Archives mensuelles : mars 2017

Ce que j’entends par « racisme »

De nombreuses conversations auxquelles je participe sur Twitter, notamment, butent sur le mot « racisme », auquel je ne donne pas la définition la plus commune, ce qui enlise souvent la discussion dans des considérations lexicales plutôt que sur les faits dont j’essaie de parler. Je ne sais pas si le mot est bon (aucun de ses pseudo-synonymes tels que « exclusion » ou « xénophobie » ne me convient plus), mais afin d’y renvoyer mes interlocuteurs chaque fois que la question reviendra je vais tenter ici d’expliquer en détail ce qu’il recouvre lorsque je l’emploie.

Le racisme scientifique

Le racisme dit « scientifique » du compte de Gobineau, qui jugeait pertinent de distinguer les humains comme un zoologue le ferait, sur la foi de quelques caractères phénotypiques flagrants tels que la couleur de la peau, la nature du cheveu ou la forme caractéristique des yeux, du nez ou de la bouche, ne m’intéresse pas spécialement, ne me semble pas vraiment une question actuelle. Bien que l’on parle de racisme « scientifique », cette manière de classifier les humains est dépréciée tant d’un point de vue moral que du point de vue des biologistes, qui constatent une remarquable homogénéité de notre espèce comparément à bien d’autres, y compris au sein de notre famille, les primates : les différences génétiques entre un individu chimpanzé et un autre peuvent être bien plus importantes qu’entre deux humains1. Cette grille de lecture du monde très XIXe siècle a, certes, toujours ses amateurs, comme le directeur de radio Courtoisie Henry de Lesquen2, mais elles sont à mon avis plus une conséquence du racisme que sa cause, ce ne sont que des théories, elles sont destinées à valider et à rationaliser (au sens le plus fou du terme) une attitude assez universellement partagée de rejet de la différence. C’est la raison d’être de ces mécanismes de rejet qui m’intéresse, plus que les théories qui leur sont plaquées ensuite et que nous avons beau jeu de dénoncer à présent que plus personne de fréquentable ne les soutient.

Le racisme Koh-Lanta

Chaque année, l’émission Koh-Lanta fournit une illustration extraordinaire de la manière dont se fabrique ce que j’appelle le racisme : les participants à ce jeu sont placés dans des conditions assez extrêmes de survie et de compétition pendant quelques semaines. Ils sont tout à fait consentants et peuvent abandonner le jeu quand ils veulent, mais ils s’accrochent et, au passage, subissent la faim et le froid, maigrissent de manière impressionnante et vivent des situations humaines émotionnellement perturbantes : alliances, pactes, trahisons, cabales. Au début du jeu3, les participants sont répartis entre deux équipes, l’équipe rouge et l’équipe jaune.

Les deux équipes sont opposées avec comme enjeu une amélioration des conditions de vie (le moyen de faire du feu, ou une ration de nourriture, par exemple), et, en fin d’émission, la possibilité de rester au complet. Après vingt jours seulement, de nombreux participants ont quitté le jeu — exclus par ceux de leur propre équipe après que celle-ci ait été déclarée perdante à un jeu — et les deux équipes sont « réunifiées », c’est à dire qu’elles disparaissent, il n’y a plus ni « jaunes » ni « rouges ». En théorie du moins, car malgré la suppression des équipes, les participants persistent à s’identifier à leurs anciennes couleurs, et ceux qui y sont infidèles passent pour les pires traîtres. Les participants au jeu semblent parfois être devenus fous, car ils sont devenus patriotes d’une couleur qui leur a été attribuée arbitrairement et qui regroupe des personnes qu’ils ne connaissaient pas quinze jours plus tôt. Pas besoin, en voyant ça, de se demander comment fonctionnent les armées.
Même sans parler de guerre, cet « esprit d’équipe » mène à des horreurs, et notamment à refuser vigoureusement tout ce qui gomme les différences. Dans ma ville, dont le maire est étiqueté « divers droite », par exemple, on a pu voir le Parti socialiste local reprocher au maire de trop investir dans la culture et d’avoir aménagé un camp pour les gens du voyage, et le représentant au législatives du Parti de Gauche se plaindre que la mairie organise un événément autour de la permaculture. C’est à dire que les deux partis d’opposition « de gauche » de la ville ont reproché au maire de ne pas être assez à droite : leur engagement les a conduit à oublier le but qu’ils poursuivaient pour ne s’intéresser qu’à l’équipe à laquelle appartient untel ou untel. Sur Twitter en ce moment, on remarque de vifs échanges entre les partisans de Hamon, Mélenchon ou Jadot : une fois que les uns ou les autres ont pris parti, nombreux sont ceux qui semblent développer un rejet épidermique de ceux qui leur sont politiquement les plus proches. Mécanique étrange et contre-productive, du moins si le but d’une victoire électorale est bien d’imposer des idées et non juste une équipe.

Le racisme de chacun

Ce que j’appelle racisme commence quand on s’identifie à un groupe et que l’on oppose celui-ci à un autre groupe. Au niveau neurologique, on constate de manière assez dérangeante que le phénomène nous touche tous et qu’il se manifeste par un surcroît d’empathie envers ceux que nous identifions comme nos semblables, et un déficit d’empathie envers ceux que nous identifions comme « autres ». En pratique, un supporter du Paris Saint Germain qui assistera à l’agression d’un autre supporter de la même équipe par des supporters de l’Olympique de Marseille verra s’activer les parties de son cerveau qui prennent en charge la douleur. Inversement, ia douleur d’un supporter concurrent le laissera froid, ou pire, pourra activer des parties de son cerveau dévolues au plaisir ! Je me demande ce qu’il se passe si subitement des supporters de rugby se battent avec des supporters de football, toutes équipes confondues : est-ce que cela suffira à créer un lien empathique entre OM et PSG ? Je parie que oui. Après tout, rien ne sert mieux le sentiment d’appartenance à un groupe que le fait d’être agressé en tant que membre de ce groupe, et beaucoup de nations ne sont nées qu’en réponse à une agression. Je ne m’intéresse pas au football, mais j’ai un autre exemple qui me concerne directement : lorsque les gens de La prétendue Manif « Pour tous » se sont plaints des violences policières dont ils étaient victimes, je n’ai pas eu mal pour eux, je n’ai pas ressenti d’empathie particulière, je n’ai même pas cru à ce qu’ils disaient… Mais lorsque ce sont les « nuit debout » qui ont été gazés et tabassés, j’en ai été révolté. La différence entre les deux groupes, c’est qu’il y en a un dont je méprise les valeurs et un autre dont je me sens proche. Pourtant, la matraque est aussi lourde sur une tête que sur une autre.

Les évolutionnistes n’ont aucun mal à justifier ce phénomène, il sert avant tout à assurer notre survie et celle de nos gènes : les gens d’une même famille se soutiennent et s’épaulent, c’est normal. Pas forcément juste (il suffit de voir comme on reste fidèle aux siens lorsque ceux-ci sont attaqués, y compris lorsqu’ils sont dans leur tort), mais logique. La plasticité de notre cerveau, notre intelligence4 et la fertile imprécision de nos sens rendent la chose intéressante et moins mécanique que chez certains animaux capables, dit-on, de se détourner de leur propre progéniture si celle-ci n’a pas l’exacte odeur attendue. Une personne que nous fréquentons longtemps finira par devenir « nôtre » quand bien même elle nous est étrangère à divers égards — apparence physique, par exemple, mais aussi sexe, accent, vocabulaire, milieu social,… voire même mode d’existence : on peut être un homme blanc raciste et misogyne mais éprouver quelque chose comme de l’empathie pour un personnage noir féminin d’une série télévisée dont on sait tout à fait qu’il n’existe pas réellement, ou pour une chanteuse noire qui existe effectivement mais que l’on n’a pas rencontré et que l’on ne rencontrera jamais.
Je ne vais pas invoquer plus avant les neurosciences ou la psychologie pour expliquer le phénomène, car je commente et je résume ici de mémoire un article lu il y a un certain temps dans Science & Vie (et donc certainement réducteur, péremptoire et caricatural). Je n’en ai pas vraiment besoin, car au fond tout ça se constate facilement.

Moi, nous, toi, vous, eux

Le racisme tel que je l’entends, qui existe en chacun de nous et sert en quelque sorte à favoriser ceux qui nous ressemblent, devient vraiment dérangeant lorsqu’il glisse du besoin de soutenir ses proches à un rejet de l’autre, et que ce rejet prend la forme d’une négation de l’individualité de cet autre, lequel n’est plus vu que comme agent d’un groupe, à qui on prête des motivations et des réflexes qui ne sont plus ceux d’une personne mais bien du groupe entier et des clichés que l’on plaque caricaturalement dessus en fonction de représentations plus ou moins fantasmatiques — c’est ce qui explique qu’on soit terrorisé par les musulmans dans des villages perdus des campagnes alsaciennes et bien plus détendu sur le sujet dans les endroits où on connaît d’authentiques musulmans et où on sait, en conséquence, qu’ils sont bien des personnes, avec des opinions et des tempéraments divers.
Pour l’anarchiste que je suis, il n’existe pas grand chose de plus violent que de nier le statut d’individu d’une personne, de partir du principe que, puisqu’elle a été identifiée comme membre de tel ou tel ensemble plus ou moins arbitraire, est privée de pensée individuelle, ne pense et n’agit que pour le groupe dont elle est issue, comme une fourmi pour la fourmilière ou une abeille pour la ruche.
Une conséquence terrifiante de cette mécanique, c’est qu’elle est souvent assumée par ceux là mêmes qui en sont victimes, et pour une raison bien simple : l’union fait la force. Lorsque l’on se sent menacé ou brimé en tant que membre d’un groupe, il est assez naturel qu’on cherche la solidarité de ce groupe afin qu’il se transforme en un collectif, c’est une attitude qu’on peut difficilement condamner, mais elle peut mener ceux qui s’y conforment à réduire volontairement leur individualité, à se fondre dans le groupe, jusqu’à agir contre leur intelligence, contre leur sens de la justice et contre leurs intérêts. C’est comme ça que fonctionnent les religions, les groupes sectaires, les gangs, les partis politiques, et finalement, la société toute entière : chacun de nous doit constamment décider où placer le curseur entre ses goûts, ses idées, ses opinions, et ce que le nombre lui impose. Une société totalitaire, c’est une société qui ne nous laisse qu’une très petite marge de liberté à ses membres.
Les nationalistes et autres suprématistes de tous bord sont racistes non seulement envers ceux qu’ils considèrent comme « l’autre », mais aussi envers eux mêmes, puisqu’ils veulent se voir comme agents d’un groupe et non comme personnes, et puisque, s’ils voient l’autre comme non-eux, ils se voient aussi eux-mêmes comme n’étant pas l’autre. L’autre devient le pivot, la référence qui leur permet de se définir. Ou quelque chose comme ça.

Intellectuellement, j’arrive presque à comprendre qu’on puisse juger rassurant de ne plus être une personne, s’effacer dans le nombre, porter un uniforme, suivre un chef, suivre un dieu (enfin suivre ceux qui prétendent savoir ce que veut ce dieu), renoncer à son individualité. Mais je n’imagine rien sur Terre qui soit plus pathétique.

  1. De mémoire, le nombre de gènes qui distinguent deux individus chimpanzés est deux fois supérieur à celui qui distinguent deux individus humains. []
  2. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui qui se présente comme raciste — et qui affirme du reste le faire de manière « positive », c’est à dire sans méchanceté. []
  3. Chaque année, les règles de Koh-Lanta changent un peu. Cette année, je ne suis pas le programme mais on m’a appris qu’il y avait trois équipes. Le manque de méthodologie claire, le biais de sélection des concurrents, la forte scénarisation et la manière dont les événements sont guidés ne permet pas de faire de Koh-Lanta une expérience de psychologie exploitable, mais la manière dont certaines mécaniques se répètent d’une fois sur l’autre me semble extrêmement impressionnante.   []
  4. On a pu vérifier que lorsqu’une personne a l’esprit encombré par une tâche, par exemple retenir un nombre, elle a des réflexes plus racistes que lorsqu’elle peut utiliser ses ressources intellectuelles : le non-racisme a un rapport avec l’intelligence. Pas étonnant, et on sait aussi que le racisme a un rapport avec la peur (on dit « xénophobe » et ce n’est pas pour rien), or la peur bloque les fonctions cognitives, on est plus rapide, plus réactif, car plus con. Ne vous demandez pas à quoi sert l’angoisse que nous servent les chaînes d’information en continu… Une fois le spectateur effrayé par le matraquage d’une nouvelle anxiogène, ce dernier est si attentif et concentré qu’il accepte la solution rassurante qu’on lui propose : acheter les biens dont lui parlent les publicités qui ponctuent la journée de diffusion des nouvelles. On peut penser que j’exagère, mais tout ça a été largement démontré par la psychologie sociale. []

Valls soutenant Macron, le canular en est-il vraiment un ?

Hier à 22h23, Le Parisien a publié un article exclusif qui affirmait que Manuel Valls, contrairement à tous ses engagements précédents, s’apprêtait à soutenir Emmanuel Macron. Ce qui était peut-être un service à rendre à Benoît Hamon, dont l’appartenance au Parti Socialiste est plutôt un handicap.
Un extrait de l’article :

« On va appeler à voter Macron », confirme l’un de ses très proches, sans tourner autour du pot. « Il parlera avant le 23 avril », précise un ex-pilier de sa campagne. L’ancien Premier ministre devrait « amorcer ce soutien » et « tracer le chemin » ce mardi soir devant ses fidèles conviés salle Colbert à l’Assemblée, indique un autre en termes plus pudiques. Selon eux, Valls et Macron n’en auraient pas discuté ensemble. Car Valls n’aurait aucunement l’intention de s’afficher à ses côtés ni dans ses meetings. Non, ce qu’il veut, disent-ils, c’est poser un acte politique « pour la France ».

Les réactions ont été immédiates et très négatives :

Les réactions sont globalement négatives, mais pas incrédules : beaucoup de gens (moi le premier, car j’ai relayé cette information) jugeaient ce ralliement crédible, eu égard aux nombreux précédents (qui, dit-on, embarrassent Macron) et au fait que les propositions de Valls et de Macron sont au fond souvent proches

Une heure plus tard, Nordpresse (un Gorafi-like rarement amusant) a publié un message annonçant au Parisien qu’il s’était fait piéger par de faux e-mails :

Nordpresse a toujours été un peu limite, mais si son affirmation était avérée, on entrerait dans quelque chose de nouveau : un journal spécialisé dans les fausses nouvelles qui ne se joue plus seulement de l’étourderie de ses lecteurs occasionnels ou de la presse la moins regardante, mais qui piège sciemment un journal !
Ce matin, dans une brève qui est en ligne alors que je publie ce billet, Le Parisien n’a pas dénoncé l’information :

Peut-être que le site Nordrpresse se prête plus d’importance qu’il ne le mérite et peut-être que son canular n’a fait que rejoindre une information plus solide1. En effet, Le Parisien est (me disait il y a encore peu mon grand’père qui y travaille), le dernier journal national avec le Canard enchaîné à faire confirmer systématiquement ses informations auprès de ses sources, ce qui ne signifie pas qu’il ne diffuse que la vérité et ne peut pas être trompé par lesdites sources, mais qu’on risque peu de le prendre, surtout pour une affaire critique de ce genre, à colporter un simple ragot ou une dépêche mal douteuse.
Si Manuel Valls a rapidement fait savoir qu’il démentait ce ralliement à Emmanuel Macron, il n’en a pas moins profité de l’occasion pour faire savoir qu’il ne soutiendrait pas Benoît Hamon, ce qui est finalement tout comme !
L’article mis en ligne à l’aube par Paris Match, qui s’appuie sur un entretien exclusif et récent, prétend quand à lui que Manuel Valls hésite à prêter allégeance à Emmanuel Macron :

La fin de l’article de Paris Match mis en ligne à l’aube (c’est moi qui souligne en jaune)

Il n’est pas improbable que le camp de Manuel Valls ait effectivement un rapport avec cette histoire. Lancer une fausse nouvelle, tester son impact immédiat sur les réseaux sociaux et, face à la consternation générale, la démentir aussitôt tout en persistant à en valider la moitié (l’abandon du soutien à Benoît Hamon), voilà qui ressemble fort aux pratiques inventées par des sociétés comme Facebook, Google, Apple, Twitter ou Amazon et rendues possibles par l’immédiateté de la réponse des utilisateurs : on teste à grande échelle un changement technique, commercial, cosmétique ou juridique, puis on se rétracte (parfois en s’excusant, parfois en expliquant qu’il s’agissait d’un simple essai, ou d’une erreur) ou au contraire on persiste, selon la réaction. Et par ailleurs, la technique rhétorique qui consiste à annoncer une chose grave pour, après démenti, faire passer une chose presque aussi grave mais qui a l’air de l’être moins est assez éprouvée.

Je n’ai aucune idée de la vérité, de ce qu’a vraiment fait, dit ou voulu untel ou untel, mais cette histoire s’ajoute à bien d’autres pour construire une campagne présidentielle qui fonctionne décidément d’une manière totalement inédite.

  1. Mise à jour 11h20 : Samuel Laurent, des Décodeurs du Monde, fait remarquer que l’affirmation de Nordpresse n’est absolument pas prouvée… Peut-être est-ce cette revendication de canular qui est le canular ? []

Fillon, l’homme aux lames de rasoir

Lors de son discours du 8 mars, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, François Fillon a évoqué une pratique barbare dont il affirme qu’on lui a dit qu’elle se pratiquait dans certains quartiers du département du Vaucluse, consistant à envoyer des lames de rasoir, au lance-pierre, dans les jambes des femmes qui portent des jupes courtes.
Une rapide vérification a permis d’établir qu’il était l’unique personne à avoir jamais eu connaissance d’une horreur pareille : la presse régionale ne l’a pas évoqué, aucune plainte ou main courante ou simple signalement n’est connue à ce sujet, il s’agit d’une totale invention de la part de François Fillon, ce qui n’empêche pas ce dernier de conclure que « Si ça c’est un jeu, alors il y a un profond problème d’éducation et de valeurs » et d’ajouter « qu’il existe une vision rigoriste de l’islam qui est hostile à l’émancipation de la femme, elle est peut-être minoritaire mais elle gagne du terrain ».
Récapitulons rationnellement : un crime imaginaire sert à dénoncer la mentalité de ses auteurs.
On peut rire du ridicule de la « post vérité » et des « alternative facts », mais ça ne me fait personnellent pas rire, non seulement parce que ça a très bien réussi à Donald Trump1, mais aussi parce que l’évocation des lames de rasoir me semble un indice fort d’une manipulation consciente : François Fillon (ou la personne qui a écrit son texte) ne croit pas à l’histoire qu’il raconte, mais, j’en fais le pari, est parfaitement consciente que l’évocation de lames de rasoir (ou des seringues) est typiquement employé sur les cobayes d’expériences de psychologie sociale pour créer un sentiment immédiat de douleur : les mêmes circuits neuronaux s’activent que pour la véritable douleur physique. Ce sentiment est puissant et instantané, « reptilien », comme on dit, et continue à agir sur la vision du monde de la personne malgré tous les démentis qu’apporte le raisonnement (essayez d’envoyer des lames de rasoir avec un lance-pierres, vous m’en direz des nouvelles) ou la vérification (personne n’en a jamais entendu parler). Au cinéma ou dans les séries (HBO, les spécialistes du genre), les blessures intrusives (John McClane qui rampe sur des éclats de verre dans Piège de cristal, par exemple) créent un fort sentiment d’immersion et d’identification, c’est une technique utilisée de manière assez systématique depuis une trentaine d’années. C’est (sauf intrigue ratée), le héros qui se fait infliger les blessures de ce genre par ses ennemis. Lui aura tendance à répondre de manière « propre » : arme à feu, projection du « méchant » depuis une certaine hauteur, programmation d’un piège explosif, etc., quand ce n’est pas le méchant qui se tue lui-même par maladresse accidentelle.

François Krueger. Oui, moi aussi je peux jouer aux associations (et mon montage reste gentil : il se rapporte à un univers bien connu et il est techniquement très approximatif)

Il s’agit donc ici de « hacking » mental, de manipulation pure et dure : en créant des images mentales repoussantes, on titille le micro-fasciste inquiet qui se cache au creux de la psyché de chacun, car dans le cas de beaucoup de gens, c’est lui qui déterminera le choix de vote, bien plus sûrement que tout calcul rationnel informé.
Un article du Nouvel observateur évoquait il y a quelques mois la manière dont Emmanuel Macron construit scientifiquement son programme, en commençant par recenser l’état de l’opinion, analyser ce que les gens ont envie d’entendre, notamment en termes de mots-clés, et le leur resservir comme programme. On peut y voir un comble de la démocratie (construire le programme avec les désirs des citoyens), mais on peut aussi se dire que ce qui importe est d’emporter la victoire, en se moquant du contenu réel. Et pourquoi se gêner, ceci dit : personne ne lit vraiment les programmes, l’élection se joue sur un mode affectif et ça n’a rien de neuf, mais ce qui est inquiétant, c’est que les techniques s’affinent, s’appuient sur une connaissance toujours plus pointue des failles de notre entendement, et, cumulées à d’autres techniques éprouvées, comme le battage médiatique, semblent diablement efficaces. Peut-être que ce qui me peine le plus, ici, c’est qu’il n’y aura bientôt plus du tout besoin de talent, d’intuition et d’inspiration pour réussir, il faudra être celui qui connaît les techniques les plus au point et qui a le moins de scrupules à les employer. Ce qui me peine aussi, c’est l’abandon du véritable débat d’idées, il suffit de trouver les bons leviers à tirer, et de parier sur l’abêtissement général.

  1. Nous avons pris Donald Trump pour un imbécile qui fait n’importe quoi mais il semble que ç’ait été exactement le contraire, cf. ce billet de Xavier de la Porte, Trump est plus innovant qu’on ne le pense. []

Le revenu de base/de vie/universel

Le revenu de base est un des enjeux de l’élection présidentielle qui se prépare, ou en tout cas, un point de discorde important au sein de la gauche comme entre les deux candidats à la primaire organisée Parti socialiste. Surtout cantonnée aux cercles progressistes plus ou moins militants, cette idée d’un revenu qui donnerait à chacun l’assurance d’un moyen de subsistance, sans avoir besoin de travailler pour cela et sans conditions particulières, est à présent connue de tout le monde — j’avoue que je n’ai pas vu venir le moment où cette question est devenue un enjeu du débat public.
Une partie de la gauche, y compris de la gauche radicale, pense savoir que cette notion est une proposition des plus ultra-libéraux des capitalistes1, mais on entend aussi d’ardents opposants à une telle idée parmi les capitalistes ultra-libéraux. Le sujet semble diviser chaque famille idéologique — ce qui signifie sans doute que les arrières-pensées qui motivent un tel projet et la manière dont il serait effectivement appliqué diffèrent selon le positionnement politique des uns et des autres. On entend de nombreux arguments opposés au revenu universel : un coût impossible, une incitation à la paresse et au manque d’ambition, et une économie minée par le fait que les gens se mettront à refuser les emplois sous-payés, pénibles ou idiots…

J’ai du mal à me faire une idée, mais je suis persuadé d’une chose, c’est que le postulat de Manuel Valls est erroné :

Qu’il y ait un rapport affectif historique entre la notion de gauche et la question du travail est certain, mais que l’emploi (plus que le travail) soit amené à se raréfier est une fatalité évidente, et une fatalité qui n’est d’ailleurs pas forcément une mauvaise nouvelle. La mécanisation du travail n’est pas une affaire récente, et elle a fait débat dès ses débuts : il y a deux-cent ans, les Luddites anglais, et un peu plus tard les Canuts lyonnais avaient bien compris que les machines menaçaient leur emploi, et avaient payé de leur sang leurs révoltes2. Ces mouvements, qui sont à l’origine du socialisme, répondaient tous directement ou indirectement à la mécanisation et l’industrialisation du travail, qui permettent d’abaisser les salaires et de prendre aux travailleurs leur emploi ou leur revenu, et plus récemment, de les mettre en concurrence avec des travailleurs de pays moins développés. Ceux qui pensent que la solution est d’être « plus compétitifs »3 ou « d’augmenter la productivité » (et la durée du temps de travail) ne font jamais que proposer d’aggraver le problème. En fait, dès 1819, l’économiste helvète Jean de Sismondi l’avait observé : les machines permettent de se passer des travailleurs, ou bien de concurrencer les travailleurs et forcer ceux qui veulent continuer leur activité à accepter des revenus toujours plus bas, et ce processus n’opère qu’au profit du patronat — du moins à court terme, car si personne n’a d’argent, plus personne n’achète les biens produits, et il en résulte une surproduction4. Il proposait donc que l’on réduise le temps de travail et qu’on améliore la qualité de vie des salariés, notamment en prenant en charge leur période de maladie et leur retraite. Sismondi proposait en son temps une taxe sur les machines, comme Benoît Hamon aujourd’hui.

Il faut dire que les modèles approchant le « revenu de vie » sont souvent douteux : le souverain qui ordonne la vie de chacun en échange de la corvée et d’une sujétion sans conditions ; l’esclavagisme, où tous les aspects de la vie de l’esclave sont pris en charge en échange de sa liberté et même, de la propriété de son propre corps ; le communisme dit « réel », où chacun a un emploi, qu’il le veuille ou non, et un toit, au prix de sa liberté. Dans chacun de ces exemples, on remarque une privation de liberté et de moyens pour chacun, à l’exception de l’élite qui organise et possède le système. L’idée du revenu de base est en théorie opposée à toutes ces formes d’aliénation : il est versé sans conditions, à tous, et représente un montant décent. Mais toute tentative d’application qui transigerait sur ces points le transformerait ne piège fatal.
Il y a d’autres pistes pour assurer le bien-être général dans un pays qui a tant de ressources, comme dimunuer le temps de travail5, ou encore  des mesures autoritaires permettant que les loyers ou les prix soient modérés — puisque c’est aussi l’augmentation des loyers et des tarifs des services qui transforme les gens qu’on aime bien appeler « modestes » (drôle de mot) en authentiques pauvres : imaginons que se loger, se chauffer et se nourrir ne soient plus des sources d’angoisse, cela changerait beaucoup la vie de chacun. D’autres proposent d’acter les mutations du monde du travail en étendant à tous les salariés le principe de l’intermittence déjà à l’oeuvre dans le monde du spectacle et du cinéma.
On peut aussi imaginer un système artificiel qui donne un emploi à chacun, comme en Corée du Nord où on peut être balayeur d’autoroutes sans voitures. Quoi qu’il en soit, notre système économique est relativement verrouillé : personne n’est censé y survivre en marge, en autonomie, il faut payer pour se loger, pour s’acquitter de l’impôt, pour manger. Je ne peux pas, demain, acheter quelques hectares pour y cultiver, y élever et y chasser en espérant ne plus avoir de rapports au reste du monde, le système me l’interdit complètement.

Quelle que soit la solution envisagée pour palier la raréfaction de l’emploi, il faudra bien en chercher une pour éviter la plus évidente et la plus éprouvée de toutes : la guerre, qui permet de réduire les populations, d’empêcher la contestation, de faire du patriotisme l’unique préoccupation générale (voyez comme on nous y prépare à coup d’identité, de culture, de religion, de civilisation), de conquérir les ressources du voisin et, enfin, pour un tout petit nombre, de gagner beaucoup d’argent sans avoir besoin que les populations vivent de manière prospère.

Benoît Hamon n’est pas très suivi par ses propres camarades du Parti Socialiste, qui semblent obsédés par le coût du revenu universel. Ils l’évaluent pourtant assez mal car ils ne réfléchissent pas aux bénéfices qui l’accompagnent : que devient un pays où les gens vivent dans une certaine confiance vis à vis de l’avenir proche ? Est-ce qu’il n’est pas envisageable d’imaginer une baisse importante de la criminalité et des fraudes ? Et bien sûr, cet argent alloué n’est pas donné, il va être dépensé par les gens qui le reçoivent.
Ce que je remarque, finalement, c’est qu’on préfère une solution familière inefficace (augmenter la productivité et baisser le coût du travail) à un saut dans l’inconnu6. Il faut admettre qu’on peut difficilement prévoir ce qu’il adviendrait dans un pays aussi grand que la France si du jour au lendemain chacun se préoccupait plus de vivre que de survivre (ou de se sentir angoissé à l’idée de ne pas y parvenir). Sans doute que plein de gens ne voudraient plus exercer certains métiers, seraient plus exigeants vis à vis de la qualité de leur existence. Pour moi, plus que le coût de la mesure, c’est de savoir comment les gens occuperont leur temps d’oisiveté qui me fait peur, car il existe vraiment des gens qui, lorsqu’on ne leur impose aucune tâche, s’ennuient, ne savent pas quoi faire, n’ont envie ni de lire ou d’écrire un livre, ni de voir ou de réaliser un film, ni d’étudier la nature ou de regarder les nuages. Question d’éducation, voire de non-éducation — lorsque l’école dégoûte de faire et d’apprendre —, car les membres de notre espèce (comme beaucoup d’autres mammifères) aiment s’occuper et d’imposer des défis personnels. Et puis il y a un autre problème à prévoir : la France n’est pas seule au monde et si elle fait partie des seuls lieux où existe un revenu sans conditions, cela créera des situations d’envie et de compétition aux effets sans doute hasardeux.

Quoi qu’il en soit, il est trop tôt pour le revenu universel (ou mesures aux effets comparables), car il dépasse l’imagination d’une large majorité de ceux qui en décident, y compris à gauche. Du reste, Julia Cagé, économiste membre de l’équipe de Benoît Hamon vient d’enterrer la mesure aujourd’hui en expliquant aux échos qu’une mesure « sociale » est à l’étude pour remplacer le revenu « universel », car dit-elle, « ce n’aurait pas de sens de donner à Liliane Bettancourt 600 euros pour lui reprendre de l’autre main par une hausse d’impôts ». En gros, on revient au principe de l’aumône et on s’inquiète du fait que Liliane Bettancourt va payer 600 euros d’un côté pour les recevoir de l’autre.

  1. Certes, les affreux Milton Friedman et Friedriech Hayek y étaient favorables, mais c’est aussi le cas du Keynesien James Tobin, du marxo-freudiste Bernard Stiegler (dont le concept de « revenu contributif » est un peu différent), de l’ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis ou de l’écologiste André Gorz. []
  2. En 1812, une loi est passée en Grande-Bretagne pour punir de mort les ouvriers du textile qui détruisaient les machines qui leur retirairent leur emploi. Après un procès qui se voulait exemplaire, treize luddites ont été pendus. Lors des révoltes de 1831 et 1834, deux-cent cinquante-neuf canuts ont été tués (deux-cent trente-et-un membres des forces de l’ordre sont morts aussi au cours des affrontements), et dix mille ont été emprisonnés. On peut parler aussi des révoltes de tisserands des années 1840 dans le Nord-Est de l’Europe. []
  3. Comme Serge Dassault, qui disait que les travailleurs français devaient s’aligner sur la législation et les salaires qui ont cours en Chine populaire. []
  4. Citons Proudhon (Philosophie de la misère, 1846) : « Insensé ! Si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs : que ferez-vous de vos produits, quand, chassés par vous, ils ne les consommeront plus ? Aussi, le contre-coup des machines, après avoir écrasé les ouvriers, ne tarde pas à frapper les maîtres ; car si la production exclut la consommation, bientôt elle-même est forcée de s’arrêter ».  []
  5. Ce cheval de bataille historique des radicaux et des socialistes a malheureusement du mal à survivre aux « 35 heures », accusées de tous les maux, alors qu’il serait logique de continuer à réduire ce temps hebdomadaire et d’augmenter la durée des congés. []
  6. Je ne suis pas économiste, mais je ne sais pas si les économistes seuls doivent réfléchir à ces questions, ils semblent avoir du mal à réfléchir à un avenir qui n’ait pas de modèle dans le passé — les auteurs de science-fiction sont sans doute au moins aussi utiles, et ce d’autant plus que, aux nombres, s’ajoutent des considérations d’ordre psychologique. Bon, je ne suis pas non plus qualifié de ce côté là. []

Incommensurabilité

(Demain, François Fillon aura peut-être été « débranché » et cet article n’aura plus grand intérêt, mais je l’écris quand même, à chaud, en toute subjectivité, car j’aime relire ce genre de texte pour mesurer le passage du temps, et me rappeler de l’analyse que je faisais à un instant donné)

« On ne peut pas diriger la France si on n’est pas irréprochable », disait François Fillon lors du débat de second tour des primaires. Les Français ne s’y sont pas trompés : dégoûtés par le filet de bave qui obstruait la bouche d’Alain Juppé pendant une interminable partie du débat, ils ont préféré l’ancien premier ministre de Nicolas Sarkozy à celui de Jacques Chirac.
Parmi les gens qui s’accrochent à la candidature de François Fillon, je lis souvent des choses telles que :

Ce genre de défense qui avoue les faits pour les minimiser n’est pas un très bel hommage aux professions de foi vertueuses du candidat défendu, et je signale au passage à l’auteur du premier tweet que s’il est sans doute possible qu’un homme personnellement malhonnête puisse servir les intérêts de son pays (tout comme un homme honnête peut avoir une action catastrophique), il semble étonnant d’avoir confiance en la capacité à ramener le budget de l’État à l’équillibre parlant de quelqu’un qui, au terme de son mandat de premier ministre, avait doublé le déficit (lequel a ensuite baissé de 20% au cours du quinquennat de François Hollande).
Mais au fond, admettons que ça ne soit pas si grave, admettons qu’il soit déjà statistiquement improbable que quelqu’un d’aussi modérément malhonnête que François Fillon atteigne ce niveau de responsabilités politiques, le problème me semble aller bien au delà (et au delà de l’affaire Pénélope1 Fillon).
Déjà, on peut soupçonner, sinon de la corruption caractérisée, un conflit d’intérêt problématique : François Fillon, directement rémunéré par AXA par le biais de sa société de conseil alors qu’il était député, a proposé de transformer notre actuelle Sécurité sociale en une œuvre caritative destinée à ne s’occuper que des cas les plus graves, transférant aux seules assurances privées le devoir de s’occuper des remboursements de santé. Or si les sociétés privées font parfois preuve d’un certain dynamisme, comparément aux grandes administrations, la seule chose qui les caractérise, c’est qu’elle doivent rapporter de l’argent à ceux qui les possèdent, et on a pu voir à quel point tous les coups étaient permis dans le domaine : dégradation du service, mouvements comptables douteux, esprit de conquête (quand racheter des sociétés étrangères ou acquérir de nouveaux clients est plus important que de s’occuper de ceux que l’on a déjà), changement d’activité et de mission (comme lorsqu’une compagnie publique de distribution d’eau s’est lancée dans le rachat de studios hollywoodiens) et faillites aux dépens des seuls abonnés au service.

Un membre du dernier carré des soutiens de François Fillon tweete depuis la « Manif pour moi », où des militants transportés en bus viennent s’enrhumer sur une place du Trocadéro aux trois quart vide… Apparemment, « jusqu’au bout », c’est jusqu’à aujourd’hui ! Beaucoup de tristesse dans les yeux du militant tel qu’il se présente ici ! À droite, un compte fillonniste essaie de faire croire aux gens qui n’habitent pas en Île-de-France qu’il fait un temps radieux sur la place du Trocadéro, à coup d’images d’archives de la manif « pour tous ».

On a beaucoup parlé des cinq mille euros touchés pendant un an par Pénélope Fillon pour rédiger quelques notes de lecture pour la Revue des deux mondes. Ce tarif ne correspond pas à la réalité du marché, mais plus que ça, la Revue des deux mondes n’a qu’un lectorat modeste, et en régression, le titre n’est plus bénéficiaire depuis 2004 et ses pertes cumulées atteignent à présent plusieurs millions d’euros. J’ai trouvé étonnant que les médias qui rapportent tout ça ne se soient pas demandés quelle sorte d’idiot confiait un salaire si important pour un emploi incroyablement peu productif dans une revue en péril. La réponse est pourtant simple : c’est quelqu’un qui a trop d’argent. Marc Ladreit de Lacharrière, 722e fortune mondiale et 32e fortune française (2,4 milliards de dollars), est l’actionnaire principal de la société Fimalac, qui possède 20% de l’agence de notation financières Fitch, 40% du groupe de casinos Barrière, une centaine de salles de spectacles, des dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux à Manhattan, Londres ou Levallois-Perret2. Peut-être a-t-il offert un emploi complaisant à Pénélope Fillon par amitié pour son mari et pour elle et afin de redonner un sens à une existence apparemment malheureuse (« Quand j’ai quitté Matignon, mon épouse était psychologiquement déstabilisée, elle avait envie de s’ouvrir à d’autres activités »). Peut-être l’a-t-il fait pour obtenir vingt lignes de notes de lectures ainsi qu’un rapport informel et secret (inconnu du directeur de la publication, à qui on avait juste dit que Pénélope s’ennuyait) sur l’avenir de la revue à l’international — Pénélope avait conclu que la revue ne correspondait plus aux attentes de ses lecteurs, notamment à l’international. Certains ont affirmé que Marc Ladreit de Lacharrière s’était montré complaisant dans le but d’obtenir la Légion d’honneur, ce qui semblerait un but bien ridicule : pour ma part, lorsque quelqu’un qui s’occupe de haute finance, d’immobilier, de casinos et de salles de spectacles s’attire les bonnes grâces d’un homme politique de calibre national, c’est peut-être avec d’autres arrières-pensées que l’obtention d’une pension de 36,59 euros par an, ce qui est le tarif alloué aux titulaires de la Grand’croix, tarif qui ne couvre même pas l’achat de la médaille associée (près de mille euros). Au delà des honneurs, ce qui intéresse le propriétaire de la société Fimalac est sans doute d’obtenir que les arbitrages locaux ou nationaux lui soient favorables et que son opinion sur les lois et le gouvernement pèse un peu plus que celle de l’électeur lambda3.

Un extrait du programme de François Fillon : certains « profitent du système ». Il ne parle pas ici de la classe financière et politique, qui organise le système, mais de gens qui fraudent la Sécurité sociale, l’assurance chômage ou les Allocations familiales. Il fait bien d’écrire « semblent profiter » et non « profitent » car les chiffres sont assez clairement opposés aux croyances populaires en la matière : la fraude sociale coûte un milliard à l’État chaque année, tandis qu’on estime que la fraude fiscale est entre cinquante et cent fois plus importante. Lorsque vous rémunérez une baby-sitter en lui donnant un billet sans payer de cotisations sociales, vous vous rendez coupable de fraude.

Tout ça est suspect, mais ce sont des pratiques courantes dans le milieu politique, et dans la République Française telle qu’elle fonctionne aujourd’hui.
Les réponses de François Fillon me gênent à un autre niveau : j’y lis en sourdine un sentiment de supériorité naturelle, d’incommensurabilité, c’est à dire le sentiment de ne pas pouvoir être placé sur la même échelle qu’un autre. En fait, Fillon semble sincèrement étonné et fâché qu’on pense que ses magouilles à lui ont un rapport avec celles des autres. Il semble trouver naturel de diviser par deux le salaire versé à sa véritable assistante parlementaire pour en verser un bien plus important à son assistante au service immatériel, inquantifiable et inconnu de tous.
Mais il se trompe, il n’est pas un de ces propriétaires d’immenses fortunes qui possèdent des Monet et des Van Gogh, qui créent des musées et des fondations, qui pourraient rembourser la dette de plusieurs pays, qui possèdent de grandes îles, des yachts, des jets, et dont l’existence est tellement impossible à comparer à celle de chacun d’entre nous que ne pouvons pas essayer de le faire. Non, François Fillon est le fils d’une historienne et d’un notaire, fils de notable, quoi, un bourgeois lambda qui fait de la photographie, qui aime acheter des ordinateurs et des smartphones, qui a une belle maison certes mais qui vit dans le même monde que vous ou moi. Son exigence de mériter plus est donc incongrue. Elle était incongrue lorsqu’il trouvait normal de rentrer le week-end dans la Sarthe en Falcon plutôt qu’en TGV, elle est incongrue aujourd’hui alors qu’il trouve normal que sa famille soit rémunérée confortablement pour être à ses côtés tandis qu’il juge que les gens qui ne sont pas payés assez pour vivre décemment sont des profiteurs et manquent de sens de la compétitivité.
À part ça, il a l’air sympathique — les bourgeois sont sympas —, mais je me souviendrai du regard triste de son ancienne collaboratrice, dans l’émission Envoyé Special, alors qu’elle réalisait que lorsqu’il n’y avait pas assez d’argent pour rémunérer son véritable travail à elle, il y en avait toujours assez pour bien rémunérer le non-travail de Pénélope… Les bourgeois sont sympas, mais ils savent sans états d’âme faire passer leurs intérêts avant ceux de quiconque, et c’est même ce sentiment d’avoir des besoins naturellement supérieurs à ceux d’autrui qui fait d’eux des bourgeois : pour être un bourgeois, un vrai, il ne faut pas se sentir imposteur, il faut se sentir légitime à la place que l’on occupe.

« Tout était légal et déclaré » : amusant, puisque ce qu’on reproche ici n’est pas d’avoir effectué un travail non-déclaré mais d’avoir déclaré un travail non-effectué. Dans la même interview publiée par le JDD aujourd’hui, Pénélope Fillon confie que « Parler français au téléphone, c’est difficile pour moi ». Je ne suis pas sûr que ça soit très courant parmi les assistants parlementaires !

Jusqu’à aujourd’hui, beaucoup plaignaient Pénélope Fillon : « elle ne devait même pas être au courant », « la pauvre, elle a un ton si triste sur cette vidéo », « Franchement, je l’envie pas », « elle a l’air de s’ennuyer », « elle devrait divorcer »… On disait que son mari l’empêchait de s’exprimer, de se défendre publiquement. À présent, elle a donné une interview dans laquelle elle soutient la version de son mari, pèse soigneusement ses mots (en fonction sans doute de ce que les avocats et la cellule de crise ont défini), s’indigne surtout à l’idée qu’on la prenne pour une cruche (« Cela m’a choquée que l’on puisse croire que j’étais une ignorante et une imbécile ») et ne voit guère qui mériterait plus d’être président que son époux. Il n’y a sans doute pas grand chose d’autre à faire dans sa position. Pendant ce temps, son mari durcit son discours patauge lamentablement dans les questions d’identité et de religions comparées : s’il veut survivre, c’est à Marine Le Pen qu’il doit prendre des voix, semble-t-il penser4. Cette élection présidentielle est décidément la plus affligeante à laquelle j’aie assisté.

  1. J’imagine qu’il n’y a pas d’accents dans le prénom de Pénélope Fillon, mais c’est plus fort que moi. []
  2. Marc Ladreit de Lacharrière est aussi à l’initiative de la Fondation Culture et diversité, qui effectue un travail objectivement remarquable pour aider des lycéens issus de quartiers défavorisés à accéder à des études supérieures dans des domaines culturels. []
  3. On note que Marc Ladreit de Lacharrière est impliqué dans Le Siècle et la branche française du très discret Club Bilderberg, deux organisations destinées, si j’ai bien compris, à resserrer les liens amicaux entre les tenants d’un « business as usual » atlantiste dont les opinions varient d’une gauche molle à une droite dure. []
  4. J’écoutais tout à l’heure sur BFM l’intéressante impression d’une femme qui venait d’assister au discours de Fillon au Trocadéro et qui disait, je cite de mémoire : « Je me moque de ce qu’il a fait ou pas fait, je veux voter pour un homme depuis le début de cette campagne et j’irai jusqu’au bout. En l’écoutant parler tout à l’heure, je me rappelais mon livre d’école, ce livre d’images avec la France, ses belles montagnes, le respect, les élèves qui se lèvent en classe… ». Étonnant aveu d’une envie de revenir non pas à un passé expérimenté mais à une représentation en images d’une France idéale telle qu’on aimait se la représenter au début du siècle précédent. []

Le temps aboli

(les lignes qui suivent constituent une ébauche de réflexion sur un sujet qui mérite bien plus de travail)

J’aime bien l’article Chasseurs de tweets, par Bobig, qui parle des « justiciers » qui braconnent en quête de vieilles publications dans le but de lancer des campagnes contre des personnalités choisies. J’ai déjà pas mal parlé moi-même du cas Mehdi Meklat, que je juge plus complexe que la plupart1 ; je découvre le cas de l’acteur Olivier Sauton, qui est rattrapé par des tweets antisémites d’inspiration Dieudonnéiste, qui ne sont pas spécialement ambigus mais que leur auteur renie aujourd’hui, expliquant qu’il était alors aigri et cherchait à se faire remarquer ; et enfin, l’affaire des tweets de l’actrice Oulaya Amamra (Divines), à qui l’on reproche aujourd’hui d’avoir émis des pensées d’une grande bêtise (négrophobes et homophobes) il y a cinq ans, alors qu’elle était adolescente — elle en renie elle aussi le contenu.

…Sur Facebook, des « braves gens » réagissent à l’affaire Oulaya Amamra : la femme de l’un avait « senti un truc », et une autre personne avait jugé agaçant le « ton pleurnichard » de l’actrice qui venait de recevoir le César du Meilleur espoir féminin. Y’a pas de fumée sans feu, quoi. On est surpris qu’une troisième personne ne se souvienne pas qu’au moment du discours, son chien s’était inexplicablement mis à grogner.

Sur ce dernier cas, on se demande si certains n’ont pas oublié quelle personne ils étaient à quatorze ans. Supporterions-nous que le banc public sur lequel nous traînions avec nos amis revienne nous rappeler nos paroles d’alors ? Nos persiflages, nos réflexions parfois mochophobes, sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, et toutes autres discriminations imaginables, ou en tout cas nos paroles excessives, cruelles, idiotes, naïves, tout ce que nous avons dit d’affreux un jour en espérant que cela nous aiderait à nous intégrer à un groupe d’âmes aussi égarées que la nôtre, en riant d’untel dans l’espoir de ne pas être nous-même l’objet des moqueries, en mentant sur nos propres goûts, en nous vantant, en inventant, en étant bien plus préoccupé par le fait de nous donner une contenance que d’être polis, justes ou intelligents. Je ne pense pas que j’étais le plus méchant et le plus bête à cet âge, difficile à vérifier à présent, mais je peux en tout cas jurer que je n’étais pas bien malin — à tel point que je m’étais même mis à fumer, manie que je n’ai réussi à quitter que quinze ans plus tard.
Est-ce que l’exhumation des ces tweets d’une adolescente constitue un hommage à ces âges où l’on dénigre pour se sentir important, où l’on ne pardonne rien à personne ? C’est en tout cas cruel, et pour dire le fond de ma pensée, ceux qui participent à ce genre de campagnes devraient s’interroger sur leurs motivations profondes.
J’y lis au minimum le réflexe bien connu qui consiste à sanctionner l’ascension sociale — et qui nous pousse à mépriser le « parvenu », à guetter sa chute, tout en jugeant naturelle et incontestable la position du grand bourgeois, quand bien même ce dernier écrase notre joue de sa botte. Mais il peut y avoir d’autres arrières-pensées, ainsi que le prouvent les saillies franchement racistes qu’ont proféré certains de ceux qui, paradoxalement, reprochaient leurs réflexions racistes à Mehdi Meklat ou à Oulaya Amamra. Utiliser le racisme (avéré ou présumé, peu importe) de l’autre pour se sentir vertueusement autorisé à exprimer à son tour son propre racisme, voilà qui ne manque pas de sel ! Ce genre d’histoire me semble aussi être l’expression de la peur des jeunes issus de l’immigration qui vivent dans les banlieues, mais comment en vouloir à ceux qui manifestent ce genre de peur s’ils ne connaissent la population en question que par ce que leur en disent les journaux télévisés, et qui s’apparente moins à la réalité tangible qu’aux films les Guerriers de la Nuit (Walter Hill) ou Assault (John Carpenter) ?

L’affaire Théo est exemplaire d’une difficulté de certains à considérer comme semblables ceux qui ont des origines différentes : le fait que des membres de la famille de ce jeune homme soient soumis à une enquête pour détournement de subventions justifie, aux yeux de certains, le traitement dont il a été victime de la part de la police. Pourtant, qui trouverait naturel qu’un enfant de François Fillon — dont la famille se trouve précisément questionnée pour son utilisation des fonds publics, et dans un ordre de grandeur financier équivalent —, ou à un niveau supérieur la famille de Patrick Balkany, subisse des violences physiques humiliantes et susceptibles de le rendre incontinent jusqu’à la fin de ses jours ? Le rôle de la police n’est pas de torturer les gens2.

Une des caractéristiques des affaires de tweets citées plus haut, c’est qu’aucune ne peut plus être examinée par la justice : les faits remontent trop loin et ils sont donc prescrits (un an, hors harcèlement). Pourtant, ces tweets ont été lus comme un ensemble, sans distinction chronologique ou contextuelle, autant d’enjeux pourtant majeurs à leur compréhension. Mais le tribunal des braves gens du Net ne connaît pas le passage du temps, pour lui, un fait ne survient, n’est actif qu’à l’instant où il le découvre ou le redécouvre, le temps est aboli : comme les djinns du folklore arabe, Internet n’oublie jamais, et comme la mafia, il ne pardonne pas, et comme les personnes séniles, n’a plus vraiment la notion du temps. Régulièrement, les personnes citées plus haut vont voir resurgir leurs erreurs passées, qui chaque fois sembleront avoir été commises à l’instant3. Cela ne vaut pas que pour les affaires délictueuses ou criminelles : très souvent, des articles publiés il y a six mois, un an, cinq ans, refont subitement surface et sont à nouveau partagés sur les réseaux sociaux par des gens (et on m’y a pris plus d’une fois) qui pensent de bonne foi que l’article date du moment où ils l’ont lu : sur Internet, les pages ne jaunissent pas. Il se trouve toujours une âme charitable pour signaler que la nouvelle n’en est plus une, mais au fond, qu’est ce que ça change ? Je me suis en tout cas pris plusieurs fois à me dire que le contenu d’un article ancien que j’avais pris pour récent restait pertinent.
Comme chaque fois que l’on se penche sur une nouveauté qu’amène Internet, il faut commencer par se poser la question de savoir si cette nouveauté en est bien une, ou s’il ne s’agit que du changement d’échelle de faits au fond banals. J’ai le sentiment de quelque chose de nouveau, pour ma part. Je n’écris pas ça pour dire qu’Internet est une tragédie, ni qu’il faut réglementer ces questions (et le « droit à l’oubli » ne me semble au fond pas une très bonne idée) mais parce que je crois que nous allons devoir apprendre à vivre de manière inédite4 : cette nouvelle manière de considérer le passage du temps ; l’accumulation exponentielle de la mémoire humaine et le déluge d’informations qui nous submerge ; la frontière mal définie entre l’espace public et l’espace privé. Ce qui me semble angoissant avec cette disparition partielle de la chronologie, c’est qu’elle abolit l’avenir : si il n’est plus important de savoir si la bêtise qu’on a dite une fois date d’hier, d’avant-hier, ou d’il y a dix ans, comment peut-on espérer passer outre ?

Il faudra que les directeurs des ressources humaines apprennent que s’ils trouvent des photos de soirées alcoolisées de postulants à un emploi, celles-ci ne sont pas forcément représentatives de la manière que la personne a de travailler. Il faudra remplacer l’oubli et le pardon par l’indulgence et la confiance, ou quelque chose du genre.

  1. Sans dire qu’il est impossible que le compte Twitter et son auteur ne soient pas en accord — je suppose au minimum un conflit intérieur —, je suis étonné de la manière dont ont été lus les tweets de Mehdi Meklat et de l’hostilité subie par les quelques personnes qui se sont refusées à intégrer le houraillis, et à qui on a bien fait savoir que comprendre c’est excuser, que réfléchir c’est pardonner, et que si on n’est pas contre, c’est que l’on est avec, et inversement. On connaît la chanson. Pour ma part, j’ai surtout eu l’impression de voir à l’œuvre tous le catalogue complet des biais cognitifs recensés par la psychologie sociale : biais de confirmation, biais d’association, biais de disponibilité, effet rebond, biais de sélection, biais rétrospectif, etc. J’ai constamment eu la décevante impression que la plupart des gens ne s’attachaient pas aux faits, ne répondaient pas aux arguments, mais ne faisaient que réagir à leurs propres préjugés (et, c’est le plus vexant, aux préjugés qu’ils avaient sur les motivations et la démarche de ceux à qui ils répondaient).  []
  2. On remarque au passage que beaucoup d’auteurs de tweets d’extrême-droite associent le caractère arabe ن à leur nom. Originellement utilisé comme signe de soutien aux chrétiens d’Orient, il ne signifie pas que ceux qui l’arborent accueilleront tous à bras ouvert les Syriens de confession chrétienne qui souhaiteraient trouver refuge en France. Loin de là. []
  3. Twitter présente les tweets de manière chronologique, mais le temps et le contexte sont difficiles à apprécier après coup : un tweet émis il y a dix ans mais lu aujourd’hui se présentera dans l’interface actuelle et avec le profil (nom, avatar) actuel de son émetteur. []
  4. Lorsque je cherche à comparer notre vie sur Internet à d’autres époques, c’est généralement le « monde » du XVIIIe siècle qui me vient à l’esprit. Mais j’en parlerai une autre fois ! []