Dans mon billet précédent je dis clairement que je n’ai aucune envie de donner des leçons à ceux qui n’iront pas voter le 7 mai, qu’ils soient des abstentionnistes permanents, des abstentionnistes du ni-Macron-ni-Le-Pen ou des abstentionnistes du « j’ai décidé de partir en long week end mais j’ai complètement oublié la procuration ». En revanche, je ne sais pas trop quoi dire aux gens qui ont voté Mélenchon et comptent reporter leur voix sur Le Pen par affinité politique : ceux-là sont trop loin de moi pour que je puisse comprendre un grand écart aussi extravagant. Ils sont tellement loin de moi, du reste, que je n’en connais aucun. Je suis aussi très circonspect envers ceux qui espèrent l’élection de Le Pen non par adhésion envers ses vues ni même par rejet viscéral d’Emmanuel Macron mais parce que son élection permettrait de s’opposer directement à elle, à l’État ; une envie de catastrophe, de guerre civile…. En tant que spécialiste des mythes de fins du monde autant qu’en tant que lecteur d’Henri Laborit, je comprends cette envie de quitter le status quo de la prétendue social-démocratie (sociale tant qu’elle y est forcée, démocratique au minimum possible). Je le comprends mais je ne peux pas le partager, il y a bien trop à perdre : la bataille, bien entendu, mais aussi sa propre humanité.
Non seulement je ne donnerai pas de leçons, mais je pense que ceux qui le font ont tort, et que si quelqu’un se tire une balle dans le pied, pour reprendre une métaphore qui a du succès ces jours-ci, c’est bien eux : rien de plus contre-productif que d’insulter, culpabiliser, menacer une personne dont on aimerait qu’elle se rallie à sa vision des choses. À moins que le but ne soit pas de partager un raisonnement, mais juste de dire qui on a envie de détester, et d’ajouter : « j’en étais sûr ! ». Pas de leçons, donc, mais pour éviter de me répéter, conversation après conversation, je vais tout de même tenter d’exposer de manière synthétique ici les arguments qui me convainquent d’aller voter pour le paltoquet, malgré son programme, en commençant par exposer ma vision de la démocratie représentative.

Pour moi, voter, ce n’est pas choisir le bon dirigeant, c’est se déterminer entre des ambitieux plus ou moins néfastes, plus ou moins honnêtes, et aussi choisir entre des programmes et des groupes politiques plus ou moins dangereux. Je ne vote pas par adhésion inconditionnelle (croire en quelqu’un d’autre alors que je ne suis pas capable d’être d’accord avec moi-même constituerait une blessure narcissique bien douloureuse), mais avec l’idée d’obtenir des améliorations ou plus souvent encore, d’éviter une détérioration. Je ne dis pas que je n’adhère pas un peu aux programmes pour lesquels je vote, mais je n’ai pas de foi, pas de religion, je refuse les « packs » (si je suis d’accord sur tel point je dois être d’accord sur tel autre), je ne suis pas dupe du côté self-service de l’offre. Je constate que la démocratie représentative ne mène pas forcément aux bonnes politiques, puisqu’elle ne favorise pas la coopération ou la recherche d’un intérêt véritablement commun, mais j’y reste attaché faute de mieux car je la vois comme un contre-pouvoir, au même titre que la libre-circulation de l’information ou que l’indépendance de la justice.
À présent, comparons.
Emmanuel Macron propose de rester dans la continuité du quinquennat de François Hollande, en parachevant l’œuvre de dépolitisation de la vie politique qu’a incarné ce dernier : avec Macron, l’antagonisme gauche-droite, certes un peu dépassé ou ridicule sur certains sujets, s’efface au profit d’un système mené par les négociations de lobbies et orientée par des think-tanks qui semblent depuis longtemps avoir conclu que la social-démocratie était une chose trop sérieuse pour être confiée à des électeurs. Il faut dire que ce n’est pas faux, l’électeur d’aujourd’hui n’est plus vraiment un citoyen mais quelqu’un qui délègue sa souveraineté sans jamais se sentir responsable ensuite, ce qui constitue une vision un peu consumériste de la politique.
Emmanuel Macron est un promoteur du libéralisme économique, il veut réformer le droit du travail dès sa prise de fonctions, par ordonnances : moins d’indemnisations par les Prud’hommes en cas de licenciement contesté ; possibilité de toucher des indemnités chômage lorsque l’on démissionne (ce qui est a priori plutôt une bonne chose, mais il faut voir dans le détail) ; la perte de pouvoir des syndicats en entreprise, au profit de systèmes de référendum interne. Sur la fiscalité, « En marche ! » marche clairement pour le capital, en supprimant l’Impôt sur la fortune et en le remplaçant par un impôt sur le patrimoine immobilier. Il propose dans le même temps une suppression de la taxe d’habitation en dessous d’un certain revenu annuel. Sur la plupart des autres sujets, le programme d’Emmanuel Macron ne fait qu’indiquer des vœux : l’armée doit protéger les français et assurer la souveraineté du pays — Original ! — Il faut donner le goût de la Culture et soutenir les artistes — Incroyable, non ? — L’école doit accompagner la réussite de chacun et réduire les inégalités — Jamais entendu un truc pareil ! — La justice doit être juste et efficace — Moderne ! — Les pauvres doivent être moins pauvres — On leur dira. — Etc., etc. Il ne manque plus qu’à demander à la pluie de mouiller, et on a un programme parfait. Je force le trait ? Peut-être, je vous laisse aller consulter le programme pour vérifier, ou encore cette méta-étude qui compile l’analyse comparée des différents programmes par une vingtaine d’ONGs. Au fond, le programme d’Emmanuel Macron consiste à dire qu’il n’y a pas grand chose à changer à la pente actuelle, et en cela, il est légitime de voir en lui l’héritier de François Hollande. Peut-être n’est-ce pas un mauvais signe, peut-être que cela veut dire, avant tout, que les Français n’ont pas tant envie de catastrophe que cela.
Plus que des mesures véritablement iniques, c’est la dissolution du politique (et du syndicalisme) qui m’effraie chez Emmanuel Macron, puisque par petites touches, il se propose de supprimer la souveraineté qu’exercent les citoyens sur l’État dont ils dépendent. Et je parle de la vraie souveraineté, pas du fait d’agiter un drapeau, de chanter des hymnes patriotique et d’invoquer Jeanne d’Arc en se faisant faire les poches par ceux qui savent détourner votre attention à coup de fierté mal placé.

Jeu : inversez deux lettres dans le titre du film et découvrez le message subliminal que je tente de vous faire passer.
Vous voyez de quoi je veux parler.
D’un point de vue purement économique et social, le programme de Marine Le Pen n’est ni un pari « utopiste » sur l’avenir et le progrès, ni une forme de résignation « réaliste », il n’a pas de cohérence, et on doute que quiconque dans son parti ait de compétence pour traiter ces sujets. Les économistes qui se sont penchés sur le programme économique de Marine Le Pen le considèrent comme aberrant, puisqu’il promet d’immenses dépenses (renforcement d’effectifs dans la santé, la police,…), des baisses immédiates de tarifs réglementés (gaz, électricité, etc.), des revalorisations importantes pour les salaires de fonctionnaires ou les pensions, des dépenses accrues (défense), des exonérations (entreprises, successions,…), et tout cela ne serait financé que par une astuce : la sorti de l’Euro en faveur du franc, qui deviendrait la devise de la dette publique du pays et pourrait être dévalué brutalement pour ramener ladite dette à peu de choses. En fait, ce que propose Le Pen est rien moins que d’escroquer les créanciers de la France, lesquels ne seront pas contents et sont pour une bonne part… français : Axa, Allianz, MMA, CIC, BNP Paribas, etc. Comptons sur ces institutions financières pour reprendre aux français d’un côté que ce que la France leur aura pris de l’autre. Parmi les autres sources de revenus proposés se trouve notamment une taxe sur les embauches de travailleurs étrangers. Une idée trumpienne qui là encore coûtera précisément à l’économie française. L’incompétence de Marine Le Pen est totale, mais il est probable que ses électeurs s’en moquent de manière toute aussi totale.
De manière incroyablement rusée, Marine Le Pen a amené le parti de son géniteur, longtemps promoteur d’un libéralisme économique total, à s’appuyer sur un discours social et empathique. Le Pen ne dit pas aux ouvriers ce qu’elle va faire pour leur usine qui ferme, ou si elle le fait, elle leur promet n’importe quoi. À la place, elle fait des selfies avec eux, elle est « proche » d’eux, comme Chirac savait l’être. Cette « proximité », je la mets entre guillemets puisqu’elle relève du spectacle, mais elle s’adresse avec efficacité aux gens un peu désemparés et inquiets, à ceux qui vivent dans une petite ville alsacienne et qui ne voient pas ce qu’ils peuvent faire contre la montée du salafisme dont la télé leur bourre le crâne, elle s’adresse à ceux qui sont persuadés que leur niveau de vie va baisser, elle s’adresse à ceux qui ont l’impression de n’avoir aucune prise sur un monde complexe et immense. Et elle s’adresse, bien sûr, à ceux qui ont envie de punir les gouvernements précédents de leur incapacité à régler certains problèmes. Elle ne fera rien pour eux, elle en est bien incapable, mais elle sait leur faire croire qu’elle n’est pas une technocrate, qu’elle ne représente pas une élite politique et financière établie. Face à cette promesse de proximité, un nouveau Giscard qui explique d’une voix mal assurée à des syndicalistes comment on se paie un beau costume et promet de ne rien tenter d’imposer à l’Europe peut faire pâle figure.

Ce qui rend le programme de Marine Le Pen particulièrement intolérable, ce n’est pas sa démagogie et son manque de compétence économique, écologique, culturelle — qui certes sont graves en elles-mêmes — , c’est toute la peur et la détestation de l’autre qui l’anime. Les immigrés clandestins ne pourront être régularisés, le regroupement familial ne sera plus possible, les frontières seront rétablies (les gens ont-il oublié comme c’était pénible ?), les demandeurs d’asile devront déposer leur requête dans leur pays d’origine, et l’aide médicale d’État sera supprimée (prévoir un retour brutal de la tuberculose et de quelques autres maladies pour l’instant rares en France).
Je me souviens, depuis mon tout petit bout de lorgnette, comme la vie était difficile pour mes étudiants étrangers à l’université sous Sarkozy, j’imagine bien ce que cela deviendra sous Marine Le Pen !

Les médias obnubilés par l’Islam sont directement responsables de l’importance qu’a désormais acquis le Front National dans le débat public. À présent, ils appellent à faire « barrage » à un parti « anti-républicain » dont ils ont pourtant accompagné et favorisé la prétendue dédiabolisation.
Sous Marine Le Pen, les libertés publiques risquent de souffrir. Voir par exemple cette déclaration récente : «Avec moi, les fichés S, pour eux, la règle sera simple mais drastique. Le fiché S étranger est expulsé vers son pays d’origine. Le fiché S binational est déchu de sa nationalité et expulsé vers son pays. Le fiché S français est poursuivi pour intelligence avec l’ennemi et condamné à de la prison et à l’indignité nationale qui le prive de tous ses droits.». Depuis quelques années, les médias parlent beaucoup des « fichés S » : tel triste personnage coupable de meurtre terroriste était-il ou n’était-il pas « fiché S » ? On en vient à croire qu’être « fiché S » signifie être un membre radicalisé de Daech. Mais ce n’est pas le cas, la « fiche S » concerne toute personne qui n’a commis aucun crime ou délit mais que la sécurité intérieure juge pertinent de surveiller. On trouve dans ce fichier de plus de 20 000 personnes des djihadistes potentiels, des fauteurs de trouble organisés (hooligans, black blocs), des membres de groupes d’extrême-droite ou d’extrême-gauche mais aussi des activistes divers (Kurdes, écologistes, indépendantistes régionaux). On imagine l’absurdité juridique de la situation des personnes présentes dans le fichier si elles étaient soumises au traitement prévu, au risque de l’erreur judiciaire ou de la faute morale, et au détriment des services de renseignement, qui seront dès lors privés d’un précieux outil de surveillance, dans le seul but d’apaiser l’épouvante populaire, Et ensuite quoi ? On met des milliers de gens en prison, et on en fait quoi ? On ne peut pas les condamner, puisqu’ils n’ont rien fait, alors on est censé les enfermer combien de temps ?
Le retour de la peine de mort a été enlevé tout récemment du programme du Front National, mais il semble faire partie des projets, tout comme la « perpétuité réelle ».
Le modèle de l’actuel Front National n’est sans doute ni le nazisme ni le fascisme italien (quoique le mélange entre extrême-droite et discours social rappelle Mussolini). Non, son modèle, c’est Donald Trump : raconter n’importe quoi, promettre n’importe quoi, sans jamais peser les conséquences logiques des promesses. Mais ce n’est pas un handicap puisque ce n’est pas à l’intelligence des électeurs que le message est adressé, mais à leur peur, à leur envie que les problèmes complexes trouvent une solution simple à comprendre et expéditive. Que fera-t-elle concrètement une fois au pouvoir ? Je ne suis pas devin, mais si je pense aux militants et aux cadres de son parti, je pense qu’on a raison d’avoir peur, du moins si on vient d’ailleurs et/ou si on aime la liberté. Les quinquennats précédents laissent au prochain président ou à la prochaine présidente des outils puissants de surveillance et d’autorité (à commencer par l’état d’urgence), ce qui constitue une ignominie irresponsable. Que se passera-t-il au prochain attentat ? En Turquie, pays démocratique, une vague tentative de coup d’État a permis en quelques mois au déjà très autoritaire président Erdoğan d’effectuer une purge massive parmi les fonctionnaires du pays et d’obtenir, démocratiquement, qu’on change la constitution du pays pour lui donner quelque chose qui ressemble aux pleins-pouvoirs.

Vu à Paris jeudi soir. Un homme arrête son automobile en pleine rue et bloque la circulation. Il est en fait complètement ivre. Le conducteur qui se trouve derrière lui est un trentenaire d’origine, a priori, maghrébine. Il crie à celui qui le bloque de se pousser, puis sort de sa voiture en colère. Il comprend vite qu’il a affaire à un soûlard. Le conducteur ivre marmonne de manière confuse mais suffisamment intelligible que « quand Marine sera présidente », ça ne se passera pas comme ça, les gens aux cheveux crépus n’engueuleront pas les français-de-souche qui bloquent la rue parce qu’ils sont torchés. Je ne suis pas pressé de voir advenir la « revanche du mâle blanc » ici. (reconstitué de mémoire, désolé, je ne sais pas bien dessiner les automobiles).
Un ami me disait : « de toute façon, Le Pen ne peut pas passer, alors je voterai blanc pour que Macron ne l’emporte pas avec un trop gros score, on ne doit pas lui laisser ce plaisir, il faut envoyer un message ». Je comprends le calcul (tout en me rappelant qu’on a pu l’entendre de la part des partisans de Bernie Sanders), mais je pense au contraire qu’il faut que Macron l’emporte avec un score de république bananière, comme Chirac en 2002, car ce score sera la preuve de sa propre illégitimité, personne ne sera dupe de sa signification : il ne marquera pas un soutien envers le marmouset Emmanuel Macron, mais le rejet sans ambiguïté d’une politique fondée sur la haine de l’autre et qui dévoie éhontément les mots « féminisme », « laïcité » ou « gaullisme ».
Les gens qui ont voté pour le programme de la « France insoumise » n’ont rien à voir avec Marine Le Pen, elle est aux antipodes de leurs idées même si Le Pen a l’habilité d’employer certains de leurs mots-clés, et a été assez rusée pour protester à raison contre les lois liberticides (comme la loi renseignement) au moment de leur vote — comptez sur elle pour en profiter sans réserves une fois au pouvoir.
Marine Le Pen sait sourire, sait faire croire aux gens qu’elle veut leur bien, que le parti est « dédiabolisé », mais il ne faut pas s’y tromper. Ses proches sont du GUD et son jeu de ping-pong avec son père n’est une habile comédie : le vieillard sort une horreur raciste, antisémite, homophobe, la fille prend un air consterné, et le public se dit que le parti a changé. Mais c’est une ruse, Le Pen père dit tout haut ce que son parti pense tout bas, tandis que sa fille se contente d’améliorer l’emballage d’idées qui n’ont changé en rien. Les sorties séniles de Le Pen sont des clins d’œils adressés à la vieille garde du parti.

Pour Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon a « trahi les siens ». Ah oui ? Eh bien pour Jean-Noël Lafargue, Emmanuel Macron « ne sait pas quand il vaut mieux se taire ». Si Macron remporte cette élection, ça n’aura pas été à la loyale, mais par force. Peut-être n’est-il pas avisé d’ajouter l’insulte à la blessure ! Je sens qu’il va me plaire, celui-là.
Oui, Emmanuel Macron est le dangereux représentant du There is no alternative cher à Margareth Thatcher et de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama, c’est à dire d’un libéralisme qui juge la lutte des classes obsolète, évacue le débat politique de la vie publique et installe une néo-féodalité dont les seigneurs sont les conseils d’administrations de grandes sociétés. Des gens qui se croient souvent très bienveillants, mais qui ne commencent à lâcher des miettes à ceux qui travaillent à leur fortune qu’une fois qu’ils y sont vraiment forcés.
Oui, l’ascension de Marine Le Pen a été favorisée avec complaisance par ceux qui en ont fait un épouvantail universel, nous laissant le « choix » entre la pérennisation du système qui leur profite et la barbarie. C’était irresponsable de leur part ; l’épouvantail est là depuis trop longtemps, les moineaux n’en ont plus peur et il régnera peut-être demain sur le champ. C’était irresponsable. Nous pouvons donc nous dire : « ni Le Pen ni Macron, je n’y suis pour rien, ce n’est pas mon problème ». Je comprends cette idée et dans un monde idéal, je la partage sans réserves, mais rappelons-nous que le système électoral ne prévoit rien de ce genre : à la fin, nous aurons bien l’un ou l’autre, il n’existe pas de troisième possibilité, et quelle que soit la personne élue, elle sera bel et bien notre problème.
Alors de force, toute honte bue, en pensant à ceux qui seront les premiers à se prendre les bottes dans la figure, et même si ce sont les responsables de la situation qui vont en profiter de manière immédiate, je pense qu’il faut que nous nous assurions que la menace d’une Le Pen est écartée avant de repartir au combat contre son concurrent. J’ai peur que ça passe par un bulletin en faveur du paltoquet. C’est quand même un cas de conscience un peu moins douloureux que s’il avait fallu voter Fillon, non ?
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