Cette semaine, à l’occasion de la sortie prochaine du roman Le Consentement, par Vanessa Springora (éd. Grasset), l’argumentation « faut-il séparer l’homme de l’artiste » refait surface au sujet de l’écrivain Gabriel Matzneff, dont on dit la personne aimable et l’écriture pleine de panache, mais qui dans ses récits raconte sa vie de prédateur sexuel qui cible indifféremment filles et garçons pourvu que leur âge soit compris entre huit et quatorze ans. J’ai pu voir passer sur Twitter quelques extraits de sa prose et j’avoue que j’aurais préféré qu’on me l’épargne.
J’ai été passablement étonné de voir la manière dont ce sale type est défendu :
Ici, Durand et Pivot semblent bloqués dans la sortie des années 1960, époque moralement corsetée, où l’homosexualité était plus ou moins pénalisée, où la contraception l’était tout à fait, et où, dans l’apparente urgence de changer de monde, on (les hommes notamment) a mis un peu de temps à admettre que la « liberté sexuelle » des uns ne saurait être invoquée si elle doit s’exercer aux dépens de la liberté et du bien-être des autres.
Ils ont raison de noter que l’époque a changé, mais réduire ce changement à une victoire de la morale contre l’art et la culture, c’est un peu court ! On se rappellera au passage que l’écrivaine québécoise Denise Bombardier s’était en son temps vue insulter par le tout-Paris littéraire pour avoir osé dire, lors de l’émission Apostrophes, tout le mal qu’elle pensait de la pédocriminalité « dandy » de Matzneff et de l’inconséquence avec laquelle il était traité. L’éditeur de Denise Bombardier lui avait à l’époque prédit que cette saillie lui vaudrait d’être blacklistée en France… Ce qui semble bel et bien être advenu. Apparemment la Littérature ne protège pas de la même manière tous les littérateurs. Qu’en sera-t-il du roman de Vanessa Springora, première personne à oser une réponse, qui au journal auto-complaisant oppose un témoignage, et qui au passage permet de lever toute ambiguïté quant au statut des écrits de Matzneff qui ne sont donc pas des élucubrations, des fantasmes, des exagérations, et qui ont des conséquences, puisque trente ans plus tard, une femme qui s’était crue aimée et libre, vient régler ses comptes avec celui qui l’a utilisée, mettant en pièces le conte du consentement et de la légèreté.
Cette fois, plus question de se donner le beau rôle, l’autre n’est plus un objet sur lequel on peut projeter son fantasme et à qui l’on impose même un récit, il peut livrer sa vision des faits.
Nos défenseurs enflammés de la liberté défendent essentiellement la liberté de nuire, de consommer, ils ne se posent pas tellement la question des conséquences non-littéraires qui en découlent. Ils ne veulent pas voir qu’une personne victime d’abus, même lorsqu’elle s’est crue consentante (que sait-on à treize ans ?), et peut-être même d’autant plus qu’elle s’est crue consentante, aura ensuite besoin de nombreuses années, peut-être de toute une vie pour tenter de donner du sens à une mauvaise rencontre déguisée en histoire d’amour, pour se résoudre à y mettre les bons mots (abus, victime, prédateur, pédophile,…), pour reconstruire son rapport à l’amour et à la sexualité, tandis que « l’esthète », lui, en aura tiré trois lignes dans son journal et sera passé à l’écolier ou l’écolière suivante. Au delà de son adolescence, sa conquête, sa proie, sa victime, n’est plus son problème et le dégoûte un peu. De quelle sorte d’image d’elle-même restera encombrée une femme lorsque l’homme qui lui a fait découvrir la sexualité l’a convaincue qu’elle n’aurait plus rien d’intéressant à offrir passé son quinzième anniversaire ?1.
Il me semble clair que ce qu’exige Matzneff, c’est le droit à exploiter, à dominer, à polluer autrui, et il le fait en bourgeois, il demande à ce qu’on lui en concède le droit légitime au nom de sa supériorité socioculturelle. J’utilise le mot « polluer », car pour Matzneff, empreint de culture religieuse traditionnelle, et ce n’est sans doute pas négligeable ici, une femme qui a connu plusieurs hommes est en quelque sorte gâtée : il se résigne à ce qu’elles le soient toutes, pourvu qu’il passe le premier.
Rien de transgressif ou de révolutionnaire ici, rien d’anti-bourgeois chez ce personnage politiquement conservateur2, bien au contraire, il ne s’agit que du business as usual des dominants. Il teste les limites du pouvoir que sa classe lui confère contre la morale commune3, et il aura prouvé, par des décennies d’impunité, que ces limites sont très étendues.
il veut non seulement l’impunité pénale, mais sans doute plus encore l’impunité morale, il veut que sa victime soit consentante : le beurre, l’argent du beurre, et le sourire de la crémière, comme on dit. Car au delà du débat sur « l’homme » et « l’artiste »4, on entend chez ce faucheur d’innocence l’exigence du droit à rester, lui, innocent, c’est à dire son droit à ignorer la douleur qu’il cause, à ignorer les conséquences de ses actes, à ne pas avoir à faire face à sa conscience :
Apprendre que le livre que Vanessa a décidé d’écrire de mon vivant n’est nullement le récit de nos lumineuses et brûlantes amours, mais un ouvrage hostile, méchant, dénigrant, destiné à me nuire, un triste mixte de réquisitoire de procureur et de diagnostic concocté dans le cabinet d’un psychanalyste, provoque en moi une tristesse qui me suffoque.
(Gabriel Matzneff au Nouvel Obs)
Même si l’on pourra juger un peu douteux ce rapprochement, je perçois ici le même genre d’exigence que chez les néo-conservateurs lorsqu’ils s’en prennent aux sociologues, aux féministes, aux écologistes, qui désenchantent les rapports de prédation et de domination économiques, sociologiques, sexuelles, ethniques, en montrant leur mécanisme et leur injustice. Et ces mêmes néo-conservateurs, si prompts à utiliser le mot « victimisation » pour dénigrer ceux qu’ils écrasent, sont bien les pires chouineurs qui soient.
- « Une fille très jeune est plutôt plus gentille même si elle devient très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée », disait Matzneff à Apostrophes… Soit on est docile, soit on est « folle » ou « hystérique », donc.
J’y vois une immaturité masculine assez typique : les hommes semblent nombreux à ne s’épanouir avec des femmes qu’à condition de se trouver dans un rapport déséquilibré, notamment en termes d’âge (mais aussi de situation professionnelle, symbolique ou financière – avec Matzneff c’est tout ça à la fois), qui leur permet de prendre un ascendant artificiel sur leurs « conquêtes »,
Je cite Nathalie : « C’est un prédateur qui a besoin de courir après des souris pour se faire croire qu’il est un lion ». [↩] - Et nettement choyé par la presse droitière, qui me semble toujours voir comme « abus de mai 1968 » non certaines mœurs mais juste leur démocratisation populaire. [↩]
- Selon la morale commune, à peu près dans toutes les cultures et de tous temps, le rôle des adultes est de protéger les enfants. [↩]
- Suis-je le seul pour qui il semble évident que quand on appelle à distinguer « l’homme » de « l’artiste », on pense non pas à l’Homme générique, l’Humain, mais bien à un homme au sens exclusivement masculin ? Voilà qui me pose question. [↩]