Archives mensuelles : décembre 2019

Séparer l’homme de l’art triste

Cette semaine, à l’occasion de la sortie prochaine du roman Le Consentement, par Vanessa Springora (éd. Grasset), l’argumentation « faut-il séparer l’homme de l’artiste » refait surface au sujet de l’écrivain Gabriel Matzneff, dont on dit la personne aimable et l’écriture pleine de panache, mais qui dans ses récits raconte sa vie de prédateur sexuel qui cible indifféremment filles et garçons pourvu que leur âge soit compris entre huit et quatorze ans. J’ai pu voir passer sur Twitter quelques extraits de sa prose et j’avoue que j’aurais préféré qu’on me l’épargne.
J’ai été passablement étonné de voir la manière dont ce sale type est défendu :

Et ce ne sont pas les seuls, j’ai vu le même angle développé par des gens plus anonymes, en nombre bien plus important que je n’aurais pu l’imaginer.

Ici, Durand et Pivot semblent bloqués dans la sortie des années 1960, époque moralement corsetée, où l’homosexualité était plus ou moins pénalisée, où la contraception l’était tout à fait, et où, dans l’apparente urgence de changer de monde, on (les hommes notamment) a mis un peu de temps à admettre que la « liberté sexuelle » des uns ne saurait être invoquée si elle doit s’exercer aux dépens de la liberté et du bien-être des autres.
Ils ont raison de noter que l’époque a changé, mais réduire ce changement à une victoire de la morale contre l’art et la culture, c’est un peu court ! On se rappellera au passage que l’écrivaine québécoise Denise Bombardier s’était en son temps vue insulter par le tout-Paris littéraire pour avoir osé dire, lors de l’émission Apostrophes, tout le mal qu’elle pensait de la pédocriminalité « dandy » de Matzneff et de l’inconséquence avec laquelle il était traité. L’éditeur de Denise Bombardier lui avait à l’époque prédit que cette saillie lui vaudrait d’être blacklistée en France… Ce qui semble bel et bien être advenu. Apparemment la Littérature ne protège pas de la même manière tous les littérateurs. Qu’en sera-t-il du roman de Vanessa Springora, première personne à oser une réponse, qui au journal auto-complaisant oppose un témoignage, et qui au passage permet de lever toute ambiguïté quant au statut des écrits de Matzneff qui ne sont donc pas des élucubrations, des fantasmes, des exagérations, et qui ont des conséquences, puisque trente ans plus tard, une femme qui s’était crue aimée et libre, vient régler ses comptes avec celui qui l’a utilisée, mettant en pièces le conte du consentement et de la légèreté.
Cette fois, plus question de se donner le beau rôle, l’autre n’est plus un objet sur lequel on peut projeter son fantasme et à qui l’on impose même un récit, il peut livrer sa vision des faits.

Nos défenseurs enflammés de la liberté défendent essentiellement la liberté de nuire, de consommer, ils ne se posent pas tellement la question des conséquences non-littéraires qui en découlent. Ils ne veulent pas voir qu’une personne victime d’abus, même lorsqu’elle s’est crue consentante (que sait-on à treize ans ?), et peut-être même d’autant plus qu’elle s’est crue consentante, aura ensuite besoin de nombreuses années, peut-être de toute une vie pour tenter de donner du sens à une mauvaise rencontre déguisée en histoire d’amour, pour se résoudre à y mettre les bons mots (abus, victime, prédateur, pédophile,…), pour reconstruire son rapport à l’amour et à la sexualité, tandis que « l’esthète », lui, en aura tiré trois lignes dans son journal et sera passé à l’écolier ou l’écolière suivante. Au delà de son adolescence, sa conquête, sa proie, sa victime, n’est plus son problème et le dégoûte un peu. De quelle sorte d’image d’elle-même restera encombrée une femme lorsque l’homme qui lui a fait découvrir la sexualité l’a convaincue qu’elle n’aurait plus rien d’intéressant à offrir passé son quinzième anniversaire ?1.

Il me semble clair que ce qu’exige Matzneff, c’est le droit à exploiter, à dominer, à polluer autrui, et il le fait en bourgeois, il demande à ce qu’on lui en concède le droit légitime au nom de sa supériorité socioculturelle. J’utilise le mot « polluer », car pour Matzneff, empreint de culture religieuse traditionnelle, et ce n’est sans doute pas négligeable ici, une femme qui a connu plusieurs hommes est en quelque sorte gâtée : il se résigne à ce qu’elles le soient toutes, pourvu qu’il passe le premier.
Rien de transgressif ou de révolutionnaire ici, rien d’anti-bourgeois chez ce personnage politiquement conservateur2, bien au contraire, il ne s’agit que du business as usual des dominants. Il teste les limites du pouvoir que sa classe lui confère contre la morale commune3, et il aura prouvé, par des décennies d’impunité, que ces limites sont très étendues.

il veut non seulement l’impunité pénale, mais sans doute plus encore l’impunité morale, il veut que sa victime soit consentante : le beurre, l’argent du beurre, et le sourire de la crémière, comme on dit. Car au delà du débat sur « l’homme » et « l’artiste »4, on entend chez ce faucheur d’innocence l’exigence du droit à rester, lui, innocent, c’est à dire son droit à ignorer la douleur qu’il cause, à ignorer les conséquences de ses actes, à ne pas avoir à faire face à sa conscience :

Apprendre que le livre que Vanessa a décidé d’écrire de mon vivant n’est nullement le récit de nos lumineuses et brûlantes amours, mais un ouvrage hostile, méchant, dénigrant, destiné à me nuire, un triste mixte de réquisitoire de procureur et de diagnostic concocté dans le cabinet d’un psychanalyste, provoque en moi une tristesse qui me suffoque.

(Gabriel Matzneff au Nouvel Obs)

Même si l’on pourra juger un peu douteux ce rapprochement, je perçois ici le même genre d’exigence que chez les néo-conservateurs lorsqu’ils s’en prennent aux sociologues, aux féministes, aux écologistes, qui désenchantent les rapports de prédation et de domination économiques, sociologiques, sexuelles, ethniques, en montrant leur mécanisme et leur injustice. Et ces mêmes néo-conservateurs, si prompts à utiliser le mot « victimisation » pour dénigrer ceux qu’ils écrasent, sont bien les pires chouineurs qui soient.

  1. « Une fille très jeune est plutôt plus gentille même si elle devient très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée », disait Matzneff à Apostrophes… Soit on est docile, soit on est « folle » ou « hystérique », donc.
    J’y vois une immaturité masculine assez typique : les hommes semblent nombreux à ne s’épanouir avec des femmes qu’à condition de se trouver dans un rapport déséquilibré, notamment en termes d’âge (mais aussi de situation professionnelle, symbolique ou financière – avec Matzneff c’est tout ça à la fois), qui leur permet de prendre un ascendant artificiel sur leurs « conquêtes »,
    Je cite Nathalie : « C’est un prédateur qui a besoin de courir après des souris pour se faire croire qu’il est un lion ». []
  2. Et nettement choyé par la presse droitière, qui me semble toujours voir comme « abus de mai 1968 » non certaines mœurs mais juste leur démocratisation populaire. []
  3. Selon la morale commune, à peu près dans toutes les cultures et de tous temps, le rôle des adultes est de protéger les enfants. []
  4. Suis-je le seul pour qui il semble évident que quand on appelle à distinguer « l’homme » de « l’artiste », on pense non pas à l’Homme générique, l’Humain, mais bien à un homme au sens exclusivement masculin ? Voilà qui me pose question. []

Rire des morts

Charlie Hebdo provoque un petit scandale cette semaine en reprenant la campagne de recrutement de l’Armée de Terre, illustrée non par des photos de jeunes gens minces et beaux qui sentent bon le sable chaud avec le soleil sur leur front qui met dans leurs cheveux blonds de la lumière, mais par des dessins de deuil qui rappellent que l’armée, c’est la guerre, et que la guerre fait des morts. Ces dessins font écho à une actualité : la collision de deux hélicoptères, qui a tué treize militaires. Sans surprise, ça ne fait pas rire tout le monde, à commencer par le chef d’État-major de l’Armée de Terre :

Dans une lettre ouverte au directeur de la publication de Charlie Hebdo, le même auteur (Thierry Burkhard), écrit notamment : « (…) Si l’indignation m’a d’abord gagné, c’est surtout une peine immense qui m’envahit en pensant au nouveau chagrin que vous infligez à ces familles déjà dans la souffrance. Une peine doublée d’une incompréhension profonde. Qu’avons-nous donc fait, soldats de l’armée de Terre, pour mériter un tel mépris ? Qu’ai-je manqué moi-même, chef d’état-major de l’armée de Terre, dans l’explication du sens profond de notre engagement, pour qu’avec une telle désinvolture soient raillés ceux qui ont donné leur vie afin que soient justement défendues nos libertés fondamentales ? »

Bien entendu, la série de dessins, signée par l’auteur Biche, recrue récente du journal, n’est pas vraiment en contradiction avec la ligne historique de Charlie Hebdo, il suffit notamment de se rappeler de l’obsession anti-militariste de Cabu1, qui a mené plusieurs fois ce dernier devant des tribunaux2. Il faudrait tout relire pour en jurer mais je n’ai pas le souvenir qu’il se soit souvent moqué de simples soldats morts au combat, il s’en prenait aux gradés, aux généraux, ou à des adjudants-parachutistes patibulaires qu’il dessinait volontiers alcooliques et violeurs, généralement munis d’un couteau ensanglanté. il s’en prenait à l’absurdité de l’autorité et de l’obéissance, et en tout cas plus aux tueurs qu’aux tués. Les antimilitaristes de l’époque de l’armée de conscription ont du reste généralement plaint les simples soldats, considérés comme victimes d’intérêts qui les dépassent. Mais nous n’avons plus une armée de conscription, il est vrai, et ceux qui s’engagent sont censés être responsables de leur choix. En dehors peut-être de ses évocations de casernes dans Le Grand Duduche, Cabu était rarement drôle lorsqu’il s’en prenait à l’armée, et le dessin de Biche est là encore en plein accord avec la tradition puisque son niveau de drôlerie est très faible : la guerre fait des morts, ce n’est pas une surprise, les militaires le savent, les civils le savent, le rappeler relève un peu de l’enfonçage de portes ouvertes. Mais comme c’est désormais la totalité des pages de Charlie Hebdo qui peine à arracher un sourire au lecteur même le plus indulgent, cette série de dessins est juste un peu tristounette. Je n’aurais aucune raison d’écrire à son sujet si je n’avais lu ce matin la défense que Caroline Fourest en a fait :

Certes, Caroline Fourest parle en son nom et n’appartient plus à la rédaction de Charlie Hebdo depuis dix ans, mais l’interprétation qu’elle fait ici me procure un certain sentiment de vertige. Pour commencer, elle s’impose d’expliquer ce que tout le monde peut comprendre dans le dessin, et que du reste tout le monde sait déjà : la mort fait partie de la vie du soldat. Et en même temps, elle voit dans le dessin l’affirmation que la guerre menée contre le djihadistes au Nord-Mali est légitime et utile, qu’elle sert à garantir notre liberté. J’espère que la participation de la France à ce conflit est un peu motivée par la liberté des Maliens aussi, puisque c’est chez eux qu’elle se déroule, mais j’ai cru comprendre qu’un des buts assumés de notre implication est de sécuriser non pas tant le Mali que les mines immédiatement voisines du Niger, où Areva/Orano extrait un tiers de l’Uranium qui fait tourner nos centrales nucléaires. Notre liberté est peut-être un moindre enjeu que le maintien de nos intérêts économiques et notre confort3.

Je m’étonne en tout cas que l’on puisse présenter un dessin clairement antimilitariste comme une forme d’hommage au sacrifice de soldats, et s’indigner que tous ne le comprennent pas de cette manière. Je vois ici un bon exemple de la manière dont la tragédie vécue par la rédaction de Charlie Hebdo a rendu des concepts tels que « premier degré », « second degré » ou « humour » passablement incompréhensibles car ceux qui les emploient ne veulent pas tous dire la même chose. L’humour n’a plus à être drôle, la liberté d’expression de Charlie Hebdo n’est pas négociable mais user de sa liberté d’interprétation ou de critique fait de celui qui s’y essaie un soutien objectif de Daech.

  1. Fait méconnu : Cabu a commencé sa carrière alors qu’il était appelé en dessinant dans un journal de propagande militaire, Bled. []
  2. Cabu a perdu six procès face à l’Armée. On remarquera que le général qui écrit une lettre ouverte se contente de faire part de son sentiment, il ne menace pas Charlie Hebdo de poursuites. []
  3. Au passage, je dois admettre que je ne porte pas de jugement tranché sur cette question, j’ignore tout de la marge de manœuvre de la France et je ne sais pas ce qui est juste, ou « moins pire ». En revanche je me sens toujours perturbé par la quasi-absence de débat public véritable au sujet des conflits qui impliquent la France hors de ses frontières. Pour parler du burkini, il y a du monde sur les plateaux, mais pour nous expliquer nos guerres… []