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Écriture inclusive

Je tombe sur le vieux tweet reproduit ci dessous, qui est intéressant parce qu’il a été largement diffusé, partagé. Je demande aux lecteurs, enfin aux lecteurs et aux lectrices, ou disons même, aux lecteurices, de garder en tête qu’il ne s’agit pas ici de parler d’Isabelle Mergault, qui a les opinons qu’elle veut.
La question qui m’intéresse est celle qui est posée en creux et avec humeur : la fameuse « écriture inclusive » (ou, je suppose, la version avec point médian et pronoms nouveaux) permet-elle de faire de la littérature, et mérite-t-elle une réaction aussi épidermique ?

Plus haut, j’ai écrit le mot lecteurices. Z’avez remarqué ?
Cette formule n’est pas si inclusive qu’elle le semble, car c’est le contexte seul qui permet de déterminer si j’ai voulu désigner l’ensemble des hommes et des femmes qui lisent cette page, dont tu fais partie, toi lectrice ou lecteur, ou si je m’adresse au groupe nettement plus restreint des personnes qui se désignent elles-mêmes comme « non-binaires » (qui représentent une fraction des 2,5% de gens qui, selon le rapport Contexte des sexualités en France (Inserm), s’interrogent sur leur propre identité de genre). Catégorie dont tu fais peut-être partie aussi, je n’en sais rien.
Bien sûr, je peux utiliser le masculin pluriel lecteurs comme formule neutre pour lecteurs-et-lectrices, ainsi que le recommande l’Académie Française, mais cela n’arrange pas tout, car cet usage peut avoir une insidieuse portée sexiste1, en laissant accroire que les hommes constituent une forme de référence, qu’ils ont la préséance (« le masculin l’emporte » disait mon institutrice en CM1). C’est précisément ce masculin-qui-sert-de-neutre qui a motivé les diverses propositions d’écriture inclusive. Le grief n’est pas farfelu et les intelligences artificielles génératives telles que Midjourney parviennent assez bien à le démontrer, en se faisant l’écho de nos représentations et de nos biais : les médecins, les professeurs, les présidents, les dirigeants, sont, dans nos cerveaux comme dans les images générées par les algorithmes de diffusion, des hommes, y compris dans des professions fortement féminisées (« les professeurs des écoles »). Malgré la célèbre hypothèse Sapir-Whorf, qui affirme que les représentations mentales procèdent du langage, il est parfois difficile de savoir quand c’est le langage qui construit une vision du monde et quand c’est la vision du monde qui construit le langage. La réponse à cette question est potentiellement vexante : si c’est le langage qui conforme nos esprits, cela signifie-t-il que nous ne réfléchissons pas de manière aussi pure, indépendante et personnelle que nous voulons le croire ? Je remarque, d’expérience, qu’il est très facile de convaincre une personne que le langage dirige la pensée lorsque l’on parle d’une langue qui n’est pas la sienne. Les personnes qui s’indignent contre l’écriture inclusive en France peuvent juger très pertinents tous les faits qu’on énoncera (ou les contes qu’on leur servira) au sujet des limites conceptuelles portées par des langues telles que l’Arabe, la langue Inuit ou le Mandarin. On veut bien croire que la langue est autoritaire, totalitaire, voire fasciste comme l’a écrit un jour Roland Barthes, mais tant que c’est la langue de l’autre.

Les travaux d’Edward Sapir et de Benjamin Lee Whorf supposent que la langue Hopi contient en germe certaines croyances animistes… Une autre tribu a été opposée à ces auteurs : les français. En effet, en français, les noms communs ont un genre mais celui-ci semble distribué au hasard et n’a aucune incidence sur la perception des objets décrits, personne ne pense qu’un tabouret ou un fauteuil sont plus masculins qu’une chaise, qu’un escabeau est plus masculin qu’une échelle, qu’une coccinelle est plus féminine qu’un doryphore, qu’une arène est plus féminine qu’un stade…

Si j’écris lecteur·ice·s ou même lecteur·ices, en recourant au point médian, je ne fais pas que désigner indifféremment des personnes des deux genres, je signale — et ce sera vrai tant que la formule ne sera pas généralisée au point qu’on ne la remarquera plus —, une forme d’engagement militant. Le mot à lui seul me classe politiquement, et je soupçonne d’ailleurs que c’est parfois sa première raison d’être. Je note que l’effet que cette forme produit sur moi, en tant que lecteur, dépend un peu du volume du texte à lire. Dans un tweet, un mail, sur une affiche, le point médian passe bien. Sur la longueur, en revanche, il me donne souvent l’impression de moucherons, ou de phosphènes, ces taches que nous avons dans la rétine. Quelque chose d’un petit peu irritant, d’un peu parasite. Question, peut-être, d’habitude ou d’âge.
Quand j’écris les lectrices et les lecteurs (préférablement au les lecteurs et les lectrices), j’emploie bien une formule inclusive, et je le fais d’une manière qui peut passer inaperçue, mais en doublant chaque nom, chaque adjectif, j’alourdis mon texte. Avec un peu de mauvais esprit, je me dis que l’allongement des textes qu’induit le fait de signaler alternativement le féminin et le masculin explique le succès du procédé dans les discours politiciens (« Chères Françaises, chers Français… »), où il faut pouvoir tenir le micro pendant un temps défini, même et surtout sans avoir grand chose de véritablement signifiant à dire.
Si j’utilise des formules telles que lecteurs/lectrices, lecteurs/trices, lect(eur/rice)s, lecteur-trice-s, lecteurs-lecteures, lecteur’es, lecteurEs, etc., ou si j’utilise un simple point de ponctuation au lieu du point médian, je fais la démonstration d’un petit effort d’inclusivité, mais j’ai surtout l’air d’avoir un, deux ou trois trains de retard, puisque ces usages ne sont pas à la pointe, et s’il y a quelque chose qui répugne les tenants de la pureté militante, c’est qu’on ne suive leurs prescriptions qu’à demi : l’ennemi du révolutionnaire n’est pas le réactionnaire, son image inverse, et au fond son jumeau et souvent son futur, mais toute personne qui cherche sa voie entre deux dogmes, entre deux vérités (ou en dehors). Dieu vomit les tièdes, nous dit le livre de l’Apocalypse2. Rappelons-nous que, si on le juge aux actes commis en son nom — ce qui le fait objectivement exister —, Dieu a sans doute fait plus de mal que de bien, les tièdes ont peut-être raison.

Quelques fontes numériques diffusées par le collectif Bye Bye Binary.

Si j’utilise des formes plus rares et expérimentales comme lecteurxes, ou comme les graphies qui s’appuient sur des ligatures inclusives telles que les permettent les typographies du groupe Bye bye binary, je me montre inventif et original mais, puisque je ne me réfère pas à des codes établis, je cours le risque d’être laborieux à lire3. Cependant, la création est le genre d’attitude qui nous amène à la littérature, puisque ce qu’on attend des écrivains, ce n’est pas le strict respect de vieilles règles, c’est l’invention d’une langue4, ou comme on dit parfois, c’est de faire de sa langue une langue étrangère. Étrangère et singulière.
Le mot lecteureuses aura un effet curieux : contrairement à certaines formes qui s’écrivent mais ne s’énoncent pas oralement5, lecteureuses peut se dire. Le mot sonnera sans doute plutôt au féminin (à ce compte, pourquoi ne pas se borner au mot lectrices ?6 ) et convoque sans le vouloir le mot « heureuses » qui, pour sympathique qu’il soit, n’est peut-être pas approprié à tous les cas (« les lecteureuses d’un faire-part de décès »).
Au fond, le choix que l’on fera ou ne fera pas viendra toujours avec son lot d’inconvénients.

J’ignore si la langue est fasciste mais elle peut être le théâtre de violences symboliques et d’humiliations, et ceci de manière un peu plus pernicieuse qu’avec la simple question de l’emploi d’une forme inclusive ou non.
L’étendue du vocabulaire, la capacité à jouer avec les niveaux de langage, la maîtrise de la conjugaison et celle de l’orthographe, sont autant de marqueurs sociologiques aux effets parfois cruels. Et ces effets ne me semblent pas contrebalancés par l’état de la réflexion sur l’inclusivité de la langue, qui peut au contraire les amplifier. En effet, pour utiliser correctement et systématiquement une forme comme l’écriture-inclusive-à-point-médian, il faut déjà maîtriser les accords de genre. C’est un paradoxe curieux, mais bien réel : l’écriture non-binaire implique de commencer par très bien connaître l’écriture genrée.

vu à l’Université Paris 8

Une anecdote à ce sujet. Jusqu’en 2023, j’ai régulièrement dirigé des mémoires de Master à l’Université. C’est une tâche parfois très gratifiante, car on accompagne des textes aux sujets variés et inattendus, portés par des passionnés qui veulent comprendre et transmettre. Mais c’est une tâche parfois inversement ingrate, lorsque les étudiants se forcent à produire un texte non pas par intérêt pour la recherche ou pour l’écriture, mais parce que tel ou tel concours administratif, naguère accessible dès le baccalauréat (voire avant, comme le concours pour devenir professeur des écoles), impose désormais avoir validé une première année de Master (bac+4) ou être titulaire d’un « Master 2 ». L’angoisse vis-à-vis du monde du travail et les exigences des employeurs — qui eux aussi tentent de se rassurer en recrutant des gens toujours plus diplômés, je suppose — mènent à un déluge de textes universitaires ineptes sur le fond et souvent catastrophiques en termes de rédaction7, quand ils ne sont pas carrément malhonnêtes  — plagiats bruts, plagiats recourant à la traduction automatique, et bien sûr, j’imagine (lorsque l’orthographe semble aussi irréprochable que le propos est plat et inutile), prose produite par des IAs telles que ChatGPT. Malheureusement un mémoire écrit avec ChatGPT, s’il est rarement intéressant, a la grande vertu d’être lisible. Ce n’est pas le cas de tous, et plus d’une fois j’ai cru que la cornée de mes yeux allait se dessécher jusqu’à tomber tant j’ai souffert en tentant de déchiffrer des textes à l’orthographe, à la syntaxe et au propos incompréhensibles.
Parmi les nombreux mémoires médiocres que j’ai eu à lire, j’ai le souvenir d’un texte qui souffrait paradoxalement des bonnes intentions de son autrice, qui avait pris le soin de recourir systématiquement à l’écriture inclusive. Les pronoms (iel, elleux, lia), ou les pluriels, semblaient manipulés au petit bonheur la chance et pire encore, l’écriture inclusive était parfois appliquée pour des sujets genrés (« Une femme très occupé·e·s »), ou encore appliquée à des mots invariables, épicènes, ou à des formes grammaticales qui ne sont pas censées être accordées (« Louise Bourgeois a créé·e·s ses sculptures… »). L’intention politique très claire, que je comprends et qui a ma sympathie pour la vision de la société qu’elle porte, se heurtait ici au bagage culturel de l’autrice du texte, et si celui-ci était malgré tout intelligible, l’emploi de l’écriture inclusive accentuait une difficulté à s’exprimer par écrit : pour écrire cinquante ou cent pages « inclusives » sans erreur, il vaut mieux avoir fait Hypokhâgne-Khâgne à Henri IV qu’avoir eu son bac de justesse dans un Lycée de Saint-Denis. Seuls les bourgeois ont les moyens d’être révolutionnaires.

Souvenir de 2018 : des étudiants avaient forcé les portes de plusieurs ateliers de l’Université afin d’y loger deux-cent migrants. Pendant des mois ont vécu là des hommes qui semblaient complètement hébétés et qui se préparaient à manger au milieu des vêtements suspendus, pendant que des jeunes gens pleins d’espoir leur dispensaient des cours d’alphabétisation en leur expliquant le concept de « mégenrage » et le respect dû aux personnes trans ou aux filles avec un décolleté. L’épisode a duré jusqu’aux vacances, période à laquelle les étudiants ont commencé à se faire rares, permettant à la préfecture de procéder à une évacuation.

Et puis qu’est-ce que l’écriture inclusive règle vraiment, au fond ? On me signale un chapitre de l’essai La vallée du silicium d’Alain Damasio, où le neutre est marqué par une alternance systématique de masculin et de féminin. L’exemple que j’ai pu relever dans les médias est : « La cathédrale est ouverte aux pèlerines du monde entier »… Exemple curieux, car si pèlerine est bien le féminin de pèlerin, c’est d’abord un élément vestimentaire, à savoir le manteau… des pèlerins, qu’on pourrait appeler, par métonymie, pèlerines, comme on pourrait décrire une assemblée de curés en parlant de soutanes.
Si Alain Damasio fait l’effort d’inventer une manière de (je cite) « défaire la domination indue du masculin » (dans la grammaire française), ses romans ont souvent été pointés comme développant une vision plutôt « viriliste » du monde. Je ne sais pas si c’est toujours vrai (je commence ses livres avec enthousiasme mais je n’ai jamais réussi à en finir un) ou si le souci exprimé plus haut est la résultante d’une prise en compte de ces critiques, mais quoi qu’il en soit, la grammaire, à elle seule, ne suffira pas à régler tous les problèmes liés au sexisme, lequel parvient à s’épanouir dans les consciences de locuteurs des langues les plus diverses, y compris de langues sans notion de genre grammatical, comme le persan (parlez-en aux iraniennes !), comme les langues dérivées du Persan qui ont cours en Afghanistan (pas le pays le plus féministe non plus), comme le turc, le hongrois, ou toutes les langues d’Asie du Sud‑Est.

Bien entendu, la langue ne se décrète pas, elle s’impose par l’usage. Et la langue n’a pas d’autres propriétaires que ceux qui la font vivre et évoluer. Mais si ces évidences constituent un argument contre toute injonction à utiliser telle ou telle forme nouvelle d’écriture inclusive, ils sont aussi un argument contre ceux qui veulent proscrire ce même usage, ou imposer à tous une forme figée et académique de la langue, qui ne sera pas moins idéologique qu’une autre.
Si j’ai tendance à juger logique que les autorités françaises recommandent une langue précise pour certains actes (lois et décrets, contrats, publications officielles,…), ou dans le cadre de l’enseignement primaire ou secondaire (apprendre à lire et à écrire semble déjà de plus en plus difficile), je suis nettement plus réservé quant à l’interdiction de l’usage du point médian au cours des études supérieures, manifesté par des circulaires et désormais en cours d’inscription dans la loi8. Je n’ai pas l’impression que la prescription soit très assidûment suivie, du moins dans les sciences-humaines.

Useol-gui, (langue de bœuf grillée) par David Pursehouse

La langue est une affaire très délicate, nous entretenons tous un rapport intime avec celle que nous parlons, que nous écrivons, et nous voir imposer un usage qui ne nous semble pas naturel peut constituer une forme de brutalité9, et ceci plus encore si c’est au motif d’une bonne cause que l’on altère la langue, car l’injonction à changer sa langue (autant dire à changer l’eau de son bocal) s’accompagne d’une forme de culpabilisation morale.
Changer de langue est déstabilisant, mais nous le faisons malgré tout régulièrement, par petites touches, lorsqu’un mot semble produire un sens qui ne nous plait pas, lorsqu’il est accaparé par des adversaires politiques, ou lorsqu’un mot nouveau, qui nous semblait autrefois barbare, se révèle utile. Si certains ont longtemps défendu qu’une femme de lettres pouvait être une « auteur » ou une « écrivain », le mot « écrivaine » s’est installé, tout comme « auteure », qui semble en voie d’être supplanté par « autrice » — paradoxalement plus ancien et légitime, et plus intéressant aussi car il marque une différence à l’oreille. Au passage, on se félicitera que nos parlementaires, bien qu’ils luttent contre le point-médian, soutiennent désormais la féminisation des noms de métiers, ce qui n’est pas toujours allé de soi. Je note que certaines femmes revendiquent le masculin pour désigner leur profession, affirmant que la féminisation décrédibilise la fonction. Terrible observation auto-réalisatrice.
Bref, notre langue nous appartient, nous lui appartenons aussi, nous passons une vie à l’apprendre, à la former, elle nous piège, parfois10, elle nous aide à penser, souvent. Elle peut nous mener à confondre le réel et les mots qu’on pose dessus11, on peut jouer avec, et elle est fascinante à étudier. Si l’idéologie peut assécher la langue et la littérature aussi sûrement qu’elle peut assécher les esprits, ce n’est pas forcément parce que quelqu’un s’est dit que le mot « toustes » avait une utilité, car un mot en plus est toujours un petit cadeau, c’est plutôt ce qui arrive chaque fois que l’on veut restreindre le nombre des acceptions d’un même mot, chaque fois que l’on enlève des pages aux dictionnaires en cessant d’employer certains mots, certaines formules, en les vidant de leur substance ou en les cantonnant à un usage automatique. C’est qui arrive chaque fois que l’on fait croire qu’il ne doit y avoir qu’une manière de dire les choses.

  1. Amusant : le combat contre l’écriture inclusive a été porté par feue Hélène Carrère d’Encausse. Or cette même personne est aussi celle qui a imposé, contre l’usage, que le mot « covid » se dise au féminin — et une bonne partie des services officiels, et des médias, s’y est conformée. Est-ce que les maladies (comme les cyclones tropicaux jusqu’à la fin des années 1970), doivent être de genre féminin ? La logique avancée était que « covid » est l’acronyme de COronaVIrusDisease, ce qui se traduirait en français par « maladie à coronavirus », et maladie est un mot féminin, donc… Mais « disease » est un mot neutre, et l’acronyme est en anglais,… selon une telle logique on devrait parler de « la week end » (puisque fin/end, et d’ailleurs semaine/week sont des mots féminins… []
  2. Apocalypse 3.15-16 : Je connais tes actions, je sais que tu n’es ni froid ni brûlant – mieux vaudrait que tu sois ou froid ou brûlant. Aussi, puisque tu es tiède – ni brûlant ni froid – je vais te vomir de ma bouche. []
  3. En France, Auriane Velten a écrit After ® un roman de science-fiction qui recourt à une écriture inclusive inventée par l’autrice… Le projet ne me hérissait pas par principe, et le résultat n’était pas spécialement déplaisant, mais j’ai tout de même interrompu ma lecture au bout de quelques pages, ce soir là, et je n’y suis jamais revenu. []
  4. Lire l’article de blog Écriture inclusive, par Laure Limongi. []
  5. Il y a quelques années, un étudiant de l’école d’art et design du Havre avait fait sa soutenance en oralisant les formules inclusives avec une virtuosité et une précision qui avaient impressionné le jury, mais qui était plus de l’ordre de la performance ponctuelle que d’une manière de s’exprimer généralisable à chaque instant de la vie. []
  6. Dans Les Chroniques du Radch, Ann Leckie fait le choix d’employer systématiquement le féminin comme neutre. Si le procédé est un peu déroutant au départ, on s’y fait assez rapidement. []
  7. J’ai une théorie : jugeant par avance intéressants tous les sujets, et étant facile à attendrir, j’ai souvent accepté de suivre des étudiants dont absolument aucun collègue ne voulait. Ma vision est sans doute biaisée par l’échantillon que je me suis imposé.
    Notons que les mauvais mémoires que j’ai pu lire à l’Université n’ont pas d’équivalent en école d’art, où malgré une appréhension de l’écrit et des capacités d’ordre divers, les étudiants en école supérieure d’art ont à cœur de produire un travail personnel et intéressant. Il faut dire que leurs enseignants les connaissent de manière plus personnelle, et que ce lien doit influer sur le résultat. []
  8. Proposition de loi visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive, déposée en juillet 2024. []
  9. Pour quitter un peu le sujet de la langue inclusive, j’aurais du mal à écrire « cout » (pour coût) ou « paraitre » (pour paraître), même si de telles abominations sont désormais permises (mais non imposées, et c’est une bonne chose) par la réforme de l’orthographe de 1990. []
  10. cf. les observations d’Alfred Korzybski, qui considérait que le langage nous mène parfois à confondre la carte et le territoire, et nous pousse à croire symétriques des objets de nature différente — plein et vide, par exemple. []
  11. Si j’étais taquin, je dirais que certains philosophes ne sont pas très différents des Large Language Models tels que celui qui fait tourner ChatGPT. Je me comprends. []

On ne peut pas haïr tout le monde

Parfois, même quand on ne veut de mal à personne, strictement personne, on risque de heurter des gens. Ces jours-ci, si on ne veut de mal à personne personne, strictement personne, on est certain de heurter des gens. Courons malgré tout ce risque.

Sur Twitter, notamment, mais aussi sur les plateaux de bavardage télévisuel (pour les extraits que j’ai pu voir), les réflexes des uns et des autres face à la situation actuelle entre Israël et Gaza sont assez violents. Ce n’est désormais plus sur la perspective historique, sur l’analyse des faits ou sur les solutions proposées que les gens se déchirent, c’est sur l’empathie : ceux que le récit de l’attaque de civils israéliens par le Hamas le 7 octobre épouvante se voient aussitôt reprocher de n’avoir aucune sensibilité envers les Palestiniens de Gaza ; Inversement, ceux qui appellent Israël à épargner les civils gazaouis lors de leur opération de représailles se voient accusés d’être restés de marbre face à la terreur et à l’horreur semées par le Hamas.
Dans ce moment d’intense vulnérabilité face à l’avenir, le premier mouvement de chacun est grégaire : il faut se regrouper, et pour ce faire, être en résonance émotionnelle avec les autres membres du groupe auquel on s’identifie ou auquel on a choisi de s’associer, et repousser ceux qui s’écartent de notre ressenti. Ceux qui n’ont pas condamné, ou qui n’ont pas utilisé le bon mot pour le faire ; ceux qui condamnent « toutes les violences », mais qui ce faisant semblent mettre sur un pied d’égalité l’agresseur et l’agressé ; ceux qui demandent à Israël de retenir ses bombes mais n’ont pas demandé au Hamas de rendre ses otages1 ;ceux qui ont mis trop de temps à émettre un communiqué ; ceux qui ont été silencieux2 ; ceux qui « pinaillent » en se demandant si tel récit particulièrement abominable est avéré3 ; etc.

Cette situation fait parfois émerger des propos que, je l’espère, leurs auteurs regretteront un jour. Certaines personnes jusqu’ici prudentes et humaines (au sens philosophique du terme), jusqu’ici capables de compassion ou de dialogue intercommunautaire, m’ont surpris et, je dois le dire, un peu déçu par la violence de leurs discours. En effet, ceux qui accusent « l’autre » de manquer d’empathie en viennent parfois à se montrer à leur tour particulièrement insensibles à la douleur de cet « autre ». La dissonance cognitive qui émerge du besoin de haïr « l’autre », d’une part, et du besoin de défendre l’innocent (un bébé est a priori innocent), d’autre part, pousse certains à une forme de négation active, comme cette jeune « influenceuse » israélienne qui se moque des femmes de Gaza :

Pour elle, on le comprend, la tragédie des gazaouis sous les bombes est une mise-en-scène. Ce qui n’est pas inexact à un certain niveau : les responsables du Hamas ont agi exactement dans le but de créer des martyrs et des images de destruction par l’armée israélienne, et il semble même exister des éléments pour penser qu’ils n’ont aucun état d’âme à tirer sur leurs compatriotes palestiniens lorsque ceux-ci cherchent à fuir Gaza. Mais était-il avisé de donner au Hamas les martyrs qui servent sa communication ? Pour les familles qui reçoivent effectivement des bombes, ou doivent quitter leur logement en sachant qu’il va être détruit, il n’y a pas de trucage.

De « l’autre » côté, on a vu de nombreuses personnes (qu’on ne s’attendrait pas à partager la même lutte : une enseignante en art Queer à New York ; des musulmanes voilées à Londres ; des jeunes femmes originaires d’Asie du Sud-Est à Boston…) arracher méthodiquement les affichettes qui donnent les noms et montrent les visages des israéliens enlevés par le Hamas, avec le même but que la péronnelle sus-citée, à savoir nier l’existence de la douleur de « l’autre » :

C’est paradoxal, donc, mais ceux qui s’indignent d’un manque présumé d’empathie à leur propre endroit (ou à l’endroit des gens auxquels ils s’identifient, aux luttes dans lesquelles ils se projettent de manière parfois imaginaire), peuvent se rendre coupables du crimes qu’ils condamnent, à savoir le refus d’admettre la réalité de la souffrance de ceux qu’ils voient comme l’ennemi, l’adversaire.

Loin de moi l’idée de désigner des « cibles » par les captures d’écran montrées ci-dessus, loin de moi l’envie de fournir au lecteur son lot de gens à détester, de dire « regardez cette méchante israélienne qui moque les gazaouies », « regardez ces méchantes filles voilées qui ne veulent pas voir les otages » : prenons toutes ces personnes comme des symptômes. Des symptômes de la peur, des symptômes d’un sincère sentiment d’injustice, les symptômes d’irrésolvables conflits moraux intérieurs.
L’insensibilité, le manque d’empathie, la difficulté à se mettre à la place d’autrui sont des notions bien étudiées par la psychologie sociale, et si elles sont parfois effrayantes4, il faut les accepter comme des faits.

Certains cas, liés à l’interprétation, peuvent constituer des cas vraiment intéressants pour sonder nos propres imaginaires. Par exemple l’affaire des étoiles de David peintes au pochoir dans plusieurs quartiers parisiens :

En voyant apparaître ces photographies sur mon fil Twitter, la première image qui m’est venue, c’est la Nuit de Cristal, ce sont les inscriptions antisémites sur les commerces et les habitations de juifs, sous le régime nazi en Allemagne et sous l’Occupation en France. Si c’est ce qui m’est venu en premier, c’est d’une part parce que ces images des années 1930-1940 font partie de mon imaginaire (plus que de celui de gens qui ont trente ans de moins que moi je pense, pour quoi la seconde guerre mondiale est aussi éloignée dans le temps que l’était la précédente pour moi), mais c’est aussi parce que dans le contexte actuel, c’est ce que j’étais préparé à voir. Et je n’ai pas été le seul, il suffit de voir tous les articles journalistiques qui ont imprudemment parlé de « graffitis antisémites ». Certaines personnes plus sagaces que Le Monde ou que moi-même ont en revanche remarqué que les graffitis étaient proprement peints, dans la couleur du drapeau israélien, et soigneusement disposés (sans lien avec l’appartenance ou non des propriétaires à la communauté juive), et pouvaient en fait constituer une forme de soutien à l’État d’Israël. Un couple de moldaves, auteur d’une partie de ces graffitis, qui a été arrêté, affirme avoir agi sur commande d’une personne basée en Russie, dont on ignore totalement les motivations. Nous en saurons peut-être plus ultérieurement, mais pour l’instant, ce qui est intéressant, c’est l’imaginaire convoqué par cette action, les réactions qu’elle suscite, et le fait que tout cela varie selon les personnes, leur culture visuelle et leurs attentes. Et s’il s’avère que ces graffitis constituaient une manifestation de soutien à Israël et/ou à la communauté juive, ce sera peu dire qu’ils ont été mal compris par le public, et mal maîtrisés par leurs auteurs.

Toujours dans le registre de la maîtrise approximative des symboles, les musulmans qui ont scandé des « Allahu Akbar » le 19 octobre sur la place de la République, lors d’une manifestation de soutien aux Palestiniens, ont assez mal mesuré l’effet qu’ils allaient produire.

Les Éclaireurs, sur BFM TV, le 20/10/2023, explique au public de la chaîne que Allah Akbar ne constitue pas en soi un slogan terroriste…

En effet, si pour les Musulmans « Allahu Akbar » est une proclamation religieuse fondamentale (appel à la prière, prière, mais parfois même expression de liesse des supporters de football), ce n’est pas ainsi que tout le monde l’entendra. Le même 19 octobre, à Arras, on enterrait Dominique Bernard, professeur de français, égorgé six jours plus tôt par un ancien lycéen d’origine tchétchène au cri d’« Allahu Akbar ». Les manifestants de la place de la République auraient pu faire un léger effort pour se mettre à la place de ceux qui ne partagent pas leur religion : imaginons qu’un fou furieux assassine des personnes d’origine nord-africaine en criant « Dieu le veut », comme les croisés, comment vivraient-ils le fait de voir la place de la République reprendre la même profession de foi à l’unisson ?
J’ai peur que les manifestants aient, sans le mesurer, essentiellement fait la démonstration de leur indifférence aux meurtres de Samuel Paty et de Dominique Bernard, et montré que, s’ils ne sont pas solidaires de leurs assassins, ils ne se sentent pas plus concernés par le sort des deux professeurs.

Toujours dans le registre, ce projet de modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse est assez délirant, puisqu’il propose de condamner pénalement les offenses verbales faites à l’État d’Israël, en doublant des lois déjà existantes (appeler à la haine fait déjà partie des exceptions à la liberté d’expression) de dispositifs spécifiquement applicables à un pays précis. Au passage, la ligne qui motive la proposition évoque l’« antisionisme », notion relativement floue, puisqu’il faut déjà définir le mot « sionisme », lequel peut désigner, selon les contextes, une notion religieuse et spirituelle ; le projet par Theodor Herzl de la création d’un foyer juif ; la création de l’État d’Israël ; la colonisation de territoires palestiniens.
J’imagine mal que cette proposition, issue d’un fond de panier du groupe « Les Républicains », aboutira, mais par sa simple existence, elle semble justifier toutes les accusations d’un « deux-poids-deux-mesures » qui distinguerait iniquement les parties en présence dans le conflit israélo-palestinien.

On pourrait aussi appeler ça « Proposition de loi visant à donner des billes aux gens qui disent que les critiques de la politique israélienne sont bâillonnées » ou même « projet de loi visant à justifier le complotisme et la paranoïa dieudonniste ».

Parfois, les procès en insensibilité sont l’occasion de régler des comptes tout à fait annexes et sans lien, ou qui brouillent inutilement les débats : des raisons de détester la philosophe féministe-queer Judith Butler ; des raisons de haïr la France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ; des raisons de détester l’Union européenne ou l’Onu ; des raisons de détester des organisations diverses comme la Croix Rouge ou l’Unicef ; des raisons de détester Dominique de VIllepin ; des raisons de détester Emmanuel Macron ; des raisons de détester tel footballeur, tel acteur. Des raisons de dire « ah je m’en doutais, je n’ai jamais aimé cette personne ». Des raisons, parfois, d’exprimer haut et fort sa xénophobie (xéno-phobie, la peur de celui qui vient d’ailleurs), sa peur panique que l’existence de l’autre ne se puisse qu’au détriment de son existence à soi. Beaucoup de digues s’effondrent. Comme un affreux jeu de domino, l’horreur semée par le Hamas produit d’autres horreurs, et ce n’est pas terminé.

Un échange que je trouve très intéressant : l’ancien socialiste Julien Dray, qui défend mordicus la politique israélienne depuis l’attentat du 7 octobre, se lance dans un petit concours de victimisation avec Rima Hassan, responsable d’une ONG consacrée à la défense des gens qui vivent dans des camps de réfugiés.

Si vous n’êtes pas familier de Twitter, le message de Julien Dray est une réponse à celui de Rima Hassan et non le contraire. Il répond au message en le citant, d’où cette disposition.

Ce que je trouve passionnant ici c’est que ces deux personnes échangent comme des arguments contradictoires des expériences effectivement similaires. Dans un monde de raison, ces deux personnes constateraient qu’elles partagent un vécu et découvriraient qu’elles peuvent peut-être se comprendre. Elles ne considéreraient pas que le drame de l’un équilibre ou justifie le drame de l’autre, elles sauraient que les horreurs ne s’annulent pas mais s’additionnent. Mais nous ne vivons pas dans un tel monde.
Nous vivons dans un monde ou face à quelque chose d’énorme et auquel on ne peut rien (aucun de nous ne va résoudre le conflit israélo-palestinien depuis son canapé, ni même en manifestant), trouver quelqu’un à haïr, quelqu’un sur qui se défouler, et si possible quelqu’un qu’on détestait déjà, c’est intellectuellement apaisant, ou plutôt ça permet momentanément de taire le stress un petit temps5. Mais ça n’arrangera rien aux faits qui nous angoissent.

Je ne fais pas partie des gens qui détiennent la solution au conflit israélo-palestinien, je ne vais pas dire s’il faut un État, deux États, aucun État, ni quelles sont les bonnes frontières à tracer. Et si je sais que l’Histoire permet de comprendre comment on en arrive à une situation, je ne pense pas qu’elle aide à la démêler, et surtout pas lorsqu’elle est essentiellement utilisée pour opposer des imaginaires. En effet, j’ai lu des gens dire qu’Israël n’a jamais existé (Israël, et donc les Israéliens)6, et d’autres que les Palestiniens n’ont jamais existé. Ces récits littéralement négationnistes, qui visent à disqualifier du droit à l’existence des personnes de chair et de sang, sont odieux et lourds de conséquences, car toute personne qui croit que le futur d’un groupe ne peut s’écrire que si l’autre groupe n’existe plus doit se préparer à commettre ou à justifier des crimes abominables.
L’objectif de tout un chacun devrait être le contraire : imaginer un avenir pour tout le monde. Facile à dire pour un petit-blanc athée de culture catholique et protestante (sans aucune allégeance au moindre groupe, donc), avec des origines extra-françaises mais un nom plus-que-français, qui vit assez confortablement et qui a un beau métier. Mais si ceux qui n’ont pas de raison immédiate, personnelle, existentielle, de haïr et d’être en colère ont un devoir, c’est de ne pas haïr ni être en colère. Je me permets de saluer ceux qui, bien que concernés et inquiets, de par leurs attaches familiales, parviennent à ne pas tomber dans ce piège qu’est la haine.

  1. Si les gens qui demandent à Israël de faire preuve de clémence envers les civils gazaouis n’ont pas forcément demandé au Hamas de rendre ses otages, ce n’est peut-être pas tant en prenant le parti du Hamas contre Israël que par simple conscience qu’il n’y a pas grand chose à attendre des perpétrateurs d’un abominable massacre, tandis qu’on peut en appeler à la raison d’un État de droit ! []
  2. …Les silencieux ou ceux qui se sont fait reprocher leur silence, comme Amnesty International, qui a tout à fait et immédiatement condamné l’action du Hamas mais dont certains éditocrates persistent à dire que ça n’est pas le cas. []
  3. Ma position personnelle : sans exactitude, sans discernement, on fonde son jugement sur ses préjugés, sur des manipulations,… Je ne vois pas comment il pourrait en sortir du bon. La justice, c’est aussi la vérité. Et se passer de vérification, au delà de la question « morale », c’est prêter le flanc à toutes ce que personne ne croie plus en rien ou y voie le prétexte à réfuter en bloc toute information qui l’indispose. []
  4. On a pu vérifier expérimentalement que les « neurones miroirs », la forme neurologique que prend l’empathie, s’activaient lorsque l’on s’identifie à une personne qui éprouve de la douleur, mais qu’ils peuvent rester inactifs lorsque nous considérons la personne en question comme « autre ». Et pire, dans ce dernier cas, non seulement notre niveau d’empathie est faible ou nul, mais il est même possible que les circuits neuronaux du plaisir s’activent. Bref : si on est supporter de l’OM et que l’on voit un camarade portant la même écharpe recevoir un coup, on ressentira de la douleur, mais inversement, si c’est un supporter du PSG qui reçoit le coup, on n’éprouvera pas sa douleur et on ressentira du plaisir. Sans tomber dans le psychoévolutionnisme rapide, j’ai tendance à en déduire que la concurrence entre tribus s’est révélée être une bonne stratégie de survie et donc une bonne stratégie du point de vue de l’évolution. Mais ce qui vaut pour un petit groupe dans des conditions extrêmes ne devrait pas valoir aussi pour opposer des ensembles humains constitués de centaines de millions d’individus regroupés de manière plutôt artificielle (nation, religion, idéologie, football,…). []
  5. Je renvoie le lecteur aux travaux d’Henri Laborit sur le stress. []
  6. Au passage, j’ai vu dans une vidéo une jeune femme d’origine maghrébine défendre, depuis la France où ses parents se sont installés il y a quelques décennies, que les israéliens devaient quitter le territoire où ils vivent aujourd’hui puisque leurs arrière-grands parents viennent d’Ukraine, de Lituanie ou de Tunisie. J’aurais voulu l’avoir face à moi pour lui demander si elle mesure ce qu’on peut immédiatement lui répondre : si on ne peut habiter que là où nos grands parents sont nés, que fais-tu là, toi ? []

Gros bisous !

Bonjour madame de la Poste,

Je joins à ce mail une pièce d’identité, mes 10 derniers bulletins de salaire, un justificatif de domicile, mon carnet de vaccination, un book de photos où j’apparais dans différents déguisements et mon arbre généalogique complet depuis Clovis.

Par contre, je n’ai pas grand chose de ce que vous me demandez. J’ai acheté les timbres en ligne avec un suivi pour m’assurer que ça arrive. J’ai imprimé moi-même les timbres. Quand j’ai apporté les lettres (toutes semblables, pesant toutes 26g) à la poste, on m’a dit de les mettre dans la boite au lettre au lieu de les scanner devant moi et de me remettre les bordereaux et autres pièces que vous exigez.

La plupart des envois sont bien arrivés mais pas celui-ci. J’ai dû batailler en ligne avec un robot complètement abruti pour recevoir ce mail où, en gros, vous me demandez ces pièces justificatives que je ne peux bien évidemment pas vous fournir, sauf la facture. J’ignorais en payant qu’en plus de devoir bosser moi-même pour la poste, je bénéficiais d’une prestation au rabais où aucun justificatif demandé en cas de non-réception ne me serait fourni.

Le but de la manœuvre est bien évidemment de décourager la réclamation. Et bien bravo, ça marche ! Donc je vais renvoyer moi-même un second exemplaire, comme une bonne grosse niaise, en espérant que ça ne ne se perde pas cette fois-ci et que je n’aurais pas à être de nouveau maltraitée numériquement.

L’ironie, c’est que cet envoie contenait un exemplaire de « Un robot poète ne nous fait pas peur » de Boris Vian. Alors oui, un robot poète ne nous fait pas peur mais un robot postier nous fait moins rigoler.

*Le nom de la dame a été changé pour préserver son anonymat.

Paris saccagé ?

Je venais de cliquer sur le très populaire hastag #saccageParis, et j’ai vu des tweets présentant des photos de poubelles débordantes ou renversées, et une vidéo d’une poubelle en feu. Comme d’habitude. Certains essaient de faire passer Paris pour Naples1, ce qui n’est pas très juste, alors je me suis fendu d’un bête tweet pour rappeler qu’il vaut mieux juger par soi-même que de croire que ce genre d’images constituent des preuves signifiantes :

C’est peu de dire que les réponses et les commentaires n’ont pas été très amènes. On m’a traité d’un peu tous les noms, on m’a accusé d’être complotiste, d’être un soutien de l’équipe municipale en place2, d’avoir une pensée trop simpliste pour un chercheur, etc.
Mais je n’ai pas eu droit qu’à ces procès d’intention et autres injures, il s’est trouvé d’autres personnes pour m’interpeller civilement en me parlant notamment des problèmes d’aménagement urbain — que je ne nie pas, du reste.
J’ai tenté de répondre un peu au coup par coup, mais passé un certain nombre de tweets à la minute, je crois que je préfère me concentrer sur l’écriture d’un rapide article qui synthétise mon point de vue.

Le hashtag #saccageParis

Ce mot-clé est régulièrement parmi les « trending topics » de Twitter. J’y vois passer beaucoup de râleries, peu d’analyse, et une accumulation d’images d’intérêt très variable, qui donnent à mon avis une fausse idée l’état de la capitale : un feu rouge renforcé au ruban adhésif, un tuyau qui traîne, des travaux en cours, une vidéo de rat, un clochard qui dort les fesses à l’air…

Voir coupés les arbres de la place de la Contrescarpe est un crève-cœur, mais il suffit de se renseigner pour vérifier que la coupe n’a pas été motivée par le plaisir de la destruction d’une maire de Paris maléfique, mais par l’état de santé de ces arbres. Que les services municipaux coupent un arbre malade n’est pas une anomalie, ça fait partie de leurs missions..
Une poubelle en feu, une autre explosée,… Ces images constituent-elles des preuves de véritables problèmes structurels ? Ne peut-on pas faire les mêmes un peu partout ?

On me dit qu’il est injuste de résumer #saccageParis à ce genre de tweets, que les contempteurs de la politique municipale actuelle ont des arguments plus sérieux : mobilier urbain charmant et encore fonctionnel remisé au profit de contrats douteux, aménagement sens dessus dessous des différents couloirs de circulation, problèmes profonds d’accès aux sanitaires, absence de vraie gestion des sans domicile fixe et des migrants… Tout ça mérite absolument débat, alors il est d’autant plus malheureux que la question soit accaparée par des riverains-en-colère qui mélangent un peu tout, et des personnes motivées par leurs propres (ou sales) projets politiques et qui comptent se faire élire en dénigrant l’équipe en place plus qu’en émettant des propositions crédibles.

La dégradation de Paris

J’ai lu souvent que Paris n’avais jamais été une ville aussi sale et aussi mal famée qu’aujourd’hui. Sur ces points, fréquentant Paris depuis un demi-siècle3, j’ai du mal à être d’accord. J’ai connu Paris comme une ville grise, aux murs crasseux, au sol tapissé de crottes de chiens4, avec des quartiers centraux lugubres hors des heures de bureaux, ou qui étaient de véritables coupe-gorges, comme les Halles. Une ville gangrenée par l’automobile, traversée de part en part par les banlieusards, la cour du Louvre transformée en fourrière municipale, des quais sordides, une odeur d’urine généralisée… Non, Paris n’a jamais été la ville du Fabuleux-destin-d’Amélie-Poulain. C’est la ville où on a identifié il y a des décennies déjà un trouble psychologique nommé Syndrome de Paris5 qui touche les Japonais qui ne parviennent pas à supporter la crasse de la ville Lumière.
À vrai dire, même le fait de se plaindre de l’évolution de Paris, de dire que la ville a perdu son âme, n’est pas une nouveauté, on peut en trouver des exemples dans des écrits ou des chansons depuis au moins deux bons siècles. Par exemple :

À Paris rien n’est pareil, c’est tellement changé que c’est même plus une ville, c’est qu’une grande poubelle.

Taxi Girl, « Paris », 1984

Quant à la pauvreté visible dans les rues, à la mendicité, elle me semble avoir effectivement progressé, et pas qu’à Paris, et peut-être faut-il s’interroger sur ses causes profondes et considérer les sans-domicile-fixe comme une question humaine et comme la conséquence d’un problème économique plutôt que comme un problème de voirie.
Enfin, il suffit de lire Louis-Sébastien Mercier ou Restif de la Bretonne, au XVIIIe siècle, pour mesurer à quel point les problèmes de sanitaires sont loin d’être un souci récent à Paris6.

Tout ceci étant dit, je n’aime pas non plus ce que devient Paris.
Je n’aime pas constater que les librairies y sont acculées à la fermeture, car même rentables, elles ne peuvent rivaliser avec les sommes que proposent Starbucks ou H&M lors d’un renouvellement de bail. Je n’aime pas voir disparaître les petits commerces variés. Je n’aime pas voir disparaître les ateliers. Je n’aime pas voir les gares se transformer en centres commerciaux7. Je n’aime pas me prendre les pieds dans les trottinettes de location abandonnées n’importe où. Je n’aime pas le remplacement des gardiens par les digicodes. Je n’aime pas la mode de l’architecture hostile anti-SDFs. En règle générale je ne suis du reste pas souvent convaincu par le mobilier urbain récent, que ce soit au niveau esthétique comme au niveau fonctionnel. Je n’aime pas voir des militaires ou des policiers patrouiller avec des armes lourdes. Je n’aime pas découvrir au moment de payer qu’une blonde pression vaut huit euros et un café, trois.

Le guide des plaisirs à Paris, 1908

Peut-on guérir Paris ?

Je pose cette question mais je ne saurais y répondre et je n’ai pas l’impression que grand monde ait de véritables propositions à faire — en dehors de réclamer le retour des fontaines Wallace et des colonnes Morris. Paris vit de nombreux drames qui ne datent pas d’hier.
Tout d’abord, la ville est petite, et sa croissance est entravée par le boulevard périphérique, mais elle reste la capitale d’un pays fortement centralisé. Les parisiens vivent les uns sur les autres8 dans des logements souvent minuscules et pourtant hors de portée financière pour des familles à petits salaires. S’ajoute à ça le fait que Paris a bien plus d’usagers que d’habitants : chaque jour des gens viennent y travailler, la traversent pour se rendre d’une banlieue à une autre, ou pour faire du tourisme.
Un autre problème de Paris est que cette ville reste bloquée dans le passé, qu’elle est un musée d’elle-même, voire un parc d’attractions, et qu’elle ne parvient pas à se construire un futur : sa référence esthétique reste les quelques villages anciennement mignons que furent la butte-aux-cailles ou la butte Montmartre, le Marais, le Quartier Latin, ou bien sûr le Paris réaménagé du baron Haussmann — autant de lieux qui ont été salement amochés par l’invention puis la généralisation de l’automobile, plus grand fléau esthétique de l’Histoire du paysage français. Mais dès que l’on veut construire quelque chose de neuf, ça fait tache. Les très grands projets architecturaux publics installés à la place d’anciennes friches industrielles ou d’entrepôts (Bibliothèque Mitterrand, Bercy, etc.) fonctionnent, mais le Paris résidentiel (non administratif, non monumental), le Paris à vivre du XXIe siècle se cherche encore, j’en ai peur.

Je ne sais pas ce qu’on peut faire pour Paris, mais je comprends les parisiens qui y restent et qui y vivent encore un peu comme des bobos de cinéma (Chacun cherche son chat, Mille millièmes, Le Grand appartement,…). Je comprends aussi tous les parisiens qui se réveillent un matin en se disant qu’il fait sûrement mieux vivre à Bordeaux, Toulouse ou Nantes, et qui y partent — et y amènent avec eux l’augmentation des loyers.

  1. J’adore Naples, ville magnifique dont j’ai un souvenir de vie douce, mais on est forcé d’y constater un véritable problème de gestion des ordures. []
  2. Sur ce point, je l’affirme : je n’ai aucune espèce de tendresse à l’égard de l’actuelle équipe municipale de la ville de Paris ni d’aucune de ses mairies d’arrondissement, et face à une crotte de chien dans la rue, je suis incapable de s’avoir s’il faut accuser le maître, le chien, Anne Hidalgo ou Jacques Chirac. []
  3. Je suis né à Paris en 1968. Je me rappelle distinctement la ville dès le milieu des années 1970. J’y ai un peu vécu une année de mon adolescence une décennie plus tard, j’y ai été étudiant, j’y ai effectué mon service national, travaillé, donc j’ai surtout connu Paris en visiteur régulier et non en résident. Ma petite sœur y vit, et mon frère y tient une librairie. []
  4. cf. l’hilarant Prêt-à-porter de Robert Altman (1994) où le chic parisien des défilés de haute couture côtoie une ville où l’on passe son temps à marcher dans la merde — ce qui s’est franchement arrangé en trente ans. []
  5. Le Syndrome de Paris est un triste homologue au Syndrome de Stendhal qui affecte les voyageurs submergés par la beauté de Florence ou de Venise. []
  6. Lire Faire caca à Paris au XVIIIe siècle… pas évident !, par Johanna Peccadille / Orion en aéroplane. []
  7. J’ai parlé de ce sujet il y a bientôt dix ans dans cet article, celui-ci, et enfin celui-ci. []
  8. La densité comparative des grandes villes européennes est très disparate : Amsterdam : 30 habitants/ha ; Bruxelles : 60 habitants/ha ; Londres : 85 habitants/ha ; Berlin : 100 habitants/ha ; Barcelone : 150 habitants/ha ; Paris : 200 habitants/ha ! []

Un jour triste, d’une année triste, dans une triste France

On a beaucoup parlé de l’importance fondamentale de la Liberté d’expression en France, notamment au sujet de la religion. Je ne peux qu’être d’accord avec ce principe, mais la fameuse injonction à « être Charlie », censément liée à la liberté d’expression, est décidément de plus en plus incompréhensible lorsque ceux qui l’assènent, appliquée à la religion (enfin à une religion), sont aussi ceux qui viennent de revenir sur la loi la plus importante de la République Française depuis cent-trente-neuf ans, l’honneur de ce pays, la Loi du 29 juillet 1881 sur la Liberté de la Presse, laquelle se voit augmentée de cet article :

« Art. 35 quinquies. – Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »

Nommons ça l’amendement Police-partout-justice-nulle-part.

Au motif absolument légitime de lutter contre les menaces personnelles exercées envers les policiers — menaces qui sont évidemment déjà illégales (Harceler, menacer, diffuser l’image ou les informations personnelles qui concernent des individus, quelle que soit leur qualité, afin appeler à des violences, ce n’est pas légal) —, on vient de voter rien moins que l’offuscation de l’action publique. Dans la pratique, on ne pourra plus filmer un policier en train de travailler.
Les destructions ou les confiscations de matériel de captation sont de plus en plus courantes lors de manifestations, mais cette loi envoie un signal supplémentaire aux policiers : on ne les tracassera plus lorsqu’ils entravent la presse. Leur impunité est pourtant largement acquise, sur ce sujet comme sur d’autres, et la méfiance, voire la haine qu’ils inspirent, en découle sans doute pour partie. À bon chat, bon rat.

Une loi qui garantit la liberté d’informer en contraignant le travail des journalistes ?! Dans le même genre, j’ai : la guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force (Orwell).

Cette loi ne sert pas qu’à « protéger ceux qui nous protègent », selon le mantra de ses défenseurs, car elle se double de discours très inquiétants sur la qualité de journaliste : il y aurait les vrais journalistes d’un côté, et puis ceux dont on signale la qualité entre guillemets, les « journalistes », auxquels ont reproche des méthodes non-orthodoxes1, auxquels on reproche d’avoir des opinions, un engagement politique. Auxquels pourtant on n’a jusqu’ici reproché aucune violence, ni appel à la violence, mais qui n’en sont pas moins familiers des gardes à vue arbitraires. Il faut s’arrêter un instant sur la question des journalistes militants : d’une part, rien ne dit qu’un journaliste n’a pas le droit d’avoir des opinions, un angle, des préoccupations. Reprochera-t-on à un journaliste sportif d’aimer le sport ? À un journaliste culturel d’aimer le cinéma ? Les médiats dits engagés, de gauche comme de droite, sont souvent ceux qui disent ce que personne ne veut entendre. Et surtout pas le pouvoir, car la distinction entre « vrais journalistes » et faux qui est faite ici, implique qu’un bon journaliste est celui qui fait les choses comme il faut, qui s’exprime comme il faut, qui dit ce qu’il faut. Si la liberté d’expression ne concerne que les gens avec qui on est d’accord, il n’y a pas de liberté d’expression.

Enfin, si tous les journalistes ne sont pas dignes d’être nommés tels, s’il faut un diplôme, un statut juridique, une carte, des accréditations, alors que deviennent les non-journalistes, les simples citoyens qui sortent leur téléphone pour rassembler les preuves de ce qui se passe sous leurs yeux ?

Depuis l’affaire Rodney King, en 1991, combien de récits ont été radicalement modifiés par la présence d’images filmées par des amateurs ? Les images ne disent pas tout, mais leur captation et leur circulation peuvent participer à protéger les citoyens de l’arbitraire.

À des journalistes qui évoquaient le cas d’un reporter interpellé par les forces de police alors qu’il couvrait une manifestation, le ministre Gérald Darmanin expliquait benoîtement que leur confrère aurait dû se rapprocher de la Préfecture afin d’être, en quelque sorte, accrédité, s’épargnant toute mésaventure. Un autre journaliste a eu la curiosité d’appeler la Préfecture, mais il n’y a trouvé personne qui soit au courant de l’existence d’un tel dispositif, et c’est très heureux : il n’existe aucune raison qu’un journaliste ait à demander l’autorisation pour couvrir l’action publique. L’action publique ne saurait être secrète, son observation par les citoyens, professionnels de l’information ou non, est licite et légitime. C’est pourquoi, sauf cas exceptionnel et très bien encadré, les audiences judiciaires sont publiques. C’est pourquoi les lois sont publiques, et c’est pourquoi les législateurs légifèrent en leur nom2. C’est pourquoi les comptes publics sont publics, en République. Et c’est pourquoi le maintien de l’ordre, s’il est au service des citoyens, ne saurait se passer de publicité. La loi ci-dessus est un aveu lourd de sens, une manière d’admettre que oui, les policiers ont des raisons d’avoir honte de leur métier, que oui, l’État qui les utilise a des raisons de cacher son action.

On remarque que les actions, les déclarations ou les lois qui s’opposent à la sousveillance — la vigilance des citoyens vis-à-vis de l’État, se doublent souvent d’une impressionnante extension du périmètre de la surveillance. Ce n’est pas un hasard et c’est une preuve supplémentaire de la pathétique défiance qui sépare les citoyens de ceux qui les administrent.

Pendant la première guerre du Golfe (1990-1991), les journalistes s’attendaient à faire face à la propagande en gros sabots de Saddam Hussein, mais ils ont vite découvert que le camp qui lui faisait face, bien que composé de certaines grandes démocraties, imposait une chape de plomb sur l’information, décidant où les caméras devaient être pointées et instrumentalisant les journalistes au profit de sa propagande. En signe de résistance, les chaînes de télévision ajoutaient « Images contrôlées par l’armée US », ou « Images cleared by US Military ».

Nous étions outrés, rappelons-nous, du traitement de l’information par les forces armées étasuniennes lors de la guerre du Golfe, qui imposaient aux journalistes une « protection » censée justifier la censure. Une protection au sens que les mafias donnent au mot : qu’on en veuille ou non, on y est soumis, et ses contreparties sont lourdes. En 1990, ça se passait à des milliers de kilomètres et c’était choquant. En 2020, il semble que cette atteinte au droit de dire et au droit de savoir ne fasse que peu de bruit, et c’est peut-être le plus triste. Certes, à peu près toute la presse (du Figaro au Canard enchaîné en passant par La Croix, le Parisien et Libération… Et jusques à Cnews et Charlie Hebdo) s’est inquiétée de cet amendement, la défenseure des droits a rappelé qu’il contredisait les plus grands principes républicains, des ONGs comme RSF, Amnesty France, la Ligue des droits de l’Homme, se sont émus des conséquences qu’aura ce texte sur le terrain, mais voilà, l’amendement, qui n’était pourtant pas soutenu par l’exécutif, parait-il, est passé.

Le garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, cité par Libération il y a trois jours. Utiliser l’assassinat abominable de Samuel Paty (dont on fait à juste titre un martyr de la liberté de s’exprimer) pour « réviser » la loi sur la liberté de la presse est d’un niveau de malhonnêteté intellectuelle qui rappelle le prétexte des « armes de destructions massives » utilisé par l’administration Bush Jr pour déclencher la seconde guerre du Golfe. Aucun détournement de la loi de 1881 ne peut être rapproché, de près ou de loin, de la mort de Samuel Paty. Par ailleurs, contrairement à ce qui est sous-entendu, comme tout le monde, les journalistes ont des comptes à rendre sur ce qu’ils font et ce qu’ils disent. Les seules personnes qui bénéficient d’une quasi-totale impunité de parole, conférée par l’article 41 de la même précieuse loi de 1881, sont les parlementaires lors des séances de travail, et… les avocats, comme Dupond-Moretti, lors de leurs plaidoiries.

N’importe qui peut comprendre à quoi servent la Justice et la Police, mais la situation de défiance actuelle fait du citoyen d’une part et de l’État d’autre part des ennemis. Je ne sais pas qui accuser — le citoyen infantilisé et capricieux, l’État paternaliste et autoritaire —, mais c’est avant tout assez triste.

Je finirai avec cet ahurissant tweet de François de Rugy, qui s’en prend aux « journalistes » — les guillemets sont de lui — qui osent reprocher son amendement au gouvernement, alors même que leur domaine perçoit un milliard d’euros de subventions.

Vous lisez bien : selon ce député (absent pour le vote !) et ancien ministre débarqué pour cause d’emploi contestable des finances publiques, les aides de l’État à la presse sont implicitement conditionnées au fait de ne pas mordre la main qui les nourrit. On peut difficilement dire les choses plus grossièrement. Pas de chance, ici, puisque les deux journalistes mentionnés, Mathieu Magnaudeix et Fabrice Arfi, travaillent pour Médiapart, qui ne perçoit pas d’aide particulière de l’État, et, au contraire, ne parvient pas à bénéficier du même statut fiscal avantageux que ses confrères publiés sur papier.

Bon, bref, je n’aime pas dramatiser, je suis plutôt un adepte de la mesure, j’essaie de comprendre tous les points de vue, même et surtout ceux qui sont a priori les plus loin de moi, et je ne compte pas les fois où on m’a reproché ma patience, ma tempérance et mon goût pour l’euphémisme (on me les a reprochés mais on m’en a aussi félicité, parfois). Mais cette fois, je craque un peu, et je le dis : c’est un jour triste pour ce pays.
J’espère, avec une certaine confiance, d’ailleurs, que le Conseil constitutionnel fera son devoir, mais quand bien même cet amendement serait finalement abandonné, il participe à une ambiance qui, par petits pas, par manœuvres régulières, mène à croire que la police peut faire la loi — aux deux sens du terme —, et participe vider la démocratie de son sens et de sa légitimité. Ensuite, on s’étonne que certains en viennent à imaginer des complots machiavéliques.

  1. Ceux qui sont assez visés de manière assez transparente par les mises en cause de journaliste sont les « street reporters » tels que Rémy Buisine, Taha Bouhafs, Alexis Kraland ou Gaspard Glanz, qui couvrent les manifestations de l’intérieur, souvent diffusés en direct sur Internet. De nombreuses images n’existeraient pas sans eux, à commencer par celles qui ont déclenché l’affaire Benalla. []
  2. Votre député fait-il partie des 146 piteux qui ont voté cette loi scénérate ? LREM : Caroline Abadie, Lénaïck Adam, Ramlati Ali, Pieyre-Alexandre Anglade, Stéphanie Atger, Laetitia Avia, Xavier Batut, Sophie Beaudouin-Hubiere, Aurore Bergé, Grégory Besson-Moreau, Anne Blanc, Aude Bono-Vandorme, Claire Bouchet, Yaël Braun-Pivet, Jean-Jacques Bridey, Anne Brugnera, Stéphane Buchou, Pierre Cabaré, Christophe Castaner, Jean-René Cazeneuve, Anthony Cellier, Fannette Charvier, Francis Chouat, Mireille Clapot, Christine Cloarec-Le Nabour, Bérangère Couillard, Dominique Da Silva, Olivier Damaisin, Marc Delatte, Michel Delpon, Nicole Dubré-Chirat, Jean-Michel Fauvergue, Jean-Marie Fiévet, Anne Genetet, Éric Girardin, Valérie Gomez-Bassac, Guillaume Gouffier-Cha, Fabien Gouttefarde, Carole Grandjean, Florence Granjus, Benjamin Griveaux, Christine Hennion, Caroline Janvier(*), François Jolivet, Catherine Kamowski, Rodrigue Kokouendo, Daniel Labaronne, Anne-Christine Lang, Michel Lauzzana, Gilles Le Gendre, Annaïg Le Meur, Marie Lebec, Jean-Claude Leclabart, Martine Leguille-Balloy, Christophe Lejeune, Roland Lescure, Marie-Ange Magne, Mounir Mahjoubi, Laurence Maillart-Méhaignerie, Jacqueline Maquet, Jacques Marilossian, Didier Martin, Fabien Matras, Stéphane Mazars, Graziella Melchior, Ludovic Mendès, Monica Michel, Jean-Michel Mis, Sandrine Mörch, Cendra Motin, Naïma Moutchou, Claire O’Petit, Valérie Oppelt, Xavier Paluszkiewicz, Zivka Park, Alain Perea, Anne-Laurence Petel, Bénédicte Pételle, Bénédicte Peyrol, Michèle Peyron, Damien Pichereau, Brune Poirson, Éric Poulliat, Natalia Pouzyreff, Rémy Rebeyrotte, Stéphanie Rist, Mireille Robert, Thomas Rudigoz, Pacôme Rupin, Jean-Bernard Sempastous, Marie Silin, Bruno Studer, Marie Tamarelle-Verhaeghe, Buon Tan, Sylvain Templier, Stéphane Testé, Alice Thourot, Stéphane Travert, Marie-Christine Verdier-Jouclas, Corinne Vignon, Guillaume Vuilletet, Hélène Zannier, Souad Zitouni. LR : Thibault Bazin, Philippe Benassaya, Ian Boucard, Marine Brenier, Pierre Cordier, Marie-Christine Dalloz, Éric Diard, Pierre-Henri Dumont, Philippe Gosselin, Michel Herbillon, Brigitte Kuster, Philippe Meyer, Maxime Minot, Jean-François Parigi, Éric Pauget, Aurélien Pradié, Alain Ramadier, Julien Ravier, Robin Reda, Frédéric Reiss, Antoine Savignat, Raphaël Schellenberger, Jean-Louis Thiériot, Pierre Vatin, Michel Vialay, Stéphane Viry. MODEM : Christophe Blanchet, Jean-Louis Bourlanges, Blandine Brocard, Isabelle Florennes, Perrine Goulet, Aude Luquet, Jean-Paul Mattéi, Bruno Millienne, Frédéric Petit, Maud Petit, Michèle de Vaucouleurs. Agir ensemble : Aina Kuric, Valérie Petit. UDI/Indépendants : Pascal Brindeau, Jean-Christophe Lagarde. Non Inscrits : Nicolas Meizonnet, Emmanuelle Ménard.
    Éric Ciotti et Virginie Duby-Muller, qui se sont abstenus, ont fait savoir ensuite qu’ils avaient voulu voter « pour ».
    Seuls 170 députés ont pris part à ce vote, et je note que près de la moitié des députés de la majorité ont choisi de se faire porter pâles. Je comprends leur lâcheté, mais elle n’évacuera pas leur responsabilité.
    Caroline Janvier, députée LREM, a signalé qu’elle avait voulu voter « contre ». Dommage qu’elle se soit trompée de bouton : elle aurait été la miette d’honneur de son parti. []

Apocalypse Hanouna

(en complément à un précédent article je vais régulièrement prendre des notes sur ce que la situation de pandémie révèle. Rappelons-le : le sens précis d’Apocalypse, c’est la révélation, c’est à dire le fait de soulever le voile qui nous empêche de bien voir la réalité)

Télérama a publié un article intitulé Les audiences de Cyril Hanouna dégringolent : la mésinformation en temps de crise ne paye pas. Et en effet, les téléspectateurs boudent l’émission de Cyril Hanouna, alors même qu’il n’y a sans doute jamais eu autant de gens susceptibles d’allumer leur téléviseur qu’en cette période de confinement. La théorie de l’autrice du texte est que l’accumulation de rumeurs ou de mésinformations diffusées par Hanouna a fini par lasser son public. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ça soit la qualité (dés-)informative des émissions d’Hanouna qui fasse fuir les télespectateurs, lesquels ne me semblent pas chercher grand chose d’autre qu’un divertissement1. Je vais exposer ici ma théorie.

Je raconte souvent2 une histoire vécue, ou plutôt une vision qui m’avait beaucoup impressionné. Je me trouvais un jour dans un hypermarché lorsqu’une panne électrique nous a brusquement privés d’éclairage. Subitement, et jusqu’à ce que le courant soit rétabli, ce lieu chamarré, lumineux, varié, abondant, étourdissant, familier, séduisant, musical, rassurant, est devenu un gigantesque et sordide entrepôt, un lieu industriel lugubre ou sont stockées des marchandises. La magie s’était envolée et ceux qui se trouvaient là accédaient à une vérité inattendue, à ce qu’est réellement un hypermarché.

De la même manière, depuis que l’émission Touche pas à mon poste ! a été remplacée par Ce soir chez Baba, où Cyril Hanouna, depuis son salon, discute avec ses chroniqueurs par visioconférence, sans studio, sans éclairages, sans applaudissements, sans effets, il ne reste plus à voir et à entendre qu’un type assez banal qui fait du Skype dans depuis son canapé et qui n’a que des choses assez peu intéressantes à raconter.

Privé de lumières, privé de sa cour de chroniqueurs, privé du public qui assiste à l’enregistrement dans le studio, le roi est nu. Le miroir dans lequel le spectateur avait pris l’habitude de contempler son reflet cesse d’être flatteur3.
Le résultat est si triste à voir4 que la chaîne cesse de rediffuser chaque matin l’émission de la veille comme c’était la cas avant que la pandémie n’impose ce changement de formule5.

Bref, nous vivons une Apocalypse : certaines vérités sont brusquement mises à nu.

  1. On me souffle d’autres possibilités à la désaffection dont pâtit l’émission : 1) beaucoup de téléspectateurs, du fait du confinement, n’ont pas besoin d’une « soupape » pour décompresser après leur journée de travail. 2) le principe de l’émission repose souvent sur une certaine dose de méchanceté (persiflage, jugement, bullying…), or ce n’est pas ce dont le public a besoin ou envie dans une période de fragilité et d’inquiétude. []
  2. Par exemple cette année dans le texte Écrans sans qualités, publié dans la seconde livraison de la revue Radial. []
  3. Mais cela ne concerne pas qu’Hanouna. Les célébrités qui font des apparitions depuis chez elles pour pousser des chansonnettes de soutien aux soignants ou pour essayer de remonter le moral des confinés pâtissent d’une véritable hostilité de la part du public qui, là aussi, sans contexte, sans tout ce qui permet le spectacle. Lire : La célébrité est morte quand le covid-19 est né, par Zoé Sagan. []
  4. Enfin c’est ce que je comprends, car j’avoue ne pas avoir regardé, je n’en ai vu passer que quelques extraits. []
  5. Bon, si j’étais honnête, je ne parlerais pas que d’entertainement, car d’autres simulacres ne fonctionnent plus lorsqu’ils sont privés de leur agencement habituel. J’ai ainsi vécu récemment une session de soutenances à distance où jurys et postulants étaient sur le même pied, enfin vus sous le même angle, sans renforcement de la hiérarchie par un dispositif solennel. Tout a assez bien fonctionné, mais je le constate : le ressenti m’a semblé fondamentalement différent. []

La réalité est toujours décevante (2)

Un loup aurait été photographié près de Neufchâtel-en-Bray, non loin de Dieppe, en Seine-Maritime, à mi-chemin entre Yvetot et Amiens. L’histoire est stupéfiante puisque l’on n’a pas croisé de loup dans la région depuis un siècle. J’ai découvert cette information par des articles annoncés sur Twitter, qui montraient tous la photographie d’un gros canidé (pas le même à chaque fois) que le public est en quelque sorte invité à identifier : Il y a un doute, pensez-vous que cet animal est-il un loup ? Ah ben oui, tiens, ça y ressemble ! C’est même tout à fait un loup.
On nous dit donc qu’un loup a peut-être été photographié, et on nous montre une photographie de loup. Le texte est au conditionnel, mais pas l’image.

S’ils attirent le lecteur avec des photographies en couleurs prises ailleurs qu’en Normandie par des professionnels, plusieurs articles affichent dans le corps de l’article les photographies qui font l’événement : des clichés en noir et blanc, visiblement pris aux infrarouges.
Des médias nationaux tels que le Huffington Post, Le Point, Le Parisien, 20 minutes, Ouest France, France Info et France TV info, notamment, on fait le choix d’attirer le lecteur avec des photographies d’agences.
D’autres médias, dans leurs tweets, se sont cantonnés à reproduire les photographies prises en Normandie : France Bleu Seine-Maritime, Le courrier cauchois, 76 actu, info Normandie, Paris Normandie et 30 millions d’amis… Cinq médias locaux et un média spécialisé.

(c) Desjardins, via le Groupe mammalogique normand

Si l’on résume ; de nombreux médias font le choix d’attirer les lecteurs avec un petit mensonge visuel, alors même que les photographies véritables sont disponibles.
Le lecteur n’est sans doute pas choqué de cette tromperie, car il est habitué à ce que les photographies présentées par les médias soient des illustrations plus que des documents. Et peut-être que les médias eux-mêmes sont si habitués à ce processus de travail qu’ils n’ont pas cherché à mettre en avant les images exactes.

Ma théorie sur ce choix est la même que celle que je propose sur un tout autre sujet dans un article précédent : l’important n’est pas d’informer sérieusement, mais de distraire, en offrant au public une histoire un peu plus excitante que les simples faits.

La réalité est toujours décevante

Bombe médiatique, le « Prix Nobel 2008 pour sa découverte du virus du Sida », affirme sur la chaîne Cnews que le coronavirus est né dans un tube à essais, qu’il s’agit d’un microbe-Frankenstein dans lequel on peut retrouver une partie du code génétique du VIH.
Aussitôt sur Twitter, les noms « Montagnier », « Nobel », « Sida », « P4 de Wuhan » et « Cnews » font partie des sujets les plus relayés.

Le même jour, l’administration américaine, de plus en plus menacée par les nombres (bientôt 40 000 morts) et les accusations de mauvaise gestion de crise, a annoncé lancer une enquête à propos des mystères qui entourent la naissance de l’épidémie en Chine. Notons que Donald Trump attaque dans tous les sens : il retient sa contribution financière à l’OMS qu’il accuse d’avoir mal géré l’épidémie, et il appelle ses partisans dans les États confinés à se révolter contre leurs autorités (démocrates) au nom du second amendement, celui qui autorise les citoyens à se constituer en milice !

Évidemment, l’affirmation de Luc Montagnier plait beaucoup dans différents milieux, notamment celui des gens qui « l’ont toujours su » :

Les amateurs de théorie du complot se serrent les coudes, puisqu’ils s’échangent des preuves et des théories souvent assez incompatibles, ou qui feraient des gens qui se cachent derrière le grand complot une foule : la Chine, Mark Zuckerberg, George Soros, Bill Gates, l’OMS, l’Inserm, le CNRS, Gilehad, les États épargnés, les États touchés,… Cet œcuménisme est à mon avis stratégique : quand une « vérité » s’avère absurde ou forcément fausse, on peut se replier aussitôt sur une autre.

Ça ne m’intéresse pas de dire ici que l’hypothèse est farfelue, d’ailleurs elle ne l’est pas : on dispose effectivement de moyens techniques de plus en plus accessibles pour manipuler le vivant, non plus par patiente sélection, comme nos ancêtres depuis quelques millénaires, mais au niveau de l’ADN ou de l’ARN. On le fait dans plein de buts commerciaux ou louables, comme par exemple la mise au point de traitements médicaux — la manipulation de l’ARN est d’ailleurs une des pistes évoquées pour contrer le Coronavirus1. Et l’idée de la création d’un virus nouveau et de sa diffusion malveillante (guerre, mais aussi bioterrorisme) ou accidentelle fait partie des dangers que tous les États du monde prétendent2 prendre au sérieux, pour lesquels des exercices sont organisés, et au sujet desquels des rapports des services de renseignement sont régulièrement publiés.
Donc rien n’est impossible. Savoir en revanche si c’est sérieusement envisageable est une toute autre question. On sait d’une part que des virus quasi identiques au covid-19 existent de manière endémique chez certains mammifères, et puis pour l’instant, si j’ai bien compris, ce genre de manipulation sert surtout à étudier le fonctionnement des virus, pas à en fabriquer de nouveaux, et j’imagine qu’il faudrait un rare hasard pour qu’un virus créé artificiellement soit à la fois dangereux, virulent, et assez solide pour se répliquer de manière viable sur la planète entière. J’imagine que si on créait demain une chimère qui ait, disons, des yeux pris aux araignées, des ailes empruntées au goéland et des pattes de cheval, et un bec de Pélican, l’ensemble ne donnerait pas un animal apte à survivre et à se produire, Mais bon, je ne suis pas biologiste, je sais que les virus fonctionnent différemment d’autres organismes, donc j’imagine que ma comparaison est contestable3. Peu importe, ce n’est pas mon sujet4.

L’idée des scientifiques apprentis-sorciers qui laissent par erreur un virus s’échapper est assez courante au cinéma. Ici par exemple dans Scouts guide to the zombie apocalypse (2015)

Ce qui m’intéresse ici c’est que de nombreux médias choisissent de présenter Luc Montagnier comme « découvreur du VIH » et « prix Nobel ». Prix Nobel, ça vous pose un homme, et découvreur du VIH, c’est carrément un jalon professionnel d’autant plus impressionnant que nous en connaissons tous les enjeux.
Le présenter ainsi n’était pourtant pas l’unique possibilité ! On pouvait rappeler d’entrée que Luc Montagnier, depuis des décennies, s’ingénie surtout à augmenter la section dédiée aux prises de positions controversées de sa notice Wikipédia. On pouvait signaler que ses pairs lui ont reproché toutes sortes d’affirmations et de découvertes loufoques et jamais étayées sérieusement. Il voulait guérir la maladie de Parkinson du Pape avec du jus de papaye fermenté5, il défend l’homéopathie et s’en prend aux vaccins, il affirme pouvoir reconstituer l’ADN d’un organisme qui est passé par de l’eau en captant sa signature électromagnétique, laquelle peut d’ailleurs être transmise comme pièce-jointe d’un e-mail. Et c’est sur ce même postulat électromagnétique littéralement improbable que le même Montagnier a géré une société qui proposait aux particuliers un test électromagnétique afin de déterminer s’ils étaient atteints de la maladie de Lyme, test dont la facture particulièrement salée était censée être réglée comme un don libre. On pouvait donc choisir de le présenter comme, pour rester poli, un scientifique aux prises de positions controversées qui ne déteste pas faire parler de lui.

Françoise Barré-Sinoussi , la rabat-joie qui rappelle que la science ne peut pas se faire à coup de promesses optimistes invérifiées, n’est pas désignée d’entrée par ses succès en tant que scientifique… Succès qui sont strictement les mêmes que Luc Montagnier.

Il est assez intéressant de comparer ce traitement très favorables à celui de Françoise Barré-Sinoussi, dont on a parlé lorsqu’elle a pris position contre le fait de donner de faux espoirs aux Français au sujet de la Chloroquine, et s’était inquiétée des conséquences des annonces du professeur Raoult.
En titre de l’article que Cnews (le média qui a invité Montagnier ce matin) consacre à la carrière de cette chercheuse, on nous signale juste qu’elle préside le « Comité analyse recherche et expertise » (qui conseille le gouvernement face à l’épidémie de Coronavirus). On ne nous dit pas qu’elle est, avec Montagnier, co-titulaire du Prix Nobel 2008 pour la découverte du VIH ! Bien entendu, l’article le mentionne, mais dans un cas, ça fait partie du titre, dans l’autre, non.

Pourquoi ce choix ? Pourquoi diffuser une opinion suspecte en spécifiant malgré tout d’emblée que son auteur occupe historiquement une place considérable dans l’Histoire des sciences ? Et dans le même temps, pourquoi ne pas traiter aussi favorablement Barré-Sinoussi ? Le but me semble évident : en asseyant l’autorité de Montagnier on accrédite la thèse qu’il défend (sans l’once d’une preuve), et ceci non pas pour convaincre durablement quiconque (il suffit de trois clics pour constater que Montagnier n’est plus vraiment pris au sérieux par ses pairs), mais pour offrir au public le frisson fugace de découvrir un grand secret. Et tant qu’à faire, un « grand secret » qui convoque un imaginaire fictionnel bien établi.
La fiction est plus intéressante que la vérité, la réalité est trop mal scénarisée, ses personnages manquent un peu relief, les situations sont trop compliquées, trop nuancées, ennuyeuses.
Ce genre d’affaire sans grande importance rappelle en tout cas un fait : ce que nous avons paresseusement pris l’habitude de nommer information est, neuf fois sur dix6, une simple simple forme de divertissement.

  1. Lire dans Nature Biotechnology : Massively parallel Cas13 screens reveal principles for guide RNA design (16 mars 2020). []
  2. J’écris « prétendent » car la prise en charge d’une alerte pandémique semble nettement mieux fonctionner dans les films hollywoodiens que dans la réalité. []
  3. Au passage, Montagnier dit que, puisque le covid-19 n’est (selon lui) pas un virus naturel, il s’éteindra de lui-même. Il me semble que ça n’a aucun sens rapporté à la « carrière » qu’a eu ce virus : on sait que 2 200 000 personnes ont été infectées (sans doute bien plus), qu’il y a eu plus de 155 000 morts autour du globe… Nous sommes loin de la chimère sans avenir ! []
  4. C’est en revanche un bon sujet de science-fiction, comme le montre cette liste très complète de romans sur le carnet de recherches de la revue Res Futurae. []
  5. Pape aïe –> papaye ! Ça semble logique, à la réflexion. []
  6. Estimation personnelle. []

Avoir peur de son nombre

(pourquoi est-ce que je parle quotidiennement du nombre de morts causés par l’épidémie)

J’ai commencé à me sentir préoccupé par le Coronavirus en débarquant à Naples, le 22 février dernier très précisément. Avant ça, je l’avoue, cette épidémie me semblait bien lointaine et je m’inquiétais plus des conséquences qu’elle aurait pour ma fille, qui vit cette année au Japon, que pour nous en Europe.

Au début du mois de mars, un pharmacien relativisait les possibles ravages du Coronavirus, confondant « nombre de morts à ce jour » et « nombre de morts par an » (image qui a circulé sur Twitter, assez proche des affirmations rassurantes qu’ont eu Agnès Buzyn (« le risque d’introduction du virus en France est faible mais pas exclu »), Michel Cymes (« ce n’est pas une grippette, mais c’est une maladie virale comme on en a tous les ans ») ou Didier Raoult (« c’est beaucoup de bruit pour pas grand chose »). Image vue sur Twitter, dont je ne cautionne pas le contenu ! (déjà, nous en sommes à 50 000 morts en seulement trois mois).

Les italiens prenaient déjà la chose au sérieux, alors qu’il n’y avait encore que quelques dizaines de cas d’infection et un unique décès, datant du jour précédant notre arrivée. En sortant de l’avion, des gens équipés de masques en forme de becs de canard ont pris notre température et nous ont fourni des affichettes pour nous sensibiliser. Ambiance. Au passage, j’ai trouvé incroyablement injuste de la part de Sibeth Ndiaye d’avoir qualifié d’inefficace le dispositif italien de surveillance de l’épidémie dans les aéroports, car il a eu le mérite d’exister, tandis qu’en France aucun effort n’a été fait. Si l’épidémie a démarré moins vite en France qu’en Italie, c’est sans doute en grande partie dû à la chance. Sortant du train de Milan, je n’ai été accueilli par personne en gare de Lyon, et lorsque j’ai appelé le « numéro vert » gouvernemental pour savoir si, pris par une forme de rhume (et Nathalie par une bronchite)1 au retour d’Italie, je devais ou non aller travailler, on m’a répondu : « pas de problème, on vient de passer en phase 2, la doctrine a changé, on n’essaie plus de contenir l’épidémie, c’est pas grave si vous êtes malade, allez bosser ». Pareille nonchalance interdit de donner des leçons à ses voisins.

Après trois jours à Naples, j’ai fini par comprendre que les « No Mask » écrits en gros sur les pharmacies n’avaient rien à voir avec la période de Carnaval…

Revenons en Italie.
Quotidiennement, pendant notre séjour, nous avons vu monter l’inquiétude, et bien que nous trouvant dans une des dernières régions touchées, nous avons commencé à voir dans les rues des personnes équipées de masques médicaux, et sur les pharmacies, donc, des annonces indiquant une pénurie conjointe de masques et de gel hydroalcoolique.
Ça semble désormais loin, mais je retrouve ce tweet où je m’émeus de la progression meurtrière de l’épidémie :

J’ai émis le même genre de tweet ou de statut facebook un peu macabre jour après jour, et je continue aujourd’hui. Je ne sais pas complètement justifier pourquoi je le fais, enfin je crois que mes justifications ne suffisent pas à ceux qui me reprochent de diffuser cette information qu’ils jugent anxiogène : « Je ne veux pas savoir tout ça », « Et pourquoi ne pas compter les cas de grippe, aussi ? », « faire angoisser les gens n’aide personne », etc.

Cette vision des choses m’étonne, car j’expérimente exactement le contraire : en ayant constamment un onglet ouvert sur la page Coronavirus du site Worldometer, en me rendant régulièrement dessus pour découvrir de nouveaux nombres2, en ayant en permanence en tête les tristes records de tel ou tel pays, je ne me sens pas oppressé, j’ai au contraire l’illusion de maîtriser quelque chose, de voir venir le problème, de voir son évolution et de prévoir son futur3. Comme si la connaissance des nombres me permettait quelque part d’englober la réalité dont ils rendent compte. Je suis conscient du caractère un peu irrationnel, presque magique de cette vision des choses, mais c’est un fait : la familiarité avec les nombres4 a tendance à me rassurer. L’impression d’être informé a tendance à me rassurer. Inversement, avoir l’impression d’être dans le brouillard m’inquiète5, et ceux qui ne s’inquiètent pas, m’angoissent.

Oui, ces courbes font peur, mais est-ce des nombres ou des dessins que nous devons avoir peur, ou de la réalité que ceux-ci représentent ?

Si c’est pour me rassurer moi-même, on peut me demander pourquoi j’éprouve le besoin de transmettre régulièrement ces informations, au risque d’inquiéter les autres. À ça je répondrais que je crois qu’il faut inquiéter, parce que l’inquiétude n’est pas improductive, elle mène chacun à penser à sa responsabilité dans la diffusion du virus6 et à agir en conséquence.

(Le titre de ce billet de blog est inspiré d’un tweet de Camille T.)

  1. Nous nous sommes auto-convaincus que nous avions attrapé le covid-19, alors nous nous sommes plus ou moins mis en quarantaine de nous-mêmes. Même si ça n’est pas vrai, se dire qu’on a eu le virus permet de se détendre à son sujet. []
  2. Chaque territoire a des heures différentes pour ses annonces : le matin pour certains, en fin d’après-midi ou le soir pour d’autres, certains pays publient leurs nombres en plusieurs fois, etc. []
  3. Je ne m’intéresse en revanche pas aux projections, c’est ce qui est aujourd’hui qui me semble important à connaître, les spéculations ne sont que des spéculations. []
  4. Au passage, je trouve dommage que beaucoup de gens parlent des « chiffres » lorsqu’ils veulent dire les « nombres ». []
  5. À tel point que, inquiet de connaître les nombres réels à Wuhan (puisqu’il existe un fort soupçon à leur sujet), j’ai été amené à reprendre une fake news vieille de deux mois. De même qu’on se met à entendre des voix quand on est placé en isolement total, on abaisse son niveau d’incrédulité quand on est privé d’information, j’imagine… []
  6. Beaucoup ont encore du mal à y penser, mais la question n’est pas seulement de se protéger soi-même, elle est de ralentir l’épidémie en faisant tout pour ne pas y participer. []

Nouvelles censures, nouvelles dictatures

J’ai donc acquis le numéro 1433 de Charlie Hebdo, daté du 7 janvier 2020, qui est presque intégralement consacré au thème « Nouvelles Censures… Nouvelles dictatures ».
(Désolé pour la qualité des photos, qui sont prises avec une tablette)


Ce que la rédaction désigne comme « censure » et comme « dictature » ici, c’est un ensemble assez confus de comportements neufs ou anciens tels que :

  • Les appels à la censure lancés par des groupes divers (quand bien même ils n’auraient absolument pas gain de cause). Par exemple l’appel à déprogrammer le film J’accuse.
  • La pression exercée sur des artistes, des politiques ou des éditorialistes par l’opinion publique sur les réseaux-sociaux.
  • Les donneurs de leçon et autre Social Justice Warriors sur Twitter ou sur des blogs.
  • Les gens qui osent critiquer la Psychanalyse1.
  • L’auto-censure, le politiquement correct, les sensitivity readers2 et l’écriture genrée3.
  • Les créateurs qui pensent qu’il faut réfléchir à la représentation des minorités4
  • Le fait que, parfois, les gens dont on se moque se vexent et parfois même répondent.
  • Le fait qu’on prévienne les visiteurs d’une exposition que l’artiste n’était pas un saint.
  • Le fait de refuser d’aller voir le film de quelqu’un qu’on désapprouve5
  • Les conseils et les règlements sanitaires (végétarisme, interdictions de fumer).

Au delà de ce mauvais point de départ — mauvais parce que mal nommé, et mauvais parce qu’on y mélange un peu tout et n’importe quoi —, on peut lire des réflexions assez diverses et parfois intéressantes sur un sujet sérieux, celui de l’indignation perpétuelle et de la manière dont cette humeur peut mener, parfois à l’insu de ceux qui s’y engagent (et ne voit que ce qu’ils font/disent eux, sans vision d’ensemble), à d’authentiques campagnes de harcèlement.

Parmi les articles que j’ai apprécié, je citerais celui de Guillaume Erner, qui rappelle que lorsque l’on veut faire taire quelqu’un, c’est souvent que l’on n’a pas tant confiance dans la solidité de ce qu’on défend ; celui de la romancière Sigolène Vinson, qui s’interroge sur l’auto-censure ; ou encore l’article de Gérard Biard sur le très contre-productif rejet du débat et sur les pressions exercées hors de tout cadre démocratique.

L’éditorial de Riss, en revanche, n’est pas le meilleur article du journal.

Le développement des réseaux sociaux a permis de diffuser des opinions très diverses, parfois enrichissantes, maos parfois obscures, appelant à boycotter, à dénoncer, à fustiger les points de vue atypiques, non conformistes ou simplement maladroits. Charlie Hebdo a évidemment été la cible de ces nouveaux censeurs qui, d’un clic, se transforment en prophètes de leur propre religion, et lancent des fatwas contre des blasphémateurs qui s’ignorent. Surveillés en permanence par ces petits gourous malsains, on serait tenté de se laisser gagner par le pessimisme.

En gros, la liberté d’expression c’est pas pour tout le monde.
Mais on ne va pas se laisser abattre, hein, on peut toujours se moquer :

Tous ces petits connards et ces petites connasses [bel effort d’écriture inclusive] qui pérorent à longueur de pétitions débiles, de proclamations sententieuses, et qui se croient les rois du monde derrière le clavier de leur smartphone, nous donnent une formidable occasion de les caricaturer, de les ridiculiser et de les combattre.

Les dessins présents dans le numéro ne rendent pas cette affirmation très convaincante, on n’a pas franchement l’impression que les auteurs comprennent grand chose à Internet, en fait, au mieux ils expriment les angoisses de leurs auteurs, sans drôlerie. Bien des dessins publiés sur le sujet dans le New Yorker il y a vingt ans étaient (et restent) infiniment plus pertinents.
On apprend ensuite que le politiquement correct a été inventé par la gauche anglo-saxonne dans le fourbe but d(abandonner discrètement la lutte des classes, et que les « pères-la-pudeur » d’autrefois ont laissé place aux « blogueurs-la-pudeur ». Parce que pour Riss, un tweet plus ou moins anonyme, une pétition en ligne ou un article de blog revendiqué par un auteur, c’est kif-kif, c’est Internet, ce n’est pas l’expression d’opinions, c’est de la censure.

Hier on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’église , à l’état. Aujourd’hui il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école quand au fond de la classe on ne les écoute pas et qu’on prononce des gros mots : « Couille molle, enculé, pédé, connasse, poufiasse, salope, trou du cul, pine d’huître, sac à foutre ». Écrivez ces mots sur votre compte Twitter et aussitôt 10 000 petits Torquemada vous jetteront au bûcher.

Donc l’ennemi aujourd’hui, ce ne sont plus les tyrans, c’est le public qui ose répondre et avoir un avis. Et la subversion, c’est le vocabulaire sexiste et homophobe.
Je ne suis pas sûr de voir une énorme différence entre le combat que mène Riss et celui de la droite prétendument « irrévérencieuse » qui réclame le droit à insulter sans rendre de comptes.
Oui, Internet a changé le monde, ce que les rédactions recevaient hier comme courrier des lecteurs en colère est devenu une expression publique, parfois massivement diffusée, qu’il n’est plus possible de jeter à la corbeille. Je comprends complètement que ça soit pesant, mais pas vraiment que, par un retournement étrange, Riss voie la liberté d’expression de personnes sans qualités comme une censure pour les médias qui ont pignon sur rue.

Je suis un peu surpris de lire ce qui s’annonce comme un discours d’émancipation (contre la censure, contre la dictature) consister, finalement, ne une plainte contre la prise ne main de sa parole par un grand public jusqu’ici quasi-muet. Eh oui, désolé, on peut avoir des choses à dire même si on n’est pas journaliste, de même qu’on peut dire d’énormes bêtises bien que titulaire d’une carte de presse.

Le sujet de la parole sur les réseaux sociaux est un vrai sujet, mais il mérite un peu plus de réflexion et de discernement. Le régime chronologie très particulier des réseaux sociaux (événement, éternel retour, incapacité à l’oubli), les réflexes de meute, la négativité générale, l’inendigable déluge d’information, la bulle de filtrage, le biais de confirmation, le préchi-précha vertueux, la violence, les pressions6 l’anonymat et le pseudonymat, etc., tout cela mérite d’être observé et compris avant d’être jugé en bloc et repoussé avec horreur et gros mots défoulatoires, d’autant que l’histoire n’est pas terminée et que tout cela évolue. Traiter ses interlocuteurs comme des individus, des êtres pensants dignes de dialoguer, est sans doute une première étape indispensable.

  1. Un article assez ahurissant de Yann Diener glisse par exemple que Le Livre noir de la Psychanalyse est un « brûlot complotiste », ce qui est un peu fort de café pour désigner un ouvrage de plus de 800 pages et 30 auteurs, parmi lesquels on compte des psychiatres, psychothérapeutes, psychologues, historiens des sciences, épistémologues… On peut ne pas être d’accord avec un livre sans pour autant insulter l’intelligence de ses auteurs et de ses lecteurs, car la qualité de « brulôt complotiste » peut difficilement convaincre ceux qui ont lu le livre est donc destiné à éloigner les curieux. Qualifier quelqu’un de « Complotiste » ne fait-il pas partie des procès d’intention qui servent à délégitimer ses contradicteurs ? []
  2. Les sensivity readers sont employés par les éditeurs, notamment, pour anticiper les critiques qui naîtront de la représentation de telle ou telle communauté, ethnique notamment. []
  3. Très cher monsieur Riss, le Français est et à toujours été une langue genrée ! Les changements de la société font qu’on se préoccupe du sexisme intrinsèque à la langue française, en se demandant par exemple comment distinguer la femme générale ou présidente de la femme du général ou du président. []
  4. Ainsi J. J. Abrhams figure-t-il en bonne dans le « Crétinisier de la censure »… Pour s’être imposé d’intégrer des personnages homosexuels dans Star Wars. []
  5. Un député LREM est ainsi affiché au « Crétinisier de la censure » pour avoir dit qu’il s’interdisait (à lui-même !) d’aller voir les films de quelqu’un qu’il juge être « un salopard ». []
  6. Un réflexe que je trouve haïssable sur les réseaux sociaux, notamment quand il est couronné de succès, ce sont tous ces gens qui réclament le licenciement de telle ou telle personne, jugée et condamnée sans procès, et sans qu’il y ait de lien entre son emploi et ce qui lui est reproché. Ça semble parfois être le symptôme d’une société obsédée par le chômage… Mais quel est le but ? Difficile à dire en quoi licencier quelqu’un qui a émis des propos racistes va rendre cette personne moins raciste, et difficile de dire en quoi on peut relier le délit à sa punition. []