Le cliché veut que le niveau scolaire baisse d’année en année. C’est un cliché ancien, antique, même, et il semble qu’à chaque époque on trouve des gens pour se lamenter du déclin moral et intellectuel de la jeunesse. Je me souviens du film Belles de nuit, de René Clair, où Gérard Philippe, en rêve, rencontre de vieux barbons de chaque époque qui lui disent : « c’était mieux avant », et ce jusques à la préhistoire, au fond des âges.
L’âge d’or, vu par Cranach l’ancien. C’était mieux avant.
Alors suis-je juste un banal prototype de « vieux con » lorsque j’ai l’impression d’un vrai déclin littéraire dans les mémoires que je lis en fin d’année universitaire ? Je ne crois pas du tout à un déclin qui s’étendrait à toutes les matières : certes, la plupart des gens qui ont moins de la soixantaine ne savent pas réciter les affluents de la Seine ou dire les sous-préfectures de chaque département. Mais beaucoup de jeunes gens me semblent avoir une conscience forte du reste du monde, du fonctionnement de notre biologie (malgré l’école qui, en France, néglige beaucoup cette matière) ou des lois de la physique que leurs grands parents. Ils parlent souvent deux langues, parfois trois, et le font souvent mieux qu’ils ne le pensent eux-mêmes. Les connaissances dont on doit disposer de nos jours ont changé : les affluents de la Seine et les sous-préfectures, on peut les trouver en quelques secondes sur Internet, l’important à présent est plutôt de comprendre ce qu’est un affluent, à quoi servent une préfecture ou une sous-préfecture, et comment on cherche efficacement sur Internet, ou (niveau avancé) comment on doit chercher ailleurs ce qui ne se trouve pas sur le réseau.
S’il existe un déclin, à mon avis, c’est dans l’acquisition des savoir-faire. On pourrait parler des savoir-faire techniques : quand j’étais collégien, en « éducation manuelle et technique », j’apprenais (mal) à scier, clouer, visser, coller. D’autres de ma génération, filles et garçons, ont appris à cuisiner ou à coudre. Avant 1968, je pense, les activités étaient les mêmes mais le bricolage était pour les garçons et la cuisine et la couture, pour les filles. Mon aînée, Hannah, en cours de « technologie » — qui a remplacé l’éducation manuelle et technique — a appris (mal) à souder des composants électroniques. Toujours dans le même cours, ma cadette, Florence, a juste appris à utiliser un traitement de textes et à faire des études théoriques de projets technologiques : du bricolage, on est passé à la théorie pure.
Je ne vais pas me lancer dans des élucubrations complotistes, mais le fait de priver les citoyens d’un savoir-faire, c’est à dire de leur moyen de produire par eux-mêmes, n’est pas innocent, on en fait des prolétaires, enfin des prolétaires d’un genre neuf puisque ce qu’on attend d’eux ce n’est pas qu’ils produisent, mais qu’ils achètent. Ce n’est pas qu’ils réparent ou qu’ils raccommodent, mais qu’ils jettent. Ce n’est pas qu’ils cuisinent, c’est qu’ils mettent des plats préparés au four à micro-ondes.
Vertigineuse photo d’Andreas Gursky…
Le savoir-faire scolaire fondamental qui me semble se perdre, c’est bien l’écriture. Enfin l’écriture, et plus généralement l’expression. Je lis régulièrement des mémoires bien écrits, et je dois même dire que depuis deux ou trois ans il me semble voir leur qualité rédactionnelle augmenter un peu, mais sur ce point je n’ai qu’une impression subjective, pas de statistiques à fournir. Pourtant je suis presque certain que les gens qui ont passé le certificat d’études il y a un siècle savaient faire la différence entre l’infinitif et le participe passé. Quand je lis « j’ai manger », il me semble que la personne qui a écrit ne comprend pas elle-même ce qu’elle raconte et ça m’angoisse. Mais après tout, l’orthographe évolue, constamment, et peut-être qu’un jour nous y serons habituer (→ oui, j’ai fait exprès).
Ça heurte l’œil, mais après tout, j’arrive bien à prendre plaisir à lire Brantôme ou Restif de la Bretonne et leurs orthographes fantaisistes, donc pourquoi pas mes étudiants ? Ce qui me semble plus grave, c’est un certain déclin — et là il s’agit d’une observation totalement subjective que je suis bien forcé d’assumer —, de la finesse en littérature, ce qui apparaît sans doute dans l’orthographe, dans le vocabulaire, dans l’utilisation des temps (adieu le subjonctif, adieu la distinction entre le conditionnel et le futur,… Ça ne veut peut-être pas rien dire, tout ça).
Cela a sans doute toujours existé mais il m’arrive de voir des étudiants qui, face à la question de la production de textes se trouvent aussi perplexes qu’une poule avec un couteau, et qui n’écrivent ni pour eux ni pour un public quelconque mais pour ce qu’ils croient parfois être leurs enseignants : des gloutons affamés de mots et pour qui peu importe l’origine et l’utilité des mots en question.
J’ai par exemple eu à corriger des rapports de conférences sur la bande dessinée. Mes étudiants ont rencontré des auteurs contemporains intéressants, et même au cœur des débats esthétiques ou même économiques du domaine (cette année : Nine Antico, Loo Hui Phang, Thomas Cadène, Singeon, Marion Montaigne et Benjamin Renner. Excusez du peu !). J’ai senti que ce contact avec des créateurs avait passionné nombre d’étudiants, mais ce qu’ils ont produit en réponse s’est avéré très variable, et j’ai eu droit, notamment, à quelques mémoires que leurs auteurs auraient pu faire exactement de la même manière s’ils n’avaient pas assisté aux conférences, puisqu’ils se sont contentés de copier quelques paragraphes au style impersonnel trouvés sur les sites des éditeurs de ces auteurs.
Et j’ai eu ce genre de résultat y compris de la part d’étudiants qui non seulement ont assisté aux conférences, mais les ont appréciées et en ont retenu des choses. C’est le texte, dans l’affaire, qui leur semble inutile : ils savent qu’on attend d’eux de produire un certain nombre de pages et ils pensent que le texte ne sert qu’à noircir du papier, ils ne se disent pas une seconde que pour un enseignant, qui doit lire des milliers de pages, lire du texte qui n’intéresse même pas l’auteur lui-même est plutôt douloureux.
Plus généralement, hors du cadre universitaire, il me semble que la discussion et l’argumentation sont moins pratiquées. Peut-être parce qu’à cause d’Internet, on en vient facilement à se trouver en compagnie de gens qui nous ressemblent en termes de niveau socio-culturel, de références, de vocabulaire. Peut-être parce que la société de consommation pousse chacun vers une logique individuelle et vers le goût de posséder plus que celui de partager. Peut-être parce que les débats, dans les médias, aiment mettre en scène des antagonismes irréconciliables et les font passer pour du débat public démocratique. Peut-être parce que l’école décourage l’action et l’initiative, que ce soit chez les écoliers comme chez leurs professeurs. Peut-être parce que l’école ou les études sont vus comme quelque chose qui n’a pas de valeur ou d’intérêt, mais dont on ne peut se passer pour trouver du travail.
J’imagine que rien de ça n’est faux, mais de là à dire que tout est vrai…
Tout ce que je sais, c’est qu’un adulte actuel a passé quinze ans assis sur une chaise et à préparer une vie professionnelle qui se déroulera sans doute assis à un bureau mais surtout à se fabriquer une scoliose (car même s’asseoir correctement et ménager son corps malgré cette position, on ne l’enseigne pas) en écoutant parler des professeurs. Si les élèves pensent, pendant toutes ces années, qu’ils sont là pour leurs professeurs, pour l’école, mais jamais pour eux-mêmes, et en n’en retenant rien, ou bien un exceptionnel enseignant qui leur a appris à aimer Ronsard ou que sais-je, alors c’est une perte de temps et d’énergie qui me semble terrifiante. Si les seuls élèves qui savent utiliser leur propre langue pour s’exprimer sont ceux qui ont profité de leur environnement familial favorisé, c’est tout aussi tragique.
Bon, je reprendrais tout ça plus tard car j’ai plein de mémoires à lire, justement.
Il faudra parler de l’importance capitale de l’école, de la culture (littéraire, artistique, scientifique, technologique, technique,…) dans le monde qui vient, où rien n’est plus important que de savoir s’occuper. Et un jour, aussi, je prendrai le temps d’expliquer pourquoi, à mon sens, l’argument qui consiste à dire qu’il y a cent ans, personne n’avait le bac, n’est pas une vraie consolation.