Pendant l’interminable séquence de grève de la SNCF, l’an dernier, j’ai régulièrement haï les cheminots. Je comprenais leurs revendications, je les soutenais, même, puisque nous sommes tous dans le même bateau — enfin dans le même wagon —, et c’est donc aussi au bénéfice de l’usager qu’ils défendaient le modèle public des transports. J’en étais parfaitement conscient, à un niveau intellectuel. Mais en tant que passager, en tant que non-automobiliste dépendant de la bonne circulation ferroviaire, à la fois au titre de banlieusard et à celui de turbo-prof, j’ai surtout eu l’impression de me faire punir moi, car après tout, seuls ceux qui dépendent du train ont personnellement souffert de la grève. Bien entendu, les grévistes n’ont pas mille moyens pour rappeler à tous que leur travail est indispensable, mais je garderai le souvenir de mois terriblement pénibles. Jusqu’à me donner parfois l’envie de passer mon permis.
Les « gilets jaunes », je les comprends aussi : il n’est pas très plaisant de voir son budget (cessons de parler de pouvoir d’achat !) directement altéré par une taxe dont l’augmentation est certaine, mais dont la destination reste floue, surtout venant d’un gouvernement qui ne cesse de réduire son engagement écologiste.
Il est aussi assez gonflé de la part de l’État de « punir » aujourd’hui les pollueurs qu’on a hier fiscalement incités à acheter des véhicules diesel et qui se retrouvent, tels des drogués, à la merci de hausses de tarifs qu’ils ne peuvent plus refuser une fois devenus dépendants.
Au passage, si je ne suis pas automobiliste, je n’en suis pas moins concerné, car je me chauffe au fioul. Et puis je vois bien que dans la campagne où vivent mes parents, où les gens ne sont souvent pas bien riches, l’automobile n’est rien d’autre qu’une nécessité vitale : augmenter le prix du gazole ne va pas modifier les habitudes des gens qui vivent dans le monde rural, ne va pas les inciter à changer de voiture (pour qu’après trois ans on leur dise que finalement c’est l’essence qui pollue le plus ?), cela va juste avoir pour effet d’altérer immédiatement leurs conditions d’existence.
La colère des « gilets jaunes » est compréhensible, donc. Et pourtant, je dois dire que ces manifestants, hors toute polémique sur les débordements scabreux recensés ici ou là1, ne m’inspirent que de vilains sentiments, parce qu’ils défendent un modèle de civilisation construit autour de l’automobile et du pétrole, un modèle qui ruine le paysage et l’atmosphère, un modèle qui donne de la force aux dictateurs et qui sème des guerres pas si lointaines2, un modèle qui devra disparaître pour que nous vivions mieux.
S’ils manifestaient pour que leurs emplois soient plus proches de leur domicile, s’ils manifestaient pour que les services et les commerces de proximité ne disparaissent pas, s’ils manifestaient contre tout ce qui leur rend l’automobile vitale, je les soutiendrais sans faille. S’ils se battaient pour que l’on favorise le télétravail, s’ils se battaient contre les fermetures de petites gares, de bureaux de poste, d’écoles, de bistrots, de librairies3 ,… Mais non. Ils se battent pour que la taxe sur le diesel reste inférieure à la taxe sur le super sans plomb4. En fait, lorsqu’il a fallu se battre pour sauver un modèle bienveillant d’organisation économique (je dis cela au passé car j’ai peur que la messe soit dite), la mobilisation n’a pas été aussi massive. Je ne donnerai pas de leçons sur ce point, je ne suis pas non plus descendu dans la rue pour défendre ce en quoi je crois, mais la popularité effectivement importante des « gilets jaunes » montre bien où se situent les priorités communes5. Tout comme les actionnaires d’une société, qui ne sont ni amis ni d’accord, mais sont solidaires sur la seule question des bénéfices de l’entreprise, les « gilets jaunes » ont des profils politiques très divers, mais se rejoignent au départ sur un seul et unique point : le prix du gazole à la pompe. Cette revendication, dite en ces termes, me semble bien mesquine, sachant les enjeux locaux ou globaux qui sont à l’œuvre, mais je la comprends, bien entendu, de même que si on doublait du jour au lendemain le prix de mon carburant à moi, le café, je n’en serais pas ravi, alors même que ça serait peut-être justice et raison à tout point de vue.
Je ne pense cependant pas que je me mettrais à brûler du café pour faire connaître mon mécontentement, comme certains « gilets jaunes » brûlent expressément des carburants.
Je comprends, donc, mais ce que je comprends mal (ou que je ne comprends que trop bien mais que j’ai du mal à accepter) c’est la veulerie de la récupération politique dont le mouvement « gilet jaune » fait l’objet. En dehors de La République en Marche, toute la classe politique française me donne l’impression de croire avoir gagné à la loterie : enfin elle a un prétexte à la Révolution, ou plutôt, enfin une occasion pour exciter la masse et espérer gagner des sièges de députés aux prochaines élections européennes. Venant de partis dépourvus de conscience écologique, des fascistes aux trotskistes en passant par la droite dure, la gauche comateuse et le centre mou, ce n’est guère surprenant. Que les Insoumis, dont je maintiens qu’ils portaient le meilleur programme sur l’écologie, tentent de récupérer le mouvement est autrement pathétique. Et ne parlons pas des louvoiements d’Europe-écologie-les-verts.
Au passage, je ne souscris pas du tout aux arguments de type « il faut taxer les grosses sociétés, pas les particuliers » et autres « les porte-conteneurs polluent plus que toutes les voitures »6, car s’il est certain qu’il y a trop d’avions et trop de bateaux, il est un peu facile de se faire croire que ce sont « les autres » : qui prend l’avion ? Qui consomme des vêtements jetables venus d’Asie ? Et si on ferme les ports du Havre ou de Marseille, combien de camions seront affrétés pour remplacer le trafic maritime ? Tout ça est lié.
Je comprends à la rigueur que l’on s’enthousiasme du fait que les « gilets jaunes » aillent contre le mouvement le plus naturellement imposé à chacun de nous par l’environnement politique et médiatique : la résignation. Mais si défendre une cause est bien, la qualité de la cause défendue n’est pas une question accessoire. Comme le dit l’adage des programmeurs : « garbage in, garbage out ». Si le prétexte à s’insurger est médiocre, ce qui en sortira ne le sera pas moins.
S’affliger de la pauvreté du débat qui entoure ce mouvement spontané constitue-t-il, comme on ne cesse de me le dire, un mépris de classe de bobo parisien privilégié ? Peut-être, mais tant pis. En ce moment, je suis dans la lecture du Troupeau aveugle, de John Brunner. Un livre de 1972 que je n’avais jamais ouvert jusqu’ici et qui traite de l’écologie avec une prescience (contemporaine du célèbre rapport Meadows bien sûr), que l’on peut juger rétrospectivement extraordinaire : qualité de l’air, allergies, disparition des abeilles, des lombrics, mille et un détails nous ramènent à des débats actuels. Le livre parle de toutes ces choses, mais surtout, il raconte la lutte quasi-générale des populations pour maintenir le système qui les tue.
Je n’en ai lu que le premier tiers, je ne sais pas encore comment ça se termine.
- Je parle bien entendu des invectives racistes, sexistes, homophobes, violences contre les journalistes ou encore de l’épisode d’arrestation de migrants par des « gilets jaunes »,.. Difficile de dire que ces événements résument la pensée gilet jaune, mais il semble clair qu’ils ne la contredisent pas. [↩]
- Quand les pays occidentaux soutiennent la dictature saoudienne, ils soutiennent non seulement un exportateur de pétrole mais aussi l’exportateur de l’Islam le plus régressiste, qui finance mosquées et imams. Quand aux guerres que nous menons au Moyen-orient, et qui sont liées au contrôle du pétrole et du gaz, elles forgent des djihadistes-boomerangs, nés ici, formés là-bas au meurtre, et prêts à revenir tuer ici. [↩]
- À ce propos, lire On peut se passer d’auto dans le rural montrent la Suisse et l’Autriche, sur Reporterre.net. [↩]
- La taxe sur le litre d’essence (0,828 euros) reste supérieure à celle sur le diesel (0,730 euros). Lire le résumé par Checknews/Libé. [↩]
- Je ne peux en tout cas pas m’empêcher de penser que les causes du ras-le-bol général actuel sont à chercher dans la politique que les électeurs ont plébiscité pendant des décennies. Ils ont élu Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, et quoi qu’on pense de ces gens, leurs programmes ne constituent pas vraiment des trahisons, ils ont peu ou prou suivi les caps qu’ils s’étaient fixés et qui aboutissent à un abandon des campagnes, à un enrichissement des déjà-riches et à une érosion des services publics. [↩]
- Affirmation devenue récemment populaire mais erronée, car s’appuyant sur des extrapolations faites en 2009, démenties par les faits, et ne portant que sur un type précis de pollution, cf. cet article. [↩]