perde et que le sens actuel, seul, survive. Étymologiquement, le mot vient de gojat, qui signifie « jeune homme » en occitan.

Si on décide de se débarrasser du mot « goujat » parce qu’on le juge vieillot ou tiède, il n’y aura pas grand chose pour le remplacer. Un mot en moins, c’est un sujet qu’on aura plus de mal à désigner et donc à penser, ou en tout cas à penser collectivement, c’est un fait que l’on devra se contenter de percevoir et de ressentir individuellement et donc, qui sera moins accessible, moins compréhensible, par ceux qui n’en sont pas victimes. Bien sûr, le langage nous permet de nous en tirer par périphrases : « personne pratiquant le harcèlement de rue ». Mais les périphrases manquent parfois de souplesse, car si on peut en inventer à l’infini, elles sont toujours trop précises pour désigner un ensemble de comportements hétéroclites mais liés, dans le cas du mot « goujat », par une certaine manière de considérer les femmes.

Des conseils donnés aux femmes

À diverses occasions, dernièrement, j’ai vu passer des conseils donnés aux femmes victimes de goujats. Il y a notamment une page du site Hollawback! et une autre (inspirée du précédent) sur le projet crocodiles. Il s’agit globalement de stratégies comportementales : que répondre, à quel volume sonore répondre, comment ne pas culpabiliser, faut-il s’en tirer par des excuses, répondre aux insultes, partir, rester, discuter, se taire, etc. ? Bien entendu, tout ça est utile, mais à chaque nouvel article que je lis sur le sujet, je me dis qu’il est temps aussi pour les hommes de réfléchir à la question. Je ne parle pas des hommes qui pratiquent le harcèlement, mais des autres, des hommes qui ne se comportent pas en goujats.

Notez tout de même que si les coupables sont toujours des hommes, les victimes ne sont pas toujours des femmes. Pré-adolescent, je me suis retrouvé seul dans un train face à un type qui devait avoir la quarantaine, qui s’est masturbé devant moi, je ne comprenais pas complètement son geste, d’ailleurs, j’étais juste paralysé de terreur, j’ai passé un long trajet à faire semblant de ne rien voir. À présent que je mesure mon mètre quatre-vingt et quelques, que je pèse mes quatre-vingt dix kilos, que je suis barbu et sans doute beaucoup moins mignon qu’à douze ans, ça ne m’arrive plus. À peu près au même âge, j’ai été plusieurs fois accosté gare Saint-Lazare par des hommes mûrs qui me proposaient de l’argent en échange de prestations sexuelles. Je ne voyais pas ça comme une violence, mais ces rencontres fugaces m’ont malgré tout laissé, je m’en rends compte rétrospectivement, dans un petit état de choc, de vigilance, comme si mon niveau d’adrénaline avait monté en flèche pour me préparer à devoir faire face à une agression.

Si on lit les commentaires qui suivent les articles de blog consacrés au harcèlement ou au viol (comme l’effrayant Je connais un violeur, qui rappelle utilement que le viol, ce n’est pas l’affaire de l’inconnu du parking, que ça se définit juste par l’absence de consentement d’une personne dans un rapport sexuel), on remarque assez vite des hommes qui disent en substance « je ne suis pas comme ça ! ». Et ça irrite beaucoup de femmes, car le fait que tous les hommes ne soient pas des goujats, ce qui est une évidence, n’est qu’une maigre consolation et ne change rien au fait que la goujaterie soit un comportement unanimement masculin (on ne qualifie pas les femmes de « goujates »).
Le point de vue de ceux qui disent « je ne suis pas comme ça ! », qui veulent se démarquer, échapper à ce qu’ils voient comme un déterminisme sexuel, est compréhensible aussi : qui veut payer pour un crime qu’il n’a pas commis ? S’excuser du mal que font d’autres ? Ce serait une forme bien tordue de solidarité sexuelle !
Non, les hommes qui ne font rien de mal n’ont pas à se reprocher le mal que d’autres font. Mais ils peuvent tout de même se reprocher le mal qu’ils laissent faire.
À notre (nous les garçons civilisés) décharge, tous ces types qui demandent à une inconnue si elle est intéressée par telle pratique sexuelle puis la traitent de prostituée lorsqu’elle répond négativement ne le font pas forcément de manière franche. Ils profitent de l’isolement des passantes, et en dehors du cas des ouvriers des chantiers qui sifflent les jolies jambes qui passent (un classique, non ?), je crois bien ne jamais avoir été témoin direct de ce genre de scène.
J’ai déjà vu, en revanche, une fille s’énerver subitement de ce qu’un type venait de lui chuchoter. J’ai déjà vu une fille lancer « hé mais ça va pas ? » ou « ne me touchez pas ! » à un inconnu impossible à identifier dans la foule compacte d’une rame de métro.

Des conseils aux hommes

Je raconte souvent une expérience que j’ai eue à ce propos. Une fois, dans un long escalator, j’ai remarqué qu’un type portait son sac d’une manière bizarre et pas très pratique (trop haut, en fait), mais qui lui permettait de frôler de la main les fesses d’une femme qui se trouvait devant lui. Le geste manquait trop de naturel pour être innocent. Pourtant, l’air extraordinairement absent et détaché du type (cinquantaine bien tassée) avait abusé la jeune femme qui, en se retournant, a dû se dire qu’elle avait rêvé ce qu’elle croyait avoir perçu.
Pour une fois, j’ai fait quelque chose, j’ai fixé le type avec le regard le plus noir que j’ai pu me composer, un regard qui disait : « je t’ai vu, connard ». Et le type m’a vu lui aussi, il a, imperceptiblement, fait descendre sa main. Pendant cinq minutes, j’étais content de moi : j’avais chevaleresquement défendu l’honneur d’une demoiselle en détresse contre un malandrin qui, à défaut de trouver l’amour comme tout le monde, en se faisant aimable, avait décidé de se servir sur la bête, d’obtenir un peu de chaleur physique sans qu’on lui ait rien demandé et sans qu’on veuille de lui (quelle existence pathétique, au fait !). J’étais content de moi, fier d’avoir été une sorte d’ange gardien muet, pendant cinq secondes, en profitant du fait que je faisais une tête et vingt bons kilos de plus que le type. Puis j’ai réfléchi, je me suis dit que j’aurais pu faire plus. J’aurais pu faire un scandale, ne pas me contenter de faire remarquer à ce type que je l’avais vu, mais le faire savoir aux autres personnes de l’escalator, et en premier lieu, à la femme qu’il avait tenté de peloter. Elle aurait pu savoir qu’elle n’avait pas eu une hallucination tactile, mais aussi et surtout, qu’elle n’était pas toute seule.

escalator

Et voilà où je veux en venir : les hommes qui se comportent normalement n’ont pas à demander pardon pour les autres, ce serait bien un comble, mais ils n’en ont pas moins une responsabilité. Dire « moi je n’ai rien fait ! » (et n’avoir effectivement rien fait, ce qui n’est pas toujours le cas, certains minimisent leurs méfaits à leurs propres yeux, se font croire qu’il y a du jeu et de la séduction là où il n’y a que de l’agression) ne suffit pas. Il faut faire quelque chose. Il faut se montrer solidaire, concerné, attentif, parce que l’éducation, au sens large, c’est aussi quand l’ensemble de la société fait comprendre quel comportement elle juge acceptable et quel comportement elle juge inacceptable. Une société, ça se construit volontairement et c’est une affaire quotidienne.
Nous sommes habitués à être frileux, égoïstes, paralysés par l’audace du goujat, paralysés par la peur de la violence gratuite qu’on nous inculque à chaque édition du journal télévisé — cela dit sans vouloir rejeter la lâcheté générale et le manque de solidarité spontanée sur le seul Jean-Pierre Pernaud. Comme les ruminants grégaires, nous sommes habitués à nous abriter dans le nombre, à ne pas nous sentir concernés, à nous occuper de nos propres affaires.
Pourtant, escorter quelqu’un cent mètres, demander « y’a un problème ? » quand il y en a un, dire « ça va pas ? » quand ça va pas, etc., ça ne coûte pas cher et ce n’est pas très risqué.
« Je ne suis pas comme ça », disent beaucoup, et moi aussi d’ailleurs, mais ce n’est pas une raison pour fermer les yeux sur la situation, ni pour chercher, tant qu’on le peut, à y remédier.

lire ailleurs : réagir en tant que témoin (projet Crocodiles)