Rollerball
juillet 26th, 2008 Posted in Ordinateur au cinéma, VintageQuand j’étais, à l’école primaire, le film Rollerball (1975) appartenait à la mythologie de la cour de récré. Les uns se vantaient de l’avoir vu (après minuit à la télévision, mentaient-ils — il n’y avait plus d’émissions à ces heures-là, et encore moins de films récents), d’autres racontaient que c’était leur grand-frère ou leur grand cousin qui l’avait vu, beaucoup avaient en tout cas des détails sanglants à raconter. Le Rollerball était, d’après certains, un jeu qui existait vraiment. Pour d’autres ce n’était qu’un film mais ils savaient de source sure qu’il y avait eu des morts véritables pendant le tournage. En tout cas, il s’y passait toutes sortes de choses affreuses, il y avait des lames de rasoir ou des pointes métaliques sur les patins à roulettes, des têtes explosaient, des motos explosaient, il y avait du sang partout.
Bien entendu, je n’ai pas vu le film à sa sortie (je devais avoir sept ou huit ans), ni quand il est devenu une légende urbaine parmi les écoliers (encore un ou deux ans plus tard).
Je n’ai même pas vu le remake du film, réalisé par John McTiernan (Predator, Die Hard, et Last Action Hero), sorti il y a cinq ans et dans lequel jouaient l’acteur français Jean Reno et le rappeur L.L. Cool Jay.
J’aurai finalement attendu trente ans pour voir Rollerball.
Le réalisateur, Norman Jewison, est l’auteur de classiques tels que Le Kid de Cincinnati, Un violon sur le toit, Dans la chaleur de la nuit ou encore L’Affaire Thomas Crown. Bien qu’il ait obtenu un succès public ou critique à de nombreuses reprises (Moonstruck, The russians are coming, Jesus Christ Superstar, A Soldier’s story, etc.), son œuvre me semble loin d’être typique du cinéma hollywoodien.
Rollerball, qui est une production britannique, tourné en grande partie en Allemagne, s’inscrit bien dans la veine de la science-fiction de la décénie qui précède la sortie du film Star Wars.
Cette science-fiction, qui correspond à une période mondiale de doutes et d’espoirs déçus, est paranoïaque, désabusée, souvent morne : Silent Running, Logan’s Run, Soylent Green, Z.P.G., Zardoz, Fahrenheit 451, Planet of the apes, The Omega man, Colossus: The Forbin Project, THX 1138, Slaughterhouse five, A boy and his dog, Solaris… Car au delà de l’« ultra-violence » du film (nous y reviendrons), le scénario nous présente une société future d’autant plus angoissante qu’elle semble ne poser de problème à personne.
La société humaine du temps futur de Rollerball, dont l’action se situe en 2018, est unifiée. Plus de nations, plus de patries, plus de guerres, plus de famines. La planète est dirigé de manière douce mais ferme par les cadres de « corporations » : énergie, nourriture, industrie. Après des guerres terribles mais dont plus personne n’a la mémoire, la population mondiale a accepté de remettre son destin entre les mains d’un groupe réduit de conseils d’administration. Personne ne sait vraiment qui prend les décisions, ni pourquoi, mais la paix, la sécurité et le confort semblent primer au point que plus personne ne revendique la liberté, et à ceux qui le feraient, on rappelle le marché qui a été conclu : « Corporate society takes care of everything. And all it asks of anyone, all it’s ever asked of anyone ever, is not to interfere with management decisions ».
Le Rollerball, sport absurde et meurtrier, a été inventé pour contenter la soif de sang et de divertissement du public tout en démontrant la vanité de tout effort individuel. Seulement cela ne fonctionne pas totalement, car un héros populaire est né, Jonathan E. (James Caan), capitaine de l’équipe de rollerball de Houston.
Il faut alors évincer Jonathan. On lui demande tout d’abord de prendre sa retraite — cela fait dix ans qu’il joue, un record —, en échange d’une émission télévisée à sa gloire. Mais il résiste et commence à se poser des questions sur ceux qui maîtrisent son destin et sur la légitimité de ces derniers. L’émission est tout de même diffusée, sans l’annonce réclamée, augmentant la popularité du Jonathan qui compte bien aller jusqu’au bout le championnat mondial de rollerball. Les règles de ce sport sont souvent modifiées, et les deux derniers matchs disputés par Jonathan E. se révéleront les plus violents, la finale est même annoncée « sans limite de durée » : le jeu continue tant qu’il restera des adversaires debout.
Le jeu
Le sport lui-même est un curieux mélange de jeux du cirque romain (course autour d’une piste circulaire où presque tous les coups sont permis), de flipper (une lourde bille métallique est lancée à une grande vitesse sur la piste), de football américain et de hockey sur glace. Les joueurs sont montés sur patins à roulettes ou sont à moto, les deux-roues servant à donner de la vitesse aux joueurs en rollers. Les règles du jeu ont été inventées au fur et à mesure du tournage et sont relativement incompréhensibles mais le principe fondamental est que deux équipes doivent se saisir de la balle métallique projetée sur la piste afin d’aller marquer le but adverse.
Les images sont violentes, mais elles l’étaient sans doute beaucoup plus en 1975 qu’elles ne le sont à présent. Dire que la violence à l’image s’est banalisée, notamment au cours des années 1980, n’est sans doute pas un cliché. Rollerball ne semble pas beaucoup plus « gore » qu’un match de hockey sur glace (Jewison, qui est canadien, s’est inspiré de la brutalité de ce sport) et il l’est bien moins que des films plutôt grand public tels que Die Hard. Mais au contraire de nos actuels films d’action, dans Rollerball, la violence est douloureuse, les coups portent, les joueurs meurent ou peuvent terminer leur existence dans le coma. Aujourd’hui, la violence à l’image est virtualisée, sans incidence véritable, le héros survit aux blessures et le méchant est tellement coriace qu’on est immanquablement soulagé de le voir enfin pulvérisé à la fin du film.
En dehors des scènes de matchs, qui sont très bien filmées (on trouverait le temps long, sinon, car elles constituent une très grande part du film), Rollerball présente une société un peu molle, où personne ne veut se poser de questions, où l’on se bourre de pilules diverses et où les femmes ont des rôles de courtisanes. Le héros doit s’estimer heureux de son confort et ne doit pas réclamer à revoir l’ancienne épouse qui lui a été enlevée parce qu’un cadre important voulait d’elle.
En dehors de la référence presque grossière au Panem et circences romain, de nombreuses allusions (un peu superficielles) sont faites au déclin de l’empire romain. Orgies, abandon de la citoyenneté, outrances diverses. Moonpie, l’autre forte personnalité de l’équipe de Houston, symbolise tout ceci, jouisseur, il refuse de se poser la moindre question.
Plusieurs scènes sont particulièrement intéressantes dans le film, notamment une séquence muette pendant laquelle l’élite, sportifs et cadres réunis, regarde l’émission de télévision dans une immobilité presque totale qui semble faire sciemment écho à L’Année dernière à Marienbad, de Resnais, suivi par une scène qui rappelle furieusement la Dolce Vita de Fellini : à la fin de la fête, une farandole d’invités, tous issus de la très haute société (cadres ou sportifs) progresse dans les jardins, ivres ou sous l’influence de substances diverses, et effectue des actions inutiles et cruelles. Avec une arme particulièrement puissante (mais de la forme et de la taille d’un simple pistolet), ils s’amusent à mettre en joue de grands et vieux arbres, puis à tirer. Les arbres s’enflamment en quelques secondes.
Or l’arbre, c’est la mémoire, c’est la continuité, c’est l’histoire. Dans la société de Rollerball, où la violence est un spectacle et où le confort est la seule valeur, la mémoire n’existe plus.
La mémoire
Lorsque Jonathan fait appel aux souvenirs de son entraineur, un homme plutôt âgé qui a vécu avant la guerre des corporations, ce dernier est assez évasif. Il ne se rappelle plus de grand chose. Le héros du film est tout de même décidé à comprendre un peu mieux la société dans laquelle il vit (parce qu’il ne se résigne pas à abandonner son sport) et il tente de consulter des livres, mais il apprend que ce genre de chose n’existe plus réellement, que les bibliothèques n’en sont plus, que les informations sont difficiles d’accès. Tout se trouve dans des ordinateurs, et même, finalement, dans un seul et unique ordinateur baptisé Zéro, et situé à Genève. Peu avant la finale du match, Jonathan se rend donc à Genève pour interroger l’ordinateur Zéro. Il apprend que ce dernier vient tout juste de perdre le XIIIe siècle, c’est à dire que tout ce qui avait été écrit au XIIIe siècle a tout bonnement disparu du patrimoine humain, du fait d’un problème technique.
En dehors de ce siècle égaré, Zero possède toute la mémoire du monde, son cerveau fluide sait absolument tout sur tout. Mais lorsqu’on l’interroge, il refuse de fournir les réponses, se montre capricieux et peu loquace. Il est aussi dépressif que la société qui l’a créé.
Jonathan interroge le gardien de Zero : qui vient le consulter ? Les cadres de la corporation ? « Un peu… Autrefois… ». Même les dirigeants du monde sont devenus indifférents à l’histoire. À tel point qu’elle n’est même pas un secret, personne n’empêche Jonathan d’aller consulter Zero, si ce n’est Zéro lui-même, devenu confus.
Le thème de l’amnésie ne se résume pas à l’histoire collective. Profitant de la peur qu’inspire sa popularité, Johathan exige de revoir son épouse, écartée au profit de maîtresses missionnées par la corporation pour lui tenir compagnie quelques mois avant d’être remplacées. Cette femme, partie vivre avec un cadre à Rome, est le plus grand grand regret de Jonhatan. Lorsqu’elle revient, c’est avant tout pour convaincre son ancien mari d’obéir, d’abandonner le rollerball.
Déçu par ces retrouvailles, Jonathan décide d’effacer les cassettes sur lesquelles il a enregistré ses souvenirs d’elle, et il fait cela devant elle, lui signifiant qu’elle n’existe plus pour lui.
Ce monde dans lequel la liberté a été troquée contre le confort, où l’état a disparu au profits d’énormes sociétés, où le pouvoir et la mémoire sont confiés à des instances défectueuse (conseil d’administration aux décisions opaques, ordinateur inintelligible) mais qui ont réussi à un moment donné à ce qu’on pense qu’elles étaient compétentes, c’est bien entendu un peu le nôtre et ça l’est même sans doute bien plus en 2008 que ça ne l’était en 1975.
Je pense que le contre-pouvoir, le contre poison à cette société du flux, de l’oubli et de l’abandon de la liberté individuelle (liberté individuelle qu’il ne faut pas confondre avec l’égoïsme) existe aussi, et même, qu’il existe plus aujourd’hui qu’il y a trente ans.
Design
Visuellement, Rollerball est un film intéressant, comme le sont souvent les films de science-fiction des années 1970. Ce n’est pas seulement un film « Cyber-pop » au mobilier en plastique orange et à l’architecture futuriste, c’est aussi un film qui décrit un monde où il n’existe plus qu’une seule et unique typographie (en dehors des écritures japonaises). Maillots des sportifs, signalétique, cette lettre curieuse se trouve partout.
Cette typo est apparemment dérivée de Countdown (1965), du graphiste Colin Brignall, chez Letraset.
Ce n’est pas la typo choisie pour l’affiche qui quand à elle rappelle les typos cybernétiques mais aussi le logo du groupe de hard-rock allemand Scorpions. Le fondeur Larabie Fonts a édité en 1999 une typographie semblable baptisée Lady Starlight, du nom du titre d’une chanson du groupe Scorpion. J’ignore d’où sort la forme des lettres employée, en tout cas Rollerball est sorti la même année que l’album In Trance pour lequel le groupe Scorpion l’a employé pour la première fois.
Si on m’avait dit un jour que je reproduirais une pochette du groupe Scorpions sur mon site, je n’y aurais pas cru. La bande originale du film n’est pas composée par Scorpions et contient principalement de la musique classique, notamment du Jean-Sébastien Bach, joué à l’orgue, au tout début du film et à sa conclusion.
Parmi les objets futuristes intéressants, on notera que la télévision devient « multivision », toute diffusion est constituée en fait de quatre images, une très grande et trois petites, qui montrent chacune un plan différent, mais qui ne sont pas nécéssairement synchronisées. Dans L’Affaire Thomas Crown, le même réalisateur Norman Jewison faisait une utilisation tout à fait intéressante du split screen.
L’ordinateur caractériel Zéro ressemble quand à lui furieusement à une œuvre d’art cinétique — ou, plus modestement, à un objet décoratif pop.
Toujours dans le registre de l’art cinétique, le plus haut personnage du film, Bartholomew, a installé son fauteuil dans un endroit, dit-il, propre à la méditation, entourré de lames de verre coupantes pendues au plafond (on pense un peu aux pénétrables de Jesus Rafael Soto).
Enfin, les éléments architecturaux sont presque exclusivement circulaires.
Ce futurisme seventies tranche radicalement avec le lieu ou Jonathan vit, son ranch, confortablement agencé et situé en pleine nature.
Je serais curieux de voir ce que donne le remake de ce film1. Il a une réputation épouvantable et il semble que ce qui fait l’intérêt du Rollerball de 1975, à savoir sa réflexion politique, ait complètement disparu dans le Rollerball de 2002. L’original est en tout cas bien filmé, bien pensé, et il a même la vertu à mon sens cardinale de ne pas faire que penser, de contenir sa part d’instinct, d’intuition, et même de morale trouble : le héros est victorieux, mais qu’a-t-il gagné au juste ?
Le rôle principal est parfaitement interprété par le trop rare James Caan (le Parrain, Alien Nation), qui est un ancien professionnel du rodéo et qui est donc tout à fait crédible dans les scènes d’action. La plupart des autres acteurs ne sont pas ou peu connus (beaucoup sont d’ailleurs des cascadeurs promus acteurs au générique), à l’exception de deux vétérans, John Houseman, co-fondateur avec Orson Welles du Mercury Theatre, et Ralph Richardson, une légende du cinéma britannique, qui donne au film sa grande scène d’humour absurde, car il interprète le bibliothécaire qui est chargé de veiller sur l’ordinateur Zéro.
- Mise à jour : j’ai fini par voir le Rollerball de 2002, film qui a envoyé son réalisateur John McTiernan en prison, puisqu’il avait espionné ses producteurs, apparemment par intégrité artistique puisqu’il craignait que la charge politique du film d’origine ne soit évacuée de son remake. Cette rocambolesque motivation est curieusement crédible, et les craintes de l’auteur de Predator et Piège de cristal se sont avérées fondées, le film est mauvais et n’a plus rien de ce qui faisait l’intérêt du film d’origine. Ce n’est bien sûr qu’un exemple parmi bien d’autres de remakes dont l’effet est de trahir les intentions politiques de l’original, j’ai commencé à ébaucher un traitement de ce sujet avec l’article De la trahison. [↩]
10 Responses to “Rollerball”
By Wood on Juil 26, 2008
Le remake est particulièrement raté, crois-moi. Il y a une tentatvie de réflexion sociale et politique (panem et circenses, bla bla bla…), mais John McTiernan s’emmêle gravement les pinceaux (la séquence entièrement tournée en vision nocturne est 3 fois trop longue), et je crois bien qu’en plus le film a été remonté à la sauvage.
By Mr Vandermeulen on Juil 27, 2008
Les Scorpions, Michel Sardou… Mais Jean-No, jusqu’où nous emmènerez-vous ?
By Jean-no on Juil 27, 2008
Je suis sur une pente glissante, je le vois bien, une catastrophe semble inévitable.
By Bishop on Août 20, 2008
« Fahrenheit 491 » petite erreur… Sinon je pensais l’avoir vu mais non, j’ai corrigé cela cette nuit. J’ai trouvé la fin réussie et le film assez correct (bien que comme vous le dîtes si bien très typique de la période).
By Jean-no on Août 20, 2008
Merci pour la correction. Je crois que Fahrenheit 451 est le titre que j’ai le plus souvent maltraité : j’oublie le chiffre, la place et le nombre des « h »,…
By DJ XL5 on Déc 5, 2008
Très belle analyse. J’ai toujours été fasciné par le film sans trop comprendre pourquoi. Ton article m’a fait réaliser tout haut les éléments d’analyse qui dormaient en moi. Par exemple, j’ai toujours aimé la scène décadente de l’arbre, sans en faire une analyse sémiologique. Pour moi, c’était un acte de violence d’une gratuité et d’une insouciance bourgeoise, mais tu as probablement raison, l’arbre représente vraisemblablement la mémoire.
Pour ce qui est des décors arrondis, je crois que c’est pour accentuer la non progression ou la non évolution de cette civilisation qui tourne en rond (comme le jeu Rollerball ou comme la balle métallique). Comme la personnalité du héros, son décor est angulaire, il cherche à avancer et se met à poser des questions.
au plaisir de lire d’autres textes sur ton blogue
By Norkhat on Fév 22, 2010
J’arrive sur Rollerball après des errances sur hyperbate (ah, quelle idée de chercher une illustration de Blade Runner à une heure du matin) :
superbe site, chroniques riches, illustrations précieuses,
mine de références, et style que j’apprécie fort bien…
c’est une bonne pioche !
Norkhat.
By Rey on Fév 1, 2021
Hello. La police (fonte) utilisée est aussi présente dans la série cosmos 1999.