Je n’ai vraiment rien à reprocher à Manès Nadel, je trouve au contraire enthousiasmant de voir un adolescent aussi engagé, fougueux et éloquent, et ma foi, s’il y a parfois des naïvetés dans son discours, elles sont le privilège même de son âge. Je doute avoir été aussi brillant, intelligent et passionné à quinze ou seize ans. Et je trouve assez beau, dans le monde actuel, de croire encore en quelque chose et de croire pouvoir agir sur l’avenir. À l’inverse, je juge un peu piteux les adultes qui insultent les Manès Nadel et les Greta Thunberg, qui voient en eux d’affreux petits robots téléguidés par des parents irresponsables, et qui radotent en nous racontant qu’eux, au même âge, s’intéressaient plutôt à la drague qu’à la politique, etc. Laissez les gens avoir les seize ans qu’ils veulent !
Bien sûr, si je regarde derrière l’épaule du jeune syndicaliste lycéen et que j’essaie d’imaginer son avenir en vertu de mon expérience — ça c’est le privilège de mon âge à moi —, je lui imagine un destin semblable à tous ceux qui ont avant lui été très actifs dans des mouvements lycéens ou étudiants : il deviendra un Manuel Valls, un Nicolas Sarkozy, un Julien Dray, enfin un professionnel de la politique, formé dès sa jeunesse à prendre la parole de manière péremptoire et autoritaire, qui saura ensuite continuer de le faire au service de ses idées puis, à mesure qu’il faudra se faire élire, au service de n’importe quel discours. Et lorsqu’il acceptera de devenir ministre pour la présidente Marie-Pauline Maréchal-Bardella ou pour le président Eudes-enguerrand Sarkozy, il expliquera qu’il ne trahit en rien ses idéaux et qu’au contraire ce sont ses anciens camarades de lutte qui ont perdu le sens, qui ne sont pas constructifs, qui ont des méthodes et une vision archaïques, et blablablablabla.
Mais peut-être que ça ne se passera pas ainsi, ne soyons pas fatalistes, ne soyons pas déterministes, toute personne a, après tout, le droit d’échapper à son propre cliché ! Et c’est bien la question aujourd’hui, car j’ai eu un peu de mal à souscrire à la fin de ce tweet :
Bien entendu, que l’école dysfonctionne n’est pas une bonne chose, même si j’ai peu d’avis sur ce que doit être le troisième trimestre normal d’une classe de terminale. Ce qui me heurte, évidemment, c’est de lire que les lycéens victimes d’un manque de cours vont être envoyés « dans des filières technologiques condamnant leur avenir ». Peut-être parce que je suis moi-même issu d’une filière technologique, ce que je considère comme une excellente chose à bien des égards, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre :
Mais ma réponse n’a pas reçu de réponse, et ce n’est pas étonnant, car le tweet de départ a écopé d’un déluge de réponses, parfois assez agressives (« petit merdeux », « p’tit con », « petit bourgeois »), émanant de gens qui pointaient le mépris de classe, mais aussi des réponses bienveillantes qui se contentaient d’affirmer qu’il était faux de dire que les filières technologiques condamnent l’avenir de ceux qui y sont envoyés, et ceci à grand renfort de témoignages personnels. Je sais d’expérience qu’il est assez violent de recevoir d’un coup des milliers de tweets de contradicteurs, et qu’il est matériellement impossible d’y répondre correctement, et je ne peux pas reprocher au jeune homme de l’avoir mal fait, mais voici ce qu’il a écrit :
Un peu insultant pour tous ceux qui avaient pris la peine d’être un peu pédagogues ou amicaux (« d’habitude je suis d’accord avec toi mais… » ; « on t’adore Manès mais là tu dis une connerie » ; etc.) et qui se retrouvent assimilés à des « cyberharceleurs » de « la droite macroniste ». On voit en tout cas le germe du politicien : au lieu de demander qu’on l’excuse d’avoir formulé sa pensée un peu vite, il « persiste et signe », ce n’est pas lui qui s’est mal exprimé, c’est nous qui avons mal compris, ce qui au passage ne l’empêche pas de reformuler légèrement le propos : cette fois il parle des élèves envoyés dans le technique contre leur gré. Ce rattrapage est bienvenu, même si c’est un peu un tour de passe-passe, mais je tique malgré tout sur la forme :
Je t’en donnerai, moi, de la droite macroniste ! Enfin je ne veux pas en faire trop au sujet de Manès Nadel, car justement ce n’est pas lui le sujet, et je ne peux évidemment que souscrire à la question des gens « orientés » (comme on disait de mon temps) contre leur gré dans des filières qui ne les intéressent pas. En lecteur d’Ivan Illich, pour qui l’école l’école ne servait que fortuitement à apprendre1, je me dis malgré tout que les gens qui ne sont « envoyés » nulle part, ceux qui restent dans la filière générale, ne sont pas forcément volontaires non plus. Ils sont là où ils sont un peu par défaut. En « S » parce que « ça mène à tout », même s’ils ne s’intéressent pas aux sciences et comptent sur les compensations et la chance pour passer leur bac de justesse ; en « L » parce que ça a l’air plus facile, et tant pis s’ils n’ouvrent jamais un livre. Leur situation est-elle vraiment bonne pour ce qu’ils vont apprendre, retenir, ou juste pour des raisons symboliques extérieures ? Quoi qu’il en soit, je plains les collègues enseignants du secondaire qui se retrouvent face à un public qui ne s’intéresse pas à ce dont on lui parle, que ça soit dans la filière générale ou non.
Ce qui m’a fait réagir, c’est que quelqu’un qui se considère comme membre du camp du progrès social se fasse le relais de deux poncifs bien installés dans les consciences françaises. Le premier de ces poncifs date de l’ancien régime, et c’est l’idée aristocratique (et désormais bourgeoise puisque les bourgeois à leur tour ont rejeté leur origine) que ce qui est technique, ce qui est manuel, est méprisable. En France, il est moins honteux d’être rentier que d’être plombier. Il est moins honteux de profiter que de travailler. Et les professions immédiatement indispensables à la société ou à l’économie sont moins valorisées que celles dont l’utilité est moins immédiate2, et même moins valorisée que les professions parasites3.
vu sur Internet
Le second cliché délétère, et auto-réalisateur, c’est cette idée là encore très française, que toute la vie d’une personne se joue pendant son parcours scolaire. Que rater un trimestre, perdre une année, être envoyé dans une filière dévalorisée, sont en quelque sorte des marques d’infamie que l’on va porter sa vie entière, irrémédiablement. Or ce n’est vrai que tant que tout le monde y croit et tant que le système le valide et l’entretient4. Le fait qu’il ne soit pas facile administrativement de reprendre des études, de changer de secteur d’activité, par exemple, c’est un choix, pas une fatalité. Même le discours actuel sur les retraites présente chaque personne comme éternellement membre d’un corps professionnel précis. Et ces choix technocratiques ne font que pérenniser une réalité bien plus dérangeante, qui est que le parcours d’une personne est moins déterminé par l’école qu’il ne l’est bien avant, parfois même avant de naître, par notre milieu d’extraction, par le quartier où nous vivons. Il est assez beau et très positif que les enseignants croient au pouvoir de l’éducation (et parfois du reste ça marche, on peut grâce à l’école vivre une existence meilleure que prévu), mais cela fait reposer sur eux une charge trop lourde et pourrit leurs rapports avec l’opinion, avec les parents, avec les élèves, et avec une institution scolaire un peu dépassée. On peut apprendre l’orthographe ou la trigonométrie une fois adulte, on peut comprendre à quarante ans un livre qui nous ennuyés au lycée. On peut apprendre et progresser tout au long de son existence. Et d’un point de vue rationnel, on n’a même que ça : notre futur n’est pas écrit, contrairement à notre passé.
Ayant à la fois un tropisme scandinave5 et ayant pu profiter d’une université volontairement accueillante pour les non-bacheliers, je crois sincèrement que l’idée que chacun ait sa chance n’est pas qu’un conte véhiculé par les politiciens ultra-libéraux pour faire passer les privilèges volés pour le fruit d’une forme d’excellence, c’est aussi une chose que chacun de nous peut participer à rendre vrai, notamment en évitant de plaquer des clichés déterministes sur ceux qui n’ont pas eu le parcours le plus droit et le plus banal.
Lire : Une Société sans école (1970) ou La Convivialité (1973). L’un et l’autre ont vieilli, mais restent diablement intéressants ! [↩]
Un chercheur en physique fondamentale apporte beaucoup au monde, mais s’il arrête de travailler une semaine, on s’en rendra moins compte que dans le cas d’un éboueur. [↩]
Parasites au sens où leur activité est consacrée à profiter du travail d’autrui. Mais rappelons que, comme dans la nature, les parasites ont souvent une utilité malgré tout. [↩]
Au passage, je dois noter trois problèmes véritables de l’enseignement techniques. Le premier, c’est ce dont on parle : il est brandi comme une punition, et non comme l’opportunité d’apprendre. Le second, c’est qu’il manque parfois un peu de moyens pour être en phase avec l’actualité des métiers (mais ça dépend énormément des métiers). Le troisième, c’est que les formations sont presque toutes fortement genrées, et le déséquilibre sexuel, notamment dans les filières jugées masculines, crée une ambiance particulière. [↩]
Mes oncles ont tous fini leur carrière dans des métiers du tertiaire, alors que l’un a été marin avant l’âge qu’a Nadel Manès, un autre était réparateur automobile si je me souviens, et le troisième, sportif : je ne crois pas qu’ils se soient considérés comme « transfuges », qu’ils aient eu honte d’avoir un père artisan… leur vie professionnelle et leurs préoccupations ont évolué avec l’âge… Il semble en tout cas qu’en Norvège, changer de monde professionnel ne soit pas une bizarrerie. [↩]
Dans ma ville, je suis tombé sur ce panneau publicitaire qui annonce comme grande et belle nouvelle un retour aux prix des années 2000. Les références iconographiques sont un peu approximatives : un dégradé bleu-violet un peu crépusculaire, un horizon lumineux, un damier en perspective, le mot « années » écrit avec une typo « néon », autant de détails qui nous ramènent plutôt aux années 1980, ou bien à leur ricochet des années 2010, l’esthétique Synthwave/Vaporwave. La Game Boy Color et le téléphone cellulaire Nokia 3310 qui sont évoqués sont pour leur part tout à fait typiques de l’année 2000, même si le style des dessins ne l’est pas forcément. Le slogan, enfin, nous promet que nous pouvons revenir, pour une durée limitée, à un passé mythique, celui où le menu Big Mac valait 6 euros.
Utiliser les années 2000 comme référence est étrange, car si le prix d’un menu était sans doute moins cher à l’époque qu’aujourd’hui (je ne mange pas dans ces restaurants-là, je n’en ai aucune idée !), notre rapport à l’argent du début des années 2000 est un peu confus puisque c’est le moment de la transition entre euros et francs (2002-2005). Au delà de ça, les années 2000 sont aussi la période d’une certaine désillusion face à l’avenir : en France, l’extrême-droite parvient pour la première fois au second tour de l’élection présidentielle, et géopolitiquement, les attentats du 11 septembre et les guerres menées par George Bush au Moyen-Orient, ou encore la seconde intifada en Israël/Palestine (pour ne parler que des conflits auxquels on a été attentifs ici) nous ont rappelé que la fin de la Guerre Froide n’était certainement pas, pour reprendre le mot célèbre de Francis Fukuyama, « la fin de l’Histoire ». Les années 2000 sont celles d’un monde qui patine, qui s’embourbe dans le repli identitaire, qui voit s’éloigner les promesses de progrès humain, de loisirs et de prospérité partagée que l’on avait faites à ma génération et aux précédentes sous le label « an 2000 ». En l’an 2000 il n’y aurait plus de guerres, ; en l’an 2000 l’Humanité serait unie ; en l’an 2000 on allait vivre centenaires ; en l’an 2000 les machines travailleraient pour nous.
Juste derrière le panneau d’affichage photographié plus haut, on trouve un panneau « libre-expression » situé perpendiculairement, où les associations et les organisations politiques ou syndicales, notamment, viennent coller leurs affiches. Dans ce cadre, suivant l’actualité de la réforme des retraites bien sûr, le parti « France Insoumise » a produit les deux affiches que voici :
Je dois dire que j’ai été saisi par la parenté chromatique : slogans en jaune et en blanc sur des fonds dégradés bleu-violet. On me dira à raison que ces couleurs ne sont pas inattendues sur les affiches de ce groupe politique puisqu’elles correspondent à la très officielle charte graphique de la France Insoumise depuis la dernière élection présidentielle (avant cela, les couleurs de base étaient un bleu un peu turquoise et un orangé « rouille »).
Mais tout de même, cette parenté chromatique entre les deux campagnes de communication m’interpelle. Je ne vois pas comment étayer sérieusement cette intuition, qui n’est que l’ébauche d’une amorce d’entame de début de réflexion, mais je me demande vraiment si il n’y a pas aussi, si absurde que cela puisse paraître, une parenté dans le message, et donc, une parenté dans la cible desdits messages, car le citoyen votant-manifestant est, après tout, aussi un client-consommant, et si McDonald’s et la France Insoumise ont a priori des buts très différents, il est possible que les gens à qui ils s’adressent soient pour partie les mêmes. Et si, donc, ces choix esthétiques exprimaient effectivement l’envie d’un retour en arrière, non pas un retour à un âge d’or mythique, mais à une époque moins cynique, qui croyait que l’avenir ne se résumait pas à la morne gestion d’un déclin ?
Je vais commencer de péremptoirement et synthétiquement en disant ceci : altérer les textes de Roald Dahl pour éviter toute notion qui risquerait d’offenser ses lecteurs est idiot. Je ne cours pas un risque énorme en écrivant ça, car je n’ai pas vu grand monde en France prendre la défense de cette manœuvre due à l’éditeur Puffin (le label jeunesse de Penguin books) et à la Roald Dahl Story Company. Et à présent, la version longue.
Bien entendu, toute œuvre peut véhiculer un vocabulaire problématique ou devenu problématique1, ou des représentations plus ou moins venimeuses. Par exemple, dans Charlie et la Chocolaterie, l’obésité morbide du petit allemand Augustus Gloop est clairement reliée à son caractère d’enfant-roi, qui refuse d’apprendre et de travailler, et qui, encouragé par sa mère, considère que sa seule vocation est la gloutonnerie. Dans l’idée de l’auteur il s’agissait évidemment de sanctionner le consumérisme et la passivité. Or on sait désormais que l’obésité n’est pas une question de moralité, qu’on n’arrange rien en la traitant comme un défaut de caractère, comme un manque de volonté face aux excès, etc., qu’il y a des facteurs génétiques, psychologiques, endocriniens, des questions de flore intestinale ou de diététique, et que tout cela crée une authentique souffrance sociale, en sus des problèmes de santé qui en résultent souvent. Et que les œuvres qui culpabilisent l’obésité renforcent sans doute cette souffrance sociale. Il faudrait demander à des personnes souffrant d’obésité morbide comment elles reçoivent de telles représentations, mais je n’ai aucun mal à imaginer qu’elles puissent éprouver de la peine ou se sentir stigmatisées, même si ce n’est sans doute qu’une goutte d’eau dans l’océan de micro-agressions qu’elles subissent. De même, parler de sorcières qui ne pensent qu’à tuer les enfants et dont la caractéristique principale est l’absence de cheveux peut faire de la peine aux femmes qui souffrent d’alopécie à la suite d’un empoisonnement, d’une chimiothérapie ou autres causes, et renforce même un cliché dérangeant sur les femmes qu’on a persécutées en tant que sorcières au Moyen-âge et à la Renaissance, et qu’on accusait souvent de sacrifices d’enfants. Le mot « Crazy », aussi, pose le problème de la perception des troubles psychiatriques ; le mot « Queer » (bizarre) a désormais pris un sens revendicatif pour la communauté LGBTQ (le Q signifiant Queer) ; etc.
La beauté ou la laideur sont des réalités bien injustes, mais Roald Dahl nous console en nous disant que la beauté et la laideur intérieures rayonnent à l’extérieur, ce qu’illustre ici très efficacement Quentin Blake. Comme le disait un ami sur Facebook, on se demande comment une telle page pourra être édulcorée par des sensitivity readers qui pourchassent des notions injustes telles que « beau » ou « laid ».
Bref, peut-être que la littérature de Roald Dahl est problématique à d’innombrables égards. Mais si c’est le cas, la solution n’est pas de changer un mot sur deux, d’en réécrire des pans entiers2, de modifier les illustrations de Quentin Blake3, et tout ça sous l’autorité d’un comité de sensitivity readers bien intentionnés. La solution, c’est de publier autre chose. C’est de publier des auteurs actuels, avec leur sensibilité actuelle, et qui soient eux-mêmes soucieux de savoir ce que des personnes victimes de stéréotypes divers ressentiront à la lecture de leurs textes. La pratique du « sensitivity reading », si elle est réclamée par des auteurs, est une forme de collaboration éditoriale qui d’une certaine manière a toujours existé4. Mais si l’auteur ne participe pas au processus, alors on est bel et bien dans une forme de censure, mais plus grave encore, dans une réécriture du passé. Et à ce compte-là, autant écrire autre chose plutôt que de faire perdre tout relief à une œuvre existante. Pour celui dont on parle, chuchoter n’est guère moins blessant qu’insulter. Évidemment, s’il s’agit juste de changer un mot parce qu’il est clairement devenu impossible à lire pour les lecteurs actuels, et qu’il trahit même la pensée d’un auteur qui ignorait que le mot qu’il a choisi serait un jour un épithète raciste, on peut discuter. Mais s’il s’agit de tout changer, alors autant laisser tomber, ou autant demander à d’autres auteurs — de vrais auteurs, pas des commissaires politiques —, de proposer leur propre version du récit, comme on le fait régulièrement avec les mythologies antiques ou avec les histoires de super-héros. Et puisqu’il existe une abondante littérature jeunesse, je dirais aux parents que si des livres leur semblent véhiculer des choses problématiques, alors il faut en offrir d’autres à leurs enfants !
Au passage, comme j’ai mauvais esprit, je me demande toujours si ce genre d’opération tapageuse (« nouvelle traduction », « version réécrite ») ne constitue pas de la part des éditeurs historiques et des ayant-droits un moyen rusé pour relancer les années de copyright sur une œuvre dont l’auteur est décédé. Je m’explique : Roald Dahl étant décédé en 1990, ses œuvres entreront dans le domaine public, selon le droit britannique, en 2060 (1990+70 ans). Mais la Roald Dahl Story Company, qui gère les droits de Roald Dahl et qui vient d’être acquise par Netflix, peut signer les textes réécrits en tant que personne morale (l’auteur n’est plus une personne physique), et faire courir leur copyright jusqu’en 2143 ! (2023+120 ans, la durée du copyright pour les sociétés dans le droit étasunien). Plus de 80 ans de gagnés !
Le « no angel » fait notamment référence à l’antisémitisme revendiqué de Roald Dahl, mais aussi à un point plus personnel pour Rushdie : au moment de l’affaire des Versets sataniques, l’auteur de James et la pêche géante avait traité Salman Rushdie de provocateur et d’opportuniste. Trois décennies, plusieurs attentats (sur des traducteurs, éditeurs, défenseurs divers) et un œil en moins plus tard, Salman Rushdie défend pourtant les livres de Roald Dahl contre leur réécriture. On peut saluer la qualité du geste de la part de quelqu’un qui serait particulièrement fondé à garder une forme de rancune envers Roald Dahl.
Il reste une question plus générale liée à la littérature même. Chaque période, chaque champ culturel, a sa sensibilité propre, c’est une évidence, et les représentations que produit chaque époque, chaque milieu, sont liées à cette sensibilité. Personne n’aurait l’idée, dans un livre destiné à la jeunesse aujourd’hui, de montrer un petit gitan espagnol qui fume des cigarettes et gagne sa vie en chantant dans les rues et en nettoyant le sang des vêtements d’un toréador. Mais j’ai eu un tel livre ! Les lecteurs ne sont pas si bêtes, ceci dit, leur lecture fonde peut-être leur sensibilité, en partie, mais c’est aussi leur sensibilité, la sensibilité de l’époque, les références familiales, qui font qu’ils auront conscience du décalage culturel et temporel, qu’ils sauront transposer le récit, l’expurger mentalement de détails parasites, en se disant que l’époque devait être différente. Ce sera même l’occasion d’apprendre ou de comprendre un peu d’Histoire des mentalités — et nul besoin d’être un lecteur aguerri, pour cela, car les enfants ne sont pas bêtes… Et surtout, leur intelligence de lecteurs ne peut être fondée que sur le fait d’avoir lu des choses qu’il a fallu comprendre, transposer, des choses qui les ont poussés à se poser des questions. Creusons encore plus loin la question : dans les récits qui nous ont marqué, et particulièrement les contes — le genre dont relève la littérature de Roald Dahl —, ne sont-ce pas les détails qui nous ont inquiétés, dérangés, dégoûtés, effrayés, dont nous nous souvenons le plus vivement ? Le conte de Peau d’âne, dans lequel un père cherche à épouser sa propre fille, est sans aucun doute assez dérangeant5, mais en faire une nouvelle version expurgée de toute notion d’inceste serait absurde, puisque cet élément est central dans le récit (et à aucun moment une banalisation de l’inceste !). On peut en dire autant de milliers d’autres contes. Est-ce que tout lecteur doit être traité comme incapable de recul envers un récit, un auteur ? Est-ce qu’une littérature peut vraiment ne rien remuer, ne provoquer ni bon ni mauvais sentiment ? Ne produire ni interrogations, ni circonspection ? Est-ce qu’une littérature, en essayant d’être parfaitement et idéalement correcte, en s’imposant de ne véhiculer que de bons sentiments, n’en devient pas une forme plate de propagande idéologique ? Propagande du bon côté de la force aujourd’hui, mais quelle différence de méthode lorsque cette propagande véhicule l’idéologie d’un régime nationaliste ou bigot6 ?…
À commencer par tous les mots décrivant des phénotypes liés à une origine ethniques, qui sont parfois aussi devenus des injures, pas besoin de donner d’exemples je pense ! [↩]
Dans The Witches, par exemple, « You can’t go round pulling the hair of every lady you meet, even if she is wearing gloves. Just you try it and see what happens » devient : “Besides, there are plenty of other reasons why women might wear wigs and there is certainly nothing wrong with that.” [↩]
J’ai lu que ça faisait partie des changements, mais je n’ai pas vu d’exemples. [↩]
Par exemple quand l’éditeur Hetzel a proposé à Jules Verne que le capitaine Nemo ne soit pas un polonais russophobe mais un indien anglophobe, ou quand Joseph Medill Patterson a suggéré à Harold Gray de changer le sexe du petit orphelin dont il voulait raconter les aventures, qui est donc devenu Little Orphan Annie. [↩]
Personnellement je n’ai pas lu Peau d’âne à mes filles ! [↩]
Même perpétrés au nom d’une grande et belle cause, une oppression reste une oppression, un outrage reste un outrage, et n’oublions jamais que « les méchants » se considèrent rarement tels, et ont au contraire souvent le sentiment d’être du côté de la justice, de la raison, de la vérité. [↩]
(contexte : après quelques jours d’agitation médiatique consécutive à l’annonce de la tenue d’une exposition laissant « carte blanche » à Bastien Vivès, accusé de publications pédopornographiques et de propos insultants et menaçants envers une consœur autrice de bande dessinée, le Festival d’Angoulême choisit de déprogrammer l’événement)
Une fois que les opinions sont sédimentées sur un sujet, tout nouveau discours n’est abordé qu’avec l’impatience de décider s’il faut l’applaudir ou le honnir, et, partant, si celui qui parle est ami ou ennemi. Si vous vous sentez dans cet état d’esprit, abandonnez dès maintenant la lecture de cet article, il ne vous sera pas utile.
Dans mes yeux, publié par Bastien Vivès (alors âgé de vingt-cinq ans) en 2009.
Je reconnais du talent à Bastien Vivès, mais je n’ai jamais été vraiment intéressé par son œuvre. Lorsqu’il débutait, j’avais été épaté par sa maturité graphique (Le goût du chlore, Dans mes yeux), mais depuis, j’ai du mal à me passionner par son système, que je peine à juger autrement que superficiel visuellement (j’ai toujours l’impression de voir ce qu’on nommait naguère en communication des roughs). Cependant, il serait malvenu que j’aie une opinion définitive, car, soyons très honnêtes, je n’ai pas lu grand chose de lui dernièrement. Il me semble que j’ai entamé la lecture de son Cortomaltese, mais je ne me souviens pas de ce que j’en ai pensé ni si je l’ai terminé ce qui signe peut-être avant tout mon indifférence au projet d’un Cortomaltese qui ne soit pas de la main d’Hugo Pratt. De par ses positions publiques les plus insupportables — celles qui ont servi à instruire son procès sur les réseaux sociaux —, il me renvoie l’image d’un ado attardé, avec tout ce que ça implique en termes d’inconséquence et d’insensibilité, de légèreté au plus mauvais sens du terme. Et quand il semble émotionnellement impliqué, c’est en s’en prenant à l’autrice Emma Clit, dans des termes assez ignobles, indéfendables et, là encore, d’une insensibilité crasse (« On devrait buter son gosse »). Les mots, certes, ne sont que des mots, mais ils ont un poids et ils peuvent faire mal. Vivès accuse les réseaux sociaux de l’avoir « rendu con », et c’est un fait, ces agoras ne réussissent pas à tout le monde, mais de même que tout le monde n’a pas « l’alcool mauvais », on est en droit de se demander si les réseaux sociaux, en supprimant quelques filtres, ne font pas que désinhiber une mentalité latente. En intitulant un album pornographique La décharge mentale, bien après avoir quitté Facebook, Vivès fait une allusion transparente au sujet de la « charge mentale » qui a amené le succès à Emma Clit, et on peut se demander quelle est la part du clin d’œil est quelle est la part de l’acharnement1. L’argument des réseaux-sociaux-qui-abrutissent ne tient plus, puisqu’il s’agit d’un livre, et Vivès semble dévoiler ici que son hostilité à Emma n’est pas tant due à la médiocrité de son dessin qu’au caractère féministe et engagé de son propos et, peut-être aussi, à la popularité d’icelui2.
Fallait demander, par Emma Clit. L’autrice est la première à dire qu’elle n’est pas une grande dessinatrice, mais son travail, n’en déplaise à ses détracteurs, touche une corde sensible, puisqu’il a été amplement relayé. Et ce n’est sans doute pas pour son seul sujet que cette bande dessinée a connu le succès (sur les réseaux sociaux mais ensuite sous forme d’albums, aux ventes certainement supérieures à celles des albums pornographiques de Vivès) : l’absence de sophistication graphique ostentatoire crée une proximité avec les lecteurs et les exposés sont plutôt bien menés, en tout cas sur les sujets féministes — elle traite aussi de questions telles que la gestion de la pandémie par le gouvernement, les violences policières ou le réchauffement climatique, mais, hmmm, faites-vous votre opinion par vous-mêmes.
Bref, Vivès est sans doute un sale môme avant tout, qui a au fond peut-être un peu de mal à accepter que les femmes ne soient pas des objets. En tout cas, il raconte que ce qui l’intéresse, ce qui caractérise son œuvre, c’est l’étude de la naissance du sentiment amoureux, et j’imagine que ça implique une forme d’aversion pour ce qui suit : construire, durer, laisser l’autre exister au delà de ce qu’on projette sur lui. Sans doute évoque-t-il (dans son œuvre ou ses propos) des thèmes tels que la pédophilie ou l’inceste avec une récurrence un peu inquiétante, car malgré le masque de l’humour, de la transgression et de la provocation, il y a peut-être quelque chose de viscéralement ancré. Il n’est en revanche a priori coupable d’aucun crime lui-même, rien à voir avec Gabriel Matzneff, à qui il est pourtant régulièrement comparé, qui passait spontanément aux aveux avec une insoutenable satisfaction.
L’ambition artistique, esthétique, poétique, la transgression, l’humour, la fantaisie, le fantasme, ou tout bêtement la fiction, peuvent être autant de faux-nez pour des pulsions douteuses, des moyens pour faire passer des idées inconscientes ou subconscientes, des démons que l’on ne saurait assumer frontalement (socialement ou vis-à-vis de soi-même) : profiter, dominer, agresser, assassiner,… Dès lors, est-ce que la création est l’outil d’un sain défoulement, d’une vidange psychique ? Une forme d’hygiène mentale ? Voire une une transsubstantiation, une transmutation, la transformation du plomb en or ? On se doute en tout cas que ça ne peut pas vouloir rien dire du tout, et si effectivement les œuvres pornographiques de Bastien Vivès contiennent systématiquement des allusions à la pédophilie et à l’inceste3, il est légitime de se demander (et en tout cas lui devrait se le demander) par quoi il est hanté, et pourquoi. Peut-être est-il seulement tributaire —ce ne serait pas inattendu pour quelqu’un qui est né au milieu des années 1980 d’une culture manga adulte, qui peut se montrer particulièrement complaisante vis-à-vis des violences sexuelles, du sexisme et même de la pédophilie et de l’inceste.
Sur Instagram, Bastien Vivès se représente allant au poste de police pour parler du harcèlement dont il fait l’objet sur les réseaux sociaux mais alors qu’il explique ce qui est reproché son œuvre, il finit par passer du statut de victime à celui de suspect. Cette séquence est assez drôle mais elle sonne comme une forme d’aveu : en disant à haute voix le contenu de ses bandes dessinées, l’auteur constate ce qu’il renvoie… J’ai lu une fois que les enquêteurs de police ne riaient pas avec l’humour, en matière criminelle, car ce moyen d’obtenir la sympathie ou la connivence sert aussi à lancer des perches, à tester ce qui est admissible et les conséquences qu’auront un aveu.
Je dois pourtant dire que quand j’entends parler de pédophilie, je tends l’oreille avec méfiance, car je sais que ce crime a plus d’une fois servi de prétexte à bien autre chose que la défense de ses victimes. C’est en confondant malhonnêtement homosexualité et pédophilie qu’on brimait les homosexuels, il n’y a pas si longtemps ; c’est au prétexte de surveiller quelques centaines de criminels sexuels multi-récidivistes qu’a été créé le fichier national d’empreintes génétiques, qui conserve désormais plus de 5 millions d’échantillons différents, dont des centaines de milliers de simples manifestants ; c’est le spectre de réseaux pédopornographiques4 qui sert à faire passer des lois de censure automatisée ou qui alimente les plus vénéneuses rumeurs complotistes. Et si tout ça est possible, c’est parce qu’il n’y a rien de plus universellement répugnant que la pédocriminalité. C’est un sujet qui provoque chez chacun de nous un profond malaise et personne n’aimerait se voir accuser d’avoir quoi que ce soit à voir avec les pédophiles. Le crime est si odieux, en vérité, qu’on a vite peur d’être accusé de complaisance si on réclame des preuve qu’il a bien été commis. Le crime est si dégoûtant qu’on a la nausée à l’idée que quelqu’un s’en délecte, fût-ce sous forme de dessins d’imagination et avec un scénario idiot5, et qu’on est révolté à l’idée que quelqu’un gagne de l’argent en titillant des passions abjectes.
La loi du 29 juillet 1881, tout en conférant à la presse un niveau de liberté qui n’a été dépassé que pendant quelques mois de la Révolution, a tenu à condamner l’obscénité dessinée, gravée, peinte (mais le texte, lui, n’est pas mentionné !). Ce passage du texte n’a été abrogé qu’en 1939. Je lis ici, comme dans l’affaire qui sert de prétexte à ce billet, une illustration du pouvoir magique du dessin. Un bête trait sur du papier, une tâche, pour ainsi dire, suffit à créer un monde, une réalité, il peut heurter, il peut faire rire, il peut provoquer l’excitation sexuelle, le dégoût, il peut émouvoir, il suffit de changer un tout petit peu la taille ou la direction d’un sourcil dessiné pour créer une expression, donner vie à un personnage… J’avoue que je trouve ça beau.
Si le fait que l’émotion passe avant la raison est un problème, on ne saurait chasser d’un revers de main toute critique portée envers une œuvre en opposant la liberté supérieure de l’artiste. Les artistes sont responsables de leurs œuvres, c’est même la caractéristique première de leur statut. L’art peut être le fruit d’une nécessité intérieure pour celle ou celui qui le produit, qui l’émet, peut même être un moyen d’exorciser des obsessions malsaines, mais il a aussi un effet potentiel sur les spectateurs qui le reçoivent. Pendant les quelques siècles qui ont forgé notre notion moderne d’Art on a voulu croire que cet effet ne pouvait être que d’une nature noble : délectation esthétique, transcendance des passions, émerveillement, méditation sur la condition humaine,… Et puis notre familiarité croissante avec le domaine de la communication, de la réclame, ainsi que l’anthropologie culturelle, l’iconologie, la théorie critique, le structuralisme, la sémiologie, nous ont fait perdre un peu de notre naïveté : l’art n’est pas que de l’art, la fiction n’est pas que la fiction, ce peuvent être des symptômes, des maux, de la propagande (au sens le plus dépassionné du terme), des modes d’emploi, des outils qui exposent ce qui relève de la doxa, et/ou qui conforment cette doxa, qui rendent acceptables ou familiers des points de vue qui naguère nous semblaient incongrus ou révoltants. L’art et la fiction en sont même devenus des terrains idéologiques de premier plan, et dans les industries culturelles de masse, chez Marvel, chez Disney, le hasard a peu de place, les choix de scénario ou de distribution ont souvent une raison d’être idéologique (encore, au sens le plus dépassionné du terme, vouloir utiliser la fiction pour promouvoir un certain modèle de société n’est pas un mal en soi, tout dépend du modèle en question !) : désigner les oppressions ; féminiser un personnage ; donner une place à des orientations sexuelles jusqu’ici silenciées ou méprisées ; donner une place à des personnes non-blanches ; cesser d’objectiver et d’enfermer dans des clichés toute personne « pas comme nous » ; et aller jusqu’à embaucher des sensivity readers et autres experts pour s’assurer qu’une œuvre ne fera de mal à personne. Pour toute une jeune génération, ça semble être une évidence. Pour d’autres, ça l’est moins, et on s’inquiète de liberté de création, voire de puritanisme étasunien, car il est un fait que cette vision moralisatrice du rôle de l’art a toujours été une banalité de l’autre côté de l’Atlantique. C’était pour nous une curiosité il y a trente ans sous le nom de « Political correctness ». Et plus tôt, ça existait déjà mais nous n’en étions pas conscients : les labels Comics code authority et MPAA ne nous disaient pas grand chose, d’autant que nos traducteurs, ici, s’autorisaient des altérations fantaisistes et moralisaient ou immoralisaient les œuvres avec des critères en phase avec notre mentalité locale de l’époque. La culture globalisée actuelle est effectivement très étasunienne. Aurons-nous un jour peur des poitrines féminines, comme le prophétise Michel Ocelot, l’auteur de Kirikou6 ? Craindrons-nous les poils sous les aisselles, jugerons-nous hideuses les bouches qui n’ont pas été traitées par un orthodontiste, les nez qui ne sont pas passés sous un scalpel ? Mangerons-nous des nuggets en baquet plutôt que de manger ensemble autour d’une table ? Binge-drinkerons-nous des « shots » jusqu’au coma au lieu de cultiver notre alcoolisme social vieille-France ? Adopterons-nous un à un les rites qu’exposent les fictions de manière apparemment très codifiée (demande de mariage surprise avec genou à terre ; bal de promo ; spring break ; etc.) ? Aurons-nous en tête un modèle très précis de ce que sont la réussite professionnelle, amicale et amoureuse ? C’est aussi tout ça, l’Amérique.
Bastien Vivès, Le Goût du chlore, 2009. Deux jeunes gens tombent amoureux à la piscine. Sur Instagram, j’ai vu des vignettes de cette bande dessinée convoqués pour démontrer une constante dans l’intérêt pour le corps des adolescent.es et des enfants, et leur érotisation, par Vivès. Je comprends qu’on se demande si Vivès participe d’une « culture du viol » et d’une « virilité toxique » mais j’avoue que prendre des dessins du « Gout du chlore » comme preuve me laisse un brin dubitatif.
Une chose en tout cas me semble claire : moraliser l’art, moraliser la fiction, peut être fait plus ou moins sincèrement, plus ou moins naturellement, plus ou moins bien. Raconter une bande d’ami.e.s composés d’une musulmane pratiquante voilée, d’une fille lesbienne tatouée et d’un homme trans désespérément amoureux d’une femme hétérosexuelle membre des Témoins de Jéhovah, dans une société où les plus de trente-cinq ans sont au mieux une nuisance et au pire des « personnages non joueurs »7, ça marche une fois, c’est même agréable à voir, comme toute situation oxymoresque, mais si ça s’installe par automatisme, sans apporter grand chose de plus, ça devient rapidement artificiel et pénible. Les grosses usines à fiction comme HBO ou Netflix savent assurément s’y prendre et surprendre, elles ont des armées de scénaristes pour réinventer régulièrement leurs recettes lorsque celles-ci deviennent trop banales, mais des bandes dessinées qui ne sont mues que par les bonnes intentions de leurs auteur.ice.s peinent à mon avis à remuer le lecteur. S’il suffisait d’être gutmensch, bien-pensant, pour faire vibrer le public, ça se saurait.
Au delà du spectre de la censure et de l’autocensure que l’on craint derrière tout projet de moralisation de l’art, on peut redouter le manque de poésie d’un art utilitaire, uniquement destiné à nous convaincre de quelque chose, dédié à nous vendre un modèle de société, ou tout simplement, une forme de création où le mystère et le hasard n’ont pas de place. Et même, une forme de création où l’on doit montrer patte-blanche, faire la démonstration de sa légitimité sur un sujet. J’ai par exemple une fois entendu un romancier se faire vertement reprocher d’avoir écrit à la première personne un roman dont la protagoniste est une femme — or les personnes qui avaient émis la critique admettaient que le roman était plutôt bon, leur problème était un problème de principe ! On se souvient des débats qui ont lieu lorsque un acteur ou une actrice n’a pas toutes les caractéristiques de la personne dont elle prend le rôle : Zoe Saldana qui n’était pas assez noire pour interpréter Nina Simone, ou Eddie Redmayne à qui on a reproché d’interpréter une femme transgenre en étant un homme cisgenre, dans le film Danish girl. L’un et l’autre se sont par la suite excusés platement d’avoir accepté des rôles qui ne se confondaient pas avec leur vie.
Il suffit de se remémorer de l’interprétation raciste de M. Yunioshi par Mickey Rooney dans Breakfast at Tiffany’s (et autres exemples odieux de Yellowface et de Blackface, ou encore de mansplaining8) pour comprendre le problème qui motive très légitimement ces reproches, et ne parlons pas de l’injustice professionnelle qui opère lorsque Nicole Kidman ou Charlize Theron passent des heures à se faire maquiller, se font ajouter des prothèses afin d’avoir un physique banal correspondant à un rôle, alors qu’il existe foule d’actrices qualifiées et dont le physique est adapté. Pourtant, dans ces affaires, j’ai parfois du mal à ne pas penser à un épisode Lucky Luke9 où le public d’une pièce de théâtre prend les acteurs pour leurs personnages… Or l’Art, depuis toujours, c’est l’artifice, c’est la tromperie, il ne suffit pas qu’une personne « soit » son rôle pour bien l’interpréter, et du reste, choisir une personne pour cette raison, c’est un peu la réduire elle aussi à un cliché. Il est tentant, mais pas forcément pertinent car les motivations profondes diffèrent, de voir dans ces débats l’image-miroir de l’hostilité réactionnaire qui se manifeste lorsque tel ou tel remake a une actrice à la peau plus brune que dans l’œuvre originale, ou lorsque certains spectateurs de Star Wars ont plus de mal à imaginer un stormtrooper noir qu’un Jedi vert de quarante centimètres de haut…10 La question de la légitimité à écrire sur tel ou tel sujet me semble indémerdable, et aussi, elle me semble nier de manière furieusement essentialiste la capacité que chacun peut avoir à se mettre à la place d’un autre, à vouloir se mettre à la place de l’autre, ou même, si la naïveté de celui qui n’a pas vécu une situation dans sa chair est inévitable, la capacité que l’on pourra avoir à progresser. Je raconte souvent l’histoire d’Eugène Süe, écrivain mondain de la restauration, missionné par un journal conservateur pour écrire un roman sur les bas-fonds de Paris. Le récit débute par des poncifs bourgeois sur l’indécrottable et répugnante scélératesse des classes populaires, mais, encouragé par son rédacteur-en-chef à aller enquêter, Eugène Süe a appris, compris, observé, il s’est rendu compte (comme son héros Rodolphe, un prince incognito parmi la canaille) que derrière un ivrogne, un meurtrier, une prostituée, il pouvait y avoir une longue et injuste histoire. Il s’est rendu compte que les gens du peuple pouvaient être intelligents, touchants, solidaires,…
Affiche de Jules Chéret. Ce qui me fait penser à l’excellent livre L’Affiche a-t-elle un genre ? Par Vanina Pinter, tout juste sorti aux éditions 205. Entre autres, l’autrice raconte l’ambivalence de mêmes images en prenant l’exemple du XIXe siècle, car (ici c’est moi qui interprète le propos, ce n’est pas dit comme ça) si l’affiche publicitaire peut être chargée en injonctions sexistes, relever du male gaze, elle peut aussi dans le même temps offrir une forme d’évasion, de libération ou d’empowerment : dans une fin de siècle où le vêtement était une contrainte physique, où les rôles étaient genrés de manière tout aussi raide, les femmes des affiches de Chéret ou Mucha semblent libres et légères,…
Pendant les deux années qu’a duré la publication du feuilleton, non seulement Eugène Süe est devenu antiraciste11, socialiste (et député de la Seine sous cette étiquette, jusqu’à ce que le coup d’État de Napoléon III le contraigne à l’exil), mais il avait entraîné toute la France avec lui, car chaque nouvel épisode était lu par tous ceux qui savaient lire, et raconté aux autres : les personnages de la Louve, Bras-Rouge, le Maître-d’école ou Rigolette étaient aussi connus que le sont pour nous les protagonistes de Game of Thrones, et il nous en reste d’ailleurs au moins un nom commun puisque les concierges monsieur et madame Pipelet sont à l’origine du substantif « pipelet/pipelette ». On dit que Les Mystères de Paris sont une des causes de la révolution de 1848, rien que ça ! J’aime ces histoires qui rappellent que l’on peut progresser par la fiction, y compris quand on en est l’auteur. La légitimité intrinsèque aux auteurs est une affaire indémerdable parce qu’elle peut aussi se perdre : quand un rappeur devenu millionnaire, vivant de l’autre côté d’un océan, à dix mille kilomètres de la cité où il a grandi, continue à se complaire dans un gangsta rap qui épouse grosso-modo la vision des banlieues que véhicule CNews et n’a plus aucun lien avec la réalité sociale dont il se revendique (mais qu’il participe à forger), où est sa légitimité ? On peut continuer longtemps et toute position dogmatique sur le sujet me semble constituer une impasse.
Plus de 100 000 signataires pour cette pétition initiée par BeBraveFrance, une ONG qui lutte contre la pédocriminalité. Une seconde pétition, initiée par des étudiants en école d’art, a connu un succès plus modeste mais pas négligeable. S’il y a eu quelques prises de parole embarrassées pour dire que non, Bastien Vivès n’est pas un monstre, on ne peut pas dire que ce dernier ait bénéficié d’un soutien important.
Peu importe les réflexions qui précèdent. L’affaire est désormais pliée, l’exposition n’aura pas lieu, on ne saura pas ce qu’elle aurait dû présenter, on ne sait pas si elle sera remplacée par une exposition de planches d’Emma Clit ou par rien du tout12, l’auteur incriminé s’est platement excusé auprès de celles et ceux qu’il aurait blessés (sincère ou pas, que peut-il faire de plus ?), le festival a publié un communiqué où il capitule, expliquant céder à la force de la mobilisation et aux menaces diverses, bref, tout est bien qui finit bien, les gentils ont terrassé les méchants (ou le méchant), même si je note que ceux qui ont obtenu la tête de l’expo n’arrivent pas tous à assumer leur victoire, ça se constate dans les commentaires au communiqué du Festival pleins de « on ne voulait pas s’en prendre à un homme mais à un système » et autres « on ne voulait pas censurer mais juste empêcher l’expo de se tenir ». Si je comprends assez bien le calcul qui pousse à être mauvais perdant, je n’ai jamais compris les mauvais gagnants ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, porter l’estoc triomphalement tout en affirmant être celui qui a reçu le coup, faire taire en affirmant représenter les paroles contraintes au silence, prévaloir tout en affirmant que c’est l’autre le « dominant ». On ne peut pas demander et obtenir l’occultation d’une œuvre à coup de pétitions puis dire qu’on est opposé à toute censure. Il y a eu un rapport de force, et la victoire d’un camp montre de quel côté était, cette fois en tout cas, le nombre et la puissance. Je comprends tout de même celles et ceux qui vivent mal l’impasse logique qui émerge lorsque les gentils se retrouvent à dix mille contre un, et que parmi ces gentils, on en trouve dont les propos sont d’une violence ou d’une outrance qui n’a pas grand chose à envier à celle censément combattue. Enfin certains l’assument, comme Emma Clit, sur le Média :
« si ils [les gens du festival] ne réagissent que quand il y a des menaces, comment reprocher à des personnes d’en passer par là ? »
Bon. J’ai quelques questions à ceux qui se sont engagés pour l’annulation de l’exposition, et qui viennent d’obtenir gain de cause. Ou plutôt une question : quelle est la suite ? Très concrètement, pour Bastien Vivès, que va-t-il se passer ? Est-ce que, par exemple, à chaque projet d’exposition un peu institutionnelle, à chaque prix remis, il y a aura une nouvelle charge du même genre ? Si la protestation avait concerné une exposition de dessins pornographiques, pas de problème, une limite était énoncée clairement, mais là ce n’était pas le cas, alors cela signifie-t-il que plus aucune exposition de Bastien Vivès n’est envisageable ? Ou bien est-ce que ça ne concerne que ce festival précis ? Ses publications problématiques sur les réseaux sociaux existent pour l’éternité, seront toujours révoltantes, elles pourront toujours être ressorties, compilées de manière à nous faire le portrait d’un homme ignoble. Donc est-ce que Bastien Vivès est plus ou moins condamné, comme d’autres l’ont été avant lui, à ne plus trouver d’amis que chez Causeur, Valeurs, et autres médias qui surfent sur l' »anti-wokisme », comme c’est le cas du dessinateur Xavier Gorce ? Et est-ce que, par ricochet, par contamination, ses amis ou les gens qui travaillent avec lui, se le feront reprocher ou se verront forcés de choisir entre la rupture ou l’ostracisation ? Jean-Marc Rochette, auteur considérable (Le Transperceneige, L’Or et l’esprit, Ailefroide), a annoncé mettre fin à sa carrière d’auteur de bande dessinée après s’être fait reprocher d’avoir défendu Vivès, et parce qu’il craint un domaine soumis à l’approbation de commissaires politiques. J’ai du mal à imaginer que ce soit l’a seule et unique raison de son annonce, Rochette ayant toujours été tenté par une carrière de peintre ou de sculpteur, mais c’est une sacrée perte. Quelle place est donnée au futur, dans cette affaire, quel est le scénario idéal pour l’avenir ? Que Vivès ait le droit de publier (on n’est pas pour la censure, hein) mais c’est tout ? Est-ce qu’il aura le droit de changer, de gagner sincèrement en maturité ? Est-ce qu’il existe un futur possible où Bastien Vivès a la possibilité de profiter de la leçon reçue ?
Une séance d’autocritique publique (« séances de lutte ») pendant la Révolution culturelle. Les coupables ne se contentent pas d’admettre leurs crimes avérés ou imaginaires, ils devaient rester debout des heures, tête baissée, en étant souvent insultés, humiliés et battus, notamment par leurs amis et des membres de leur propre famille — qui n’avait pas le choix, car s’ils avaient refusé, ils devenaient coupables à leur tour. Tous n’ont pas survécu à ce processus de rédemption. (il n’y a pas qu’à moi que cette référence vient spontanément, je vois que c’est aussi le cas de Jean-Marc Rochette dans le post où il annonce quitter la bande dessinée) Photo : Li Zhensheng, 1966.
L’Histoire regorge de solutions pour donner une forme de porte de sortie aux réprouvés de la morale commune (et par ricochet, à ceux qui se sont liés contre eux) : l’exil forcé ; l’obligation de changer de profession ; les séjours dans des camps de redressement et les séances publiques d’auto-critique ; la prison ; l’exorcisme ; l’exécution capitale ; les séances symboliques de purification (question, autodafés, etc.) ; l’enfermement dans un monastère ; la conversion religieuse ; la trépanation ; etc. Mais dans un monde plus compatissant, où l’on a plus de mal à assumer une certaine brutalité comme outil de discipline sociale, que propose-t-on à ce jeune auteur qui doit attendre encore trente ans (au minimum) avant de pouvoir faire valoir ses droits à la retraite ? Un suivi psychologique ? Un passage devant la justice ? Il me semble qu’avec Internet, qui n’oublie rien, avec les archives de diverses époques qui se télescopent, nous risquons tous de rester enfermés dans un espace sans chronologie, donc sans issue et sans possibilité de progrès, mais comme l’article est déjà bien long, je ne vais pas développer ce point de vue pour cette fois.
L’éditeur, Les Requins marteaux, explique ne pas avoir eu connaissance de la référence et avoir à l’époque tenté de convaincre Vivès de choisir un titre plus clair. Mais l’auteur y tenait. [↩]
Utiliser la pornographie pour dominer, moquer, est-ce une transposition symbolique du viol, où le sexe — activité qui devrait être idéalement plaisante pour ceux qui y participent — sert à causer de la souffrance, de l’humiliation ? [↩]
J’écris « si », car je n’en sais rien, je n’ai pas lu Petit Paul, Les Melons de la colère ou encore La décharge mentale. Et je n’ai pas envie de le faire. Un des gros problèmes dans le débat actuel est que peu de gens les ont lus, les ventes de ces albums sont négligeables (pour un auteur de best-sellers) et il y a beaucoup plus de gens qui ont un avis tranché que de gens qui ont un avis fondé. Je note que personne n’a parlé du dernier album pornographique de Vivès, Burne Out, qui, si je me fie au synopsis sur le site de l’éditeur, met en scène un premier ministre au centre d’un shitstorm lorsque l’on révèle qu’il est amateur de mangas pornographiques. Il doit alors s’excuser publiquement. Voilà qui fait étonnamment écho à la situation actuelle de l’auteur. [↩]
Les diverses lois réduisant la liberté d’expression sur Internet sont proposées au nom de la lutte contre le terrorisme, ou au nom de la lutte contre la pédopornographie. Pourtant, sur ce dernier domaine, il n’existe pas vraiment d’estimations sur l’ampleur réelle du phénomène ni sur l’efficacité des mesures de censure : je me souviens d’un policier des renseignements généraux (ou peut-être déjà de la DGSI) qui craignait que ces mesures soient contre-productives, en poussant les criminels à une forme efficace de clandestinité, et en empêchant les autorités d’enquêter. [↩]
Je n’ai pas lu Petit Paul, mais si je me fie au synopsis — un garçonnet poursuivi des ardeurs de toutes les femmes du fait de son sexe de quatre-vingt centimètres ‒ ne correspond à ma connaissance à aucun fantasme courant ! [↩]
Notion issue du jeu vidéo, le personnage non joueur (PNJ) est comme son nom l’indique un personnage qui n’est là que pour faire foule. Un figurant, quoi. [↩]
Mansplaining : lorsqu’un homme explique avec condescendance à une femme ce qu’elle ressent, ce qu’elle devrait dire ou penser… [↩]
Un des débats les plus stupides dans le registre : des gens ont reproché à Disney de faire une série She-Hulk, en supposant qu’il s’agissait d’une lubie « woke »… Alors que le personnage en question a été créé il y a plus de quarante ans ! [↩]
Le docteur David, ancien esclave, médecin et surdoué, n’est pas franchement typique des fictions des années 1840 ! — rappelons que l’esclavagisme avait été rétabli par Bonaparte dans les colonies et n’a été définitivement aboli qu’en 1848. [↩]
Au fait, j’ai lu quelqu’un se lamenter que le Festival d’Angoulême n’exposait que des hommes, mais cette année c’est très faux et j’espère que les personnes qui s’intéressent au sujet iront voir les expositions consacrées à Julie Doucet (lauréate du grand prix), Marguerite Abouet et Madeleine Riffaud ! Il est tristement paradoxal d’ailleurs que Bastien Vivès soit, avec une petite expo, le grand sujet de la 50e édition du festival, alors que c’est bien l’exposition de Julie Doucet et son retour à la bande dessinée qui devrait nous passionner. [↩]
Dans la même interview, on demande à Emma si « il n’y aurait pas un grand ménage à faire dans le monde de l’édition français », à quoi la jeune femme répond que, puisqu’il est impossible que les gens en place se réveillassent un matin frappés par la lumière, il faut les frapper au porte-monnaie, les attaquer médiatiquement, et puis finalement, « la solution ce serait de changer toutes les équipes [en les remplaçant] par des gens qui sont ouverts à ces questions-là ». Emma Clit est coutumière des propositions radicales, en 2018 elle avait publié un billet de blog pour demander à ses lecteurs de faire pression pour faire retirer des librairies le livre « On a chopé la puberté » (Anne Guillard, Séverine Clochard, Mélissa Conté), et une autre fois sur Twitter elle a lancé l’halali contre « La Guerre des bisous », de Vincent Cuvellier. Enfin, cette semaine, suite à l’annonce par Jean-Marc Rochette de son abandon du monde de la bd, elle s’est contentée d’ironiser en répondant avec le « au revoir » de Valrey Giscard d’Estaing. J’avoue que ce mélange des genres entre un dessin gnangnan et une certaine violence dans le projet me semble, au fond, assez déplaisante. [↩]
Article que le site LundiMatin avait publié puis, avec une certaine pleutrerie, dépublié ! [↩]
Deux jeunes femmes ont jeté de la soupe à la tomate sur un Van Gogh et ont collé leurs mains avec de la super-glue sur les cimaises de la National Gallery, et tout cela afin d’attirer notre attention sur 1. les menaces subies par la nature du fait notamment du réchauffement climatique, 2. le fait que des gens n’ont même pas de quoi se payer une boite de soupe à la tomate. Et enfin 3. le fait que nous nous indignons plus facilement pour le destin d’un tableau que pour la fin du monde.
Fun fact : Just Stop Oil s’attaque à la National Gallery alors même qu’un autre collectif, Art not Oil, a obtenu la fin de partenariats financiers entre les compagnies pétrolières et de nombreuses institutions culturelles : Tate, la Royal Shakespeare Company, la National Portrait Gallery (dont le prix du portrait était doté depuis trente ans par BP), le Southbank Centre, les National Galleries écossaises, etc. et même… la National Gallery de Londres. Bref, le musée n’est pas vraiment récompensé de son souci, peut-être tardif mais apparemment réel, pour les questions environnementales !
Bonne nouvelle, le tableau était protégé par une vitre, on a eu peur pour rien, ha ha ha on vous a bien eus, très drôle, allez, arrêtez de faire cette tête, on faisait semblant, c’était pour rire. Bon, bien sûr, un coup d’éponge ne suffira pas, le verre va devoir être démonté afin de vérifier l’état du cadre et l’éventuelle infiltration de matière organique entre la surface de la peinture et la vitre, puis remonté. Mais il faut bien que le personnel des musées s’occupe.
Bon. J’ai déjà évoqué ce mode d’action du collectif Just Stop Oildans un précédent article, je ne vais pas y revenir, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réception de cette action (la plus médiatisée à ce jour je pense) et les arguments donnés. Tout d’abord, ma propre réception : je trouve ça bête. Je trouve ça bête parce que le lien symbolique entre la cause défendue et le résultat me semblent assez peu évidents et maîtrisés. Je viens de retourner voir mon commentaire sur Facebook, il était assez court : « Pfff… ». Notez, s’il faut situer mon point de vue, que je me soucie fortement d’écologie, et que c’est même ma motivation principale pour voter depuis deux bonnes décennies, mais aussi que je me soucie de création artistique, ma profession étant même précisément d’accompagner des talents artistiques. Je ne me sens donc pas concerné par une quelconque mise en balance qui opposerait l’Art à la préservation de la Nature, je crois qu’il n’y a à aucun moment de raisons de choisir l’un contre l’autre. Et je demande à entendre ce que diront des réfugiés pakistanais dont la maison a été emportée par une inondation lorsqu’on leur expliquera qu’on s’occupe d’eux à Londres en jetant de la soupe sur un Van Gogh.
Van Gogh a fait de nombreuses versions de ses tournesols. C’est celle-ci que l’on peut voir à la National Gallery de Londres. Beaucoup de gens parlent du prix de cette peinture, qui serait de 84 millions de dollars, nombre indécent bien sûr, mais le tableau ayant été acquis comme donation par le musée il y a un siècle, il n’a jamais valu ce prix, n’a pas coûté une telle somme au contribuable britannique, et fait partie d’un trésor commun à tous les citoyens du pays…
Bien sûr, je comprends en partie le geste : il est absurde et dérisoire, parce qu’il résulte d’une forme de désespoir, parce que rien ne marche. Pendant les années 1970 et 1980, on pouvait accuser les services de relations publiques de l’industrie pétrolière et de l’industrie automobile d’avoir habilement masqué une réalité pourtant connue de longue date (je relisais L’Autre côté du rêve, d’Ursula Le Guin, publié en 1972, l’autrice y évoquait largement le réchauffement climatique lié à l’activité humaine, et c’est loin d’être l’unique occurrence à l’époque), mais depuis une décennie ou deux, tout a changé, les scientifiques climatosceptiques ont vu leurs arguments largement démontés, et leur honneur réduit à néant lorsque l’on a constaté des cas indiscutables de corruption. Aujourd’hui, ce n’est plus le manque d’information qui explique l’inaction, c’est bien plus grave que ça, c’est l’impossibilité à penser des solutions, car nous vivons dans un monde bouché : nous sommes captifs de nos habitudes de consommation, nous sommes conscients de notre incapacité à adopter des comportements individuels qui aient un effet parmi sept milliards d’autres humains (j’y pense et puis j’oublie, c’est la vie c’est la vie), et nous sommes souvent conscients de l’indécence qu’il y a, depuis les pays développés, à demander à ceux qui accèdent à la consommation et au confort de faire les efforts que nous n’avons jamais faits nous-mêmes et continuerons de ne pas faire.
Dans la série The Good Place (attention je raconte la fin), le Paradis est vide, tous les trépassés sont envoyés en Enfer, car avec la complexité de notre monde, personne ne peut dire qu’il ne fait rien de mal : nous polluons, nous exploitons, nous tuons. Nos esclaves ne sont pas dans notre maison, ils fabriquent nos vêtements en Thaïlande ou au Cambodge ; nos guerres ne se déroulent pas sous nos yeux mais pour notre confort (pétrole pour l’automobile, coltan pour le téléphone mobile,…) ; nos déchets ne sont pas dans notre jardin mais envoyés en Inde ou en Afrique ; etc.
Le monde est d’une complexité impossible à embrasser, même mentalement, l’état de la planète est déjà largement dégradé et le resterait encore des siècles même si demain on corrigeait radicalement notre mode de vie. Même les plus expéditifs « y’a qu’à » sonnent faux dès qu’on étudie bien la question : le Nucléaire produit des déchets et l’uranium est en quantité finie ; le solaire ou l’éolien posent d’immenses problèmes de conservation de l’énergie, de rendement, de maintenance et de fabrication des équipements ; supprimer les pièces jointes des e-mails ne change en vérité rien à la consommation électrique d’Internet ; etc. Tout ce que nous savons, ce n’est plus que nous ne savons rien, c’est que nous ne savons pas quoi faire. Dans ce cadre, un geste gratuit, désespéré, peut se comprendre. Mais comme le militantisme repose sur l’illusion d’être utile, ce n’est pas dit comme ça par les organisateurs. C’est revanche assumé par beaucoup de ceux qui les défendent : « S’adresser au cerveau, ça fait cinquante ans qu’on essaie, et qu’on s’entend dire qu’on est des illuminés. Quoi qu’on fasse on nous dit que c’est inutile, donc face au désespoir, autant faire des choses dénuées de sens, à défaut d’être utile, ça défoule ! » (je résume et condense plusieurs choses lues).
J’ai aussi eu droit à des procès d’intention : « vous pensez qu’un tableau est plus précieux que la planète ». Ben non. Si en brûlant toute l’œuvre de Vincent Van Gogh on était sûr de sauver la planète, il n’y aurait pas à réfléchir, je serais le premier à parcourir les musées avec une hache. Mais je sais, et tout le monde sait, que ça ne changera rien, qu’un tel sacrifice n’a pas d’utilité et que ce n’est pas parce qu’il y a des tableaux dans les musées que le monde se meurt. Pour avoir dit ça, je me suis fait appeler « boomer » (les baby-boomers, en démographie, ce sont plutôt mes parents mais passons) « qui a profité et qui ne veut pas assumer les conséquences » (ah, si vous le dites !), « qui est indifférent à l’état de la planète » (certainement pas !) et qui « ne propose rien de mieux [que de jeter de la tomate sur un vieux tableau] ». Sur le tout dernier point, je plaide coupable, je ne fais rien mais je remarque que des personnes qui ne font pas rien ont elles aussi exprimé leurs doutes sur la forme de l’action militante, ainsi François Gemenne, politologue spécialiste des questions politiques consécutives aux effets du réchauffement climatique, qui s’est fendu d’une suite de tweets désespérés dont je retiens cette citation : « (…) deux jeunes activistes ont décidé que tout ça ne servait à rien, et que pour alerter l’opinion publique et la presse, c’était plus efficace de jeter de la soupe sur un tableau (…) Leur ‘performance’ a surtout conduit à aliéner une bonne partie du public à la cause du climat. Un public indécis que nous essayons de convaincre depuis des années. Jamais je n’ai reçu une telle gifle en pleine figure. Jamais je n’ai ressenti un tel mépris pour mon travail ».
La flotte grecque n’arrive pas à se rendre à Troie car les vents lui sont défavorables, par la faute du roi Agamemnon qui a un jour froissé la déesse Artémis. Pour apaiser cette dernière, il se résout à sacrifier ce qu’il a de plus cher ou à peu près : la vie de sa fille Iphigénie.
Je me demande s’il n’y a pas un fond sérieux chez ceux qui mettent en balance l’art et la planète. S’il ne s’agit pas de la même pulsion qui menait nos prédécesseurs antiques à sacrifier des vierges ou des trésors pour apaiser les Dieux. Un de ces calculs tordus qui semblent avoir existé dans d’innombrables cultures humaines et qui (je tente l’hypothèse), s’explique peut-être en psychologie évolutionniste, comme toute superstition sans doute : puisqu’il faut parfois faire des sacrifices cruels pour améliorer une situation, la notion de sacrifice est (si j’ose dire) gravée en dur dans nos cerveaux, ce qui nous pousse à croire que le sacrifice a une vertu en lui-même, indépendamment de tout calcul rationnel. Amputer son propre bras coincé dans un piège pour pouvoir se dégager, c’est rationnel. Douloureux mais rationnel. Aider à mourir les personnes âgées qui ralentissent une tribu nomade, c’est rationnel. Cruel mais rationnel. Jeter une pièce dans une fontaine en faisant un vœu ou laisser dehors une assiette de gruau pour attirer sur sa ferme la sympathie du « petit peuple », c’est certes inoffensif mais avant tout parfaitement irrationnel. Enfin presque, car ça indique tout de même une volonté, un engagement, qui peuvent s’accompagner d’actions nettement plus logiques. Quand on me dit « ça ne sert peut être à rien d’envoyer de la soupe sur Van Gogh mais au moins ça défoule », j’ai du mal à ne pas penser aussi aux observations (peut-être un peu datées, je ne connais pas l’état de l’art de la neurologie) d’Henri Laborit sur le stress : selon lui, face à un stress (état causé par un problème persistant), le cerveau peut retrouver sa quiétude, son état de fonctionnement optimal par exemple en résolvant le problème, mais aussi en le fuyant, ou enfin, par l’agression. Taper sur quelqu’un permet autant d’évacuer un stress que résoudre la cause de ce stress !
Mon oncle d’Amérique, par Alain Resnais, illustre les théories d’Henri Laborit. Ici, deux rats qui sont contraints à subir des chocs électriques réguliers sans pouvoir rien y faire ne dépérissent pas car il leur reste une action : s’agresser mutuellement.
On m’a dit que l’important n’était pas que l’action soit symboliquement pertinente, mais qu’elle fasse parler. C’est le fameux « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! » de Léon Zitrone. Sur ce point j’ai une objection forte : ça fait parler, certes, mais parler de quoi ? Du changement climatique ? Je me permets d’en douter. On parle des formes du militantisme, de l’état du tableau agressé, mais pour le reste, personne ne va changer d’opinion au sujet du climat. On m’a aussi dit que je ne comprenais rien. Et que tous ceux qui trouvent idiot de jeter de la soupe sur un tableau ne comprennent rien. Une fois n’est pas coutume, je m’autoriserai à me réclamer de ma casquette d’enseignant, non pas en tant que spécialiste de la pédagogie, ce que je ne suis pas (les enseignants du supérieur n’y sont généralement pas formés), mais plutôt en faisant le bilan de mes succès et de mes échecs dans le domaine. Je crois pouvoir affirmer, fort de cette expérience, que quand la personne à qui on explique ne comprend pas ce qu’on lui explique, c’est souvent qu’on explique mal. Et quand c’est toute une assemblée qui ne comprend rien, il est même certain que le problème n’est pas le manque d’intelligence ou d’attention des personnes à qui on s’adresse. Ça peut être que ce qu’on cherche à expliquer réclame un long développement (il faut en savoir des choses pour arriver à comprendre une notion en physique des particule…). Et ça peut être aussi tout simplement qu’on n’est pas intelligible. On m’a dit que j’étais ignorant : « Vous êtes en train d’étaler aux yeux du public votre méconnaissance de l’action Stop Oil ». Là aussi, c’est en tant qu’enseignant que je rappelle que le remède à l’ignorance existe, que ce n’est ni le mépris, ni l’insulte, ni le surplomb, c’est l’instruction. Mais au fait, est-ce que le but est bien d’édifier le public ? N’est-ce pas juste de créer du clivage, de tracer la frontière entre le camp du bien et le camp du mal ? Le militantisme écologiste est souvent accompagné du sentiment de vertueuse supériorité de certains de ses tenants : leur cause, c’est leur chose, leur raison de haïr le voisin qui n’agit/pense pas pareil. Mais sur ce sujet précis, c’est complètement absurde, nous sommes tous dans le même navire, nous sommes tous le problème et peut-être tous la solution, ça devrait pas être un concours.
Vincent Van Gogh peignant ses tournesols (enfin une de ses x toiles avec des tournesols), par Paul Gauguin.
Bon, je peux continuer longtemps à égrener mes arguments, ou à dire que la connaissance et la création, l’art et la science, font partie des rares choses qui confèrent sa beauté et sa valeur à notre espèce, et qu’il est dommage de les prendre précisément pour cible. Certains objecteront que l’art est bourgeois, superflu, inutile, non-productif. C’est vrai, et l’art est même par essence anti-naturel : art, artefact, artifice… Je ne crois pas que cette considération fasse partie du kit rhétorique de Just Stop Oil, mais certains l’ont émise malgré tout.
Je finirai avec ce « bingo » assez pénible, qui met sur un même plan tous les arguments (de la blague à l’insulte, du préjugé anti-jeunes aux réflexions construites et informées) qu’ont pu donner les personnes critiques de l’action de Just Stop Oil :
Je trouve ce genre de « bingo » de plus en plus horripilant car il n’est pas très honnête, il place sur un même niveau des opinions qui n’ont aucun lien, et laisse accroire que toute critique ou toute remarque fait partie d’un même ensemble. Ce qui implique aussi qu’aucune critique ne mérite d’être entendue, que toute observation qui n’est ni passionnément favorable (ni au moins démagogiquement indulgente) est par essence malveillante et opposée à la cause défendue. Soit on est d’accord, soit on se tait, quoi. Et puisque la cause est grande, puisqu’elle est immense (le Monde !) alors les moyens employés, les tactiques, la stratégie, l’efficacité, l’effet, sont des questions qu’il est presque indécent d’évoquer.
Je remarque pour ma part qu’on pourrait faire un « bingo » exactement réciproque en compilant les arguments qui célèbrent l’action de Just Stop Oil : « y’avait une vitre alors apprends à te renseigner avant de t’indigner » ; « toi même tu en parles, tu vois que ça marche » ; « tu crois qu’un vieux tableau est plus intéressant que le climat ? » ; etc. Mais aura-t-on avancé pour autant ?
Au Musée du Louvre, le 29 mai 2022, travesti en femme âgée sur un fauteuil roulant, un jeune homme s’est subitement levé pour envoyer une tarte à la crème en direction de la Joconde de Léonard de Vinci. Alors qu’il se fait escorter par des agents de sécurité, le jeune homme explique sa motivation : sauver la planète.
« Pensez à la Terre, il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre, pensez-y (…) Tous les artistes pensez à la Terre. C’est pour ça que j’ai fait ça. Pensez à la planète. »
L’identité du vandale n’a pas été officiellement révélée, pas plus que les éventuelles suites judiciaires à son action1, mais il s’agirait (on m’a dirigé vers lui, mais j’avoue avoir du mal à le reconnaître) d’un youtubeur de faible notoriété qui, à en croire son profil, « rêve d’être acteur » et « exerce l’humour ». Ses vidéos ne traitent jamais d’écologie, on peut donc supposer qu’il s’agissait avant tout d’accéder à la célébrité en s’en prenant au tableau le plus célèbre du monde et en se réclamant d’une cause plutôt consensuelle2. Je note que le jeune homme n’a pas communiqué ensuite sur ce coup d’éclat, et ça n’est pas étonnant car on ne peut pas dire qu’il soit très marquant : le discours militant est pour le moins évasif (« pensez à la planète », ça sonne un peu comme « parlez-en à votre médecin »), la portée symbolique du geste est pauvre, l’événement est anecdotique (pas de dégâts irréparables, et tant mieux, et puis ce n’est pas la première fois que quelqu’un s’en prend à des tableaux, ni même à ce tableau précis…). Ici, donc, l’engagement militant semble assez superficiel.
Les militants de Just Stop Oil, la main collée au cadre de la Cène de Léonard de Vinci. Je n’ai vu nulle part de mention du type de colle employé, mais sur cette image issue d’une vidéo, on voit le tube, minuscule, ressemble fort à celui des colles Everbuild au cyanoacrylate, qui collent instantanément, et sont toxiques. J’espère que ces gens savent de qu’ils font !
Il en va tout autrement avec l’épidémie d’actions de militants pour le climat dans des musées britanniques depuis le 29 juin dernier. Leur mode opératoire le plus courant consiste à se coller une main au cadre d’une peinture célèbre : les Pêchers en fleurs de Van Gogh à la Courtauld Gallery, une copie de la Cène de Léonard de Vinci à la Royal Academy, et ainsi de suite : National Gallery, Kelvingrove Art Gallery, Manchester Art Gallery,… Cette action non-violente et sans danger pour les peintures, due au collectif Just Stop Oil, est destiné à réclamer un arrêt pur et simple des projets d’exploitation pétrolière et gazière. Sur les murs ou sur le sol du musée, ils peignent des slogans à la bombe.
En voyant les photos, j’ai l’impression qu’il ne s’agit pas de bombes de peinture émaillée, comme celles qu’on utilise pour la carrosserie des automobiles ou les tags, mais de bombes de marquage, comme on en utilise dans la construction. Ces peintures s’enlèvent assez facilement, mais leur composition n’en est pas moins polluante. Le liant est composé d’huiles minérales (pétrole, bitume, houille), les solvants sont des mélanges « d’hydrocarbures aliphatiques et d’esters », je ne sais pas ce que c’est mais ça ne semble pas être de l’eau, et le gaz propulseur est un mélange d’Isobutane et de propane. Si l’isobutane est un gaz employé en substitut à divers gaz à effet de serre, le propane, lui, est obtenu lors de la distillation du pétrole brut. Je dis ça, je dis rien. Le collectif n’agit pas que dans des musées. Avec une pertinence autrement plus forte, ils ont par exemple perturbé des courses automobiles. Les « sports mécaniques », où des véhicules à essence font des tours de piste pour revenir à leur point de départ me semblent difficilement justifiables dans le contexte actuel. Au passage, je me demande si le rapport entre la peinture et le slogan « just stop oil » a été réfléchi, car je ne peux m’empêcher de noter ici qu’il s’agit de peintures à l’huile, et le mot « oil » désigne bien entendu le pétrole, bien sûr, mais aussi l’huile, et, comme en Français du reste, peut être utilisé comme synonyme de « peinture à l’huile ».
La Charrette de foin, de John Constable, est un des plus grands classiques de la peinture anglaise. Il y a quelques années, il avait déjà servi à une autre démonstration militante : un membre des Fathers4justice avait collé une photo d’enfant sur la peinture afin de sensibiliser les législateurs aux droits paternels.
À l’exception du choix de la Cène (le dernier repas des apôtres, qui symbolise peut-être ici l’imminence d’une catastrophe ?), les peintures choisies sont toujours des paysages. Et ce choix, quoi qu’on pense du mode d’action, est intéressant. Car le pétrole, l’automobile, a un impact majeur non seulement sur la qualité de l’air, sur le climat, mais aussi sur le paysage3. Sur le paysage visuel comme sur le paysage sonore. C’est ce qu’ont cherché à démontrer deux jeunes activistes le 4 juillet à la National Gallery. Avant de coller leurs mains au cadre du tableau, ils ont posé sur La Charrette de foin, de John Constable, des lés de papier sur lesquelles était imprimée une reproduction altérée du célèbre tableau. On y voit des usines fumantes, une route bitumée et, dans le ciel, des avions. On pourrait (et du reste ça a déjà été fait plus d’une fois) s’emparer d’innombrables classiques de la peinture de paysage et les réactualiser de la même manière pour montrer ce que nous ne voyons plus : la laideur du monde bétonné, goudronné, bruyant, encombré de véhicules. Le cerveau humain est plastique, il s’habitue à tout, il se lasse de tout, alors ce qui peut nous aider à voir ce qui ne va pas aujourd’hui, c’est peut-être de comparer, d’avoir sous les yeux à la fois notre présent et notre passé4. Les artistes peuvent tenir le journal du temps, exactement comme l’ont fait les paysagistes qui partaient sur le motif aux siècles passés, ou décrire un idéal de beauté, comme le faisait Claude Gellée dit « Le Lorrain » dans la campagne romaine. Et ils peuvent même spéculer sur l’avenir en nous avertissant de ce vers quoi nous allons. Tout ça, ce sont des choses pour lesquelles l’art peut aider.
En 1796, alors qu’il était en charge de l’aménagement du nouveau musée, le peintre Hubert Robert a peint plusieurs vues imaginaires de la grande Galerie du Louvre. Certaines de ces vues montrent le Louvre en ruines, comme une paisible évocation de la vanité des ambitions humaines, que le temps rattrapera toujours. Pas de discours particulier sur l’écologie, bien entendu, mais aujourd’hui des artistes, des cinéastes, des romanciers et même des auteurs de jeux vidéo produisent des œuvres autour de ce thème : qu’allons-nous laisser derrière nous ?
Pour justifier leurs actions, les activistes de Just Stop Oil ont un discours un peu ambivalent. Ils disent à la fois que c’est le moyen qu’ils ont trouvé pour attirer l’attention, et on peut admettre que ça fonctionne, mais si c’est l’unique but, alors pourquoi les musées ? Et pourquoi pour cette cause ? Si la seule justification est la publicité, alors n’importe quelle ONG, n’importe quel groupe peut envahir un musée pour défendre une cause, bonne ou mauvaise, d’ailleurs. Ils disent aussi qu’ils veulent parler de la beauté du paysage, et de ce qui la menace : que sera la Provence telle que peinte par Van Gogh quand le pourtour méditerranéen sera un désert ? Pourquoi pas, ici au moins on voit le rapport. Ils disent enfin des choses telles que5 : « On ne veut pas faire ça à cette merveilleuse peinture mais on le fait parce qu’on est terrorisés par le futur » ou encore « Cette peinture fait partie de notre patrimoine mais ce n’est pas plus important que les 3,5 milliards d’hommes, de femmes et d’enfants qui sont déjà en danger en raison de la crise climatique ». Ou enfin « on ne peut pas s’attendre que [les jeunes] respectent la Culture alors que leur avenir est menacé ». Dans ces propos je lis un mélange de revanche (le musée, truc des vieux qui ont pourri le monde) et d’un principe d’équivalence assez tordu qui rappelle les spéculations de cour de récré : « tu préfères manger du caca ou te faire couper un bras ? » ; « tu préfères un tableau ou des humains ? ». Mais jamais nulle part on n’a eu à faire un tel choix !
Dans sa communication, le groupe Just stop oil recourt souvent à une comparaison pour se justifier : en mars 1914, juste avant le début de la guerre, la Suffragette Mary Richardson a massacré, au hachoir, la Vénus au miroir de Diego Velázquez, dans le but de protester contre les conditions de détention d’une de ses camarades de lutte, Emmeline Pankhurst, que l’on forçait à s’alimenter malgré sa grève de la faim. Le tableau, qui venait assez récemment d’entrer dans les collections nationales, était alors extrêmement médiatisé. Le geste, très brutal bien sûr, n’était pas gratuit : tandis que les femmes se voyaient refuser d’être des citoyennes à part entière, la tradition artistique faisait (et persiste à faire, du reste) de leur nudité des objets de contemplation, tout comme la société contrôlait (et contrôle encore) leur corps par la loi, les injonctions sociales ou le regard. Les positions idéologiques, théoriques, philosophiques, sont une chose, mais notre rapport aux images est à mon sens bien souvent animiste : s’en prendre au dessin d’une figure, d’un corps, ça ne peut être anodin. Dans ses textes, Richardson a écrit avoir voulu « détruire l’image de la plus belle femme du monde » (Vénus) afin de protester contre la « destruction du plus beau personnage du monde moderne » (Emmeline Pankurst). Je ne sais pas à quel point Just Stop Oil maîtrise la référence, mais d’une part, toutes les suffragettes n’ont pas soutenu les actions destructrices de ce genre — je ne saurais dire si ce coup d’éclat a joué dans l’accès au droit de vote des britanniques, juste après guerre —, et d’autre part, Mary Richardson s’est fait défavorablement connaître quelques années plus tard pour un autre engagement : fascinée par les chemises brunes, elle est devenue militante (et importante responsable) du parti fasciste britannique (British Union of fascists), qu’elle n’a quitté, après deux ans, qu’en constatant que les positions féministes du mouvement n’était pas aussi sincères qu’elle l’avait espéré. C’est la seule chose qui la gênait.
La section féminine du parti fasciste britannique saluant Oswald Mosley, le fondateur du mouvement. Mary Richardson expliquait avoir été attirée par les chemises brunes du fait de leur colère, de leur sens de l’action, de leur loyauté, autant de valeurs qu’elle avait connues lors de son engagement féministe. Mais c’est en voyant que ses amis fascistes se faisaient attaquer « sans raison » qu’elle en est venue à les admirer, notamment parce qu’ils répondaient à la violence par la violence, et qu’ils frappaient fort. Notons que Sylvia Pankhurst, la fille d’Emmeline Pankhurst (décédée à l’époque), avait critiqué le ralliement aux chemises brunes de Mary Richardson.
Quoi qu’il en soit, on aura du mal à me convaincre que des démonstrations spectaculaires dans des musées servent vraiment la cause du climat : les militants, habitués à accepter que les fins soient décorrélés des moyens, justifieront l’action ; les amateurs de peinture s’indigneront ; les automobilistes continueront d’utiliser leur automobile, et les sociétés pétrolières, de leur fournir du carburant. A-t-on jamais convaincu quelqu’un de l’intérêt d’une cause en lui marchant sur le pied ? Puisque les problèmes environnementaux concernent tout le monde, on peut difficilement faire l’économie de convaincre tout le monde de leur urgence. Et de convaincre en s’adressant au cerveau plutôt qu’avec des gesticulations hasardeuses.
J’ai lu quelque part qu’il avait 36 ans et avait été admis en psychiatrie juste après son geste, mais sans détails, et il semble que le Louvre ne veuille pas communiquer sur la question. [↩]
L’écologie est une cause consensuelle, car si, certes, peu de gens sont pressés de sacrifier leur confort pour le bien de la planète, peu de gens se présentent clairement comme des adversaires de l’écologie. [↩]
Le paysage n’est pas la nature, c’est le point de vue d’un observateur sur la nature, et la manière dont la nature est aménagée pour ce point de vue. C’est le point de rencontre entre le naturel et l’artificiel, entre nous et ce qui nous environne,… [↩]
Détail amusant : Constable n’avait pas réussi à vendre sa Charrette de foin la première fois qu’il l’a présentée. Peut-être qu’en 1821, ce qui nous semble pittoresque aujourd’hui était trop banal pour intéresser le public. [↩]
Il y a cinq ans, au second tour de l’élection présidentielle, j’étais allé voter contre Marine Le Pen. Et donc, pour son concurrent. Je l’ai fait parce que même si je ne souscrivais pas à la vision économique d’Emmanuel Macron (vision que l’on peut résumer à une évaporation progressive des services publics — processus qui est du reste « en marche » depuis 1986), je savais que celui-ci n’allait pas chercher à conforter le racisme, le sexisme ou encore l’homophobie, puisqu’il est un des candidats qui avait le mieux évité de se fourvoyer dans ces sujets. Avec le recul, je dirais que le bilan du président sortant est loin d’être totalement satisfaisant sur ces points, il s’est montré plutôt moins courageux pendant son quinquennat que pendant sa campagne, mais à sa décharge, la France entière a été soumise à une intense pression médiatique ultra-droitière, et on voit comment ça se traduit dans les urnes puisque plus d’un Français sur trois a voté pour des programmes assez ouvertement racistes. Et par ailleurs, le niveau de violence atteint lors des manifestations est vraiment problématique. Et ce n’était pas dans le programme. Mais peu importe cette réalité, j’ai la certitude que, avec Marine Le Pen au pouvoir, les choses auraient été bien pires sur tous ces plans.
En 2017, les gens qui appellent « extrême » tout programme un peu plus à gauche que Manuel Valls avaient été nombreux à insulter les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, intimant à ces derniers l’ordre de voter Macron par force tout en continuant à les traiter de tous les noms (stalinistes, chavézistes, poutinistes, assadistes,…). On y percevait une revanche, il s’agissait de soumettre les Insoumis. J’en avais parlé à l’époque sur le présent blog. Sans surprise, c’est reparti.
Mais cette fois-ci ce ne sont plus ses soutiens, c’est Emmanuel Macron lui-même qui se montre insultant. Le soir du premier tour, il avait fait applaudir ses concurrents. On pouvait juger ça « beau joueur », on pouvait juger ça condescendant, ou bien on pouvait se dire qu’il s’agissait de tendre la main aux électeurs de droite ou de gauche, car on sait que le résultat sera plus serré que la dernière fois. Dès le lendemain, l’ambition de rassembler avait vécu, le sortant expliquait que ses scores, meilleurs qu’il y a cinq ans, prouvaient par A et par B que les Français adhéraient massivement à son projet, et qu’il n’y avait pas, ni cette fois ni d’ailleurs la précédente, de « Front républicain » qui tienne, qu’il ne verrait pas le vote en sa faveur comme le fruit d’un non-choix imposé par des circonstances malheureuses mais au contraire, comme un blanc-seing pour sa politique à venir. Ce n’est pas très malin de poser les choses comme ça, et sur Twitter, plus d’une personne a alors déclaré son intention de s’abstenir d’aller voter. Et parfois même son intention de voter pour la concurrence, « quoi qu’il en coûte ».
Dès l’annonce des résultats, Tatiana Ventôse, figure proéminente du Youtube de la gauche radicale (ex Parti de Gauche, qui a rallié le parti souverainiste de Georges Kuzmanovic, ancien membre de la France Insoumise) a appelé à voter Le Pen ! Petit séisme pour les gens qui la suivent, mais il s’en trouve pas mal pour la saluer et annoncer vouloir suivre son conseil.
Je suis un homme, j’ai la peau rose, les cheveux gris, un patronyme du Sud-Ouest, un double-prénom très chrétien, je gagne ma vie, j’ai un toit sur la tête, je ne suis adhérent d’aucun parti politique ou d’aucun syndicat, membre d’aucune organisation militante qui risquerait d’être située dans le viseur de l’extrême-droite, alors il est possible (mais non certain) qu’avoir Macron ou Le Pen à la tête de l’État ne change pas immédiatement mon existence quotidienne, ne nuise pas à mon petit confort. Mais tout le monde n’a pas le luxe de voir les choses comme ça, ne soyons pas égoïstes. Par ailleurs je ne suis absolument pas dupe du caractère « progressiste » (féminisme, tourné vers le social) ou encore « populaire » du programme imprimé par Marine Le Pen. Son tract est habilement rédigé, mais qu’on ne s’y trompe pas : avec elle, notre pays se rangerait du côté de la Hongrie d’Orbán, avec un net recul des libertés individuelles, et tirant l’Union européenne toujours plus loin de ce qu’elle a de bien. Par ailleurs l’Histoire nous rappelle que les gouvernements de droite dure ont souvent deux faces : une face institutionnelle qui joue la respectabilité, et une autre, composée de « forces populaires » qui sèment la terreur, sans cadre mais encouragées par le régime. Miliciens, chemises brunes, et autres brutes paramilitaires. Aux gens qui veulent d’une victoire de Le Pen pour « donner un coup de pied dans la fourmilière », tout casser pour tout reconstruire, je rappelle que la seule chose dont ils peuvent être sûrs, c’est de ce qui sera cassé, pas de ce qui sera construit ensuite.
Alors comme il y a cinq ans, je donnerai mon bulletin à quelqu’un dont le programme me semble pourtant détestable, et pire encore, à quelqu’un qui est en partie responsable de la situation dans laquelle nous sommes ces jours-ci, puisque le désespoir qui pousse certains à voter Le Pen, les cinq ans qui viennent de passer l’ont construit. Et pas seulement en vertu des décisions prises ou des décisions à venir, mais dans la méthode : des millions de gens dans la rue ? Une presse qui dénonce un niveau anormal de violences policières ?… Ce sont des faits qui naguère eussent fait sauter des ministres et des préfets. Aujourd’hui, rien, ça glisse, et une bonne partie de la population a l’absolue conviction de ne jamais être entendue. Mais avouons-le : je m’attendais à ce résultat, je note que Jean-Luc Mélenchon (pour qui j’ai voté) obtient in fine un score honorable malgré son entêtement à refuser de coopérer avec des candidats aux programmes parfois très proches — espérons que contrairement à Emmanuel Macron, il saura reconnaître que s’il a rassemblé un cinquième des suffrages, c’est aussi à la faveur d’un « vote utile ».
Raphaël Enthoven préfère Marine Le Pen à Mélenchon, c’est son droit, il prend ses responsabilités, mais à présent il ordonne aux électeurs de Mélenchon de voter Macron contre Le Pen… Je ne comprends pas comment on peut à la fois mépriser des gens, et leur demander d’obéir à ses injonctions.
Ce qui va m’être pénible, pendant les dix jours à venir, ce n’est pas cette élection : ce sera pour moi une corvée parmi d’autres, comme de déboucher un évier, disons — il faut le faire, on le fait, et on oublie. Ce qui va me frustrer, c’est surtout de devoir un peu me taire, d’éviter d’expliquer à quel point je suis inquiet pour l’avenir des services publics, école, université, sécurité sociale, d’éviter de trop dire les reproches que j’ai à faire au président sortant. Rattrapons-nous pour les législatives, et quelle que soit la personne élue le 24 avril, espérons que celle-ci sera forcée de composer avec un gouvernement de cohabitation.
Il semble que les mots « troll »1 et « drôle » soient apparentés. Le trǫll nordique, le drolle batave, le drôle normand, sont des créatures légendaires de format divers : les trǫll scandinaves peuvent avoir la taille de montagnes (mais le mot sert aussi pour des créatures plus petites) et sont comiques de par leur maladresse et leur bêtise, tandis que les droll/drôles sont juste des lutins moches parfois malicieux et toujours pénibles.
Il a le plus gros micro. Pas de doute à ce sujet.
En tout cas, malgré toute la répugnance que m’inspire son message, j’ai trouvé la vidéo drôle. Vous pouvez vous épargner son visionnage, je vous la raconte.
Fondu au noir en ouverture. Le visage de Z apparaît en gros plan en même temps que l’on entend l’accord caractéristique qui ouvre le second mouvement de la septième symphonie de Beethoven. Un accord qui donne la chair de poule. Il donnait la chair de poule tout au long du film The Fall. Il donnait la chair de poule dans le film Le Discours d’un roi, lorsque le prince Albert von Sachsen-Coburg und Gotha (dit George VI d’Angleterre) s’apprête à faire sans bégayer une allocution radiophonique pour déclencher la guerre contre l’Allemagne. Il fait frémir aussi dans X-men: Apocalypse lorsque tous les missiles nucléaires quittent leurs silos en même temps.
Pwoiiinnn font ensemble cors, clarinettes, hautbois et bassons. On pense que Beethoven, qui était, rappelons-le, allemand et patriote, a pensé cette symphonie comme un cri de libération pour l’Europe qu’un despote ravageait, l’Empereur Napoléon. On reparlera de ce monsieur.
Z a devant lui un gros micro et derrière lui des étagères de bibliophile. Les livres donnent l’air présidentiel. Il baisse les yeux vers son texte2 et d’un ton grave il s’adresse à ses « chers compatriotes », à qui il raconte qu’ils sont hantés par un étrange et pénétrant sentiment de dépossession, que plus rien n’est comme avant, qu’il n’y a plus de saisons, que les Français sans le savoir ont été grand-remplacés, que même s’ils n’ont pas bougé, eux, c’est leur pays qui les a quittés. Vous reconnaissez-vous dans ces footballeurs ? Dans ces jeunes femmes voilées ? Dans ces activistes LGBT qui peignent des arc-en-ciels ? Dans les théories pédagogiques des « pédagogistes »3 ? Dans l’égalitarisme des « Islamogauchistes » ?… Au fur et à mesure que Z égrène le chapelet de ceux qu’il exclut de ses « chers compatriotes », l’ensemble que constituent ceux-ci se rabougrit furieusement : pour mériter d’en faire partie, il faut être très à droite et avoir peur d’à peu près tout le monde. On est un peu dans Body Snatchers,4 à l’en croire : le pays est le même, c’est bien nous qui y vivons, mais on n’y reconnaît rien. Même les programmes télé sont bizarres : « Vous regardez vos écrans et on vous parle une langue étrange, et pour tout dire, étrangère ». Ne regardant pas la télé, j’aurais bien aimé qu’il développe : il proteste contre les programmes en V.O. ? Il est tombé sur un clip d’Aya Nakamura ? C’est amusant de se plaindre de ce qui passe à la télévision quand on y est aussi omniprésent que lui.
Z nous parle de notre vie quotidienne : nous prenons le métro, nous achetons notre pain, nous allons au bureau de poste, chez le médecin, chercher les mômes à l’école… Et pour illustrer ces descriptions d’activités fort banales, il nous inflige des images de faits-divers et d’émeutes qui, tant qu’à les emprunter sans autorisation5, eussent aussi bien pu être remplacées par des extraits de Mad Max ou de The Walking dead, tant l’outrance est risible. Créature télévisuelle et politique, Z fait mine de parler du réel mais se satisfait pour ce faire de convoquer un fourre-tout de représentations, d’anecdotes, de clichés et de fantasmes. Est-ce que, dans l’arrière-pays niçois, dans le fin fond des campagnes d’Alsace ou de la Picardie les gens croient que la vie des urbains ressemble à un film post-apocalyptique ?
Le jeu World War Z
Comme antidote à ce déferlement d’images anxiogènes, Z nous parle du « pays de notre enfance », du « pays que nos parents nous ont décrit », du pays qu’on retrouve « dans les films et dans les livres », un pays aux couleurs délavées ou en noir et blanc, le pays de Louis XIV, de Jeanne d’Arc (enfin Milla Jovovich) et de Napoléon Bonaparte — vous savez, ce type que détestait Beethoven. Le pays du Général de Gaulle (cité deux fois), le pays (Z prend pour le dire un ton traînant un rien lyrique) « des chevaliers et des gentes dames ». Vous ne vous rappelez pas de votre enfance, quand il y avait des chevaliers et des gentes dames ? Ou bien c’était du temps de vos parents ? Au passage je me demandes que penser des gentes suspectes qui se coupent les cheveux court pour partir guerroyer l’Anglois vêtues et armées comme des zhommes, telle Jeanne d’Arc citée plus haut ? Djendeur Danger ! Il nous parle ensuite de Lavoisier et de Pasteur, de Pascal et de Descartes, tandis que l’image présente un jeune mathématicien écrivant des formules au tableau noir. J’aimerais m’arrêter une seconde sur cette image : ce mathématicien existe aujourd’hui et maintenant ! En quoi représente-t-il le passé ? On peut se poser la même question pour Brigitte Bardot et Alain Delon, qui n’ont certes plus d’actualité artistique6, mais qui sont encore de notre monde, contrairement à leurs collègues Gabin, Smet, Aznavour, Belmondo, Brassens ou Barbara, cités au sein de la même énumération. Il n’est pas bien gentil de parler de vivants comme s’ils étaient cannés ! Mais bon, on comprend le message : les jeunes étaient mieux du temps de notre jeunesse. Et apparemment les mathématiques ont cessé d’exister quand on a cessé d’aller à l’école — pour beaucoup de gens, j’imagine que c’est vrai. On apprend aussi que la France est le pays qui a inventé le cinéma (en remontant à Louis le Prince ? Sinon, dans plein d’endroits du monde on pense que c’est l’affreux Thomas Alva Edison !), l’automobile (après Daimler et Benz diront les amateurs de controverses historiques), et le Concorde. Vous savez bien, cet avion supersonique franco-britannique…
Il nous apprend au passage que les traditions que nous devons à tout pris conserver sont : la cuisine ; le nucléaire ; la conversation ; et enfin les controverses sur la mode (ah ?) et l’Histoire. Eh oui, quand Z défend Vichy, la colonisation ou la Saint-Barthélémy, il n’est pas un odieux irresponsable qui justifie des crimes du passé, il participe juste à une vieille tradition folklorique française : la controverse historique.
Avec une certaine forme de cynisme, Z assume le caractère totalement imaginaire de la France qu’il vante : « Ce pays que vos enfants regrettent sans même l’avoir connu ». Et pour cause, l’Arcadie, l’âge d’or, n’a jamais existé, et ça fait des siècles, des millénaires, que l’on se fait croire que « avant c’était mieux ». Ne s’embarrassant pas de logique, il n’hésite pas non plus à affirmer que « le sentiment de dépossession » est partagé par tous, que c’est une minorité qui « terrorise la majorité », et donc que ce pays où selon lui nous nous sentons mal, c’est nous qui le constituons, c’est nous qui l’avons construit, c’est nous qui sommes responsables et coupables d’avoir fait disparaître ce que nous regrettons à présent. Eh bien sur ce dernier point, je ne lui donne pas tort : il suffit de voir une zone d’activité commerciale en périphérie urbaine pour vérifier ce fait : oui, nous avons volontairement enlaidi notre pays à coup d’entrepôts laids, de bitume, de parkings, de bagnoles. Gratifier la France d’un président xénophobe et misogyne sera évidemment moins un remède au déclin que la cerise moisie posée sur un gâteau déjà bien rance.
Notons que le « troll internet » se confond avec les trolls des légendes, mais l’origine du mot est sans doute une autre acception du mot « troll », qui en anglais peut désigner la pêche à la ligne. [↩]
Avant d’être lue l’allocution aurait gagné à être relue. Par exemple la mention des difficultés de Français à « finir leurs fins de mois » n’est pas très heureuse. [↩]
Ne maîtrisant pas très bien son analogie ou n’ayant pas vu le film, Z parle des « pédagogistes » qui mènent des « expérimentations égalitaristes » comme d’autant de « Docteurs Folamour »,… Pour rappel, le docteur Strangelove n’est pas spécialement un apprenti-sorcier, un docteur Frankenstein, c’est un nostalgique du nazisme qui propose à l’élite politique de Washington de constituer des harems (dix femmes pour un homme) afin de repeupler la Terre après une guerre atomique. Pas sûr que ça soit vraiment contraire à la vision du monde et de la place des femmes de Z ! [↩]
En Français, Body Snatchers porte le titre incongru L’invasion des profanateurs de sépultures. [↩]
Le spot a fait polémique car il est essentiellement constitué d’images volées. [↩]
Delon parle souvent de tourner un ultime film. [↩]
Une jeune femme parle face caméra, assise sur un coin de lit, mais l’intimité de sa situation est un peu contredite par une forme de sophistication générale. Svelte, conforme aux canons de beauté communs, portant un pull moulant, apprêtée, maquillée, elle a pris soin de choisir un cadre qui montre ses genoux et laisse entrevoir qu’elle porte une jupe courte. En arrière-plan, on voit un sac à main en cuir beige, incongrument posé sous un écran de télévision lui aussi mal disposé par rapport au lit, ce qui évoque une chambre d’hôtel, ce lieu où le manque de place et de mobilier pratique fait qu’on ne sait pas toujours où mettre quoi. Dans ses tweets, cette vingt-cinquenaire qui se qualifie de « sexy » aime rappeler qu’elle a derrière elle une carrière de mannequin.
Face à cette image qui simule la vision subjective, on peut avoir l’impression sale de me trouver à la place d’un producteur mal-intentionné qui a imposé à une midinette ambitieuse de passer son audition dans une chambre d’hôtel deux étoiles.
Avec un léger accent du Sud-Ouest, d’une voix calme, elle évoque la morbidité qui l’afflige, qui est d’être « identitaire ». Elle en explique ses raisons : voyez-vous la France est envahie d’étrangers, on n’est plus chez nous, on est humiliés sur notre propre sol, la langue française disparaît, la culture française disparaît, il n’y a plus de respect, et les profs d’Histoire-géographie ne parlent plus à leurs élèves de ce que la France a de grand… Elle s’appelle Estelle Redpill, ou plutôt, elle se surnomme Redpill, son patronyme d’origine semblant être Rodriguez. Tout en parlant d’une France assaillie par des hordes d’étrangers, « grand-remplacée » (Renaud Camus est l’influence revendiquée de cette « influenceuse identitaire » — ainsi qu’elle se décrit), elle évoque ses grands-parents, espagnols, qui ont trouvé un refuge et du travail en France sous Franco. Elle pleure la déliquescence de la culture française mais reprend à son compte un nom et un concept que l’extrême-droite étasunienne a volé à deux femmes transgenre, Lana et Lilly Wachowsky, autrices — ou plutôt auteurs, à l’époque — du film Matrix, où Néo, le héros, est invité à choisir entre la « pilule bleue », qui lui garantit une vie de confortable ignorance, et la « pilule rouge », qui confère le douloureux don de lucidité. Pour ces gens, le sexisme et la peur de l’autre seraient autant d’expression de lucidité, tandis que la tolérance, l’ouverture, la charité, seraient autant de manières de se voiler la face. Cette récupération ne manque pas de sel quant on sait que les Alt-right étasuniens méprisent tout ce que représentent les sœurs Wachowsky, et — il suffit de voir la série Sense 8 d’icelles pour s’en convaincre — ce mépris est réciproque1. Enfin, Estelle Redpill, qui se lamente de voir que la langue française « se dégrade », n’a pas peur de fustiger une institution nationale qui fait « une propagande nauséabonde pour auto-flageoler [sic] le peuple français de ce qu’il a pu faire ».
Le mot « flageolet » désigne une variété de haricots (de l’italien fagiuolo — « haricot ») ou une sorte de flûte à bec (de l’ancien français flageol — « flûte »). Il peut aussi être utilisé de manière imagée pour parler d’un pénis, ou pour évoquer un jeu d’orgue suraigu. Le verbe « flageoler », quant à lui, signifie : avoir les jambes qui se dérobent. Mais bon, je n’ai pas d’illustration pour ça, alors comme à la cantine, je vous sers des flageolets !
cas 2
J’ai connu un gamin malicieux qui impressionnait les autres collégiens par sa connaissance trop précoce des noms des mesures, des tarifs et des effets de différents produits stupéfiants illégaux. Il en est vite devenu consommateur lui-même et je garde le souvenir vif, quelques années plus tard alors que nous étions l’un et l’autre jeunes adultes, de l’avoir aidé à finir de traverser une rue au milieu de laquelle, après quelques pas, il était resté bloqué. Hébété, maigre comme un fil, le regard vidé de toute vie par l’héroïne, il m’avait semblé ne plus avoir de poids. Je m’attendais à ce qu’il finisse par disparaître, et c’est ce qui s’est produit, mais pas comme je l’imaginais : sa famille, pour le sauver de la France où il était en train de mourir, l’avait envoyé au bled. C’était au moment précis où la guerre civile allait commencer en Algérie. Je ne sais pas ce qu’il y a vécu, je ne sais pas ce qu’il y a fait, mais quand je l’ai vu réapparaître dans ma ville, peut-être quinze ans plus tard, il avait une barbe de salafiste et un embonpoint saillant sous son vêtement, une djellaba en laine, si je me souviens (car cette anecdote date un peu, je n’en ai qu’une image diffuse), plutôt que le qamis traditionnel saoudien en coton-synthétique. Un jour je me suis retrouvé face à lui dans le train. Il m’a demandé si je le reconnaissais, et oui, je le reconnaissais. On a un peu discuté. Il m’a dit qu’il revenait de l’étranger — sans préciser d’où à l’étranger, comme si c’était un pays —, et qu’il comptait bien y retourner car il n’aimait pas la France. J’ai lâchement évité de trop le questionner, ayant un peu peur de ce que je trouverais au bout du fil si je m’aventurais à tirer dessus. Je l’ai laissé causer. Il m’a dit que la France était un pays sans valeurs, qu’on parlait mal aux anciens, qu’on ne respectait plus les traditions. Que tout fout le camp, qu’avant, c’était mieux. Quelques mois ont passé, et on ne l’a plus vu dans la ville. Je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu.
cas 3
Ses partisans lui trouvent une ressemblance avec Timothée Chalamet (Dune). Entre les cheveux et le sourire, je vois plutôt une espèce de Stéphane Bern méditerranéen.
À présent, imaginez un type qui aurait une tête de farfadet andalou, à qui ses parents, juifs berbères2, ont donné un prénom viking, et qui milite désormais pour qu’on ne donne aux enfants naissant en France que des prénoms hexagonaux traditionnel3. Qui essaie d’excuser Pétain, qui porte le doute sur l’innocence d’Alfred Dreyfus et reproche à Émile Zola d’avoir défendu ce dernier ; qui croit tellement que l’État doit être fort et brutal qu’il a été jusqu’à justifier le massacre de la Saint-Barthélémy ; qui malgré sa carrure de chat souffreteux revenu d’une averse, se veut le champion d’une reconquista masculiniste contre la domination des femmes sur la société de son pays. Femmes qui selon lui devraient cesser de pérorer, leur confort de vie ayant suffisamment progressé lorsque l’homme (car il en est certain, c’est d’un homme) a inventé le feu, offrant par là à sa compagne le confort moderne, et traitant celle-ci de manière acceptablement civile. En effet ce type a appris par les films sur Cro-magnon qu’au Paléolithique, il y a bien longtemps, les femmes subissaient des viols car le feu n’existait pas. Il semble penser que tous les problèmes ont été réglés il y a quinze ou trente mille ans. Oui, bon, pour moi aussi c’est un peu étrange. Eh bien vous allez rire, je n’ai rien inventé, un tel personnage existe !
CorseSplaining : Éric Z. raconte aux Corses ce qu’ils pensent, et comment ils aiment la France… Ils l’aiment, dit-il, quand elle « poursuit le rêve de Rome ». Rien que ça. Bref, quand elle est un Empire colonial expansionniste. Et qu’elle maltraite les Corses ?
conflits
Ces trois personnes sont liées. Elles sont liées — quel que soit le camp auquel elle pensent appartenir — par la croyance auto-réalisatrice qu’un affrontement civilisationnel est en cours. Elles sont liées par le fait que, tout en étant nées françaises, elles ne descendent pas de dix générations de paysans d’un même village du Berry et qu’elles-mêmes ou leurs ascendants ont eu à prouver qu’ils méritaient d’être français, ce dont les uns auront tiré fierté et les autres rancœur ? Elles sont liées par un profond rejet de ce qu’est la France en 2021, et sans doute plus largement de ce qu’est le monde aujourd’hui : un monde fini — on ne découvrira pas de nouvelle île ; un monde où les idées, la culture et l’argent vont à la vitesse de la lumière, un monde où certaines personnes et les marchandises se déplacent vont à la vitesse de l’avion, des porte-conteneurs ou des vélos ; un monde où, sans le savoir vraiment, des gens qui vivent aux antipodes les uns des autres ont des destins inextricablement liés ; un monde vertigineux, un monde complexe, et, rien que pour ça, si l’on me demande mon avis, un monde d’une grande beauté. Ces trois personnes sont aussi liées par la revendication d’une identité (culturelle, religieuse, nationale), elles sont liées par la croyance en un mythique « avant », une Arcadie perdue qu’elles n’ont pas connu elles-mêmes mais qu’on leur a raconté, ou qu’elles imaginent de toutes pièces. Cela semble presque être une affaire psychologique à chaque fois, car si c’est bien contre le monde que s’orientent leurs luttes, on peut se demander si leur cible véritable, leur ennemi, ce n’est pas eux-mêmes, s’ils n’ont pas avant tout un compte à régler avec leur propre identité et toute sa complexité. Leur besoin d’une boussole, leur soif de certitudes, de simplicité, de frontières (nationales, sexuelles), de repères (Histoire, morale, religion) nous renseigne moins sur la marche du monde que sur leur propre sentiment de désorientation. Tous ces gens me font un peu de peine, à vrai dire, et je leur souhaite de faire la paix avec elles-mêmes autant qu’avec le reste de l’espèce humaine, qui bien qu’assez antipathique, est la leur, et est de temps en temps capable de faire de belles choses.
Une étude récente4 affirme, et cela me semble de bon sens, que les idées complotistes sont moins une question d’intelligence ou d’éducation5 qu’une réponse à trois variables : les incertitudes sociales (taux de chômage, par exemple, mais je parie que la difficulté à se loger est un paramètre important aussi) ; le sentiment d’un déficit démocratique ; le sentiment que les institutions sont corrompues. Voici comment je l’interprète : pensant ne pas avoir de prise sur sa propre vie comme sur la société entière, on se rabat sur des fictions qui produisent des certitudes, et des certitudes qui nous appartiennent, en quelque sorte, ayant consciemment choisi d’y souscrire.
Le Baptême de Clovis, peinture de François-Louis Dejuinne (1837).
Je ne pense pas que cela ne concerne que les théories du complot, je pense que la revendication d’une organisation sociale autoritaire, de frontières imperméables entre les groupes comme entre les genres — revendications communes aux identitaires et aux fondamentalistes religieux —, résultent elles aussi d’incertitudes vis à vis de l’avenir et d’un sentiment d’être dénué de capacité à agir sur le monde. Sans tenter de creuser plus, je pense que ce genre de calcul explique pourquoi le progrès et l’universalisme (les vrais, pas ceux des gens qui croient que ce sont des marques déposées du monde occidental !) semblent patiner aujourd’hui, alors que les conditions de confort et la circulation des idées n’ont jamais été autant favorisées6. C’est par l’angoisse de la complexité qu’on peut comprendre que certains réclament du « roman national » manichéen au moment même où la connaissance de l’Histoire, en tant que discipline scientifique, ne cesse de progresser grâce à des outils toujours plus affûtés de datation, d’archivage, de compilation de données, de fouilles, d’analyse génétique, etc., ou encore grâce à de nouvelles approches : Histoire sociale, micro-Histoire, Histoire de l’Histoire, Histoire du temps présent,… Le passé est un refuge commode, bien sûr (la mémoire trie souvent favorablement les faits), et il est tentant de vouloir y retourner, mais un tel mouvement n’existe pas : nous n’allons que dans l’avenir, et c’est lui qu’il faut construire.
Que faire ?
On pourrait s’attaquer aux causes du sentiment de disparition du lien social, non pas en agissant sur les consciences de chacun, individuelles et insaisissables par essence, mais en soignant tout ce qui structure concrètement ce lien. Chaque fois qu’un bureau de poste ou une petite gare ferme, chaque fois qu’un agent de service public (école, énergie, communications, santé, transport) est amené par la politique qui l’encadre à être inutile à sa tâche, à avoir des méthodes malhonnêtes ou à se montrer hostile envers les usagers, les fondations de notre système social s’effritent. Chaque fois que les processus de décision politiques semblent décrocher des processus démocratiques, chaque fois qu’un élu dénonce ses propres promesses, le public désespère un peu plus.
Le Saviez-vous : les chercheurs en psychologie sociale se passionnent pour notre rapport à l’argent, et à son support en espèces — billets ou pièces — dont le contact ou même les sonorités provoquent en nous des effets particuliers. Toucher des billets de banque nous rend moins altruistes et plus facilement enclins au mensonge. J’admets que ça n’a pas vraiment de rapport avec le reste de l’article.
Je n’inscris pas ces considérations dans le cadre d’un débat sur le modèle économique — libéralisme contre socialisme,… —, ni même démocratique, mais dans une perspective plus psychologique liée à la permanence des institutions, voire à la qualité de leurs emblèmes : quand la zone euro a décidé, pour ne pas faire de jaloux, que les billets européens représenteraient des monuments architecturaux imaginaires — plutôt que des lieux existant, ou plutôt que Leibnitz, Marie Curie, Érasme, Ada Lovelace ou Pic de la Mirandole —, on a désincarné l’Union européenne, on en a fait une entité fuyante et d’autant plus inquiétante que chacun est conscient qu’elle a un effet très concret sur nos vies — nos classes politiques locales, il faut le dire, n’hésitent jamais à le rappeler lorsqu’elles déplorent d’opaques réglementations européennes pour se défausser de leurs propres manquements. Ce choix d’une Europe lointaine se paie cher aujourd’hui, mais c’est un bel exemple de ce qui se produit lorsqu’on pense que l’adhésion à un projet, si positif soit-il7, peut se passer de symboles ou d’événements consistants.
En 2009, Nicolas Sarkozy et son ministre de l’Immigration Éric Besson avaient lancé un grand débat sur l’identité nationale. La question des identités — nationale, familiale, culturelle, individuelle —, est tout sauf anecdotique, mais remuée, comme elle l’a été, avec des arrières-pensées électoralistes et un parti-pris nationaliste, on ne pouvait en attendre grand chose : le débat semble essentiellement avoir pris la forme d’un faux brainstorming fortement encadré où des citoyens étaient invités à venir dire que les plus jeunes qu’eux (eux, ils sont dispensés bien sûr) devraient chanter la Marseillaise plus souvent. La question avait été prise par le mauvais bout.
Que lire ?
En voyant Z le maudit traverser médiatiquement la Corse, ce week-end, j’ai pensé à un livre que je viens juste de refermer et dont je disais justement l’autre jour qu’il était une antidote à ce monsieur que l’on tente de vendre aux Français à coup de sondages qui disent qu’ils en sont acheteurs. Ce livre antidote est Ton cœur a la forme d’une île, par Laure Limongi, sorti mercredi dernier. Je suis presque embêté de mentionner cette romancière et amie après la galerie de fâcheux rencontrée dans les lignes qui précèdent, mais ma foi, ça me semble pertinent, car elle aussi explore sa propre identité — corse —, avec une auto-enquête (auto et exo, puisqu’elle fait témoigner beaucoup de gens) qui tranche intelligemment ces questions. Le livre tourne (en spirale peut-être, puisque c’est un motif important dans le livre) autour du pot : réalités, fictions, représentations, imaginaire, ascendances, lieux, chemins, pierres, souvenirs : on peut se sentir de quelque part sans que ce soit contre personne et sans que ce soit contre soi-même ou sa propre complexité8. J’aurais pu aussi évoquer le scénariste Appollo, qui, dans une perspective ultramarine et créole a beaucoup de choses à dire sur l’identité française, et sur la façon dont ce genre de question est vécue sur son île, la Réunion (française, africaine, indienne, chinoise,…), mais je ne vois pas un livre unique à conseiller.
Bon, allez, cet article est trop long et je m’égare un peu. N’hésitez pas à me signaler les fautes d’orthographe et les phrases obscures — j’en fais beaucoup ces temps-ci — en commentaire.
Le message de Sense 8, c’est que si on pouvait littéralement se mettre à la place de l’autre, on aimerait tout le monde sans se soucier des distinctions arbitraires, culturelles ou anecdotiques que sont le taux de mélamine dans l’épiderme, les préférences amoureuses, les nationalités ou les frontières. [↩]
Ses parents étaient juifs algériens, et il se décrit lui-même comme Français d’origine berbère. [↩]
Mais qu’est-ce qu’on peut appeler un prénom français ? Hélie ? Gaucher ? Miles ? Eudon ? Mahaut ? Alix ? Hildeberge ?… Dès qu’on creuse, la plupart sont soit des prénoms germaniques, soit des versions grecques ou latines de prénoms hébreux,… [↩]
Le point de vue que l’on a sur le monde en fonction de ses connaissances joue cependant. Une statistique évoquée par Richard Dawkins disait que les scientifiques les moins croyants se trouvent parmi les biologistes : ils sont aux premières loges pour constater à quel point l’évolution est un bricolage. Inversement, les croyants sont proportionnellement plus nombreux parmi les mathématiciens ou les physiciens, qui sont constamment exposés à des règles belles et pures. [↩]
Et tout ça peut faire peur : comme aimait le rappeler George Steiner, c’est dans un même contexte spatio-temporel que sont nés le Nazisme et le Bahaus, c’est à dire le comble de la barbarie humaine et un sommet de la modernité. [↩]
Par ailleurs on apprend énormément sur la Corse et son Histoire, sur la séquence indépendentiste, etc. Les lecteurs du précédent roman de Laure, On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, trouveront ici un complément au récit qu’ils connaissent déjà. [↩]
Je viens de lire Pleurnicher le vivant, un texte enlevé de Frédéric Lordon, dans le Monde Diplomatique, où l’auteur s’en prend, à coup de punchlines défoulatoires, à une série de douze articles que Le Monde a consacré à des « penseurs du vivant », qui si je comprends le résumé qu’en fait Lordon (je ne peux pas lire les articles qu’il fustige), désigne des gens plus ou moins soumis à l’influence de Bruno Latour et qui prêtent un point de vue aux arbres, aux Icebergs ou aux oiseaux, dans le but abominable de ne jamais dire que le Capitalisme était la cause de tous les malheurs1. Ainsi, les philosophes, les artistes, les écrivains, les zoologues ou les océanologues qui s’intéressent à la biodiversité, aux interactions du vivant et à l’harmonie de la nature, ne seraient que les benêts représentants d’une lucrative tendance éditoriale, les meilleurs alliés d’une dépolitisation de l’écologie, les tenants d’une radicalité feinte qui fait le jeu d’un greenwashing philosophique, artistique et littéraire parfaitement compatible avec l’ultra-libéralisme, lequel est justement la cause de tous les malheurs des lichens, des ours et des manchots-empereurs. Même s’il concède au passage que « être ornithologue et prendre fait et cause pour les oiseaux depuis sa position disciplinaire d’ornithologue est une chose très belle en soi, et surtout très incontestable », l’auteur cache mal son agacement, et va jusqu’à comparer des travaux scientifiques à un article du site parodique Le Gorafi qui prête la parole aux cafards. Peut-être m’abusè-je, mais cette lecture me donne la sensation diffuse que Frédéric Lordon reproche l’échec de Nuit debout à la trop grande importance qu’on y a donné aux thèmes écologistes (bienveillance, résilience,…), au détriment des oppositions politiques classiques du XIXe siècle, apparemment indémodables. Au passage, je reprocherais à l’auteur du texte de traiter par dessous la jambe une multitude d’auteurs sans doute bien différents les uns des autres, qui n’ont pour la plupart pas l’honneur d’être nommés2 et qui ne semblent former un ensemble qu’en tant qu’ils sont par lui honnis.
Danse des Otahïtiennes en présence du roi, détail du papier peint Les Sauvages de la mer du Pacifique, par Jean-Gabriel Charvet (1804), œuvre emblématique de son temps, qui célèbre de manière littérale et naïve l’«État de nature» cher à Rousseau ( «un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais» ), en même temps que la prédation du Pacifique par les explorateurs européens.
Passé une certaine irritation face à cette forme whataboutisme3, face à cette critique plutôt banale de la radicalité inoffensive (on est toujours le révolutionnaire de salon de quelqu’un d’autre !), et en mettant de côté quelques rapprochements assez incongrus (Elon Musk, Jeff Bezos, le blockchain et le solutionnisme technologique), on peut tenter de prendre au sérieux le texte et se poser cette question : est-ce qu’une sympathie avec le vivant, une empathie avec les animaux, est une manière de vider les grandes questions de leur charge politique4, et au fond, de préférer la nature aux sociétés humaines ? Je venais à peine de lire la charge de Lordon quand je suis tombé sur une information : dans tous les pays développés, mais aussi en Chine, les jeunes ont de plus en plus tendance à préférer l’idée d’adopter un animal à celui de fonder une famille et de faire des enfants. Ça ne dérange pas le capitalisme, et la banque Goldman Sachs conseille à ses clients d’investir massivement dans le marché des animaux de compagnie. Voilà qui en dit sans doute long sur la manière dont ceux qui habiteront l’avenir l’envisagent en ce moment. J’ai pensé aussi au roman Do Androids Dream of Electric Sheep?, par Philip K. Dick, où les question de l’empathie, des animaux et de la place de la nature, dans un monde ultra-urbain, écologiquement ravagé, ultra-capitaliste et totalement dépolitisé sont centrales5. J’ai même pensé à Brigitte Bardot, qui semble n’être plus animée que par le célèbre adage « mieux je connais les hommes, plus j’aime les bêtes ».
Bambi est de retour, et il n’est pas content ! (La bête du Gévaudan. Estampe allemande de 1764)
Il y a peut-être une question intéressante, derrière le texte de Frédéric Lordon, donc. Peut-être une opposition qui a un sens. Après tout il existe plusieurs écologies politiques parfois opposées : celle qui est motivée par la connaissance des données scientifiques, contre celle qui est motivée par une détestation de la science. Celle qui se complaît dans une forme de spleen collapsologique apocalyptique6. Celle qui croit que le salut viendra de l’ingéniosité technique et de la maîtrise scientifique. Celle qui est motivée par l’envie d’un futur meilleur, et celle qui croit que les réponses se trouvent dans une Arcadie perdue. Celle qui croit aux petits gestes et celle qui ne croit qu’au pouvoir des grands mots. Celle qui croit que le monde doit être aménagé pour nous et celle qui dit que c’est à nous de nous adapter au monde. Celle qui croit que l’Humain et le monde sont dans une Histoire et peuvent co-évoluer, face à celle pour qui l’Humain ne peut vivre en harmonie avec la nature qu’au sein de structures sociales (et notamment sexuelles) traditionalistes et rigides7. Ou encore celle pour qui nous sommes un intrus malfaisant, un bug dans le système du vivant qui, en notre absence, serait parfait8. Et peut-être que chacun de nous est empreint non d’une seule de ces approches, de ces humeurs, mais de plusieurs à la fois, dans des proportions variables et à des niveaux différents : émotif, affectif, cognitif, cartésien…
Il y a deux ans (et deux jours !), je me rendais au Havre pour rencontrer mes étudiants. À Rouen, le train est passé sous un nuage vraiment anormal, ne serait-ce que par son format : sans doute des kilomètres de long. Je l’ai aussitôt pris en photo. Les gens qui sont montés dans la voiture toussaient, l’odeur était âcre.
Je pourrais conclure en distribuant des bons points, en disant ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, pour que ceux qui sont d’accord avec moi se disent que j’ai bien raison, et que les autres se disent que je suis un âne. Mais je préfère que nous nous posions, chacun à nous-mêmes, des questions, même si c’est bien sûr moins rassurant et confortable que d’avoir des certitudes et des réponses.
Je suis malgré tout certain d’une chose : l’état de notre planète n’est pas un petit sujet et, si nous étions un tant soit peu rationnels, ou un rien plus courageux, ce serait le plus grand sujet de l’élection qui se prépare. Sinon on peut parler de Zemmour.
Personnellement, je comprends bien qu’on reproche le désastre écologique au capitalisme, qui repose sur la prédation, la conquête, le productivisme, tout cela dans une forme de fuite en avant, mais il me semble que les mêmes errements aient pu être observés dans des discours ou des réalités politiques qui se disaient anti-capitalistes… [↩]
Vinciane Despret, à qui il était difficile de ne pas penser, est absente du texte, mais pas le titre de son livre Habiter en oiseau. [↩]
Whataboutisme : on reproche à celui qui parle d’une chose de ne pas parler d’une autre dont on a décidé qu’elle était le vrai sujet… [↩]
La politique, c’est la vie de la cité, comme chacun sait. [↩]
Ces thèmes existent en sourdine dans le film Blade Runner, par Ridley Scott, mais me semblent plus présents (il faut que je le revoie) dans le récent Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve. Au passage, pour rester dans la dialectique marxiste, les « réplicants », qui sont pourchassés par le personnage principal, sont de beaux prototypes de prolétaires. [↩]
le monologue du professer Falken dans WarGames,… [↩]
Ravage de Barjavel, Lanza del Vasto, l’Anthroposophie,… [↩]