Philippe Huneman, historien et philosophe des sciences, a écrit une lettre à l’université Paris 1 Sorbonne pour expliquer pourquoi il refusait d’y participer à un événement intitulé Le Procès de Dieu1, ou plutôt, puisqu’il se savait déjà pris ailleurs à la même date, pourquoi il aurait refusé d’y participer eût-il eu le loisir d’avoir à en décider. Il a finalement choisi de rendre cette lettre publique et d’en faire une véritable tribune. On peut la lire sur medium.com sous le titre L’Université ne doit pas laisser entrer les imposteurs.
La raison de son refus, c’est la présence, au milieu d’un aréopage apparemment prestigieux (j’écris « apparemment », car je suis loin d’être familier de tous les noms de la liste), d’un personnage pour le moins controversé : le chirurgien-urologue, chef d’entreprise, transhumaniste et bon client médiatique Laurent Alexandre, qui se voit présenter comme suit :
“Dr Laurent ALEXANDRE, chirurgien, entrepreneur, essayiste et expert en intelligence artificielle “.
Or le « expert en intelligence artificielle » coince : ce n’est pas parce qu’on est présenté comme un expert par les journalistes qu’on l’est effectivement, et l’impact médiatique de Laurent Alexandre sur ces sujets n’est pas forcément proportionné à la pertinence du contenu de ses interventions.
La tribune d’Huneman, tout en rappelant les positions politiques d’Alexandre, qu’il admet diamétralement opposées aux siennes, attaque surtout le fondateur de Doctissimo sur son manque de qualifications universitaires dans le champ pour lequel il passe désormais pour expert. La lettre est bien tournée, elle contient quelques formules qui font mouche et qui permettent de ricaner de la grenouille Alexandre qui veut se faire plus grosse que le bœuf :
Jusqu’à nouvel ordre, l’Université lui a décerné le seul titre de Docteur en médecine, et il n’est, académiquement parlant, que le coauteur de quelques études sur le dysfonctionnement érectile chez le rat, sujet certes honorable s’il en est. Seul l’usage présumé d’un ordinateur personnel ou d’un téléphone portable pourrait faire de lui un « expert en intelligence artificielle », mais à ce compte, le pain que j’achète au boulanger étant empreint de levure — cet organisme modèle des biologistes moléculaires -, me conférerait le titre respectable de microbiologiste, et le simple fait que je sois ultimement constitué de quarks m’instituerait en spécialiste de physique quantique (…) Le monde intellectuel français n’est pas, je crois, désertique au point qu’il faille inviter dans nos amphithéâtres des polémistes dont le mérite académique n’excède pas celui d’un gnou.
Suivent des justifications à mon goût un peu byzantines pour expliquer que l’on peut ne pas être d’accord avec quelqu’un mais tout de même l’accepter comme interlocuteur, à la condition qu’il ait les diplômes adéquats. Ainsi on pourrait accepter de discuter avec des eugénistes tels que Francis Galton ou Ronald Fisher, non parce qu’ils sont eugénistes, comme l’est Laurent Alexandre, mais parce que leurs vues découlent d’une véritable connaissance scientifique2.
Défense des imposteurs
On peut discuter. En fait, j’ai bien envie de défendre la corporation à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir : celle des imposteurs. Car si dans le domaine je suis sans doute bien moins sûr de moi que ne l’est Laurent Alexandre, si j’ai un peu plus d’humilité envers le monde académique et les spécialistes, je m’interdis rarement de m’exprimer sur des sujets pour lesquels je n’ai pas de diplôme de troisième cycle (numérique, histoire, techniques, arts et lettres…). J’essaie de creuser honnêtement ces sujets, tout simplement parce qu’ils me passionnent, mais je suis sans aucun doute parfois un spécialiste de café-du-commerce plus qu’autre chose. Et pourquoi pas ? À mon sens, il y a des liens que l’on ne peut tisser que si l’on accepte de papillonner sérendipitairement entre les références, des idées que l’on ne peut trouver que si l’on méprise les frontières entre les disciplines, si l’on accepte de suivre des intuitions, des obsessions, si l’on accepte d’oublier ou de négliger, au moins temporairement, ce qui entrave notre capacité à inventer3. Enfin, mais peut-être est-ce un peu un autre sujet, je crois même fondamentalement utile d’accepter de réinventer l’eau tiède, car même si cela semble une perte de temps, une connaissance que l’on a acquis par soi-même a une toute autre valeur qu’une connaissance que l’on a enregistré docilement en faisant confiance à ses aînés.
Quoi qu’il en soit, s’il est moralement digne de ne pas être un imposteur, une telle position peut facilement amener à croire que l’on ne peut jamais avoir tort. Inversement, l’imposteur a l’humilité de ne pas se considérer comme infaillible.
Il semble que, sur la question de l’évaluation de l’intelligence, sur la transmission familiale du quotient intellectuel et sur les considérations politiques et anthropologiques qui en découlent, Laurent Alexandre s’assoie sans ménagement sur décennies d’études. On peut imaginer ce que cela a de rageant pour un historien et philosophe de la biologie de voir des erreurs manifestes diffusées auprès d’une large audience et gratifiée d’une aura académique indue. Je n’irai pas défendre Laurent Alexandre ici, pas plus que dans sa croisade un peu délirante contre Greta Thunberg et dans le positivisme techno-scientiste plus ou moins anti-écologiste qui l’anime4.
Au chapitre de l’intelligence artificielle, en revanche, et même si j’ai tendance à juger que Laurent Alexandre dit et écrit énormément de bêtises (en gros, il reprend à son compte la communication des gourous de la Sillicon Valley, mais à sa décharge il est loin d’être le seul à le faire), je me dois de renvoyer une question à Philippe Huneman : qu’a fait l’Université pour l’Intelligence artificielle ? Quelle est la légitimité supérieure de l’Université dans ce domaine ? Qu’est-ce qui justifie de faire de l’Intelligence artificielle une chasse gardée ? Certes, c’est dans le monde universitaire que la discipline est née et qu’elle a trouvé son nom — lors des célèbres conférences de Dartmouth en 1956. Certes, il existe de par le monde de nombreux laboratoires universitaires qui s’y consacrent, et ceux-ci obtiennent des résultats d’autant plus magnifiques qu’ils sont concrets et éloignés des fantasmes de rêveurs comme Laurent Alexandre ou de cauchemardeurs tels qu’Éric Sadin. Mais on se souviendra, il y a seulement trente ans, de la manière dont les États et les universités ont coupé les fonds des chercheurs en Intelligence artificielle et ont espéré voir cette embarrassante discipline mourir d’un lent abandon5. Le récent regain de l’Intelligence artificielle a de nombreuses causes, notamment la montée en puissance des ordinateurs, qui permettent de traiter des quantités de données immenses en un temps réduit ; les applications trouvées par l’industrie ; et bien entendu le travail des chercheurs qui ont persisté à travailler malgré les doutes ou l’hostilité de leurs tutelles.
S’il y a une chose dont je suis certain, c’est que le retour en grâce académique de la discipline est in fine la conséquence de son retour médiatique. En fait, c’est parce que l’on voit la tête de Laurent Alexandre dans les newsmags qui traînent chez le dentiste que nos gouvernants ont fini par investir à nouveau dans l’Intelligence artificielle. Ça en vexera plus d’un de l’entendre, mais j’ai peur que ça soit une vérité.
Sans s’appesantir sur la période qu’on qualifie de « second6 hiver de l’Intelligence artificielle » et sur la manière dont nous en sommes sortis, je note que l’Intelligence artificielle est et sera toujours une discipline indisciplinée, diverse par les méthodes, les approches et même les objectifs poursuivis. Ses fondateurs et ceux qui la font vivre ne sont pas tous spécialistes, on dénombre bien entendu des ingénieurs, des informaticiens, des mathématiciens, mais aussi des cognitivistes, des philosophes, des linguistes, des spécialistes de la perception, des éthologues, des économistes, des sociologues, des juristes ou même des théologiens et des spécialistes de l’éthique. Et parmi les gens de toutes ces disciplines, certains n’ont aucune pratique de la programmation informatique voire aucune véritable compréhension des aspects techniques à l’œuvre. Les buts des recherches en Intelligence artificielle peuvent être assez divers aussi. Certains veulent comprendre et étudier les mécanismes de la pensée animale, veulent définir le concept même d’intelligence, d’autres veulent créer des outils neufs, et cherchent à reproduire ou à améliorer des fonctions de notre cerveau, comme l’identification des visages ou l’interprétation des sons. Il y a peu de liens entre un système auto-organisationnel robotisé, un partenaire virtuel du jeu d’échecs, l’automatisation de la démonstration de théorèmes, la génération de récits de fiction ou l’interprétation des expressions du visage, mais tout cela peut relever de l’Intelligence artificielle.
Certes, être un domaine à la mode est à double-tranchant. Les promesses qui ne peuvent être tenues et le ré-emballage mensonger7 brouillent l’image de la discipline et peuvent lui causer un tort considérable. Je ne suis pas certain que Laurent Alexandre représente un grand péril dans le domaine, car il assume un rôle de prophète, de provocateur, de marchand de rêves et même, d’expert sans légitimité. Certes, il a été invité à expliquer l’importance stratégique de l’Intelligence artificielle devant une commission sénatoriale, et on peut s’en indigner, considérant son manque de qualifications, mais ce n’est pas par fraude ou par erreur qu’il a été reçu, c’est parce qu’il tient le discours que ses auditeurs parlementaires avaient envie d’entendre et qu’il le fait sur le ton qui leur convient. Les gens sérieux sont beaucoup plus ennuyeux que les camelots. Et ça, Philippe Huneman doit très bien le savoir lorsqu’il écrit :
Qu’on les déplore ou qu’on les combatte, nous ne faisons pas les règles des médias et des réseaux sociaux
Eh oui, car Laurent Alexandre est bel et bien spécialiste de quelque chose : il sait parler dans le poste. C’est un talent et un talent qui n’est pas donné à tout le monde, loin de là. Cela réclame beaucoup d’aplomb, parce que les médias, et particulièrement les médias de flux à large audience, sont désemparés lorsqu’ils se trouvent face à quelqu’un qui prend le temps de réfléchir avant de parler, qui admet qu’il n’a pas la réponse, qu’il doit s’informer et qu’il ne sait pas tout. Ils sont décontenancés lorsqu’une opinion n’est pas tranchée. Ils cherchent des caricatures, des gens qui incarnent une idée, un combat, une idéologie, des personnages. L’important n’est pas de dire des choses justes, mais de faire couler le robinet, car tant que le robinet coule, que tout est fluide, tout va bien, le public est rassuré et pense que sa prise sur le monde ne réclame que peu d’efforts : on choisit son cheval. Je me comprends.
Mais de son côté, le monde académique est-il parfait ? Pour y survivre, il faut disposer de certaines qualités que ne sont pas forcément d’ordre scientifique. Certaines personnes ont construit une carrière solide sur un plagiat éhonté ou sur une bonne d’ose d’opportunisme : il vaut parfois mieux avoir raison sur le sens du vent que de faire de grandes découvertes — combien de chercheurs, en privé, se plaignent d’avoir dû orienter leur carrière vers telle ou telle direction, tel objet d’étude, non parce que ça leur semblait juste mais parce que c’était le domaine à la mode du moment, le domaine porteur qui donnait le plus de chances d’être qualifié dans sa section du CNU et d’obtenir un poste de maître de conférences ?
Je ne dis pas que les universitaires escrocs sont légion, j’espère bien que non, mais les qualités qui permettent de faire une longue carrière universitaire ne sont pas forcément celles qui permettent de devenir une figure notable de l’Histoire des sciences.
Loin de moi l’idée de renvoyer dos-à-dos universitaires sérieux et créatures médiatiques farfelues, il ne faudrait pas non plus pousser, et je comprends bien que les invitations faites à Laurent Alexandre par Paris I ou l’école polytechnique aient provoqué des remous, mais je me demande si la motivation originelle du refus de Philippe Huneman est bien d’épargner l’immaculée Université de la souillure que constituent ceux qui ne viennent pas du sérail — ce qui serait à mon sens une erreur, car on a le droit d’avoir une bonne idée même si on n’est pas diplômé —, ou s’il ne procède pas du constat vexé que, dans un affrontement entre le sérieux et la séduction, la bataille soit déjà perdue. De l’intérieur.
- Le sujet précis de cet événement n’est pas rappelé dans le texte. L’auteur en parle comme d’un « festival d’éloquence ». [↩]
- L’un et l’autre, cependant, refuseraient l’invitation puisqu’ils sont décédés depuis longtemps. [↩]
- Je suis conscient du caractère douteux et irresponsable de ce que j’écris. [↩]
- Il y a de l’espoir, cependant : dans un récent article, Laurent Alexandre reprend un peu les idées de Jean-Marc Jancovici, qui explique que le prix négligeable du pétrole est un drame écologique. [↩]
- Un exemple, dans mon université, Paris 8, le département Intelligence artificielle (pionnier en France dès le début des années 1970) est devenu « informatique avancée » : le nom « intelligence artificielle » avait trop mauvaise réputation pour être conservé. [↩]
- second, car il y en a eu un autre entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980. [↩]
- Combien de services numériques s’auto-gratifient d’un label « Intelligence artificielle » puisqu’il est porteur alors qu’ils relèvent de l’informatique la plus traditionnelle ou du digital labor ? [↩]