« Marre des goujats ! », titrait le Parisien du 22 avril dernier, annonçant un article ou un dossier sur le harcèlement dans la rue — je l’ignore, ne l’ayant pas lu, mais c’est en fait la « une » seule, et les réactions qu’elle a suscité qui m’intéressent.
J’ai vu passer à cette occasion quelques commentaires défavorables sur Twitter ou ailleurs, et il existe même une pétition née en opposition à cette « une » et titrée STOP aux médias qui minimisent les violences de la rue faites aux femmes, on parle d’un phénomène de société grandissant !
Le reproche qui est fait à au gros titre du Parisien est en fait d’utiliser le mot « goujats » pour qualifier les gens qui se rendent coupables de harcèlement envers des femmes dans la rue. Certains semblent trouver que le mot relève d’un vocabulaire soutenu et/ou suranné (en réponse, quelqu’un tweetait « sus aux malotrus »), d’autres y voient un terme euphémistique (ce qui eût été franchement le cas avec « mufle », à mon avis).
Peut-être ces critiques sont-elles fondées, mais si c’est le cas, par quel mot remplacer ? « Relous » ? « Connards » ? Après tout, le mot « goujats » a une vertu qu’il ne faut pas négliger, c’est qu’il existe . Il a un sens assez précis : Homme mal élevé et grossier, en particulier avec les femmes (wiktionnaire) ; Homme grossier, mal élevé, manquant totalement de savoir-vivre (Larousse) ; Homme grossier dont les propos ou les manières sont volontairement ou involontairement offensantes (Cnrtl).
Le terme a connu une évolution, car il y a quelques siècles, il décrivait des militaires valets de soldats, mais ces jeunes hommes devaient être bien mal élevés car peu à peu leur nom est devenu péjoratif, jusqu’à ce que le sens premier se perde et que le sens actuel, seul, survive. Étymologiquement, le mot vient de gojat, qui signifie « jeune homme » en occitan.
Si on décide de se débarrasser du mot « goujat » parce qu’on le juge vieillot ou tiède, il n’y aura pas grand chose pour le remplacer. Un mot en moins, c’est un sujet qu’on aura plus de mal à désigner et donc à penser, ou en tout cas à penser collectivement, c’est un fait que l’on devra se contenter de percevoir et de ressentir individuellement et donc, qui sera moins accessible, moins compréhensible, par ceux qui n’en sont pas victimes. Bien sûr, le langage nous permet de nous en tirer par périphrases : « personne pratiquant le harcèlement de rue ». Mais les périphrases manquent parfois de souplesse, car si on peut en inventer à l’infini, elles sont toujours trop précises pour désigner un ensemble de comportements hétéroclites mais liés, dans le cas du mot « goujat », par une certaine manière de considérer les femmes.
Des conseils donnés aux femmes
À diverses occasions, dernièrement, j’ai vu passer des conseils donnés aux femmes victimes de goujats. Il y a notamment une page du site Hollawback! et une autre (inspirée du précédent) sur le projet crocodiles. Il s’agit globalement de stratégies comportementales : que répondre, à quel volume sonore répondre, comment ne pas culpabiliser, faut-il s’en tirer par des excuses, répondre aux insultes, partir, rester, discuter, se taire, etc. ? Bien entendu, tout ça est utile, mais à chaque nouvel article que je lis sur le sujet, je me dis qu’il est temps aussi pour les hommes de réfléchir à la question. Je ne parle pas des hommes qui pratiquent le harcèlement, mais des autres, des hommes qui ne se comportent pas en goujats.
Notez tout de même que si les coupables sont toujours des hommes, les victimes ne sont pas toujours des femmes. Pré-adolescent, je me suis retrouvé seul dans un train face à un type qui devait avoir la quarantaine, qui s’est masturbé devant moi, je ne comprenais pas complètement son geste, d’ailleurs, j’étais juste paralysé de terreur, j’ai passé un long trajet à faire semblant de ne rien voir. À présent que je mesure mon mètre quatre-vingt et quelques, que je pèse mes quatre-vingt dix kilos, que je suis barbu et sans doute beaucoup moins mignon qu’à douze ans, ça ne m’arrive plus. À peu près au même âge, j’ai été plusieurs fois accosté gare Saint-Lazare par des hommes mûrs qui me proposaient de l’argent en échange de prestations sexuelles. Je ne voyais pas ça comme une violence, mais ces rencontres fugaces m’ont malgré tout laissé, je m’en rends compte rétrospectivement, dans un petit état de choc, de vigilance, comme si mon niveau d’adrénaline avait monté en flèche pour me préparer à devoir faire face à une agression.
Si on lit les commentaires qui suivent les articles de blog consacrés au harcèlement ou au viol (comme l’effrayant Je connais un violeur, qui rappelle utilement que le viol, ce n’est pas l’affaire de l’inconnu du parking, que ça se définit juste par l’absence de consentement d’une personne dans un rapport sexuel), on remarque assez vite des hommes qui disent en substance « je ne suis pas comme ça ! ». Et ça irrite beaucoup de femmes, car le fait que tous les hommes ne soient pas des goujats, ce qui est une évidence, n’est qu’une maigre consolation et ne change rien au fait que la goujaterie soit un comportement unanimement masculin (on ne qualifie pas les femmes de « goujates »).
Le point de vue de ceux qui disent « je ne suis pas comme ça ! », qui veulent se démarquer, échapper à ce qu’ils voient comme un déterminisme sexuel, est compréhensible aussi : qui veut payer pour un crime qu’il n’a pas commis ? S’excuser du mal que font d’autres ? Ce serait une forme bien tordue de solidarité sexuelle !
Non, les hommes qui ne font rien de mal n’ont pas à se reprocher le mal que d’autres font. Mais ils peuvent tout de même se reprocher le mal qu’ils laissent faire.
À notre (nous les garçons civilisés) décharge, tous ces types qui demandent à une inconnue si elle est intéressée par telle pratique sexuelle puis la traitent de prostituée lorsqu’elle répond négativement ne le font pas forcément de manière franche. Ils profitent de l’isolement des passantes, et en dehors du cas des ouvriers des chantiers qui sifflent les jolies jambes qui passent (un classique, non ?), je crois bien ne jamais avoir été témoin direct de ce genre de scène.
J’ai déjà vu, en revanche, une fille s’énerver subitement de ce qu’un type venait de lui chuchoter. J’ai déjà vu une fille lancer « hé mais ça va pas ? » ou « ne me touchez pas ! » à un inconnu impossible à identifier dans la foule compacte d’une rame de métro.
Des conseils aux hommes
Je raconte souvent une expérience que j’ai eue à ce propos. Une fois, dans un long escalator, j’ai remarqué qu’un type portait son sac d’une manière bizarre et pas très pratique (trop haut, en fait), mais qui lui permettait de frôler de la main les fesses d’une femme qui se trouvait devant lui. Le geste manquait trop de naturel pour être innocent. Pourtant, l’air extraordinairement absent et détaché du type (cinquantaine bien tassée) avait abusé la jeune femme qui, en se retournant, a dû se dire qu’elle avait rêvé ce qu’elle croyait avoir perçu.
Pour une fois, j’ai fait quelque chose, j’ai fixé le type avec le regard le plus noir que j’ai pu me composer, un regard qui disait : « je t’ai vu, connard ». Et le type m’a vu lui aussi, il a, imperceptiblement, fait descendre sa main. Pendant cinq minutes, j’étais content de moi : j’avais chevaleresquement défendu l’honneur d’une demoiselle en détresse contre un malandrin qui, à défaut de trouver l’amour comme tout le monde, en se faisant aimable, avait décidé de se servir sur la bête, d’obtenir un peu de chaleur physique sans qu’on lui ait rien demandé et sans qu’on veuille de lui (quelle existence pathétique, au fait !). J’étais content de moi, fier d’avoir été une sorte d’ange gardien muet, pendant cinq secondes, en profitant du fait que je faisais une tête et vingt bons kilos de plus que le type. Puis j’ai réfléchi, je me suis dit que j’aurais pu faire plus. J’aurais pu faire un scandale, ne pas me contenter de faire remarquer à ce type que je l’avais vu, mais le faire savoir aux autres personnes de l’escalator, et en premier lieu, à la femme qu’il avait tenté de peloter. Elle aurait pu savoir qu’elle n’avait pas eu une hallucination tactile, mais aussi et surtout, qu’elle n’était pas toute seule.
Et voilà où je veux en venir : les hommes qui se comportent normalement n’ont pas à demander pardon pour les autres, ce serait bien un comble, mais ils n’en ont pas moins une responsabilité. Dire « moi je n’ai rien fait ! » (et n’avoir effectivement rien fait, ce qui n’est pas toujours le cas, certains minimisent leurs méfaits à leurs propres yeux, se font croire qu’il y a du jeu et de la séduction là où il n’y a que de l’agression) ne suffit pas. Il faut faire quelque chose. Il faut se montrer solidaire, concerné, attentif, parce que l’éducation, au sens large, c’est aussi quand l’ensemble de la société fait comprendre quel comportement elle juge acceptable et quel comportement elle juge inacceptable. Une société, ça se construit volontairement et c’est une affaire quotidienne.
Nous sommes habitués à être frileux, égoïstes, paralysés par l’audace du goujat, paralysés par la peur de la violence gratuite qu’on nous inculque à chaque édition du journal télévisé — cela dit sans vouloir rejeter la lâcheté générale et le manque de solidarité spontanée sur le seul Jean-Pierre Pernaud. Comme les ruminants grégaires, nous sommes habitués à nous abriter dans le nombre, à ne pas nous sentir concernés, à nous occuper de nos propres affaires.
Pourtant, escorter quelqu’un cent mètres, demander « y’a un problème ? » quand il y en a un, dire « ça va pas ? » quand ça va pas, etc., ça ne coûte pas cher et ce n’est pas très risqué.
« Je ne suis pas comme ça », disent beaucoup, et moi aussi d’ailleurs, mais ce n’est pas une raison pour fermer les yeux sur la situation, ni pour chercher, tant qu’on le peut, à y remédier.
lire ailleurs : réagir en tant que témoin (projet Crocodiles)