(encore une de ces tentatives de suicide (réseau-)social dont j’ai le secret : non seulement je m’attaque à des vaches sacrées du petit monde libertaire-alter-truc, auquel je m’identifie plus ou moins, mais en plus je le fais avec un article interminable que tout le monde lira en diagonale, et que j’illustre de manière incompréhensible)
Les gens du collectif Les mots sont importants sont intelligents, éloquents, bien formés, et on trouve plus d’un article important, justement, sur leur site. Ils défendent les exclus, les ostracisés, les racisés, difficile d’être contre le principe. Mais souvent, les articles que j’y lis me restent sur l’estomac, à cause de leur absence de perspective progressiste : beaucoup de constats, peu de propositions, et beaucoup de contradictions.
Je viens de lire l’opium du peuple de gauche, article que Pierre Tevanian consacre au refus des religions et j’essaie de comprendre : l’athéisme serait un luxe d’enfants gâtés, donc il faut le critiquer, par solidarité avec ceux qui vivent sous le joug de divinités absurdes, et au prétexte que ce n’est pas parce qu’on ne croit pas en Dieu qu’on ne croit en aucune autre absurdité,… et tout ça en citant pêle-mêle Michel Onfray et Nadine Morano ? Onfray est certes athée libertaire, selon sa définition en tout cas (pour moi plutôt réac’ égoïste), mais Nadine Morano a au contraire plus d’une fois revendiqué son attachement à sa culture catholique.
Quel rapport, donc ?
« Les mots sont importants », en tout cas, quel beau titre, plein d’importance, justement, plein de hauteur philosophique. On utilise des mots sans y penser, tous les jours, mais en fait ils sont importants, dis-donc ! C’est comme « Le savoir est une arme, maintenant, je sais » (Ministère AMER) ou « Dieu m’a donné la foi » (Ophélie Winter), c’est à dire que c’est difficile à prouver et que plus on creuse, moins on trouve ce que ça peut vraiment apporter à notre lecture du monde, mais ça reste séduisant à entendre, rien qu’en lisant la phrase, on a l’impression d’avoir compris un truc. Je n’ai pas appris la philosophie à l’école — je ne suis pas allé au lycée —, mais je dois dire que cette discipline, vue de loin, et avec tout le respect que je dois aux grands auteurs qui s’y sont illustrés, me semble entretenir un curieux fétichisme envers les mots, faisant comme s’il existait, contenue dans un mot, la forme pure d’un concept (beau, amour, temps, vérité,…), et comme si l’usage véritable que la plèbe fait du dictionnaire souillait cette belle pureté. Les mots vivent, pourtant. Même les mots de « les mots sont importants » évoluent : sur ce site on fustige désormais l’emploi du mot « islamiste » pour « fondamentaliste musulman » (et effectivement, la définition du mot « islamiste » n’est pas claire), mais on l’y utilisait il y a quelques années dans l’exact même sens que David Pujadas.
On se renseigne, on apprend, on évolue, tout bouge, quoi. Particulièrement les mots. Peut-être faudrait-il moins s’attacher aux mots qu’à ce qu’il décrivent selon le contexte1.
Il me semble que c’est sur le site Les Mots sont importants que j’ai lu un article qui faisait remarquer, avec pertinence, que lorsqu’un blanc norvégien commet un massacre au nom d’un idéal identitaire, il est obligeamment présenté par les médias comme un « déséquilibré », tandis qu’un Mohammed Merah, lui, devient le représentant d’un milliard et demi de musulmans dont on débat pour savoir s’il en existe des « modérés ». C’était bien de remarquer ce genre d’iniquité lexicale. Mais dans un article récent du même site, je lis que les journalistes et caricaturistes de Charlie étaient « racistes », et que « s’ils ne méritaient évidemment pas de mourir », leur massacre peut être réduit à avoir vu leur droit à l’irréligion et l’anticléricalisme « tragiquement nié par des malades ». Des « malades », autant dire des gens qui ne sont pas responsables de leurs actes. Et d’ailleurs ils n’ont pas vraiment fait des morts, ils ont juste nié des principes, tragiquement. Ce même article n’hésite pas à comparer Charlie Hebdo à Pierre Laval, l’âme damnée de la Révolution nationale pétainiste2, ni à analyser la ligne politique de Charlie Hebdo à l’aune d’un dessin du presque octogénaire Albert Uderzo (qui sauf erreur n’a pas fait partie de la rédaction de Charlie), ni, enfin, à considérer que le slogan Je suis Charlie signifie en réalité « je suis blanc et j’emmerde les bougnoules », la preuve étant qu’un « Charlie » n’est pas un « Rachid » ni un « Mohammed »34.
Tous ces normaliens qui passent un temps considérable à expliquer, pour leur bien, évidemment, à des français nés en France qu’ils sont en fait des « indigènes », qu’ils seront à jamais « racisés », qu’ils doivent se venger du passé, du présent, du futur, que leur carte d’identité est factice, seraient les coupables de ce qu’ils dénoncent avec tant de force s’ils avaient la moindre influence sur les principaux concernés. Mais en fait, ces derniers ignorent jusqu’à leur existence et, s’ils les rencontrent, les assimileront à la société qui, effectivement, les opprime et les rejette. Le jour où ils se vengent de toutes leurs frustrations (affirmant réparer une injustice lointaine la guerre américaine en Afghanistan ou l’Apartheid israélien), ils tirent dans le tas, et si on peut être assez ignorant pour confondre Charb avec Godefroy de Bouillon et les clients d’une supérette de la porte de Vincennes pour des colons en Palestine, il n’est pas sûr que des profs de philosophie ou de sociologie même très très tiers-mondistes puissent bénéficier de plus de discernement : ils sont, du reste, qu’ils le veuillent ou non, eux aussi les représentants d’un État ségrégationniste, dominateur et souvent impitoyable. Et en affirmant, pour leur bien toujours, aux prochains frères Kouachi qu’ils ne sont responsables d’aucun de leurs actes, qu’ils ne sont que des victimes, parce qu’ils sont colonisés, ils les traitent comme des objets sociologiques, comme des abstractions, pas comme des personnes, ce qui, à mon sens, est la plus abominable des insultes.
Même s’ils sont inoffensifs, je ne comprends pas pourquoi des gens comme Pierre Tevanian ou Nacira Guénif-Souilamas (que j’ai découverte à Ce Soir ou Jamais récemment, mais il y en a plein d’autres d’idées proches) tentent si fort de convaincre des groupes discriminés que l’injustice qu’ils vivent a pour cause les inventions des philosophes des Lumières (et précurseurs ou héritiers), et qu’il faudrait traiter celles-ci comme de la verroterie de toubabs : « droits-de-l’homme », « liberté d’expression », « universalisme », « égalitarisme », « laïcité », « athéisme »,… Je vois mal en quoi accepter, institutionnaliser l’injustice, en faire un déterminisme irrémédiable5, arrange quoi que ce soit, ni en quoi il est avisé de désigner pour coupables de ces injustices et de ces humiliations des principes progressistes et émancipateurs — que l’on peut réviser, réfléchir, questionner, bien sûr, et dont on doit aussi questionner l’inefficacité, car ceux qui s’en frappent des médailles se gardent bien de les appliquer. Car oui, les pires personnes utilisent à présent le mot « laïcité » comme arme contre les musulmans ; oui, la « République » a été confisquée à ses citoyens ; et non, la « démocratie » n’est pas très démocratique ; et on a vu, avec les déclarations de Najat Vallaud-Belkacem6, ce que valait le concept de « liberté d’expression » appliqué à l’éducation nationale : quelque chose qu’on doit respecter sans poser de questions, en se taisant, sous peine de prison. D’une absurdité orwellienne.
Et bien sûr, tout aussi absurdes sont les injonctions ciblées à s’émanciper de gré ou de force : « Jette ton voile, Fatima ! ». Ou encore l’odieuse demande faite aux musulmans de se désolidariser des terroristes. Et la profusion/confusion des images qu’on nous balance.
Je sais tout ça, je comprends tout ça.
Mais ce n’est pas parce que les bonnes idées sont mal utilisées qu’il faut mettre les mauvaises sur un piédestal. Ce n’est pas parce que certains emploient les mots de travers, voire contre leur sens, qu’il faut abandonner ces mots !
Rappelez-vous : les mots sont importants.
Enfin c’est pas moi qui le dis…
- Je renvoie le lecteur à Alfred Korzybski et au constat qu’il faisait du caractère piégeant des mots. [↩]
- Je cite : « Puisque ce sont des racistes, il n’est pas anodin, aujourd’hui, de choisir pour défendre la liberté d’expression, d’honorer la mémoire de ce journal-là : ce serait choisir, pour critiquer la peine de mort par exemple, non pas seulement de mettre en cause la manière honteuse dont on a exécuté un Pierre Laval, mais d’aller jusqu’à honorer sa mémoire en poussant tous les opposants à la peine de mort à assumer un « Je suis Laval » qui, espère-t-on, les répugnerait ». [↩]
- À quoi je répondrais que le journal ne s’appelait pas « Rachid » ni « Mohammed », ceci explique cela. Il y avait un Mustapha Ourrad à la rédaction de Charlie Hebdo, et j’ai vu, lors des manifestations, des pancartes disant « Je suis Ahmed », en hommage à un des policiers tués. Je note par ailleurs que Charlie est un prénom anglo-saxon, à l’origine, que, sans réfléchir, j’associe au cinéaste britannico-gitan Charles Chaplin, aux jazzmens noirs Charlie Mingus et Charlie Parker, au Papa Tango Charlie de la chanson, et bien sûr au Charlie de « où est Charlie ? » et à Charlie Brown. Ce nom dérive bien d’un nom de roi chrétien germanique (Karl), mais il ne me semble pas véhiculer de manière si évidente une référence à une quelconque connivence islamophobe. [↩]
- Repris sur le même site, l’article Nous sommes tous des hypocrites, publié sur les réseaux sociaux par Pacôme Thiellement, parle en partie de la même chose d’une manière plus intelligente. [↩]
- Si je trouve que la philosophie a la maladie de trop croire aux mots, j’ai parfois l’impression que la sociologie a la manie de vouloir que les catégories qu’elle étudie restent étanches, refusant la circulation, le métissage, l’indifférence, l’envie d’émancipation, et promouvant finalement les conflits, les apartheids, les différences, et autres chocs de civilisations de mes fesses,… J’ai tendance, pour ma part, à juger l’humanité comme une seule espèce, pas la plus sympathique qui soit, mais que j’aime pour son incroyable créativité. Créativité qui va malheureusement jusqu’à s’inventer des problèmes avec des mots ou des entités imaginaires. [↩]
- Le 14/01 à l’Assemblée Nationale, lors des questions au gouvernement : « Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les « Oui je soutiens Charlie, mais », les « deux poids, deux mesures », les « pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? » Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs ». [↩]