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Fluctuat nec schtroumpfitur

Je ne suis pas sportif, je ne suis pas commentateur sportif de canapé ni même spectateur de canapé, et des Jeux Olympiques de Paris, je ne voyais que les inconvénients, entre les travaux, la surenchère sécuritaire, les thèmes sportifs imposés aux animateurs culturels, le coût pharaonique1… Mais bon, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, ayant tout au plus suivi la polémique sur la présence ou non d’Aya Nakamura d’une fesse distraite. Je n’avais pas imaginé ce que serait l’échelle de cette cérémonie, qui à elle seule en fait un événement historique : des navires ont fait défiler les délégations sur des kilomètres et cent-vingt caméras ont filmé d’innombrables prestations artistiques regroupées en « tableaux » (enchanté, liberté, égalité, fraternité, sororité, sportivité, festivité, obscurité, solidarité, solennité, éternité). Nul besoin d’en faire une description, un français sur quatre (et au moins un terrien sur huit) a visionné la cérémonie, les Wikipédiens ont fait un travail très complet pour détailler les participations, les chansons, et même les réactions (on va y revenir). Je peux en revanche parler de mon sentiment, même s’il ne semble pas spécialement original : j’ai été surpris. Surpris par différentes idées visuelles, surpris par des audaces, et je dis bien audaces et non provocations. Évoquer de manière timburtonisée la décapitation de Marie-Antoinette, qui est bien une page de l’Histoire de France, et pas vraiment une page honorable2, est audacieux. Invoquer l’anarchiste Louise Michel, l’exploratrice travestie Jeanne Barret et la féministe Olympe de Gouges (décapitée elle aussi, c’eût pu être rappelé) est un peu plus surprenant que de sortir de la légende dorée les habituelles Jeanne d’Arc, Joséphine Baker, Coco Chanel ou Marie Curie. Qu’on s’y rallie ou non, on constatera que les organisateurs de la cérémonie ont chaque fois fait des choix forts et parfois surprenants. Il y aussi eu des audaces techniques (la déesse Sequana galopant sur le fleuve ; la superbe vasque-montgolfière de Mathieu Lehanneur), des audaces artistiques (Aya Nakamura et la garde républicaine ; un contre-ténor break-dancer,…), des audaces dans les références retenues, aussi, qui sont rarement les plus attendues. Enfin, un grand souci de rassemblement. Un spectacle « inclusif », comme disent ses promoteurs, qui ont essuyé pour ça plus d’une moue de dégoût. Un spectacle assez joyeux, plutôt frais, malgré un certain kitsch Eurovision, malgré des placements de produits un peu grossiers (LVMH, les Minions) et malgré une réalisation un peu en dessous de ce qu’elle aurait pu être — la faute, dit-on, de la pluie qui a empêché l’usage de drones, et du choix du réalisateur, habitué à couvrir des parades sportives plus lambda.
L’évocation doucement provocante, dans le tableau « liberté » d’un ménage-à-trois qui saute de la Bibliothèque nationale à la chambre-à-coucher dans une version chamarrée et gender-fluid de Jules et Jim, a curieusement fait moins de bruit que la suite.

Et la suite, c’est une table de banquet au milieu de laquelle une cloche d’argent est soulevée pour révéler un Philippe Katerine en slip, barbe orange et peau bleue3, qui interprète sa chanson Nu. Les convives du banquet, qui entourent la dee-jay Barbara Butch, sont, notamment, des drag-queens.

Nu. Est-ce qu’il y aurait des guerres si on était resté tout nu ? Non.
Où cacher un revolver quand on est tout nu ? Où ? Je sais où vous pensez
Mais. C’est pas une bonne idée. Ouais…
Plus de riches plus de pauvres quand on redevient tout nu. Oui
Qu’on soit slim, qu’on soit gros, on est tout simplement tout nu

Le moment était suffisamment incongru et inattendu pour provoquer, en France, un éclat de rire assez général. La chaîne de télévision marocaine et le network étasunien NBC ont aussitôt remplacé cette séquence par des images d’archive. Trop bizarre, trop dénudé.

Cène ou banquet ?

C’est un peu plus tard, je pense, qu’une autre opinion s’est sédimentée parmi quelques fâcheux : avec cette séquence, les créateurs de la cérémonie citaient la représentation de la Cène par Léonard de Vinci, et, donc, manquaient de respect envers les croyants4. Cette opinion a eu du succès notamment chez des gens qui n’ont pas regardé la cérémonie où ne l’ont vue que sous forme de photogrammes choisis. J’en veux pour preuve les gens qui ont vu « un travesti à la place de Jésus » (c’était en fait une femme qui se trouvait au centre de la table) ou ceux qui ont compté douze convives alors qu’il y avait bien une trentaine de personnes derrière la table.

Un tweet qui compare la Cène de Léonard avec le banquet de la Cérémonie d’ouverture, dont l’image a été choisie avant l’apparition de Philippe Katerine, et recadrée dans le but d’obtenir exactement le nombre de figures attendues pour évoquer le dernier repas.


L’interprétation de ce tableau comme une citation de l’ultime repas du Christ n’est pas limitée aux catholiques grincheux, elle a aussi été faite par des gens qui ont apprécié le moment, que l’idée d’une citation de la Cène ne choquait pas par principe (il faut dire que c’est plus que banal), et c’est intéressant de le noter : on pouvait apparemment voir de bonne foi, et sans s’en offusquer, une référence à la Cène. Pourtant, les éléments iconologiques communs ne sont pas nombreux et se résument, au fond, au fait que des gens se trouvent placés derrière et non, comme des commensaux habituels, autour d’une table. Le fait que la figure centrale porte un diadème en forme d’auréole peut évoquer de nombreuses représentations de la Cène mais pas spécialement celle de Léonard de Vinci qui a été presque chaque fois citée. L’activité et les postures des convives n’évoque pas spécialement la plupart des représentations de ce genre, et encore moins leurs pastiches, car si de nombreux artistes on produit des représentations de la Cène assez originales (Tintoret ou Véronèse, par exemple — ce dernier a eu maille à partir avec l’Inquisition pour cette peinture), les auteurs de citations essaient de s’en tenir au canon imposé par Léonard, avec notamment un point de fuite précis (destiné, dans le cas de la fresque de Léonard, à répondre à l’architecture du réfectoire où se trouvait la peinture) et une composition très symétrique :

Thomas Jolly, auteur de la mise-en-scène, s’est justifié en affirmant qu’il n’avait pas souhaité faire référence à la Cène ni à la religion, expliquant s’être notamment inspiré d’un tableau hollandais du XVIIe siècle, Le Festin des dieux, par Jan van Bijlert, peinture conservée au Musée Magnin de Dijon. Si ce tableau n’est pas aussi célèbre que certains l’affirment à présent (il n’a eu droit à une page Wikipédia qu’après la polémique !), son sujet est quant à lui très classique, il s’agit d’un banquet des dieux de l’Olympe. Peut-être pas n’importe quel banquet, car on soupçonne l’artiste d’avoir secrètement voulu peindre… La Cène. En effet, évoluant dans le contexte de la Réforme, qui proscrivait la peinture sacrée et ne permettait plus d’en vivre, Bijlert se serait emparé du prétexte de de la mythologie pour représenter, malgré tout, le dernier repas. J’ignore quels éléments concrets soutiennent une telle thèse, d’autant que la ville d’Utrecht, où le peintre a fait sa carrière, était restée presque pour moitié catholique — une curiosité locale assez unique. Biljert, à la même époque, a peint plusieurs tableaux religieux sans se cacher le moins du monde5. Sans rien connaître de Bijlert ni de ses intentions (qu’on me pardonne cette interprétation de spectateur ignorant), j’ai l’impression qu’il a bel et bien eu l’intention de peindre une bacchanale, tout en étant visiblement inspiré de peintures autant profanes que sacrées du maniérisme et du baroque italiens — références qui nous éloignent franchement de Léonard de Vinci et de sa Cène.

Des figures diverses et aux attributs eux aussi divers, ce banquet olympien rappelle effectivement le banquet de la cérémonie olympique… On note dans les deux cas la présence d’une lyre, et celle d’une armure.

Je trouve personnellement amusant que des questions d’Histoire de l’Art se soient invitées dans un conflit d’actualité, mais cela s’est fait de manière malheureusement un peu superficielle, chacun semblant surtout pressé de trouver la « preuve » qui l’arrange. Le sujet est pourtant passionnant car la Cène est loin d’être un motif évident à aborder !6

Plusieurs références de la Cérémonie sont volontairement imprécises : la déesse Sequana (la Seine) sur un cheval n’est pas une représentation particulièrement connue (mais les fleuves comme des chevaux, si) ; le personnage qui saute de toit en toit n’est pas non plus tributaire d’une unique référence (un peu d’Assassin’s Creed, un peu de Fantôme de l’Opéra,…) ; etc., et ma foi, tant mieux, nous échappons à une forme de lourdeur. Un repas avec un Bacchus bleu sous une cloche, des convives joyeux et une lyre apollinienne, tout ça semble assez évidemment faire référence à la mythologie antique et non à la Passion du Christ.

Mais voilà, il fallait trouver à râler, et ce fut fait dans un affreux festival d’arrières pensées racistes et homophobes, au prétexte d’une défense de la sensibilité des catholiques.

Comparer les JOs nazis de 1936 à ceux de Paris en 2024, car les premiers étaient trop racistes et les seconds pas assez, joli tour de passe-passe (à quand remonte votre dernier scanner, Ivan Rioufol ?).

Alain Finkielkraut s’est bien évidemment étouffé d’indignation face à un spectacle qu’il a jugé à la fois obscène et conformiste. On aurait été déçu s’il n’avait pas eu des déclarations pleurnichardes et grandiloquentes à ce sujet. Tout comme Marion Maréchal (une « honte internationale à cause des provocations autocentrées d’une minorité de militants de gauche qui ont pris en otage idéologiquement la cérémonie ») ; Philippe de Villiers (« tout était laid, tout était woke ») ; Éric Zemmour (« Une vision de la France qui n’est pas la nôtre, que nous rejetons, que les étrangers eux-mêmes découvrent avec stupéfaction, ou tristesse ») ; Éric Naulleau (« pas un prout wokiste ne manquait à l’appel des pétomanes qui ont conçu ce spectacle ») ; Idriss Aberkane (« sous-sécrétion déliquescente d’un microcosme qui se regarde le nombril (…) gauche pipi-caca »)… Des groupes ultra-cathos ont organisé des sessions de prière destinées à nettoyer l’affront. Parmi les commentateurs négatifs on note aussi la Conférences des évêques catholiques et son homologue l’assemblée des évêques orthodoxes de France ; le magnat Elon Musk ; l’ancien président Trump ; le président turc Erdogan ; le premier ministre Orbán ; le ministère russe des affaires étrangères (qui, en fée Carabosse puisque la Russie était privée de jeux, parle d’un « échec massif »),… Je me demande quel effet aurait provoqué la cérémonie si le Rassemblement national avait obtenu la majorité aux élections législatives7.
Les réactions négatives ne sont pas l’exclusivité de l’extrême-droite ou des catholiques (catholiques dont beaucoup, à l’image de l’évêque de Corse Bustillo, n’ont pas trouvé à redire) puisqu’elles sont partagées par la journaliste Aude Lancelin (une « camelote culturelle éculée, un kitsch clinquant, un philistinisme lourdingue »), et puisque Jean-Luc Mélenchon, qui dit avoir apprécié de nombreux éléments du spectacle, a regretté qu’on prenne le risque de heurter les croyants en faisant référence à la Cène. Michel Onfray (qui affirme être de gauche, mais plus les gens utilisent ce mot et moins je le comprends), quant à lui, déplore ce qu’il voit comme une charge contre « l’homme blanc, quinquagénaire, judéo-chrétien » (qu’on remplace par un homme bleu, quinquagénaire, judéo-chrétien ?) et oppose le Parthénon grec et le Forum romain au spectacle de la parade… Ignorant apparemment que si les romains ont construit des monuments durables (comme le seront nos parkings brutalistes et nos centres commerciaux, je le crains), ils n’étaient pas les derniers lorsqu’il s’agissait d’organiser des parades et des spectacles8.
Fidèle à son idée d’une décadence générale pilotée par Bruxelles, Onfray explique que nos gouvernants sont déconnectés de la réalité de la France profonde :

Ce spectacle a bien montré qu’il existe deux France : celle de Paris, remplie par ceux qui nous gouvernent, celles européistes de droite et de gauche, des insoumis aux macronistes (…) Et puis il y a la France des territoires, comme disent les premiers en utilisant le mot des éthologistes quand ils parlent des animaux qui compissent et conchient leur espace vital. La France du petit peuple qui saute des repas, qui ne mange pas à sa faim, qui souffre la misère sociale dans son coin sans se plaindre.

La majorité silencieuse dont parle Onfray, modeste et catholique, blessée par le blasphème et qui serait une version Gilets jaunes de l’Angélus de Millet, n’existe peut-être pas tant que ça, si on se fie aux sondages sur l’appréciation populaire de la Cérémonie, quasi-unanimement plébiscitée par ses spectateurs puisque seuls 5% d’entre eux ont jugé la cérémonie « pas du tout réussie ». Peut-être est-ce Michel Onfray qui est « déconnecté de la réalité des français », allez savoir.
Peut-être est-il aussi déconnecté… du reste du monde, et ce jusqu’en Chine. En effet, le public chinois semble avoir été ravi de l’apparition de Philippe Katerine sur ses écrans. Je me demande comment les choses se sont passées, mais malgré un règlement anti-LGBT assez strict, le diffuseur chinois a fait le choix de laisser passer ces images d’un banquet joyeusement queer rassemblé autour d’un Katerine bleu et nu. L’événement a suscité une quantité de « fan-art » sur les réseaux sociaux chinois.
Dans l’Empire du Milieu, pas d’inquiétude particulière vis-à-vis de la Cène. Je me demande au passage si ce personnage à la peau bleue ne fait pas écho à divers protagonistes d’histoires de démons ou de divinités asiatiques — de l’Inde au Japon. Apparemment, Katerine-Bacchus est souvent assimilé à un matou… Donc un personnage doux, hédoniste, attachant et libre, si les chats chinois sont comme les nôtres.

L’Histoire retiendra peut-être qu’un mec de cinquante-cinq ans, bedonnant, presque nu et bleu, aura eu le même effet libérateur pour la jeunesse chinoise que le déhanché d’Elvis ou la coupe des Beatles pour les jeunes tchèques, allemands ou français des années 1960.

  1. Depuis, on a pu constater quelques vraies réussites dans l’organisation : ce sont les premiers jeux olympiques à obtenir la parité sexuelle parfaite ; les jeux paralympiques, qui vont suivre, sont constamment valorisés ; plutôt que de construire de coûteux équipements sportifs, les organisateurs ont créé des stades temporaires dans des lieux bien choisis (Grand Palais, Jardins de Versailles…) ; la résilience face à des sabotages intentionnels du réseau de communication et du réseau ferroviaire ; la création d’une identité visuelle plutôt intéressante… Le pire bémol à l’heure où j’écris, c’est le système de restauration collectives : mal payés, 300 employés temporaires ont démissionné, et les athlètes grognent face à la piètre qualité de la nourriture… Un peu honteux pour un pays de gastronomie. []
  2. Les Révolutionnaires ont décapité le roi — y compris ceux qui étaient opposés à la peine de mort — car c’était le moyen symbolique pour acter la fin du pouvoir royal, après l’échec d’une promesse de monarchie constitutionnelle. Marie-Antoinette, victime collatérale, avait quant à elle subi des années de rumeurs malveillantes et sexistes, ainsi d’une forme de xénophobie (« l’étrangère », « l’autrichienne »)… Sa mort symbolise la fin d’un siècle « féminin » — qu’on se rappelle qu’il n’y a plus eu de femme académicienne des Beaux-Arts pendant les deux siècles qui ont suivi — et l’institution de loi phallocratiques portées par les révolutionnaires, par l’Empereur, et jusqu’assez récemment,…
    On peut néanmoins se dire que c’est le sens du « ça ira » que les organisateurs font chanter à Marie-Antoinette : le temps passe et finit par panser les plaies du passé. []
  3. On me fait remarquer que ce choix d’une peau bleue n’a pas fait particulièrement débat et n’a pas été justifié. Pour ma part, je suppose qu’il sert essentiellement à éviter l’impression gênante que provoquerait la vision du même personnage avec la peau rose… []
  4. Citons Patrick Boucheron, historien et consultant pour la cérémonie : « Maintenant, ne soyons pas naïfs : cette polémique est tout sauf spontanée, l’image en question n’aurait choquée personne si certains ne l’avaient pas faite advenir en la montrant du doigt, elle n’aurait blessé personne si on ne s’était pas acharné à la prétendre blessante. Et qui ça on ? Ceux qui ont intérêt à cliver, à séparer, à désunir. Ils étaient furieux de voir que la cérémonie produisait une émotion puissante et généralisée, ils s’engouffraient dans la brèche pour manifester cet art de détester dont ils sont les virtuoses, et qu’on leur laisse bien volontiers. » []
  5. Voir la catégorie Biblical paintings by Jan van Bijlert sur Wikimedia Commons. []
  6. On peut notamment lire La Cène et les autres festins : brèves remarques sur l’iconographie des repas sacrés et profanes (dans Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions, éd. Brepols 2014), par David Jonathan Benrubi, qui raconte que la représentation de la Cène a été au Moyen-âge un point de tension entre le sacré et le profane : le dernier repas, devenu un point fondamental du rite chrétien — l’Eucharistie —, est aussi un repas, un « espace dangereux » (séculier, trivial, mixte, peccamineux — la gourmandise étant un péché capital !) que les autorités religieuses médiévales voudraient moraliser. []
  7. Je note que, toujours très attentifs aux sondages d’opinion et continuant leur stratégie de maintien des ambiguïtés (laissant chacun croire partager leurs opinions plutôt que de risquer de s’aliéner une part de leur électorat), Marine Le Pen et Jordan Bardella se sont bien gardés d’émettre un avis sur la cérémonie. []
  8. Et cela ne vaut pas que pour l’Antiquité, nos ancêtres du Moyen-âge ou de la Renaissance s’y connaissaient célébrations, comme le raconte cet article de Tania Lévy pour Actuel-Moyen-âge. []

The last days of variétoche

En tant que citoyen, en tant que que mélomane, en tant que descendant d’irlandais (enfin peut-être), en tant qu’être humain, je ne peux plus me taire, je me dois de faire le point sur l’affaire Armanet-Sardou. Après tout, il semble que rien ne soit plus important cette semaine.
Oh, je sais bien ce que vous allez me dire. Eh bien ne me le dites pas.

Or donc, la jeune chanteuse Juliette Armanet, au cours d’une séquence vidéo sur un compte TikTok de la télévision publique belge francophone, a étrillé une chanson de Michel Sardou, Les Lacs du Connemara. Affirmant que c’était la chanson qui la dégoûtait, qui pouvait lui faire quitter une soirée. Elle a ajouté que la musique était « immonde », que les paroles avaient un « côté scout, sectaire », concluant par cette sentence : « C’est de droite, rien ne va. ».

Dans une séquence assez légère, Juliette Armanet devait réagir aux « unpopular opinions » d’auditeurs et d’auditrices : une femme qui n’aime pas la sensation du sable sur sa peau, un homme qui déteste les gens constamment positifs, une femme qui aimerait que la liste des morceaux joués à un concert soit donnée d’avance, et, donc, un homme qui prétend qu’une bonne soirée doit toujours se terminer sur Les Lacs du Connemara. C’est cette affirmation qui a déclenché la saillie énergique de Juliette Armanet.

Voilà bien le genre de choses qu’on dit, vite fait, comme ça, pour rire, ou pour rire à moitié, lors d’une interview, en mettant une emphase incongrue sur un sujet qui pourtant ne nous empêche pas de dormir — car je doute que Juliette Armanet soit, au jour le jour, morbidement obsédée par sa haine des Lacs du Connemara. Elle n’aime pas cette chanson, c’est comme ça, ce n’est pas grave. On a le droit de ne pas aimer une chanson.
Les gens qui aiment Michel Sardou devraient plutôt se réjouir qu’une femme qui n’a pas quarante ans sache encore le nom de ce chanteur qui, depuis des décennies, est surtout connu pour annoncer régulièrement mettre un terme à sa carrière, et ce dans une indifférence qui me semble assez générale. Juliette Armanet avait trois ans la dernière fois qu’une nouvelle chanson de Sardou est passée à la radio. C’était Musulmanes, en 1987. Mais non, on est en France et les gens préfèrent râler, voir le verre à moitié vide.
Sur Twitter et ailleurs, la polémique a été assez violente, et ça a été l’occasion de vérifier à la fois que beaucoup de gens aiment Les Lacs du Connemara, et que beaucoup de ces mêmes gens ne situent pas vraiment Juliette Armanet ni sa musique.

Lorsque Juliette Armanet aura comme Michel Sardou, vendu plus de 100 millions de disques, réalisé, 26 albums studio et 18 albums live, avec plus de 350 chansons, et reçu cinq Victoires de la musique, elle pourra oser ouvrir sa sale gueule de gaucho pour le critiquer.

Juliette Armanet est libre de dire de qu’elle veut des Lacs du Connemara. Je suis libre de dire qu’elle n’arrive pas à la cheville de Sardou, Revaux et Delanoë et qu’aucune de ses chansons ne vaut ce tube de 1981 ! (Eric Anceau, spécialiste de Napoléon)

Quand tu n’as pas de talent comme Yseult, Camélia Jordana, ou Juliette Armanet. Tu dois faire le buzz pour vivre, car tu ne vends pas de disques. Tu vis grassement de nos impôts comme France Inter, France Télé ou Libé.

(le dernier tweet ne manque pas de sel, car il émane d’un ancien policier, militant zemmouriste, qui est défavorablement connu de sa hiérarchie pour avoir cumulé onze ans d’arrêts-maladie en vingt-deux ans de service. Les contribuables apprécieront !)

Je vous épargne les considérations purement misogynes, le slut-shaming (à coup d’extraits de paroles se rapportant à la volupté), car elles sont tristement banales et ne nous renseignent guère que sur le sexe féminin de la cible des attaques, et sur le sexe masculin de leurs auteurs.
Si on tente de se faire une idée de Juliette Armanet uniquement en lisant les déclarations de ceux qui la conspuent, on apprend :

  • que c’est une chanteuse inconnue
  • qu’elle n’a pas de talent
  • qu’elle est jalouse
  • qu’elle parle sans connaître (mais ceux qui lui répondent semblent tout ignorer d’elle)
  • qu’elle n’a pas de respect envers un aîné et un professionnel
  • que c’est une fille à papa (mais que dire de Sardou, issu d’une dynastie d’artistes ?)
  • que c’est une « gauchiste », une « woke », une « bobo »
  • qu’elle fait de la chanson engagée

Curieusement, l’accusation — car c’est toujours une accusation lorsque la cible est réputée « de gauche » — d’être une « artiste engagée » émane de gens qui sont eux-mêmes assez précisément positionnés politiquement, et notamment positionnés à la droite de la droite, comme par exemple Éric Ciotti (« Michel Sardou, c’est la France tout simplement (…) Difficile à avaler pour la bien pensance ! ») ou Gilbert Collard (« Juliette Armanet, la sans voix, déclare son aversion pour « Les lacs du Connemara » de Sardou. Cherchez bien, dans le titre, on trouve un mot qui l’habille à merveille : Connemara ! » — au passage, je note qu’il est amusant de faire des jeux de mots en « conne » quand on s’appelle « Collard » mais je ne vais pas tirer sur l’ambulance !).
Entre un commentaire sur un fait-divers odieux et une célébration de l’Assomption de la vierge, ces deux responsables politiques ont tenu à faire connaître leur avis sur le sujet. Pour eux, Sardou n’est pas « de droite », il est juste normal, quoi. Je ne sais pas si Sardou est « de droite » mais il semble que beaucoup de ses défenseurs les plus énervés détestent ce qui est « de gauche », quoi que ça veuille dire.

Obnubilés par le burkini, MM. Ciotti et Collard se souviennent-ils que Michel Sardou portait le voile intégral dans un clip de 1987 qui tentait version bédouine des Lacs du Connemara ?

Personnellement, j’aime bien Juliette Armanet. Je n’ai pas écouté attentivement les paroles de toutes ses chansons, mais je n’ai pas été frappé par des textes politiquement engagés. Je doute qu’il faille halluciner un sous-texte communiste ou écologiste dans un joli vers tel que : « Le dernier jour du disco / Je veux le passer sur ta peau / À rougir / Comme un coquelicot ». Inversement, Michel Sardou est un chanteur non pas engagé (en général il vote comme la majorité, c’est lui qui le dit), mais bel et bien politique, puisqu’il a régulièrement chanté des chansons sur des sujets socio-politiques : la peine de mort (Je suis pour) ; la désindustrialisation (Le France) ; le dévoiement du communisme (Vladimir Illich) ; l’ingratitude envers les États-Unis (Les Ricains) ; contre les hippies (Madras) ; sur le changement de place des femmes dans la société (Être une femme) ou le fait que les gens soient en train de devenir trop instruits (Cent mille universités).
Sardou a toujours eu la réputation d’être « de droite », même si ça a parfois été sur un malentendu, comme avec Le Temps béni des colonies, qui raille la nostalgie coloniale plutôt que le contraire, ou Les villes de solitude, qui met en scène un type qui lorsqu’il a bu, a « envie d’éclater une banque » et « de violer des femmes » : comme avec Orelsan (Sale Pute) ou Eminem (Stan), une partie du public semble prendre la fiction pour le réel, ou au moins pour une forme d’aveu de pulsions sordides. Sentiment qu’on aurait tort de chasser d’un revers de main : la création artistique ou littéraire peut exprimer une violence habituellement refoulée, enfouie. Ce n’est pas une dérive, c’est sans doute au contraire une de ses vertus, une des choses qui donne un intérêt à l’Art : pouvoir transformer quelque chose de laid (ou de terriblement banal, comme l’amour ou le désir !) en quelque chose d’autre. Pas forcément quelque chose de beau, d’ailleurs, mais quelque chose d’autre.

Mais au fait, qu’est-ce que Les Lacs du Connemara, et cette chanson est-elle de droite ? On connaît l’Histoire : entendant le son de cornemuse d’un synthétiseur, Michel Sardou s’est dit qu’il serait amusant de faire une chanson écossaise. Ni lui ni son compositeur Jacques Revaux ni son parolier Pierre Delanoë ne connaissaient rien à l’Écosse, mais grâce à un prospectus sur l’Irlande (qu’ils ne connaissaient pas plus), ils ont décidé de créer une chanson sur une région de la côte Ouest de l’Irlande, célèbre pour ses collines (d’où la chanson The Hills of Connemara, consacrée à l’alcool fait maison).
Les paroles comme la musique sont d’un exotisme en toc qu’on qualifierait désormais d’appropriation culturelle, mais chaque année les Irlandais sont surpris de voir débarquer des français (et pour on ne sait quelle raison des néerlandais) à la recherche de lacs particulièrement notables dans la région du Connemara où, ai-je entendu dire, cette chanson est plutôt moins célèbre que Un clair de lune à Maubeuge. Les paroles ne sont pas spécialement politiques, donc, et son interminable énumération de toponymes et de patronymes gaéliques (Tipperary, Barry-Connelly, Galway, Connors O’Connolly, Flaherty du Ring of Kerry,…), la rend de toute façon en grande partie inintelligible.

Au début des années 2000, Michel Sardou est sorti de sa semi-retraite pour relancer les droits d’auteur de son catalogue en participant à la Star Academy. Il essayait de se rappeler des paroles des Lacs du Connemara, qu’il chantait un peu faux tandis que les vingtenaires qui l’entouraient faisaient semblant de voir en lui le plus grand chanteur français (comme ils l’ont fait avec Johnny Halliday et d’autres), c’était terrifiant. Au point que la séquence, à jamais gravée dans ma mémoire, ne se trouve pas en ligne.

Sardou a immédiatement douté du résultat et hésitait à sortir le disque, un peu comme Jacques Brel qui n’aimait pas son Amsterdam : nul n’est prophète en sa discographie. Le succès fut phénoménal, et trente ans plus tard, cette chanson est devenue une bernique du patrimoine musical français, il semble impossible de s’en débarrasser. Il faut dire que, quoi qu’on en pense, l’air est un ear worm qui s’installe irrésistiblement dans les tympans et les consciences. Cette considération justifie, à mon sens, une forme d’hostilité, car une chanson médiocre n’a jamais été un problème, mais une chanson médiocre que l’on fredonne malgré soi, ça c’est un problème. Et quand les plus insupportables cousins d’une branche maudite de la famille semblent exulter lorsque le deejay du mariage passe cette chanson, eh bien on peut entendre la rage de Juliette Armanet. Pour ma part, j’ai fait la paix avec cette chanson, je la vois comme un mauvais moment à passer, entre Voyage voyage, Les Démons de minuit et Viens danser : pour on ne sait quelle raison mystérieuse, il semble que la playlist de chaque mariage français contienne de variété pas terrible des années 1980, alors même que cette décennie regorge de chefs d’œuvre. Face aux promesses tragiques du monde qui vient, je comprends très bien la régression vers les années 1980, qui se trouvent être celles de mon adolescence, mais pourquoi cela doit-il passer par la mauvaise musique de l’époque ? Ce mystère est vertigineux. Peut-être que c’est ça, être réactionnaire : non seulement être nostalgique (ce qu’on aurait tort de ne pas être, car un jour on mourra, tout ce qu’on a, tout ce qu’on a eu, on le perdra, alors autant le regretter déjà — je me comprends), mais être nostalgique des trucs les plus nuls et amnésique du reste. C’est peut-être de ça que parlait Juliette Armanet en disant « c’est de droite, rien ne va », je n’en sais rien.

Je prédis la fortune à la personne qui inventera pour la musique l’équivalent du tire-tiques pour les tiques. Meuhnon je ne dis pas que Sardou est une tique. Mais sa chanson, oui.

Ceux qui reprochent à cette jeune chanteuse, du haut de ses ventes modestes, de manquer de respect envers un chanteur aux millions de disques, commettent plusieurs erreurs. La première, c’est que même si eux ne connaissent pas Juliette Armanet, celle-ci vend des disques, il est erroné d’imaginer que ses considérations irrespectueuses envers Michel Sardou constituent une tentative de « faire le buzz » pour se faire connaître. Non seulement ce n’est pas une inconnue du public, mais elle fait même partie d’une certaine relève de la chanson de variété. Comme Sardou, elle est chevalier des Arts et Lettres. Sa carrière n’a que quelques années, il est difficile de dire si dans cinquante ans elle aura vendu autant de disques que l’interprète des Bals populaires, mais est-ce la question ? Le droit d’avoir une opinion en musique est-il indexé sur les ventes de disques ? À vingt-huit ans, Aya Nakamura a vendu un demi-millions d’exemplaires de son dernier album, est-ce que ça rend ses paroles plus intéressantes que celles de Meryl, qui a à peu près le même âge et que vous ne connaissez pas ? (je vous recommande son single Coucou).
Et enfin, si il faut avoir vendu autant de disques que Sardou pour être autorisé à le critiquer, faut-il avoir vendu autant de disques que Juliette Armanet pour avoir un avis sur son avis ? Certains ont même dit à Juliette Armanet qu’elle pourra s’exprimer lorsqu’elle aura composé autant de tubes que Sardou. Mais c’est impossible : Sardou est un interprète, pas un auteur-compositeur (co-compositeur à la rigueur), au contraire de Juliette Armanet.

Je remarque qu’au cours des douze dernières années, j’ai tweeté des dizaines de fois le nom « Michel Sardou » !

Bon, enfin bref, une plutôt bonne chanteuse n’aime pas une une plutôt mauvaise chanson, on s’en fiche, mais on est le quinze août, ça distrait, ça nous permet de ne pas penser au retour du covid, aux afghans noyés dans la Manche, aux afghanes persécutées, aux iraniennes persécutées, à l’Ukraine, à l’inflation, à l’augmentation des tarifs ferroviaires, à la sécheresse, aux incendies ou encore à l’entrée de l’Université de Poitiers dans le top 900 du classement de Shanghai. Ça nous permet de ne pas penser à toutes ces choses auxquelles nous ne pouvons rien.
Ah tiens, l’auteur de Bonne nuit les petits est mort dimanche.