(cet article est destiné à me dispenser de répéter chaque fois les mêmes choses lors de discussions Twitter où l’on me prête des opinions et des arrières-pensées précises qui seraient dues à ma position d’enseignant à l’Université Paris 8)
Sur Twitter, on est rapidement catégorisé par des gens qui ne nous connaissent ni d’Éve ni d’Adam en fonction des éléments biographiques qu’ils ont glané. Cela prend un tour assez caricatural lorsque les interlocuteurs manquent d’arguments et qu’ils cherchent désespérément la raison imparable qui leur permettra de disqualifier leur contradicteur. Dans mon cas, c’est facile, la description autobiographique que j’ai rédigé pour Twitter prête le flanc à la pensée automatique des imbéciles puisque j’y écris que je suis :
« Enseignant nouveaux médias à l’Université Paris 8 et à l’école d’art du Havre «
Il y a deux mots-clés, deux thought-terminating clichés1 fatals dans cette phrase2 : « enseignant » et « université Paris 8 ». Enseignant à l’Université, c’est apparemment l’autorité, le fonctionnariat, le mandarinat. Et Paris 8, c’est l’Université où, paraît-il, on donne la parole aux gens les plus mal vus par les magazines Marianne, le Point et Valeurs actuelles.
L’argumentum ad professorem3
J’aurais tendance à recenser trois catégories d’attaques liées à la fonction d’enseignant. La première est liée à l’autorité, elle émane de gens qui, peut-être, ont mal vécu l’école et qui ont besoin de faire savoir au « prof » qu’ils contestent son autorité, ce qu’ils font avec une pointe de jubilation manifeste. On se « paie le prof », quoi :
Je dois dire que ça me laisse froid, l’autorité n’ayant jamais été ma motivation pour enseigner, ni un talent dont je dispose. J’aime transmettre, mais j’aime aussi apprendre, et j’aime accompagner des étudiants, certainement pas leur en imposer. Enfin, sur Twitter ou autre réseaux sociaux je suis je pense plus connu pour ma capacité à maintenir des conversations contradictoires au delà du raisonnable qu’à utiliser des titres que je n’ai pas pour dominer des débats. Bref, être enseignant, dans mon idée, c’est un emploi, que j’essaie d’assumer au mieux, mais ce n’est en aucun cas un argument d’autorité.
Je n’ai pas d’exemple sous la main4 car ce n’est pas dans des discussion sur Twitter que cela m’est arrivé mais je me suis parfois vu reprocher d’être « fonctionnaire », ce qui semble impliquer beaucoup de choses pour certains, en ces temps de détestation de l’État et de destruction méthodique du service public, mais je n’ai pas creusé la question puisque je ne suis pas fonctionnaire. Enfin pas tout à fait, car récemment mon statut à changé, non à l’université mais en école d’art, où je suis devenu « agent territorial stagiaire de Catégorie A », et donc destiné à être effectivement titularisé.
L’argumentum ad professorem indignatibus5
Le second cas que je rencontre fréquemment, ce sont les contradicteurs qui s’insurgent, qui s’indignent du fait que je sois enseignant : « Ça ne pense pas comme moi et ça se dit prof ! Et ça prétend enseigner ! Ah elle est belle, la France ! ».
On note, dans le cas des deux derniers tweets, une petite difficulté à appréhender l’humour : est-ce que ceux qui ont mis en exergue et dénoncé mes tweets sont incapables de supposer qu’un enseignant puisse écrire quelque chose de sciemment absurde afin de faire rire ? C’était bien entendu le cas.
Ma réponse ne change pas : enseignant est un emploi, un métier, une fonction, un rôle, parfois même un simulacre, une imposture : je joue à l’enseignant, les étudiants jouent à l’étudiant, et nous avons des choses à nous transmettre ainsi. Ce n’est pas, dans mon approche en tout cas, un statut social qui m’autorise à avoir raison au mauvais sens du terme, c’est à dire d’imposer mes vues par voies autoritaires plutôt qu’en étant dans le vrai. Quant au vrai, à la vérité, pour moi, ce n’est pas un trésor que l’on garde jalousement, c’est un trésor que l’on cherche.
L’argumentum ad parisioctum6
Enfin, et c’est plus récent, il arrive qu’on me catégorise sous ce sceau infâme : enseignant à l’Université Paris 8.
On le voit dans ces quelques exemples, un enseignant à Paris 8, pour certains, c’est quelqu’un de « proche du PIR » (Parti des Indigènes de la République), qui hait la France, qui accueille le paria Mehdi Meklat. Le fait récent qui explique cette réputation, c’est l’organisation d’une session de débats/conférences regroupés sous l’intitulé « Paroles non-blanches », dont une partie n’était pas mixte, c’est à dire que n’y étaient bienvenues que les personnes dites « racisées », victimes de racisme. Le principe en avait fait réagir plus d’un, à droite comme à gauche d’ailleurs, car pour certains, décider qui a le droit d’assister à des conférences en fonction de son phénotype ressemble furieusement à du racisme. C’est ce que m’avait dit, face à l’affiche qui annonçait l’événement, un collègue enseignant de Paris 8, a priori d’origine maghrébine et pas tout jeune7, que le principe de la non-mixité heurtait clairement : c’est honteux, disait-il, m’expliquant que c’était tout ce contre quoi cette université luttait depuis près de cinquante ans. Je lui ai exposé le point de vue des promoteurs des réunions non-mixtes : il ne s’agit pas de comploter ni d’exclure mais de gagner en sérénité et en liberté de parole. Tout le monde peut comprendre que des femmes qui veulent parler de violences sexuelles tiennent à le faire entre elles, car la nature mixte des participants ajoute des enjeux aux réunions. Dans le cas du racisme, l’idée est avant tout que les personnes qui ne sont pas victimes de racisme ont tendance à ralentir les débats et à accaparer la parole de manière en fait peu constructive8. L’enseignant indigné à qui je racontais ça m’a semblé être, si je me fie à ses réponses, un vieux marxiste internationaliste pour qui le racisme est le produit des inégalités et disparaîtra avec elles. Autant dire qu’il n’était pas convaincu.
Quant à moi, je suis partagé : je comprends les arguments, mais je vois en quoi le symbole peut heurter notamment ceux qui, sans être victimes de racisme, ne s’en sentent pas coupables et n’ont, objectivement, rien à se reprocher. Par ailleurs je vois dans ce genre de manifestation un fond de fascination pour l’activisme social américain — dont le vocabulaire et les pratiques rencontrent un immense succès chez nous — alors que les luttes à mener sont différentes de par leur histoire9, et que les effets de ces méthodes ne sont pas vraiment probants. En effet, la condition des noirs reste catastrophique aux États-unis, celle des femmes est en recul et le niveau d’homicides est celui de pays du tiers-monde. Mais je comprends sans peine aussi la colère de tous ces Français qui en théorie sont citoyens de plein-droit et en pratique, ont une expérience frustrante de la France, où la police, les administrations, des injustices à tous les niveaux ou tout simplement une quasi inexistence symbolique positive viennent sans cesse leur rappeler que parmi leurs compatriotes, certains ont du mal à les traiter en frères.
Mais pour dire une fois pour toute mon opinion personnelle sur les réunions dites « non-mixtes », ce qui m’embête le plus n’est pas qu’on les ait inventé que les raisons qui font qu’elles existent : la France est un pays raciste. C’est triste, et la France n’est pas que ça, c’est aussi un pays antiraciste, un pays où beaucoup de mariages sont, eux, mixtes, un pays dont la législation — et ce n’est pas si courant — est universaliste, et un pays dont l’histoire est faite de métissages et de mouvements de population, et ce depuis dix bons milliers d’années. La France peut être un pays digne et humaniste, aux Français d’y œuvrer. La première étape pour y parvenir n’est certainement pas le déni de problèmes avérés.
Revenons à nos moutons : les réunions « non-mixtes » sont-elles représentatives de l’Université Paris 8 ? Oui et non. Oui parce que c’est le genre d’événement que l’on trouvera sans doute plus ici que dans une université comme Paris-Assas (à moins qu’à mon tour je me fasse des idées sur cette université). Non car c’est un épisode anecdotique, c’est à dire que l’Université Paris 8 n’est pas non-mixte, au contraire, elle brasse une grande diversité de population, nous avons des étudiants venus d’horizons très divers. Nous avons, en fait, plus de vingt-mille étudiants. Certains viennent de cités environnant l’Université, d’autres viennent de Corée ou des États-Unis, beaucoup viennent de banlieues parisiennes cossues. Il n’est pas interdit d’entrer en cours aux femmes qui ne portent pas la Burqa (contrairement au fantasme d’Élisabeth Badinter à ce sujet, qui disait que dans « certaines universités » les femmes en voile intégral étaient au premier rang et terrorisaient les autres…) et nous ne commençons pas nos journées par une parade en l’honneur du régime de Kim Jong Un10. Chaque année à Paris 8 ont lieu des dizaines de milliers de cours, des centaines de conférences avec des intervenants très divers.
Les enseignants ne sont pas tous des gauchistes engagés, on trouve là aussi de nombreux profils différents, et je dirais même que l’Université Paris 8, qui fut notoirement un foyer de la gauche radicale au début des années 1970, lorsqu’elle était le Centre universitaire expérimental de Vincennes, tend à se normaliser. Les grandes affiches rédigées à la main par une mystérieuse internationale marxiste (que je soupçonne ne n’avoir eu qu’un unique membre) ont laissé la place à des posters qui vendent un Spring break à la Française (trois jours à Amsterdam), on ne voit plus vraiment de stands de fédérations ceci ou cela, l’université respecte les mêmes règles que d’autres, c’est juste une université, quoi, spécialisée dans les sciences humaines et les arts. Au passage, à ceux qui croient judicieux d’opposer Paris 8 et l’indéfinissable esprit « Charlie », je signale que Bernard Maris, membre de la rédaction de Charlie Hebdo, assassiné par les frères Kouachi le 7 janvier 2015, enseignait avec plaisir l’économie à l’Université Paris 8.
Un square porte d’ailleurs son nom à quelques pas de l’Université.
Mon parcours
Pour ceux que ça intéresse, J’enseigne à l’université Paris 8 depuis le milieu des années 1990. J’y étais étudiant lorsque l’on m’a confié des charges de cours, emploi certes précaire et mal payé mais qui m’a permis de découvrir le plaisir de l’enseignement. Au début des années 2000, on m’a suggéré de postuler pour un poste de « Maître de conférences associé », qui est là aussi un emploi précaire, mais nettement mieux rémunéré, réservé à des gens qui exercent une autre activité professionnelle que celle d’enseignant et qui sont embauchés pour enseigner à mi-temps : c’est typiquement (sans me comparer) grâce à ce type de poste que l’on peut inviter Pablo Picasso à enseigner, alors même qu’il n’est pas docteur en arts plastiques ni qualifié au recrutement des maîtres de conférences par la dix-huitième section du Conseil national des universités. Cet emploi, lié à des conditions de ressources et à la décision de pairs, était renouvelable tous les trois ans, mais ce dispositif créé pour faire entrer des professionnels à l’université a tendance à disparaître, et je ne remplis plus ses strictes conditions d’application, étant devenu trop prof, puisque j’occupe aussi un poste en école d’art. L’an dernier, je suis donc devenu chargé d’enseignement et de recherche, un statut pensé sur mesure pour une dizaine de collègues dans le même cas que moi, qui nous permet de continuer d’enseigner encore quatre ans, délai au terme duquel nous ne pourrons plus le faire, la loi dite « Sapin » imposant que l’on nous titularise ou que l’on nous remercie11.
Quand je suis arrivé à Paris 8, j’ai rencontré tout d’abord beaucoup de liberté. Liberté d’étudier dans des domaines inattendus (j’ai fait plusieurs semestres de chinois classique, par exemple, mais aussi de la scénographie), liberté d’organiser mon emploi du temps, possibilité de suivre des cours aussi divers que l’urbanisme, la sociologie de l’art, la pratique de la bande dessinée, et, enfin, les nouveaux médias. Et liberté d’étudier tout court, puisque j’ai pu intégrer Paris 8 sans être titulaire du baccalauréat.
Quand je suis arrivé, certains enseignants rechignaient à donner des notes, c’était neuf pour eux, il restait encore un peu du fameux « esprit de Vincennes », mais j’ai vu l’université rentrer peu à peu dans le rang, malgré quelques réminiscences d’un passé plutôt excitant (Deleuze, Popper, Lacan, ou, même si leur passage fut de courte durée, des gens tels que Foucault, Laborit, ou encore les auteurs de bande dessinée Mézières et Moebius).
Mais pour autant, je n’ai pas ressenti de pression politique étouffante. La fac fut autrefois clairement de gauche, elle n’est sûrement pas devenue une université de droite aujourd’hui, mais on n’a pas besoin d’être encarté dans un groupuscule maoïste pour y enseigner ou y étudier — contrairement à ce qu’avait supposé une étudiante chinoise qui avait cru judicieux d’ajouter à son dossier d’équivalences une photocopie de sa carte d’adhérente du Parti Socialiste (français !), dans l’espoir que son dossier en soit favorisé.
Bref bref bref, non, tous les enseignants de Paris 8 ne pensent pas tous pareil sur tous les sujets, les étudiants ne reçoivent pas une formation idéologique particulière, peut-être existe-t-il une culture spécifique à Paris 8 mais pour la comprendre, il faut faire un peu plus que de se fier à des on-dits malveillants12. Il faut un certain culot pour se croire légitime à proférer des généralités sur une université cinquantenaire qui emploie mille enseignants titulaires (et bien des chargés de cours) et accueille plus de vingt mille étudiants.
- Traduisons ça par « poncifs court-circuiteurs de réflexion ». Ce concept a été forgé par le psychologue Robert Jay Lifton dans un essai consacré au contrôle mental : Thought Reform and the Psychology of Totalism: A Study of « Brainwashing » in China (1961), et il désigne les mots, les locutions, les proverbes, le notions, qui permettent de bloquer la réflexion. [↩]
- Les nouveaux médias, l’école d’art et le Havre ne me sont jamais renvoyés à la figure, en revanche ! [↩]
- nota bene : je ne connais absolument pas le Latin, je n’en ai pas fais à l’école. J’ai fait du Grec mais sans jamais vraiment comprendre ce qu’était une déclinaison et à quoi ça servait. Ce n’est que des années plus tard que mon épouse, qui parle Croate, me l’a expliqué. [↩]
- Dans l’article l’Exemplarité du prof, un peu sur le même sujet, on voit des gens me reprocher d’émettre des tweets erronés alors que je suis salarié du service public. [↩]
- Je vous ai dit que je ne connaissais pas le Latin et que j’invente ! [↩]
- Oui, c’est encore du Latin inventé. N’hésitez pas à me proposer mieux ! [↩]
- J’ignore son identité, c’est un enseignant d’un autre département. [↩]
- Par ailleurs, cette fameuse « non-mixité », traitée comme un outil et non comme un but, bien entendu, permet sans doute de rendre la parole plus fine pour évoquer les problèmes qui existent au sein du groupe lui-même. Je m’explique : si des personnes victimes de racisme discutent avec des personnes qui ne le sont pas et demandent à être convaincues et rassurées, elles seront vite amenées à faire bloc et à taire artificiellement leurs propres points problématiques. Pour caricaturer, face aux arguments masculinistes d’un Éric Zemmour, on imagine qu’un groupe de femmes ne va pas se mettre à discuter de la misogynie qui peut être véhiculée par les femmes elles-mêmes : dans un tel contexte, ce serait tendre le bâton pour se faire cogner. [↩]
- Lire à ce sujet Les Schtroumpfs noirs, une œuvre raciste ? Par André Gunthert,. [↩]
- Qui n’a pas l’air de très bien fonctionner soit dit en passant. [↩]
- C’est la seconde fois que je vais perdre un emploi grâce aux bonnes idées de Michel Sapin ! [↩]
- Les jugements péremptoires ne sont malheureusement pas une chose rare, c’est même, si l’on se fie aux recherches exposées par cet article, d’une grande banalité : on se sent souvent d’autant plus expert qu’on est ignorant. [↩]
Et aucun procès d’intention en raison de ton enseignement à l’école d’art du Havre ? C’est déprimant. 🙂
@Thierry : là c’est dans la vraie vie que ça m’est arrivé de lire dans les yeux des gens à qui je disais « je deviens prof au Havre » un truc du genre « j’ai un cancer foudroyant, adieu ».