Archives mensuelles : décembre 2022

Art, liberté, et responsabilité

(contexte : après quelques jours d’agitation médiatique consécutive à l’annonce de la tenue d’une exposition laissant « carte blanche » à Bastien Vivès, accusé de publications pédopornographiques et de propos insultants et menaçants envers une consœur autrice de bande dessinée, le Festival d’Angoulême choisit de déprogrammer l’événement)

Une fois que les opinions sont sédimentées sur un sujet, tout nouveau discours n’est abordé qu’avec l’impatience de décider s’il faut l’applaudir ou le honnir, et, partant, si celui qui parle est ami ou ennemi. Si vous vous sentez dans cet état d’esprit, abandonnez dès maintenant la lecture de cet article, il ne vous sera pas utile.

Dans mes yeux, publié par Bastien Vivès (alors âgé de vingt-cinq ans) en 2009.

Je reconnais du talent à Bastien Vivès, mais je n’ai jamais été vraiment intéressé par son œuvre. Lorsqu’il débutait, j’avais été épaté par sa maturité graphique (Le goût du chlore, Dans mes yeux), mais depuis, j’ai du mal à me passionner par son système, que je peine à juger autrement que superficiel visuellement (j’ai toujours l’impression de voir ce qu’on nommait naguère en communication des roughs). Cependant, il serait malvenu que j’aie une opinion définitive, car, soyons très honnêtes, je n’ai pas lu grand chose de lui dernièrement. Il me semble que j’ai entamé la lecture de son Cortomaltese, mais je ne me souviens pas de ce que j’en ai pensé ni si je l’ai terminé ce qui signe peut-être avant tout mon indifférence au projet d’un Cortomaltese qui ne soit pas de la main d’Hugo Pratt.
De par ses positions publiques les plus insupportables — celles qui ont servi à instruire son procès sur les réseaux sociaux —, il me renvoie l’image d’un ado attardé, avec tout ce que ça implique en termes d’inconséquence et d’insensibilité, de légèreté au plus mauvais sens du terme. Et quand il semble émotionnellement impliqué, c’est en s’en prenant à l’autrice Emma Clit, dans des termes assez ignobles, indéfendables et, là encore, d’une insensibilité crasse (« On devrait buter son gosse »). Les mots, certes, ne sont que des mots, mais ils ont un poids et ils peuvent faire mal. Vivès accuse les réseaux sociaux de l’avoir « rendu con », et c’est un fait, ces agoras ne réussissent pas à tout le monde, mais de même que tout le monde n’a pas « l’alcool mauvais », on est en droit de se demander si les réseaux sociaux, en supprimant quelques filtres, ne font pas que désinhiber une mentalité latente. En intitulant un album pornographique La décharge mentale, bien après avoir quitté Facebook, Vivès fait une allusion transparente au sujet de la « charge mentale » qui a amené le succès à Emma Clit, et on peut se demander quelle est la part du clin d’œil est quelle est la part de l’acharnement1. L’argument des réseaux-sociaux-qui-abrutissent ne tient plus, puisqu’il s’agit d’un livre, et Vivès semble dévoiler ici que son hostilité à Emma n’est pas tant due à la médiocrité de son dessin qu’au caractère féministe et engagé de son propos et, peut-être aussi, à la popularité d’icelui2.

Fallait demander, par Emma Clit. L’autrice est la première à dire qu’elle n’est pas une grande dessinatrice, mais son travail, n’en déplaise à ses détracteurs, touche une corde sensible, puisqu’il a été amplement relayé. Et ce n’est sans doute pas pour son seul sujet que cette bande dessinée a connu le succès (sur les réseaux sociaux mais ensuite sous forme d’albums, aux ventes certainement supérieures à celles des albums pornographiques de Vivès) : l’absence de sophistication graphique ostentatoire crée une proximité avec les lecteurs et les exposés sont plutôt bien menés, en tout cas sur les sujets féministes — elle traite aussi de questions telles que la gestion de la pandémie par le gouvernement, les violences policières ou le réchauffement climatique, mais, hmmm, faites-vous votre opinion par vous-mêmes.

Bref, Vivès est sans doute un sale môme avant tout, qui a au fond peut-être un peu de mal à accepter que les femmes ne soient pas des objets. En tout cas, il raconte que ce qui l’intéresse, ce qui caractérise son œuvre, c’est l’étude de la naissance du sentiment amoureux, et j’imagine que ça implique une forme d’aversion pour ce qui suit : construire, durer, laisser l’autre exister au delà de ce qu’on projette sur lui. Sans doute évoque-t-il (dans son œuvre ou ses propos) des thèmes tels que la pédophilie ou l’inceste avec une récurrence un peu inquiétante, car malgré le masque de l’humour, de la transgression et de la provocation, il y a peut-être quelque chose de viscéralement ancré. Il n’est en revanche a priori coupable d’aucun crime lui-même, rien à voir avec Gabriel Matzneff, à qui il est pourtant régulièrement comparé, qui passait spontanément aux aveux avec une insoutenable satisfaction.

L’ambition artistique, esthétique, poétique, la transgression, l’humour, la fantaisie, le fantasme, ou tout bêtement la fiction, peuvent être autant de faux-nez pour des pulsions douteuses, des moyens pour faire passer des idées inconscientes ou subconscientes, des démons que l’on ne saurait assumer frontalement (socialement ou vis-à-vis de soi-même) : profiter, dominer, agresser, assassiner,… Dès lors, est-ce que la création est l’outil d’un sain défoulement, d’une vidange psychique ? Une forme d’hygiène mentale ? Voire une une transsubstantiation, une transmutation, la transformation du plomb en or ?
On se doute en tout cas que ça ne peut pas vouloir rien dire du tout, et si effectivement les œuvres pornographiques de Bastien Vivès contiennent systématiquement des allusions à la pédophilie et à l’inceste3, il est légitime de se demander (et en tout cas lui devrait se le demander) par quoi il est hanté, et pourquoi. Peut-être est-il seulement tributaire —ce ne serait pas inattendu pour quelqu’un qui est né au milieu des années 1980 d’une culture manga adulte, qui peut se montrer particulièrement complaisante vis-à-vis des violences sexuelles, du sexisme et même de la pédophilie et de l’inceste.

Sur Instagram, Bastien Vivès se représente allant au poste de police pour parler du harcèlement dont il fait l’objet sur les réseaux sociaux mais alors qu’il explique ce qui est reproché son œuvre, il finit par passer du statut de victime à celui de suspect. Cette séquence est assez drôle mais elle sonne comme une forme d’aveu : en disant à haute voix le contenu de ses bandes dessinées, l’auteur constate ce qu’il renvoie…
J’ai lu une fois que les enquêteurs de police ne riaient pas avec l’humour, en matière criminelle, car ce moyen d’obtenir la sympathie ou la connivence sert aussi à lancer des perches, à tester ce qui est admissible et les conséquences qu’auront un aveu.

Je dois pourtant dire que quand j’entends parler de pédophilie, je tends l’oreille avec méfiance, car je sais que ce crime a plus d’une fois servi de prétexte à bien autre chose que la défense de ses victimes. C’est en confondant malhonnêtement homosexualité et pédophilie qu’on brimait les homosexuels, il n’y a pas si longtemps ; c’est au prétexte de surveiller quelques centaines de criminels sexuels multi-récidivistes qu’a été créé le fichier national d’empreintes génétiques, qui conserve désormais plus de 5 millions d’échantillons différents, dont des centaines de milliers de simples manifestants ; c’est le spectre de réseaux pédopornographiques4 qui sert à faire passer des lois de censure automatisée ou qui alimente les plus vénéneuses rumeurs complotistes. Et si tout ça est possible, c’est parce qu’il n’y a rien de plus universellement répugnant que la pédocriminalité. C’est un sujet qui provoque chez chacun de nous un profond malaise et personne n’aimerait se voir accuser d’avoir quoi que ce soit à voir avec les pédophiles. Le crime est si odieux, en vérité, qu’on a vite peur d’être accusé de complaisance si on réclame des preuve qu’il a bien été commis. Le crime est si dégoûtant qu’on a la nausée à l’idée que quelqu’un s’en délecte, fût-ce sous forme de dessins d’imagination et avec un scénario idiot5, et qu’on est révolté à l’idée que quelqu’un gagne de l’argent en titillant des passions abjectes.

La loi du 29 juillet 1881, tout en conférant à la presse un niveau de liberté qui n’a été dépassé que pendant quelques mois de la Révolution, a tenu à condamner l’obscénité dessinée, gravée, peinte (mais le texte, lui, n’est pas mentionné !). Ce passage du texte n’a été abrogé qu’en 1939. Je lis ici, comme dans l’affaire qui sert de prétexte à ce billet, une illustration du pouvoir magique du dessin. Un bête trait sur du papier, une tâche, pour ainsi dire, suffit à créer un monde, une réalité, il peut heurter, il peut faire rire, il peut provoquer l’excitation sexuelle, le dégoût, il peut émouvoir, il suffit de changer un tout petit peu la taille ou la direction d’un sourcil dessiné pour créer une expression, donner vie à un personnage… J’avoue que je trouve ça beau.

Si le fait que l’émotion passe avant la raison est un problème, on ne saurait chasser d’un revers de main toute critique portée envers une œuvre en opposant la liberté supérieure de l’artiste. Les artistes sont responsables de leurs œuvres, c’est même la caractéristique première de leur statut. L’art peut être le fruit d’une nécessité intérieure pour celle ou celui qui le produit, qui l’émet, peut même être un moyen d’exorciser des obsessions malsaines, mais il a aussi un effet potentiel sur les spectateurs qui le reçoivent. Pendant les quelques siècles qui ont forgé notre notion moderne d’Art on a voulu croire que cet effet ne pouvait être que d’une nature noble : délectation esthétique, transcendance des passions, émerveillement, méditation sur la condition humaine,… Et puis notre familiarité croissante avec le domaine de la communication, de la réclame, ainsi que l’anthropologie culturelle, l’iconologie, la théorie critique, le structuralisme, la sémiologie, nous ont fait perdre un peu de notre naïveté : l’art n’est pas que de l’art, la fiction n’est pas que la fiction, ce peuvent être des symptômes, des maux, de la propagande (au sens le plus dépassionné du terme), des modes d’emploi, des outils qui exposent ce qui relève de la doxa, et/ou qui conforment cette doxa, qui rendent acceptables ou familiers des points de vue qui naguère nous semblaient incongrus ou révoltants.
L’art et la fiction en sont même devenus des terrains idéologiques de premier plan, et dans les industries culturelles de masse, chez Marvel, chez Disney, le hasard a peu de place, les choix de scénario ou de distribution ont souvent une raison d’être idéologique (encore, au sens le plus dépassionné du terme, vouloir utiliser la fiction pour promouvoir un certain modèle de société n’est pas un mal en soi, tout dépend du modèle en question !) : désigner les oppressions ; féminiser un personnage ; donner une place à des orientations sexuelles jusqu’ici silenciées ou méprisées ; donner une place à des personnes non-blanches ; cesser d’objectiver et d’enfermer dans des clichés toute personne « pas comme nous » ; et aller jusqu’à embaucher des sensivity readers et autres experts pour s’assurer qu’une œuvre ne fera de mal à personne. Pour toute une jeune génération, ça semble être une évidence. Pour d’autres, ça l’est moins, et on s’inquiète de liberté de création, voire de puritanisme étasunien, car il est un fait que cette vision moralisatrice du rôle de l’art a toujours été une banalité de l’autre côté de l’Atlantique. C’était pour nous une curiosité il y a trente ans sous le nom de « Political correctness ». Et plus tôt, ça existait déjà mais nous n’en étions pas conscients : les labels Comics code authority et MPAA ne nous disaient pas grand chose, d’autant que nos traducteurs, ici, s’autorisaient des altérations fantaisistes et moralisaient ou immoralisaient les œuvres avec des critères en phase avec notre mentalité locale de l’époque. La culture globalisée actuelle est effectivement très étasunienne. Aurons-nous un jour peur des poitrines féminines, comme le prophétise Michel Ocelot, l’auteur de Kirikou6 ? Craindrons-nous les poils sous les aisselles, jugerons-nous hideuses les bouches qui n’ont pas été traitées par un orthodontiste, les nez qui ne sont pas passés sous un scalpel ? Mangerons-nous des nuggets en baquet plutôt que de manger ensemble autour d’une table ? Binge-drinkerons-nous des « shots » jusqu’au coma au lieu de cultiver notre alcoolisme social vieille-France ? Adopterons-nous un à un les rites qu’exposent les fictions de manière apparemment très codifiée (demande de mariage surprise avec genou à terre ; bal de promo ; spring break ; etc.) ? Aurons-nous en tête un modèle très précis de ce que sont la réussite professionnelle, amicale et amoureuse ? C’est aussi tout ça, l’Amérique.

Bastien Vivès, Le Goût du chlore, 2009. Deux jeunes gens tombent amoureux à la piscine. Sur Instagram, j’ai vu des vignettes de cette bande dessinée convoqués pour démontrer une constante dans l’intérêt pour le corps des adolescent.es et des enfants, et leur érotisation, par Vivès. Je comprends qu’on se demande si Vivès participe d’une « culture du viol » et d’une « virilité toxique » mais j’avoue que prendre des dessins du « Gout du chlore » comme preuve me laisse un brin dubitatif.

Une chose en tout cas me semble claire : moraliser l’art, moraliser la fiction, peut être fait plus ou moins sincèrement, plus ou moins naturellement, plus ou moins bien.
Raconter une bande d’ami.e.s composés d’une musulmane pratiquante voilée, d’une fille lesbienne tatouée et d’un homme trans désespérément amoureux d’une femme hétérosexuelle membre des Témoins de Jéhovah, dans une société où les plus de trente-cinq ans sont au mieux une nuisance et au pire des « personnages non joueurs »7, ça marche une fois, c’est même agréable à voir, comme toute situation oxymoresque, mais si ça s’installe par automatisme, sans apporter grand chose de plus, ça devient rapidement artificiel et pénible.
Les grosses usines à fiction comme HBO ou Netflix savent assurément s’y prendre et surprendre, elles ont des armées de scénaristes pour réinventer régulièrement leurs recettes lorsque celles-ci deviennent trop banales, mais des bandes dessinées qui ne sont mues que par les bonnes intentions de leurs auteur.ice.s peinent à mon avis à remuer le lecteur. S’il suffisait d’être gutmensch, bien-pensant, pour faire vibrer le public, ça se saurait.

Au delà du spectre de la censure et de l’autocensure que l’on craint derrière tout projet de moralisation de l’art, on peut redouter le manque de poésie d’un art utilitaire, uniquement destiné à nous convaincre de quelque chose, dédié à nous vendre un modèle de société, ou tout simplement, une forme de création où le mystère et le hasard n’ont pas de place. Et même, une forme de création où l’on doit montrer patte-blanche, faire la démonstration de sa légitimité sur un sujet. J’ai par exemple une fois entendu un romancier se faire vertement reprocher d’avoir écrit à la première personne un roman dont la protagoniste est une femme — or les personnes qui avaient émis la critique admettaient que le roman était plutôt bon, leur problème était un problème de principe ! On se souvient des débats qui ont lieu lorsque un acteur ou une actrice n’a pas toutes les caractéristiques de la personne dont elle prend le rôle : Zoe Saldana qui n’était pas assez noire pour interpréter Nina Simone, ou Eddie Redmayne à qui on a reproché d’interpréter une femme transgenre en étant un homme cisgenre, dans le film Danish girl. L’un et l’autre se sont par la suite excusés platement d’avoir accepté des rôles qui ne se confondaient pas avec leur vie.

Il suffit de se remémorer de l’interprétation raciste de M. Yunioshi par Mickey Rooney dans Breakfast at Tiffany’s (et autres exemples odieux de Yellowface et de Blackface, ou encore de mansplaining8) pour comprendre le problème qui motive très légitimement ces reproches, et ne parlons pas de l’injustice professionnelle qui opère lorsque Nicole Kidman ou Charlize Theron passent des heures à se faire maquiller, se font ajouter des prothèses afin d’avoir un physique banal correspondant à un rôle, alors qu’il existe foule d’actrices qualifiées et dont le physique est adapté.
Pourtant, dans ces affaires, j’ai parfois du mal à ne pas penser à un épisode Lucky Luke9 où le public d’une pièce de théâtre prend les acteurs pour leurs personnages… Or l’Art, depuis toujours, c’est l’artifice, c’est la tromperie, il ne suffit pas qu’une personne « soit » son rôle pour bien l’interpréter, et du reste, choisir une personne pour cette raison, c’est un peu la réduire elle aussi à un cliché.
Il est tentant, mais pas forcément pertinent car les motivations profondes diffèrent, de voir dans ces débats l’image-miroir de l’hostilité réactionnaire qui se manifeste lorsque tel ou tel remake a une actrice à la peau plus brune que dans l’œuvre originale, ou lorsque certains spectateurs de Star Wars ont plus de mal à imaginer un stormtrooper noir qu’un Jedi vert de quarante centimètres de haut…10
La question de la légitimité à écrire sur tel ou tel sujet me semble indémerdable, et aussi, elle me semble nier de manière furieusement essentialiste la capacité que chacun peut avoir à se mettre à la place d’un autre, à vouloir se mettre à la place de l’autre, ou même, si la naïveté de celui qui n’a pas vécu une situation dans sa chair est inévitable, la capacité que l’on pourra avoir à progresser. Je raconte souvent l’histoire d’Eugène Süe, écrivain mondain de la restauration, missionné par un journal conservateur pour écrire un roman sur les bas-fonds de Paris. Le récit débute par des poncifs bourgeois sur l’indécrottable et répugnante scélératesse des classes populaires, mais, encouragé par son rédacteur-en-chef à aller enquêter, Eugène Süe a appris, compris, observé, il s’est rendu compte (comme son héros Rodolphe, un prince incognito parmi la canaille) que derrière un ivrogne, un meurtrier, une prostituée, il pouvait y avoir une longue et injuste histoire. Il s’est rendu compte que les gens du peuple pouvaient être intelligents, touchants, solidaires,…

Affiche de Jules Chéret. Ce qui me fait penser à l’excellent livre L’Affiche a-t-elle un genre ? Par Vanina Pinter, tout juste sorti aux éditions 205. Entre autres, l’autrice raconte l’ambivalence de mêmes images en prenant l’exemple du XIXe siècle, car (ici c’est moi qui interprète le propos, ce n’est pas dit comme ça) si l’affiche publicitaire peut être chargée en injonctions sexistes, relever du male gaze, elle peut aussi dans le même temps offrir une forme d’évasion, de libération ou d’empowerment : dans une fin de siècle où le vêtement était une contrainte physique, où les rôles étaient genrés de manière tout aussi raide, les femmes des affiches de Chéret ou Mucha semblent libres et légères,…

Pendant les deux années qu’a duré la publication du feuilleton, non seulement Eugène Süe est devenu antiraciste11, socialiste (et député de la Seine sous cette étiquette, jusqu’à ce que le coup d’État de Napoléon III le contraigne à l’exil), mais il avait entraîné toute la France avec lui, car chaque nouvel épisode était lu par tous ceux qui savaient lire, et raconté aux autres : les personnages de la Louve, Bras-Rouge, le Maître-d’école ou Rigolette étaient aussi connus que le sont pour nous les protagonistes de Game of Thrones, et il nous en reste d’ailleurs au moins un nom commun puisque les concierges monsieur et madame Pipelet sont à l’origine du substantif « pipelet/pipelette ». On dit que Les Mystères de Paris sont une des causes de la révolution de 1848, rien que ça ! J’aime ces histoires qui rappellent que l’on peut progresser par la fiction, y compris quand on en est l’auteur.
La légitimité intrinsèque aux auteurs est une affaire indémerdable parce qu’elle peut aussi se perdre : quand un rappeur devenu millionnaire, vivant de l’autre côté d’un océan, à dix mille kilomètres de la cité où il a grandi, continue à se complaire dans un gangsta rap qui épouse grosso-modo la vision des banlieues que véhicule CNews et n’a plus aucun lien avec la réalité sociale dont il se revendique (mais qu’il participe à forger), où est sa légitimité ? On peut continuer longtemps et toute position dogmatique sur le sujet me semble constituer une impasse.

Plus de 100 000 signataires pour cette pétition initiée par BeBraveFrance, une ONG qui lutte contre la pédocriminalité. Une seconde pétition, initiée par des étudiants en école d’art, a connu un succès plus modeste mais pas négligeable. S’il y a eu quelques prises de parole embarrassées pour dire que non, Bastien Vivès n’est pas un monstre, on ne peut pas dire que ce dernier ait bénéficié d’un soutien important.

Peu importe les réflexions qui précèdent.
L’affaire est désormais pliée, l’exposition n’aura pas lieu, on ne saura pas ce qu’elle aurait dû présenter, on ne sait pas si elle sera remplacée par une exposition de planches d’Emma Clit ou par rien du tout12, l’auteur incriminé s’est platement excusé auprès de celles et ceux qu’il aurait blessés (sincère ou pas, que peut-il faire de plus ?), le festival a publié un communiqué où il capitule, expliquant céder à la force de la mobilisation et aux menaces diverses, bref, tout est bien qui finit bien, les gentils ont terrassé les méchants (ou le méchant), même si je note que ceux qui ont obtenu la tête de l’expo n’arrivent pas tous à assumer leur victoire, ça se constate dans les commentaires au communiqué du Festival pleins de « on ne voulait pas s’en prendre à un homme mais à un système » et autres « on ne voulait pas censurer mais juste empêcher l’expo de se tenir ». Si je comprends assez bien le calcul qui pousse à être mauvais perdant, je n’ai jamais compris les mauvais gagnants ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, porter l’estoc triomphalement tout en affirmant être celui qui a reçu le coup, faire taire en affirmant représenter les paroles contraintes au silence, prévaloir tout en affirmant que c’est l’autre le « dominant ». On ne peut pas demander et obtenir l’occultation d’une œuvre à coup de pétitions puis dire qu’on est opposé à toute censure. Il y a eu un rapport de force, et la victoire d’un camp montre de quel côté était, cette fois en tout cas, le nombre et la puissance. Je comprends tout de même celles et ceux qui vivent mal l’impasse logique qui émerge lorsque les gentils se retrouvent à dix mille contre un, et que parmi ces gentils, on en trouve dont les propos sont d’une violence ou d’une outrance qui n’a pas grand chose à envier à celle censément combattue.
Enfin certains l’assument, comme Emma Clit, sur le Média :

« si ils [les gens du festival] ne réagissent que quand il y a des menaces, comment reprocher à des personnes d’en passer par là ? »

Emma Clit sur Le Média, le 15/12/202213.

Bon.
J’ai quelques questions à ceux qui se sont engagés pour l’annulation de l’exposition, et qui viennent d’obtenir gain de cause. Ou plutôt une question : quelle est la suite ? Très concrètement, pour Bastien Vivès, que va-t-il se passer ? Est-ce que, par exemple, à chaque projet d’exposition un peu institutionnelle, à chaque prix remis, il y a aura une nouvelle charge du même genre ? Si la protestation avait concerné une exposition de dessins pornographiques, pas de problème, une limite était énoncée clairement, mais là ce n’était pas le cas, alors cela signifie-t-il que plus aucune exposition de Bastien Vivès n’est envisageable ? Ou bien est-ce que ça ne concerne que ce festival précis ? Ses publications problématiques sur les réseaux sociaux existent pour l’éternité, seront toujours révoltantes, elles pourront toujours être ressorties, compilées de manière à nous faire le portrait d’un homme ignoble. Donc est-ce que Bastien Vivès est plus ou moins condamné, comme d’autres l’ont été avant lui, à ne plus trouver d’amis que chez Causeur, Valeurs, et autres médias qui surfent sur l' »anti-wokisme », comme c’est le cas du dessinateur Xavier Gorce ? Et est-ce que, par ricochet, par contamination, ses amis ou les gens qui travaillent avec lui, se le feront reprocher ou se verront forcés de choisir entre la rupture ou l’ostracisation ? Jean-Marc Rochette, auteur considérable (Le Transperceneige, L’Or et l’esprit, Ailefroide), a annoncé mettre fin à sa carrière d’auteur de bande dessinée après s’être fait reprocher d’avoir défendu Vivès, et parce qu’il craint un domaine soumis à l’approbation de commissaires politiques. J’ai du mal à imaginer que ce soit l’a seule et unique raison de son annonce, Rochette ayant toujours été tenté par une carrière de peintre ou de sculpteur, mais c’est une sacrée perte.
Quelle place est donnée au futur, dans cette affaire, quel est le scénario idéal pour l’avenir ? Que Vivès ait le droit de publier (on n’est pas pour la censure, hein) mais c’est tout ? Est-ce qu’il aura le droit de changer, de gagner sincèrement en maturité ? Est-ce qu’il existe un futur possible où Bastien Vivès a la possibilité de profiter de la leçon reçue ?

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est image-5.png.
Une séance d’autocritique publique (« séances de lutte ») pendant la Révolution culturelle. Les coupables ne se contentent pas d’admettre leurs crimes avérés ou imaginaires, ils devaient rester debout des heures, tête baissée, en étant souvent insultés, humiliés et battus, notamment par leurs amis et des membres de leur propre famille — qui n’avait pas le choix, car s’ils avaient refusé, ils devenaient coupables à leur tour. Tous n’ont pas survécu à ce processus de rédemption.
(il n’y a pas qu’à moi que cette référence vient spontanément, je vois que c’est aussi le cas de Jean-Marc Rochette dans le post où il annonce quitter la bande dessinée)
Photo : Li Zhensheng, 1966.

L’Histoire regorge de solutions pour donner une forme de porte de sortie aux réprouvés de la morale commune (et par ricochet, à ceux qui se sont liés contre eux) : l’exil forcé ; l’obligation de changer de profession ; les séjours dans des camps de redressement et les séances publiques d’auto-critique ; la prison ; l’exorcisme ; l’exécution capitale ; les séances symboliques de purification (question, autodafés, etc.) ; l’enfermement dans un monastère ; la conversion religieuse ; la trépanation ; etc. Mais dans un monde plus compatissant, où l’on a plus de mal à assumer une certaine brutalité comme outil de discipline sociale, que propose-t-on à ce jeune auteur qui doit attendre encore trente ans (au minimum) avant de pouvoir faire valoir ses droits à la retraite ? Un suivi psychologique ? Un passage devant la justice ? Il me semble qu’avec Internet, qui n’oublie rien, avec les archives de diverses époques qui se télescopent, nous risquons tous de rester enfermés dans un espace sans chronologie, donc sans issue et sans possibilité de progrès, mais comme l’article est déjà bien long, je ne vais pas développer ce point de vue pour cette fois.

Lire ailleurs : Les raisons de la colère, par un collectif de 500 autrices et auteurs, qui réclament au Festival de mettre en place une charte « afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations » (Médiapart) ; Le cas Vivès, par Marlène Agius, qui amène une distance bienvenue au sujet (ActuaBD) ; Bastien Vivès visé par deux plaintes pour « diffusion d’images pédopornographiques »: que dit la loi ?, une synthèse assez sérieuse de la question juridique, par Jérôme Lachasse (BFM) ; De la fiction au réel : Bastien Vivès, auteur de bande dessinée, par Vivian Petit (Actualitté14) ; et enfin Moraliser les violences sexuelles ?, par André Gunthert (L’image sociale).

  1. L’éditeur, Les Requins marteaux, explique ne pas avoir eu connaissance de la référence et avoir à l’époque tenté de convaincre Vivès de choisir un titre plus clair. Mais l’auteur y tenait. []
  2. Utiliser la pornographie pour dominer, moquer, est-ce une transposition symbolique du viol, où le sexe — activité qui devrait être idéalement plaisante pour ceux qui y participent — sert à causer de la souffrance, de l’humiliation ? []
  3. J’écris « si », car je n’en sais rien, je n’ai pas lu Petit Paul, Les Melons de la colère ou encore La décharge mentale. Et je n’ai pas envie de le faire. Un des gros problèmes dans le débat actuel est que peu de gens les ont lus, les ventes de ces albums sont négligeables (pour un auteur de best-sellers) et il y a beaucoup plus de gens qui ont un avis tranché que de gens qui ont un avis fondé.
    Je note que personne n’a parlé du dernier album pornographique de Vivès, Burne Out, qui, si je me fie au synopsis sur le site de l’éditeur, met en scène un premier ministre au centre d’un shitstorm lorsque l’on révèle qu’il est amateur de mangas pornographiques. Il doit alors s’excuser publiquement. Voilà qui fait étonnamment écho à la situation actuelle de l’auteur. []
  4. Les diverses lois réduisant la liberté d’expression sur Internet sont proposées au nom de la lutte contre le terrorisme, ou au nom de la lutte contre la pédopornographie. Pourtant, sur ce dernier domaine, il n’existe pas vraiment d’estimations sur l’ampleur réelle du phénomène ni sur l’efficacité des mesures de censure : je me souviens d’un policier des renseignements généraux (ou peut-être déjà de la DGSI) qui craignait que ces mesures soient contre-productives, en poussant les criminels à une forme efficace de clandestinité, et en empêchant les autorités d’enquêter. []
  5. Je n’ai pas lu Petit Paul, mais si je me fie au synopsis — un garçonnet poursuivi des ardeurs de toutes les femmes du fait de son sexe de quatre-vingt centimètres ‒ ne correspond à ma connaissance à aucun fantasme courant ! []
  6. Michel Ocelot, interviewé sur Brut le 10 décembre 2022. []
  7. Notion issue du jeu vidéo, le personnage non joueur (PNJ) est comme son nom l’indique un personnage qui n’est là que pour faire foule. Un figurant, quoi. []
  8. Mansplaining : lorsqu’un homme explique avec condescendance à une femme ce qu’elle ressent, ce qu’elle devrait dire ou penser… []
  9. Morris/Goscinny : Le Cavalier blanc, 1975. []
  10. Un des débats les plus stupides dans le registre : des gens ont reproché à Disney de faire une série She-Hulk, en supposant qu’il s’agissait d’une lubie « woke »… Alors que le personnage en question a été créé il y a plus de quarante ans ! []
  11. Le docteur David, ancien esclave, médecin et surdoué, n’est pas franchement typique des fictions des années 1840 ! — rappelons que l’esclavagisme avait été rétabli par Bonaparte dans les colonies et n’a été définitivement aboli qu’en 1848. []
  12. Au fait, j’ai lu quelqu’un se lamenter que le Festival d’Angoulême n’exposait que des hommes, mais cette année c’est très faux et j’espère que les personnes qui s’intéressent au sujet iront voir les expositions consacrées à Julie Doucet (lauréate du grand prix), Marguerite Abouet et Madeleine Riffaud ! Il est tristement paradoxal d’ailleurs que Bastien Vivès soit, avec une petite expo, le grand sujet de la 50e édition du festival, alors que c’est bien l’exposition de Julie Doucet et son retour à la bande dessinée qui devrait nous passionner. []
  13. Dans la même interview, on demande à Emma si « il n’y aurait pas un grand ménage à faire dans le monde de l’édition français », à quoi la jeune femme répond que, puisqu’il est impossible que les gens en place se réveillassent un matin frappés par la lumière, il faut les frapper au porte-monnaie, les attaquer médiatiquement, et puis finalement, « la solution ce serait de changer toutes les équipes [en les remplaçant] par des gens qui sont ouverts à ces questions-là ».
    Emma Clit est coutumière des propositions radicales, en 2018 elle avait publié un billet de blog pour demander à ses lecteurs de faire pression pour faire retirer des librairies le livre « On a chopé la puberté » (Anne Guillard, Séverine Clochard, Mélissa Conté), et une autre fois sur Twitter elle a lancé l’halali contre « La Guerre des bisous », de Vincent Cuvellier. Enfin, cette semaine, suite à l’annonce par Jean-Marc Rochette de son abandon du monde de la bd, elle s’est contentée d’ironiser en répondant avec le « au revoir » de Valrey Giscard d’Estaing. J’avoue que ce mélange des genres entre un dessin gnangnan et une certaine violence dans le projet me semble, au fond, assez déplaisante. []
  14. Article que le site LundiMatin avait publié puis, avec une certaine pleutrerie, dépublié ! []