On a beaucoup parlé de l’importance fondamentale de la Liberté d’expression en France, notamment au sujet de la religion. Je ne peux qu’être d’accord avec ce principe, mais la fameuse injonction à « être Charlie », censément liée à la liberté d’expression, est décidément de plus en plus incompréhensible lorsque ceux qui l’assènent, appliquée à la religion (enfin à une religion), sont aussi ceux qui viennent de revenir sur la loi la plus importante de la République Française depuis cent-trente-neuf ans, l’honneur de ce pays, la Loi du 29 juillet 1881 sur la Liberté de la Presse, laquelle se voit augmentée de cet article :
« Art. 35 quinquies. – Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »
Nommons ça l’amendement Police-partout-justice-nulle-part.
Au motif absolument légitime de lutter contre les menaces personnelles exercées envers les policiers — menaces qui sont évidemment déjà illégales (Harceler, menacer, diffuser l’image ou les informations personnelles qui concernent des individus, quelle que soit leur qualité, afin appeler à des violences, ce n’est pas légal) —, on vient de voter rien moins que l’offuscation de l’action publique. Dans la pratique, on ne pourra plus filmer un policier en train de travailler.
Les destructions ou les confiscations de matériel de captation sont de plus en plus courantes lors de manifestations, mais cette loi envoie un signal supplémentaire aux policiers : on ne les tracassera plus lorsqu’ils entravent la presse. Leur impunité est pourtant largement acquise, sur ce sujet comme sur d’autres, et la méfiance, voire la haine qu’ils inspirent, en découle sans doute pour partie. À bon chat, bon rat.
Cette loi ne sert pas qu’à « protéger ceux qui nous protègent », selon le mantra de ses défenseurs, car elle se double de discours très inquiétants sur la qualité de journaliste : il y aurait les vrais journalistes d’un côté, et puis ceux dont on signale la qualité entre guillemets, les « journalistes », auxquels ont reproche des méthodes non-orthodoxes1, auxquels on reproche d’avoir des opinions, un engagement politique. Auxquels pourtant on n’a jusqu’ici reproché aucune violence, ni appel à la violence, mais qui n’en sont pas moins familiers des gardes à vue arbitraires. Il faut s’arrêter un instant sur la question des journalistes militants : d’une part, rien ne dit qu’un journaliste n’a pas le droit d’avoir des opinions, un angle, des préoccupations. Reprochera-t-on à un journaliste sportif d’aimer le sport ? À un journaliste culturel d’aimer le cinéma ? Les médiats dits engagés, de gauche comme de droite, sont souvent ceux qui disent ce que personne ne veut entendre. Et surtout pas le pouvoir, car la distinction entre « vrais journalistes » et faux qui est faite ici, implique qu’un bon journaliste est celui qui fait les choses comme il faut, qui s’exprime comme il faut, qui dit ce qu’il faut. Si la liberté d’expression ne concerne que les gens avec qui on est d’accord, il n’y a pas de liberté d’expression.
Enfin, si tous les journalistes ne sont pas dignes d’être nommés tels, s’il faut un diplôme, un statut juridique, une carte, des accréditations, alors que deviennent les non-journalistes, les simples citoyens qui sortent leur téléphone pour rassembler les preuves de ce qui se passe sous leurs yeux ?
À des journalistes qui évoquaient le cas d’un reporter interpellé par les forces de police alors qu’il couvrait une manifestation, le ministre Gérald Darmanin expliquait benoîtement que leur confrère aurait dû se rapprocher de la Préfecture afin d’être, en quelque sorte, accrédité, s’épargnant toute mésaventure. Un autre journaliste a eu la curiosité d’appeler la Préfecture, mais il n’y a trouvé personne qui soit au courant de l’existence d’un tel dispositif, et c’est très heureux : il n’existe aucune raison qu’un journaliste ait à demander l’autorisation pour couvrir l’action publique. L’action publique ne saurait être secrète, son observation par les citoyens, professionnels de l’information ou non, est licite et légitime. C’est pourquoi, sauf cas exceptionnel et très bien encadré, les audiences judiciaires sont publiques. C’est pourquoi les lois sont publiques, et c’est pourquoi les législateurs légifèrent en leur nom2. C’est pourquoi les comptes publics sont publics, en République. Et c’est pourquoi le maintien de l’ordre, s’il est au service des citoyens, ne saurait se passer de publicité. La loi ci-dessus est un aveu lourd de sens, une manière d’admettre que oui, les policiers ont des raisons d’avoir honte de leur métier, que oui, l’État qui les utilise a des raisons de cacher son action.
On remarque que les actions, les déclarations ou les lois qui s’opposent à la sousveillance — la vigilance des citoyens vis-à-vis de l’État, se doublent souvent d’une impressionnante extension du périmètre de la surveillance. Ce n’est pas un hasard et c’est une preuve supplémentaire de la pathétique défiance qui sépare les citoyens de ceux qui les administrent.
Nous étions outrés, rappelons-nous, du traitement de l’information par les forces armées étasuniennes lors de la guerre du Golfe, qui imposaient aux journalistes une « protection » censée justifier la censure. Une protection au sens que les mafias donnent au mot : qu’on en veuille ou non, on y est soumis, et ses contreparties sont lourdes. En 1990, ça se passait à des milliers de kilomètres et c’était choquant. En 2020, il semble que cette atteinte au droit de dire et au droit de savoir ne fasse que peu de bruit, et c’est peut-être le plus triste. Certes, à peu près toute la presse (du Figaro au Canard enchaîné en passant par La Croix, le Parisien et Libération… Et jusques à Cnews et Charlie Hebdo) s’est inquiétée de cet amendement, la défenseure des droits a rappelé qu’il contredisait les plus grands principes républicains, des ONGs comme RSF, Amnesty France, la Ligue des droits de l’Homme, se sont émus des conséquences qu’aura ce texte sur le terrain, mais voilà, l’amendement, qui n’était pourtant pas soutenu par l’exécutif, parait-il, est passé.
N’importe qui peut comprendre à quoi servent la Justice et la Police, mais la situation de défiance actuelle fait du citoyen d’une part et de l’État d’autre part des ennemis. Je ne sais pas qui accuser — le citoyen infantilisé et capricieux, l’État paternaliste et autoritaire —, mais c’est avant tout assez triste.
Je finirai avec cet ahurissant tweet de François de Rugy, qui s’en prend aux « journalistes » — les guillemets sont de lui — qui osent reprocher son amendement au gouvernement, alors même que leur domaine perçoit un milliard d’euros de subventions.
Vous lisez bien : selon ce député (absent pour le vote !) et ancien ministre débarqué pour cause d’emploi contestable des finances publiques, les aides de l’État à la presse sont implicitement conditionnées au fait de ne pas mordre la main qui les nourrit. On peut difficilement dire les choses plus grossièrement. Pas de chance, ici, puisque les deux journalistes mentionnés, Mathieu Magnaudeix et Fabrice Arfi, travaillent pour Médiapart, qui ne perçoit pas d’aide particulière de l’État, et, au contraire, ne parvient pas à bénéficier du même statut fiscal avantageux que ses confrères publiés sur papier.
Bon, bref, je n’aime pas dramatiser, je suis plutôt un adepte de la mesure, j’essaie de comprendre tous les points de vue, même et surtout ceux qui sont a priori les plus loin de moi, et je ne compte pas les fois où on m’a reproché ma patience, ma tempérance et mon goût pour l’euphémisme (on me les a reprochés mais on m’en a aussi félicité, parfois). Mais cette fois, je craque un peu, et je le dis : c’est un jour triste pour ce pays.
J’espère, avec une certaine confiance, d’ailleurs, que le Conseil constitutionnel fera son devoir, mais quand bien même cet amendement serait finalement abandonné, il participe à une ambiance qui, par petits pas, par manœuvres régulières, mène à croire que la police peut faire la loi — aux deux sens du terme —, et participe vider la démocratie de son sens et de sa légitimité. Ensuite, on s’étonne que certains en viennent à imaginer des complots machiavéliques.
- Ceux qui sont assez visés de manière assez transparente par les mises en cause de journaliste sont les « street reporters » tels que Rémy Buisine, Taha Bouhafs, Alexis Kraland ou Gaspard Glanz, qui couvrent les manifestations de l’intérieur, souvent diffusés en direct sur Internet. De nombreuses images n’existeraient pas sans eux, à commencer par celles qui ont déclenché l’affaire Benalla. [↩]
- Votre député fait-il partie des 146 piteux qui ont voté cette loi scénérate ? LREM : Caroline Abadie, Lénaïck Adam, Ramlati Ali, Pieyre-Alexandre Anglade, Stéphanie Atger, Laetitia Avia, Xavier Batut, Sophie Beaudouin-Hubiere, Aurore Bergé, Grégory Besson-Moreau, Anne Blanc, Aude Bono-Vandorme, Claire Bouchet, Yaël Braun-Pivet, Jean-Jacques Bridey, Anne Brugnera, Stéphane Buchou, Pierre Cabaré, Christophe Castaner, Jean-René Cazeneuve, Anthony Cellier, Fannette Charvier, Francis Chouat, Mireille Clapot, Christine Cloarec-Le Nabour, Bérangère Couillard, Dominique Da Silva, Olivier Damaisin, Marc Delatte, Michel Delpon, Nicole Dubré-Chirat, Jean-Michel Fauvergue, Jean-Marie Fiévet, Anne Genetet, Éric Girardin, Valérie Gomez-Bassac, Guillaume Gouffier-Cha, Fabien Gouttefarde, Carole Grandjean, Florence Granjus, Benjamin Griveaux, Christine Hennion, Caroline Janvier(*), François Jolivet, Catherine Kamowski, Rodrigue Kokouendo, Daniel Labaronne, Anne-Christine Lang, Michel Lauzzana, Gilles Le Gendre, Annaïg Le Meur, Marie Lebec, Jean-Claude Leclabart, Martine Leguille-Balloy, Christophe Lejeune, Roland Lescure, Marie-Ange Magne, Mounir Mahjoubi, Laurence Maillart-Méhaignerie, Jacqueline Maquet, Jacques Marilossian, Didier Martin, Fabien Matras, Stéphane Mazars, Graziella Melchior, Ludovic Mendès, Monica Michel, Jean-Michel Mis, Sandrine Mörch, Cendra Motin, Naïma Moutchou, Claire O’Petit, Valérie Oppelt, Xavier Paluszkiewicz, Zivka Park, Alain Perea, Anne-Laurence Petel, Bénédicte Pételle, Bénédicte Peyrol, Michèle Peyron, Damien Pichereau, Brune Poirson, Éric Poulliat, Natalia Pouzyreff, Rémy Rebeyrotte, Stéphanie Rist, Mireille Robert, Thomas Rudigoz, Pacôme Rupin, Jean-Bernard Sempastous, Marie Silin, Bruno Studer, Marie Tamarelle-Verhaeghe, Buon Tan, Sylvain Templier, Stéphane Testé, Alice Thourot, Stéphane Travert, Marie-Christine Verdier-Jouclas, Corinne Vignon, Guillaume Vuilletet, Hélène Zannier, Souad Zitouni. LR : Thibault Bazin, Philippe Benassaya, Ian Boucard, Marine Brenier, Pierre Cordier, Marie-Christine Dalloz, Éric Diard, Pierre-Henri Dumont, Philippe Gosselin, Michel Herbillon, Brigitte Kuster, Philippe Meyer, Maxime Minot, Jean-François Parigi, Éric Pauget, Aurélien Pradié, Alain Ramadier, Julien Ravier, Robin Reda, Frédéric Reiss, Antoine Savignat, Raphaël Schellenberger, Jean-Louis Thiériot, Pierre Vatin, Michel Vialay, Stéphane Viry. MODEM : Christophe Blanchet, Jean-Louis Bourlanges, Blandine Brocard, Isabelle Florennes, Perrine Goulet, Aude Luquet, Jean-Paul Mattéi, Bruno Millienne, Frédéric Petit, Maud Petit, Michèle de Vaucouleurs. Agir ensemble : Aina Kuric, Valérie Petit. UDI/Indépendants : Pascal Brindeau, Jean-Christophe Lagarde. Non Inscrits : Nicolas Meizonnet, Emmanuelle Ménard.
Éric Ciotti et Virginie Duby-Muller, qui se sont abstenus, ont fait savoir ensuite qu’ils avaient voulu voter « pour ».
Seuls 170 députés ont pris part à ce vote, et je note que près de la moitié des députés de la majorité ont choisi de se faire porter pâles. Je comprends leur lâcheté, mais elle n’évacuera pas leur responsabilité.
Caroline Janvier, députée LREM, a signalé qu’elle avait voulu voter « contre ». Dommage qu’elle se soit trompée de bouton : elle aurait été la miette d’honneur de son parti. [↩]