(Dans le billet précédent, j’analysais un dessin désigné par certains comme une charge antisémite, en n’y trouvant pour ma part aucun détail corroborant une telle interprétation. Après deux jours à discuter et à confronter les points de vue, je crois que j’ai fini par trouver le point responsable du ressenti. Je laisse le lecteur juge).
Les réactions à mon article ont connu deux temps. Les premiers lecteurs se sont montrés plutôt positifs, certains me disant même que mes arguments les avaient convaincus de changer de regard, d’autres m’opposant des éléments et des exemples, enfin tout ça est resté civil. Et puis une seconde salve est arrivée, bien moins positive, animée par des gens que, pour beaucoup, je ne connaissais pas et qui eux-mêmes ne me connaissent pas et, je suppose, tentent de situer mon propos en fonction d’une grille de lecture qui leur appartient.
Au fil des échanges, j’ai essuyé un peu de mépris, des injonctions assez agressives à me taire, et bien entendu des renvois à mon ignorance ou à ma cécité jugée volontaire. Peu importe, même s’il y a une des accusations que je ne supporte pas : celle d’être de mauvaise foi. Car suis toujours de bonne foi, et j’écris ça très sérieusement.
Ces personnes m’ont fourni peu d’arguments en dehors d’une obnubilation sur tel ou tel détail censé permettre commodément de disqualifier l’intégralité de mon propos1. Beaucoup parmi ces personnes, qui étaient pourtant venues m’interpeller, m’ont peu à peu bloqué, continuant visiblement2 sans moi une conversation à mon sujet dans le refuge d’un entre-soi qui, j’en ai peur, est un aveu d’impuissance.
L’agressivité — et là je me réclamerai des travaux de quelqu’un comme Henri Laborit, désolé si la référence date3 mais je ne sache pas qu’on l’ait fermement invalidée depuis — est souvent le résultat d’une forme d’impuissance face à un stress. Soumis à un problème, on ne peut agir que de quatre manières : par une action qui résout le problème ; par l’inhibition ; par l’agression ; et enfin par la fuite. L’inhibition est l’attitude la plus destructrice pour la personne elle-même, ce qui explique que, lorsque la cause de la tension ressentie n’a pas de solution, nous nous enfuyons ou bien nous agressons la première personne qui passe. Il me semble que c’est ce qui est à l’œuvre ici : des personnes, de bonne foi4, voient le dessin publié en couverture de Siné Mensuel comme une caricature antisémite, mais ne parviennent pas à trouver des arguments concrets pour justifier rationnellement leur ressenti et donc, s’énervent.
Revenons sur la question de la représentation.
Dans un article très complet qu’on m’a signalé hier5 et qui est consacré à l’utilisation de la laideur comme outil de stigmatisation antisémite, la sociologue Claudine Sagaert indique que ce motif date du XIIIe siècle — avant cela les personnes juives représentées n’étaient distinguées des autres que par des attributs vestimentaires ou symboliques, leurs visage, leurs corps ou leur attitude corporelle ne se distinguaient pas des autres figures. Elle cite les traits physiques recensés par de nombreux auteurs avant elle : nez en forme de chiffre 6 ou nez crochu, mains potelées (ou au contraire très maigres), embonpoint (ou au contraire maigreur excessive), peau jaune, peau sombre, peau grasse, traits grossiers, yeux de crapaud, lèvres charnues, oreilles pointues et/ou pendantes, dents acérées, cheveux frisés ou crépus, barbe, saleté, et enfin, zoomorphisme6. Comme j’ai cherché à le démontrer dans mon article précédent, de toute la palette des signes traditionnellement considérés comme véhiculant des clichés antisémites, ne restent réellement que la forme du nez et celle des mains, lesquelles ne nous choqueraient certainement pas dans un autre contexte. Ce Macron est propre et bien peigné, rasé de frais, et, au fond, bien que ses traits soient déformés ainsi qu’on le fait avec toutes les caricatures, ne nous est pas montré comme physiquement repoussant ou monstrueux, et il n’est pas non plus animalisé.
Tous les autres arguments que l’on m’a opposés étaient absents dans l’image, et notamment la « figure du banquier », qu’on m’a très souvent signalée alors même que le dessin ne contient aucun indice lié à la finance, ou encore les « épaules voûtées » — j’imagine ici un malentendu graphique : la forme qui découpe la figure peut effectivement être comprise comme la forme de son buste7.
Je sais qu’il est présomptueux d’expliquer aux gens ce qu’ils pensent, et peut-être que mon hypothèse n’est pas valide, mais je crois avoir trouvé une explication au ressenti de ceux qui ne parvenaient pas à décrire ce qui les heurtait dans le dessin incriminé.
Comme les spécialistes de l’image (et même les dilettantes de l’image tels que votre serviteur) le savent bien, les images ne vivent pas seules, elles existent dans un contexte d’énonciation parfois complexe : il y a ce qu’on sait ou croit savoir de l’auteur, ce que l’on sait du support éditorial et du public qu’il cible, ce qu’on pense que pense ce public, le moment de la publication, l’éventuelle séquence dans laquelle cette publication s’inscrit, et enfin, tout ce qui entoure l’image, à savoir sa légende, le titre, d’éventuelles autres images, des articles, etc.
C’est évidemment du côté du contexte qu’il convient enquêter.
Dans un premier temps, j’ai préjugé du fait que c’était le titre Siné Mensuel qui était la cause première de l’interprétation du dessin en tant que pamphlet visuel antisémite, et il est vrai qu’on me l’a opposé plus d’une fois, me rappelant les casseroles du fondateur du journal dans le domaine. Mais ce serait trop simple. Certaines personnes qui n’avaient jamais entendu parler de Siné Hebdo ont eu la même perception immédiate, ce n’était donc pas la question pour eux. Autre élément, le militant antiraciste Dominique Natanson, en commentaire à mon article, évoquait son propre ressenti à la découverte du dessin : « Je l’avais trouvé mauvais et j’étais gêné sans savoir pourquoi ». Or son témoignage a un poids particulier, puisque, tout en militant pour le souvenir de la Shoah, qui a décimé sa famille, et contre le négationnisme, il a soutenu Siné sans ambiguïté lorsque celui-ci a été licencié par Charlie Hebdo. Il n’est donc pas suspect de vouloir calomnier le journal en question, dont il est d’ailleurs lecteur, ni même d’être gagné par le simple soupçon. J’imagine que ça ne lui plait pas particulièrement de se retrouver, de fait, à avoir le même point de vue que celui de personnes dont il combat les idées. Mais c’est un fait : son ressenti est ce qu’il est.
Pour mémoire et avant de conclure, voici à nouveau le dessin dont nous parlons :
L’image est accompagnée d’une citation déformée, « quoi qu’il vous en coûte » (déformée, car la phrase d’origine était « quoi qu’il en coûte »). Qu’on la juge injuste ou non, cette citation rappelle juste que lorsque le président annonce qu’il va se montrer généreux, ce n’est pas de sa propre poche, c’est en utilisant l’argent public, et donc, effectivement, en utilisant notre argent (et le sien tout de même puisque lui aussi paie des impôts !).
Le dessin, lui, montre un souverain représenté dans un registre familier, celui du roi moralement illégitime ricanant, parfois rusé, souvent malsain : Jean-Sans-Terre (et autres réputés usurpateurs et intrigants) chez Disney ; les princes pas vraiment charmants dans Shrek ou Princess Bride ; Louis X-le-Hutin tel que représenté dans Les Rois Maudits ; le vizir Iznogood dans la série éponyme ; etc., etc. C’est une curieuse façon de se représenter Emmanuel Macron, mais là encore, il ne s’agit pas d’un motif fondamentalement antisémite, le message, a priori (message renforcé par la couronne en carton de galette des rois) est plutôt celui de l’illégitimité à exercer le pouvoir.
Le problème, je pense, se trouve dans le hiatus qui sépare l’image et le texte qui lui est associé. Car songeons-y deux secondes : on évoque un malheur qui touche tous les Français — l’épidémie de covid-19 et son coût pour le contribuable —, mais on voit le président qui ricane. Pourquoi est-ce que le président se réjouirait des malheurs du pays dont il a la responsabilité, pourquoi serait-il satisfait, comme si ç’avait été son plan, de voir les caisse de l’État se vider (sans que ça lui profite personnellement, contrairement au prince Jean chez Disney) ? Ça n’a pas de sens8. On peut penser à des personnages tels que Mr Burns, dans Les Simpsons, ou encore Potter, dans le It’s a Wonderful life de Capra : deux personnages qui, encore plus que le pouvoir ou l’argent, tirent un plaisir pervers du spectacle de la souffrance des autres. Et bien entendu, au diable : le mal à l’état pur.
Donc si la laideur physique habituellement utilisée par l’iconographie antisémite n’est pas présente dans le dessin de Solé, si il n’y a pas d’éléments iconologiques particuliers (une kippa à la place d’une couronne, par exemple) qui accréditerait la référence, on nous montre ici une laideur d’un autre ordre, une laideur morale, car il n’y a pas plus odieux que de voir quelqu’un se féliciter d’un malheur dont il est la cause volontaire sans mobile, sans excuse— alors même qu’il est en position de responsabilité et que ceux qu’il fait souffrir sont à sa merci. Et cela nous renvoie aux accusations dont les juifs d’Europe ont fait l’objet pendant des siècles, effectivement.
Ce sens indiscutablement problématique est clairement dû à une erreur de jugement de la part de la rédaction de Siné Mensuel, puisque l’on sait le dessin n’avait pas été conçu par son auteur pour être accompagné de cette phrase ni pour être reproduit à un tel format. Je suis persuadé que c’était sans malice, mais le résultat est ce qu’il est. Voilà en tout cas comment je m’explique la lecture que beaucoup ont faite de ce dessin.
- On m’a par exemple reproché d’avoir écrit dans un tweet que l’antisémitisme relevait de la psychiatrie. J’admets que c’est léger de ma part, j’avais en tête des gens tels que le fameux Dieudonné, au départ talentueux et intelligent, et même profondément antiraciste, qui est peu à peu entré dans dans ce qui ressemble à une bouffée de délire paranoïaque. Et j’ai connu une autre personne, sans notoriété, qui m’a semblé effectuer exactement le même trajet (mais à qui, par lâcheté ou parce que ça me déprimait, je n’ai pas demandé de préciser ses allusions). Et ce genre de parcours me semble spécifique à l’antisémitisme complotiste de la fin du XIXe siècle et ensuite.
Mais d’accord : on ne peut pas psychologiser les opinions, non parce que ce serait validiste comme on me l’a dit, ni parce que ça excuserait quoi que ce fût, mais parce que la construction de l’antisémitisme le plus virulent commence il y a des siècles. Cette considération dans un coin de tweet ne m’honore pas, je la retire, ou plutôt, je la garde pour moi. [↩] - Visiblement, car je vois des gens répondre à des choses que je ne peux plus lire. [↩]
- Henri Laborit, Éloge de la fuite, 1976 ; Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, 1980. [↩]
- Certes, le fait que l’affaire ait commencé par des positions publiques de Bernard Henri-Lévy ou Gilles Clavreul n’inspire pas confiance, mais il serait imprudent autant qu’injuste de balayer d’un revers de main la perception des uns et des autres — et même de ceux que je viens de mentionner — comme étant une simple manœuvre de disqualification par boule puante. J’avoue que ça a été mon premier réflexe. [↩]
- Sagaert Claudine, « L’utilisation des préjuges esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du juif. La question de l’apparence dans les écrits antisémites du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle », Revue d’anthropologie des connaissances, 2013/4 (Vol. 7, n° 4), p. 971-992. [↩]
- Autant de traits employés aussi contre les sorcières, toujours selon une même logique : la laideur de l’apparence sert à démontrer le caractère malfaisant des personnes. [↩]
- Et non, discuter des points formels, de savoir comment on dessine un nez, un menton, une main, de s’intéresser au style du dessinateur pour voir s’il y a quelque chose de différent, etc., n’est pas une façon de couper les cheveux en quatre, c’est, au contraire, une question importante. [↩]
- On me dira que l’augmentation de la dette publique permet de préparer des privatisations, et on se rappelle qu’Emmanuel Macron s’était réclamé de Margaret Thatcher, mais si c’est cette logique que l’image et son titre devaient nous expliquer, c’est de manière franchement télescopée et pas bien claire. [↩]
 Alors j’ai lu, relu et re-relu votre précédent billet et celui-ci, regardé re-regardé le dessin. j’aurais bien voulu être d’accord avec vous, d’autant plus que vous avez été violemment attaqué, en partie par des gens avec qui je suis le plus souvent en total désaccord. Je vous lis depuis longtemps et je ne doute pas une seconde de votre bonne foi. Mais rien à faire, le malaise persiste. Au total je me retrouve dans les commentaires de Dominique Nathanson (sous le billet précédent). J’ajouterais cependant qu’à mon avis il ne suffit pas de décortiquer séparément chacun des détails de l’image (la forme du nez, des doigts etc.), pour lesquels en effet l’écho antisémite peut paraitre faible : c’est l’accumulation, l’ensemble qui fait malheureusement sens, qui forme un faisceau d’indices et une évidente parenté avec la tradition de caricature antisémite.
Cela est clairement aggravé par la légende, dont j’apprends avec stupeur qu’elle n’était pas prévue au départ et qu’elle a été ajoutée par la rédaction du journal sans l’accord du dessinateur. Je croyais qu’un dessin et sa légende étaient un tout indissociable, et je trouve le procédé inadmissible.
Ce n’était clairement pas une bonne idée d’association texte-image, mais (et justement) il me semble qu’elle est déterminante, enfin que c’est l’élément déterminant dans cette histoire.
A mon avis quand un dessinateur se dit « voilà un personnage qui est l’objet d’attaques antisémites et complotistes, je vais lui faire un nez bien crochu », il s’est planté quelque part. Context matters, comme disent les anglophones. Et l’éditeur de Siné-Hebo est d’autant plus à blâmer d’avoir laissé passer un dessin pareil et de lui avoir rajouté une couche de complotisme avec la légende. S’il n’a pas vu les implications, les connotations, il n’a rien à faire à son poste.
Je me trompe peut-être, mais il me semble que les attaques de Macron qu’on pouvait soupçonner d’antisémitisme ou qui relevaient totalement de ce registre, ceux qui faisaient référence à sa courte carrière de banquier d’affaires, c’est plutôt au moment de l’élection, plus tellement depuis (par certains gilets jaunes, peut-être — et au début des gilets jaunes), non ? (Buzyn, par contre, les attaques dans le registre sont récentes — et violentes).
je disais récemment que je trouvais twitter brutal, mais rien qu’en suivant le shitstorm de ton compte suite à cet article sur le dessin de solé, j’ai désactivé mon compte aussi sec punaise.
soutien à toi en tout cas
Mais quelle idée de désactiver un compte pour si peu !? 🙂
parce que je suis un petit agneau chétif qui pleurniche dés que ça devient violent
Bah, c’est Twitter. En écrivant dans l’article que l’agressivité est une preuve qu’on n’arrive pas à trouver l’argument juste, j’étais taquin, je savais assez bien à quoi je m’exposais 🙂
J’y connais rien en théorie de la communication (vous expliquez sur Twitter que votre analyse s’insère dans cette perspective). Mais si on regarde le dessin depuis les démarches de l’histoire des arts ou de l’étude des cultures visuelles par exemple, votre raisonnement me semble tout de même étrange méthodologiquement.
Je ne sais pas pq vous tenez à débouter vos détracteurs en prétendant le pb est exclusivement dans le réception de cette image, comment celle-ci serait obscurcie quasi-palympsétiquement. Je pense que cette un élément d’analyse intéressant. Mais on ne peut pas s’y limiter.
La question est bien celle de la fabrique, de l’élaboration de cette caricature. Or contrairement à ce que vous semblez croire (je pense à la longue intro du premier texte) cette question est bien différente de celle de l’intentionnalité de l’auteur.
Je suis donc surprise que vous ne considériez pas un instant comment le réseau d’images que vous discutez dans votre analyse de la réception affecté les imaginaires de tous, Solé compris.
De cette caricature à Mr Burns en passant par les méchants de Disney dt vous parlez ds un fil sur Twitter, il ne me semble pas absurde de s’interroger sur la manière dont des éléments de l’iconologie antisémite peuvent sous-tendre et transparaître (involontairement) des productions visuelles, sans qu’elles ne se superposent, ne se recouvrent complètement. Le pb est celui de la manière dont nos imaginaires et représentations ne sont pas débarrassés de références antisemites, comment celles-ci subsistent. C’est d’ailleurs ce dernier élément qui rend quelque peu absurde la disqualification que vous tentez avec votre jeu des 7 erreurs (bien que ce passage soit obligé en terme d’analyse de l’image).
Je suis certain qu’une image peut contenir des éléments iconologiques qui n’appartiennent pas à l’intention de l’auteur (mais ça reste important, non ? Pas seulement pour sauver l’honneur de l’auteur, mais aussi parce qu’on peut se demander qui est visé, comment, selon quel système de références, de connivence). Sur la réception, je dirais que sans personne pour la recevoir, une image ne veut pas dire grand chose, mais au delà de ça, ce que je note c’est qu’on ne voit pas tous la même chose et qu’il y a un point de bascule qui tient à peu : j’ai vraiment vu le prince Jean instantanément, d’autres ont vu le Juif Süss. Et ce n’est pas forcément une question de culture de l’image, alors j’essaie de mettre le doigt dessus, c’était le but de ce second article.
Ça ne me choque pas qu’on représente macron (plus riche que toi, moi et tous tes contradicteurs réunis) avec tous les attributs de la richesse économique. Bien que la richesse soit parfois présente dans des caricatures antisémites, il ne faudrait surtout pas laisser aux antisémites le monopole de la critique du capitalisme, et du rôle des établissements financiers dans le capitalisme. Je me souviens de Mélenchon critiqué parce qu’il avait osé parlé des « banquiers ».. on en arrive là.
Les antisémites sont-ils parvenus à associer dans l’esprit des gens, d’une part, le peuple juif, d’autre part, les banquiers, les riches, les capitalistes et les accapareurs ? Si on est arrivé à ce point c’est assez catastrophique.
Par contre, le nez, les doigts courbés et crispés en forme de serre… désolé mais là on est clairement dans la caricature antisémite. À mes yeux, c’est ce qui fait passer cette caricature de « ah ah, bien visé » à « je ne veux pas acheter ce journal ».
Justement quand on sait qu’on s’attaque à un sujet sali par l’antisémitisme, à savoir l’incurie des dirigeants de ce monde, leur capacité à dilapider et confisquer la richesse que nous produisons, il faut faire extrêmement attention à ne pas tomber dans le registre antisémite. L’extrême-droite a une grande capacité à récupérer des symboles, des colères ou des luttes légitimes, et à y injecter ses poisons. Le dessin de presse a une histoire, et faire ressembler (même malencontreusement) une caricature à « une caricature de juif » n’est pas anodin. Le risque est que cette caricature soit acceptée par les antisémites comme étant un « bon matériel de propagande ».
J’ai l’impression que la légende (ou plutôt le titre, vu sa taille et son emplacement) joue un rôle très important dans l’interprétation de l’image : si je regarde le dessin seul en masquant la légende, après avoir lu vos arguments et vu le photogramme du film de Disney que je ne connaissais pas, je peux effectivement y voir un portrait charge exagérant simplement les traits du modèle, avec la couronne de pacotille comme attribut faisant allusion à la tentation monarchique du personnage ; mais en présence de la légende, mon attention est plutôt retenue par le sourire grimaçant, que j’interprète comme un ricanement machiavélique (voir aussi le « hin hin » de la bulle) qui pourrait bien être celui d’un comploteur cynique.
Pourquoi ? D’une part le « vous » rajouté à la citation originale de Macron (« Quoi qu’il en coûte » >> « Quoi qu’il vous en coûte ») en change complètement le sens et introduit un clivage entre un « vous » (la plèbe, les citoyens lambda… complétez à votre guise) et un « nous » (l’élite, les insiders, les privilégiés… Macron n’est-il pas considéré par beaucoup comme le « président des riches » ?). Ce clivage s’accorde bien avec l’idée dans l’air du temps d’un complot de l’une ou l’autre élite contre la majorité – qui est bien sûr aussi la matrice de l’antisémitisme version « complot juif mondial ».
Le mot « coûte », d’autre part, évoque l’argent, et pourquoi pas dès lors la banque, la finance (d’autant plus que si l’on en croit Didier Pasamonik sur ActuaBD, la phrase de Macron est elle-même une allusion à un propos de 2012 de Mario Draghi, alors président de la Banque centrale européenne, « Whatever it takes »). Un contexte s’active alors facilement (Macron ex-employé de la banque Rothschild – certes pas juif lui-même mais leur « laquais » ou leur « complice », dans un vocabulaire et une perspective complotiste; sans compter d’autres éléments contextuels déjà évoqués par d’autres), dans lequel je ne peux plus m’empêcher de trouver un air suspect au nez et aux mains du personnage.
En fait, je trouve à ce dessin une ambiguïté qui me rappelle celle du fameux dessin du canard-lapin, que l’œil interprète à première vue comme une tête de l’un ou l’autre animal, jusqu’à ce qu’on attire l’attention du regardeur sur la double nature potentielle de l’image. À la différence qu’ici, je ne pense pas que cette ambiguïté soit voulue : j’y vois plutôt la conséquence d’une certaine incohérence, celle d’un dessin pas très inspiré qui cherche à transformer une simple caricature (façon portraitiste de rue) du visage de Macron en une caricature politique en lui ajoutant des attributs stéréotypés. En cul de lampe illustrant un article intérieur au journal, et sans cette légende, je peux assez bien imaginer qu’il aurait pu n’éveiller que chez beaucoup moins de monde la même impression de connotation antisémite.
Si je suis tout prêt à exonérer Solé de tout soupçon d’intention antisémite, je suis en revanche plus dubitatif quant à celle du responsable de l’éditorialisation du dessin ainsi légendé en couverture… Ça me paraît a minima extrêmement maladroit.
On m’a beaucoup parlé d’un rapport à la banque, à la finance, qui me semble objectivement absent de l’image, mais vous avez raison : cette référence est sans doute déclenchée par le « coûte », je n’y avais pas pensé !
Rien à voir, mais je suis scié par le nombre de gens qui n’ont pas vu le Robin des bois de Disney. L’ayant vu à sa sortie, j’imaginais que c’était un classique universel 🙂
Quelle histoire ! Je suis abasourdi par la violence que tu subis. Les menaces publiques (rédigées sur Twitter, ce ne sont pas des mails privés) de destruction de réputation professionnelle (et donc de vie privée) sont insupportables. De telles menaces brandies sont indignes d’un débat d’idées.
J’ai l’impression que tu subis (et Jean Solé) le procès raté de Siné, un mec mort il y a… 5 ans. (Siné était un provocateur (comme Coluche) qui a effectivement tenu des propos insupportables à une époque dans un contexte particulier). Mais aussi le procès de tous les images antisémites, même aussi involontaires ou absolument dénudée d’antsémitisme.
Il faut en effet interroger et condamner les images d’une époque, d’un imaginaire qui ne s’est malheureusement pas arrêté en 1945. Mais pas agresser des personnes qui oeuvrent pour cette prise de conscience indispensable. Débattre entre gens civilisés, c’est parfait. Soutien.
J’ai jeté un œil sur Twitter et le shitstorm que vous subissez. Les attaques les plus fortes contre vous n’ont plus rien à voir avec le dessin de Siné ou votre opinion à leur sujet (voir par exemple l’accusation délirante de « dresser des listes de personnes juives ») Quelques twittos adeptes du harcèlement collectif que vous avez contrarié ont lâché leur meute de followers sur vous en vous désignant comme antisémite. Ces harceleurs n’ont rien à faire du sujet initial : ils se contentent d’attaquer avec plaisir la proie qu’on leur a désigné. Phénomène des réseaux sociaux tout à fait classique malheureusement…
Si vous voulez mettre fin à ces agressions, inutile de débattre sur le fond (même si vos articles et votre opinion sont intéressants). Ce n’est pas le sujet : passez simplement à autre chose et surtout bloquez les gens qui pratiquent le harcèlement collectif ciblé. Non seulement pour vous mais pour le bien de tous, pour limiter leur visibilité et leur capacité de nuisance.
Je suis particulièrement étonné de voir que vous suivez une personne nommée « Daria Marx » qui rameute des gens pour faire une descente physique chez vous et qui compte parmi les harceleurs principaux… Je vous le dit un peu brutalement, mais ça donne l’impression que vous cherchez la merde… Si quelqu’un vous menace avec un couteau dans la rue vous ne lui proposez pas de débattre pour savoir s’il est en tort ou pas en lui donnant vos coordonnées, vous tentez de lui échapper…
Bon courage !
Bonjour, en lisant tout ça, je me demande si le problème n’est pas un problème de culture visuelle. Ou une histoire de poule et d’œuf. En voyant le dessin, j’ai pensé tout de suite aux méchants type Iznogoud. Mais lorsque l’on fait remarquer que l’ensemble renvoie aux caricatures antisémites, je vois aussi le lien. Sauf qu’il me manque un élément important : est-ce que la caricature du Juif est à l’origine de la pose ou la pose a-t-ell engendré la caricature ? J’ai bien peur que depuis la Seconde Guerre Mondiale, les deux soient intimement liés, quelque soit l’origine de la pose. Donc, suivant sa culture (associer la pose aux Juifs ou associer la pose au Méchant), on voit deux choses différentes.
Du coup, le dessin de ce pauvre Solé (que je salue au passage) échappe complètement à son intention première (et visiblement à tous les niveaux). Pour élargir le débat, je pense que les réseaux sociaux et l’hyper consommation changent complètement la réception d’un dessin (surtout s’il a un sujet politique). Les gens ne veulent pas d’un point de vue mais d’un mème, quelque chose qu’ils peuvent s’approprier.
On peut discuter tout son saoûl sur l’interprétation du dessin, je pense surtout que ce qui est important ici c’est la façon dont les dessins sont désormais exploités pour différents combats. L’attentat de Charlie a imposé le dessin comme outil de lutte sociale et politique. On le voit bien en BD avec la multiplication des docuBD, autobioBD, témoignagesBD. Comme pour les dessins animés destinés au marché US, on ne peut plus dessiner certaines choses avec sa culture propre mais il faut raboter pour se mettre au niveau supposé du grand public/réseaux sociaux (et c’est beaucoup raboter).
Donc à mon avis, on peut faire toutes les démonstrations que l’on veut, si quelqu’un voit dans ce dessin de l’antisémitisme, il n’y a pas de remède (surtout s’il n’a pas lu Iznogoud ou les Schtroumps).
(Et il faut te débarrasser d’Askimet, quelle idée…)
Je parcours vos publications sur les différents supports, et je trouve que vous faîtes preuve d’un calme et d’une patience incroyables… Félicitations, c’est probablement la bonne méthode. Prenez soin de vous tout de même, il y a beaucoup de dégénérés. Les crispations identitaires sont paroxystiques en ce moment et les réseaux sociaux amplifient la tendance.
Quant au dessin, que ces gens si prompt à l’indignation poursuivent en justice le journal pour incitation à la haine raciale. La justice devrait être en capacité de trancher et de renvoyer tout le monde à ses états d’âmes.
Pour ma part il ne m’a pas bousculé, mais je suis peu client des dessins de presse. Par ailleurs je l’ai regardé trop tard en quelque sorte : la polémique avait déjà cours. Ayant peu de sympathie pour la méthode du pilori, je me refuse à faire preuve d’empathie envers qui se déclare victime de quoi que ce soit, alors même que la personne incriminée fait l’effort de la discussion.
En revanche, je suis interpellé par la violence que ce dessin est en mesure de produire (avec d’autres). Il faut scruter cette violence avec beaucoup d’attention à mon avis. Ce phénomène est désespérant, mais très intéressant.
L’objet de mon commentaire n’était pas de critiquer l’analyse de la réception qui est incontournable. Mais plutôt de vous inviter à prendre Solé (et vous même) comme lecteur des images que vous mobilisiez, au même titre que le public. Quand on fait ça, il me semble plutôt bancal de ne voir dans l’image que les motifs dont l’auteur dit qu’il s’est directement inspiré (Prince Jean, César). Il ne s’agit pas de dire que votre analyse est nulle et non avenue mais de la complexifier – d’autant que je vois également ces références.
Vous savez, pour Di Rosa comme pour Solé, à un moment ça ne change pas grand chose pour les personnes salies par leur dessins qu’ils aient eu l’intention de le faire ou pas. Ca n’est jamais qu’une nouvelle image dégradante qui circule. J’ajouterais que Le fait que des stéréotypes déshumanisants sont tellement intégrés dans les imaginaires qu’ils persistent et émergent « involontairement » (le terme est à critiquer, mais ce n’est plus sur le terrain de l’analyse de l’image) est une source d’inquiétude pour les personnes visées et non pas de soulagement. Ça ne fait que montrer à quel point ils sont toujours puissamment enracinés dans les imaginaires et la société !
D’ailleurs, on pourrait avoir la version politiquement correcte du dessin? cad Macron cupide qui se prend le roi et qui en a rien à foutre des conséquences de ses actes?
C’est souvent mon angle : comment fallait-il faire, quelle est la marge de manœuvre du créateur ? Avant-hier sur Twitter une personne me parlait d’un dessin problématique du Monde, il y a quelque temps, où on voyait deux personnages (Hutu/Tutsi) s’affronter à la machette. Le dessin produisait un grave contresens en laissant imaginer une symétrie entre les deux parties, alors que la guerre au Rwanda a été le prétexte à un terrifiant génocide. Sans défendre le dessin, je rappelais que l’utilisation de la machette avait beaucoup frappé les esprits, à commencer par le mien, à l’époque, car ça semblait terriblement barbare. Eh bien je me suis fait remonter les bretelles car apparemment un acte barbare ne doit pas être qualifié de barbare si c’est en Afrique. Je trouve ça tellement bizarre ! Dans ce cas comme dans celui de Macron, c’est même dérangeant : dire que représenter la cupidité, y compris chez un personnage qui n’est pas juif, c’est représenter les juifs, ça montre surtout qu’on pense que la cupidité est un trait spécifique aux juifs. Et là, je me demande qui a la tête la plus encombrée de préjugés méphitiques !
Je ne sais sincèrement si ce commentaire ajoutera quoi que ce soit à ce débat, j’avoue que voir Solé sous le coup de cette accusation m’en fiche un coup, son dessin m’accompagne depuis tout petit, ses couvertures de Fluide sont parmi les plus réussies, le considérer comme antisémite, lui le grand ami de Gotlib, me navre. De fait je trouve ce portrait peu réussi, j’ai l’impression que « l’antisémitisme » du dessin tient probablement beaucoup à cette main osseuse plus qu’à tout le reste, le monarchisme du personnage ayant été mainte fois soulevé, relatif à sa fonction même de président d’une Ve République. L’association au Prince Jean me semble en soit très pertinente.
Je voulais juste rappeler qu’il n’y a pas si longtemps une couverture de M le magazine du Monde, avait été taxée d’une imagerie inverse en présentant Macron avec ce que beaucoup ont considéré comme des attributs de propagande nazie.
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Je constate que Jean-No fait partie des débatteurs de l’époque puisqu’il est remercié par l’auteur de ce blog 🙂
Mais oui, twitter est méchant, dans l’ensemble je trouve même ces invectives et ces flambées d’agressivité, polarisées, radicales et peu modulées, mais est-il étonnant qu’un média né aux États-Unis ne transmette une manière de penser hachée en petits morceaux où l’impact de l’amertume et de la violence font preuve d’efficacité.
Ben je trouve ton texte pas mal, moi. Je n’ai pas grand chose à ajouter : tu vas au charbon, tu cherche des références, tu émets des hypothèses, tu fais le boulot sur la sémantique de l’image. Il fallait le faire incontestablement. Le nez ; la main ; la phrase. Et la phrase ajoutée au dessin par la rédac, sans qu’elle fût dans le projet du dessinateur : important, et j’ignorais ça.
Et puis j’ajoute :
SOUTIEN À JEAN-NO, FRATERNEL ET TOTAL ✊ JEAN-NO A ÉTÉ INJUSTEMENT ATTAQUÉ ET TRAITÉ DE TOUS LES NOMS, ACCUSÉ INJUSTEMENT D’ANTISÉMITISME. C’EST DÉGUEULASSE ! ET CEUX QUI ONT FAIT ÇA SONT DES SALAUDS !
Est-ce que tu penses que le rapport dessin/phrase a joué sur ta perception, ou bien est-ce que le dessin seul t’avait déjà dérangé ? (si tu t’en souviens)
Ça me rappelle que le New Yorker organise depuis des années chaque semaine un populaire « cartoon caption contest », où le public est invité à proposer des légendes pour des dessins muets, avant de voter pour le meilleur :
https://www.newyorker.com/cartoons/contest
Ce sont évidemment des dessins particuliers, conçus pour être ouverts en terme d’interprétation, mais ça donne quand même une idée à la fois de la disponibilité à la projection que peut avoir un dessin, et de la part que peut tenir un texte pour en orienter (refermer ?) le sens. (Sur un autre plan, ça relativise aussi l’accusation classique contre la bande dessinée ou l’illustration qui brideraient l’imagination du lecteur, en comparaison de la littérature sans images…)
Je crois que le rapport dessin/phrase a joué. Parce que la figure que ça évoque, c’est l’usurier juif, c’est Shylock dans Le Marchand de Venise.
…Qui manque à ma culture. Enfin je connais le monologue (« si vous nous piquez, ne saignons nous pas ?… ») mais je ne connais même pas le rôle (positif ou négatif) du personnage dans la pièce ! Faut que je rattrape ça. Bon en même temps toi tu connaissais pas le Robin des bois de Disney !
Jean-Noël, je pense que pour l’essentiel les réactions violentes et collectives à la couv de Siné Mensuel et à ton billet sont à chercher dans des phénomènes qui ont émergé et grandi sur les réseaux sociaux au cours des dernières années et qui m’inquiètent et même me terrifient largement (je suis sans doute beaucoup plus sensible que toi face à ces échanges violents où l’argumentation rationnelle n’a plus place). Ils sont nés du côté de la gauche radicale et universitaire américaine et ils sont d’autant plus difficiles à combattre d’un point de vue de gauche que les premiers et les plus virulents à en railler les travers viennent de la droite, vers laquelle toute critique est renvoyée.
La mise en avant, propre aux diverses théories post-modernes, des points de vue situés comme indépassables rend impossible toute proposition universelle, et donc impossible le dialogue, la position du locuteur au sein de tel ou tel rapport de domination valant argument d’autorité définitif, écrasant tout type d’argument rationnel.
Je copie-colle ici mon commentaire issu d’un précédent débat sur FB (virulent mais certes pas autant que celui-ci) :
« Le problème avec l’« intersectionnalité », c’est que le terme en lui-même ne fait qu’énoncer une banalité : il y a différentes formes de domination et certain-es sont à l’intersection de plusieurs. A ce niveau de généralité, c’est difficilement contestable, et effectivement on peut dire que Bourdieu, et bien d’autres sociologues, avaient pu penser la chose avant même que le terme existe. Le souci vient de tout l’appareil de concepts et de catégories de pensée qui l’accompagnent et l’enchâssent, et qu’on a pu voir fleurir, d’abord sur les réseaux sociaux, puis dans le débat global (déconstruction, premiers concernés, alliés, micro-agressions, safe space, appropriation culturelle, colorblind, privilège blanc/mâle, fragilité blanche/mâle, « check tes privilèges », race sociale, etc.) ces dernières années. Alors certes, ce que je vois et que je critique essentiellement, c’est un usage commun, « militant », et non savant, de ces notions, parce que je suis graphiste et militant, et non sociologue, que je n’ai lu que quelques articles et extraits plus universitaires autour de ces notions et points de vue : je comprends qu’on puisse me rétorquer que parmi toute la (vaste) littérature académique sur ces sujets, on évite au moins pour une part les biais que je constate dans leurs usages sociaux. Mais il faudrait au moins que ceux qui importent et développent ce type de points de vue dans les sciences sociales soient conscients et préoccupés des (més)usages sociaux qui en sont faits.
Sur ce point, on peut voir qu’auparavant, le marxisme lui-même s’est prêté à des usages « populistes », souvent militants ou demi-savants, mais se réclamant parfois pleinement de la science, en rabattant toute production, théorique, scientifique, littéraire ou artistique, sur le groupe social d’appartenance du producteur. Ce qui permettait à certains d’opposer un « art bourgeois » à un « art prolétaire », une science bourgeoise » à une « science prolétaire », etc. Avec des conséquences désastreuses une fois ces conceptions au pouvoir : qu’on pense au « réalisme socialiste » dans l’art la littérature en URSS et dans ses épigones, ou à Lyssenko, qui a promu des théories farfelues, censément « prolétariennes », en génétique, durant des décennies, dans l’URSS de Staline. Plus prosaïquement, c’est le genre de point de vue qui, de manière récurrente parmi les jeunes sociologues de différentes générations, les conduit à d’éternelles « ruptures symboliques » apparentes consistant à croire et faire croire qu’il suffit de poser son micro devant un ouvrier, ou un dominé d’une autre sorte, pour capter la vérité du prolétariat ou de telle autre domination. Ces usages « populistes » ont leur source dans certaines limites de la théorie de Marx, avec sa « superstructure » de productions culturelles déterminée directement par l’« infrastructure » économique, et qui invite à voir dans chaque production culturelle le « reflet » direct des déterminations économiques. C’est notamment contre ce schéma que Bourdieu a construit sa théorie des « champs », le champ économique, malgré sa tendance à vouloir s’imposer à tous les autres, n’étant qu’un champ parmi d’autres, chacun ayant une « autonomie » relative – ainsi des champs scientifique et artistique. Et néanmoins, ces limites n’invalident pas les apports nombreux et précieux de la théorie marxiste, et il est possible qu’il y ait des apports utiles dans des recherches de réclamant de l’« intersectionnalité », mais encore une fois il faudrait pouvoir au moins aborder les effets délétères de leurs usages sociaux
Un des biais les plus problématiques, propre à tous les points de vue « post-modernes », est la négation de la possibilité de propositions théoriques universelles. Cela part d’un postulat légitime (c’était celui de Foucault), qui est d’interroger la position de ceux qui élaborent les discours théoriques, pour interroger l’universalité de ces derniers. Ce qui permet de voir que des points de vue apparemment universels sont biaisés par une position dominante non interrogée. Le problème est qu’ils en restent à cette étape, considérant qu’il n’est pas possible de s’abstraire de ce point de vue situé, tandis que Bourdieu prônait une nécessaire « objectivation du sujet objectivant » comme condition préalable à l’analyse, en considérant qu’ainsi les biais pouvaient être contrôlés et qu’on pouvait alors espérer aboutir à un point de vue universel. Les post-modernes, dans leur diversité, ont en commun de considérer comme impossible tout discours, analyse, approche universelle, il n’y a plus pour eux que des discours situés, et on aboutit ainsi à une simple valorisation des « points de vue dominés » érigés en « proto-théories en acte ».
Cette remise en cause de l’universalisme a une résonance particulière en France, qui se voit comme la « patrie de l’universel », et où la prétention à défendre l’universel est particulièrement employée, et particulièrement ces dernières années, pour masquer un discours et des intérêts particuliers, ceux de dominants. Bourdieu a régulièrement pointé le fait que le discours des dominants s’imposait comme discours dominant en prenant le masque de l’universel. Et on comprend le succès d’un post-modernisme qui remet en cause l’universalisme chez des militants qui n’ont cessé d’être brocardés par des gardiens de l’ordre social qui se réclamaient de l’universalisme. Mais ce qu’il faut, c’est démasquer le particulier (celui des dominants) derrière l’apparence de l’universel, pour aboutir à un véritable universalisme : c’est ce que prônait Bourdieu, qui pensait que les sciences sociales, comme toute science, pouvaient et devaient prétendre à l’universel.
En abandonnant l’universel, il n’y a plus que des points de vue situés et particuliers, ce qui a pour résultat, dans une bonne partie des échanges sur les réseaux sociaux (et au-delà), que la discussion argumentée est rendue impossible, chacun arguant d’une domination spécifique pour avoir raison sans contestation possible sur la domination qui le concerne, et étant condamné au silence sur toutes celles qui ne « le concernent pas ». Cela peut prendre un tour très violent si l’on ne respecte pas cette règle, les attaques collectives pouvant pleuvoir si l’on persiste dans la volonté d’argumentation en dépit du fait de n’être « pas concerné » – je l’ai observé moult fois. On aboutit à une sorte de jeu de chi-fou-mi où chacun attend son tour pour sortir sa carte où il a raison à coup sûr, la multiplication des dominations prises en compte (pauvres contre riches – c’est rare mais ça arrive –, racisé contre blanc, femme contre homme, mais aussi homo ou bi contre hétéro, trans contre cis, non-valide contre valide, neuroatypique contre neurotypique, etc.) laissant espérer à chacun d’avoir son tour de jeu (moi j’ai la carte « neuro-atypique », par exemple).
Cela a pour conséquence dans le débat public que, chacun étant ramené à une identité indépassable, et une identité dominée valant argument d’autorité définitif concernant la domination que l’on subit, des militants « non-blancs » vont pouvoir demander par exemple la censure d’une peinture ( https://www.monde-diplomatique.fr/2018/05/MICHAELS/58610 ), d’une fresque ( https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/HALIMI/60163 ) ou d’une pièce de théâtre ( https://www.ldh-france.org/exhibit-b-spectacle-pas-etre-interdit-annule/ ) anti-racistes mais produites par un Blanc. Pour prendre un autre exemple, j’ai vu il y a quelques années sur les réseaux sociaux un déchaînement d’attaques sous la photo d’un jeune blanc photographié dans le métro new-yorkais avec un T-shirt « Black lives matters » : il était censé accomplir ainsi une « appropriation culturelle » intolérable. Dernier exemple (il y en aurait bien d’autres) : je tiens à disposition pour ceux que ça intéresse une discussion orwellienne qui s’est déroulée il y a quelques années dans un groupe FB féministe « intersectionnel » auquel j’appartenais : une membre du groupe, se présentant comme « racisée », a réclamé que les Blancs arrêtent de s’approprier le symbole du poing levé, qui était selon elle l’emblème du « Black Power ». Dans un environnement de discussion commun et rationnel, il aurait été facile de rétablir les faits en mentionnant des décennies d’usage de ce symbole, depuis le début du XXe siècle, par diverses tendances du mouvement ouvrier ; mais dans ce cadre très particulier, les participantes qui tentaient de faire entendre la voie de la raison étant régulièrement accusées de faire du « whitesplaining », d’être des « babtous fragiles » et de n’avoir pas « checké leurs privilèges », et au bout de 300 commentaires, il n’était pas sûr que la vérité factuelle sur l’origine du poing levé ait été entendue.
Voilà le genre de conséquences qui, en tant que militant et graphiste, produisant par exemple des images antiracistes tout en étant blanc, me préoccupent tout particulièrement. »
Salut Jean-No,
Toujours aussi intéressant d’avoir de tes nouvelles. Etant absent des réseaux sociaux, je ne peux te suivre que via ton blog, où tu fais souvent état de tes démêlés sur Twitter.
Je souscris à 100% à ton analyse dans tes deux billets. Mais je crains que tu ne prêches dans le désert. Comme tu le soulignes, un dessin, et à plus forte raison une caricature, n’a pas d’existence propre, il existe dans le contexte de l’époque qui lui donne naissance. Et ceux qui trouvent ce dessin antisémite, ou même « gênant », sont loin d’avancer des raisonnements aussi poussés que le tien.
Le raisonnement « primaire » de ce dessin, c’est de voir Macron en position de celui qui jubile en train de compter ses sous. Le « Quoi qu’il vous en coûte » renforce le sens (apparent !) du dessin : c’est bien la sensibilité de banquier de Macron qui est convoquée de prime abord. Et c’est là que se noue le drame, avec l’équation très simple (et donc compréhensible par tous) : Macron = Banquier et Banquier = Juif, donc Macron = Juif. Et ce raisonnement (que j’hésite d’ailleurs à appeler raisonnement) s’appliquera à tout dessin soulignant le goût du sujet pour l’argent.
Une personne de ma famille, avec qui j’ai par ailleurs eu tant de conversations passionnantes, m’avait un jour servi une version à peine différente de ce raccourci. Il était question de je ne sais plus quel banquier d’affaires, qui occupait le devant de l’actualité à l’époque : « Il doit être Juif, puisqu’il est banquier ». Je m’étais efforcé de discuter, en vain. L’assignation du Juif à l’argent est, je crois, le cliché qui a la peau la plus dure de notre époque. J’ai bien tenté de lui tordre le cou dans un contexte familial, j’ai tristement échoué.
Le raisonnement qui est le tien, aussi indéboulonnable soit-il, ne pourra pas faire grand chose contre cette tendance. Nous sommes à l’ère de la communication tous azimuts, et un point de vue n’existe pas par sa validité, mais par le nombre de personnes qui le partagent. A un endroit donné, une personne a trouvé ce dessin antisémite, et dans la minute qui suit ils ont été des milliers à partager ce point de vue, sans que jamais la capacité de chacun à réfléchir soit convoquée. Ta démonstration de 200 lignes ne pourra rien contre cela.
Il m’arrive d’envisager de m’inscrire sur les réseaux sociaux. A longueur de billets de blog, tu m’en dissuades.
J’ai mis du temps à réfléchir, comprendre ce qui se passe, mais je pense que le dessin de Solé peut très bien être, malgré lui, antisémite, comme une insulte sexiste ou homophobe peut être lancée de façon automatique, comme une ponctuation dans la phrase, sans s’en rendre compte, mais dès qu’on a appris qu’une insulte restait homophobe ou sexiste même sans contexte, eh bien on arrête. C’est Noémie Emmanuel ici https://lmsi.net/Un-Deux-poids-deux-mesures-mais-lequel qui donne cette idée « « enculé » est homophobe, même lancé à un hétéro ». Dans son article, elle cite le dessin de Coco avec une réunion non-mixte de chauve-souris. Je n’aurais pas vu la référence antisémite parce que je l’ignorais complètement, j’ai plutôt vu associé les racisés (ou les femmes, mais en ce moment on parlait plus de ces réunions non-mixtes là, mais ça revient au même, ou ajoute un problème au dessin) aux chauve-souris porteuses de virus, et ça m’a suffit pour me faire comprendre que le dessin est raciste (et aussi sexiste donc si on considère toutes les réu non-mixtes possible, mais la question de l’actu peut jouer dans la lecture) par cette association. A une époque encore antérieure je n’aurais rien vu du tout et trouvé ça drôle. Maintenant, si on m’apprend qu’il existe une histoire d’iconographie antisémite liée aux vampires, ok, je comprends que le problème va encore plus loin que ma première lecture, et Coco peut aussi bien dessiner sans aucune connaissance historique, c’est quand même dans le dessin.
Oui oui, et c’est une évidence que tous les créateurs (et encore plus dans un domaine aussi délicat que le dessin, art qui repose sur la virtuosité — et même les plus grands luttent chaque jour contre leur propre malhabileté) savent : on ne met pas que ce qu’on veut mettre dans son dessin : on peut être vecteur d’un inconscient collectif, on peut aussi être victime de son manque d’attention — comme cette boutique indienne qui utilise la svastika nazie (et pas bouddhiste, donc en noir et blanc dans un cercle découpé dans un fond rouge) car le proprio trouvait ça joli, savait que c’était un symbole historique, mais n’avais aucune idée de son origine réelle et sa connotation épouvantable pour nous ; pareil avec les pages de mangas où les héros portent des uniformes de SS parce que le dessinateur trouve ça élégant ; et bien sûr, pareil si moi je reprends un joli symbole d’un groupe politique du Pakistan ou du Bangladesh (pays dont je ne sais rien) ou que je chante un chant de ralliement dont j’ignore le sens : je peux me retrouver, pour des raisons esthétiques, à porter malgré moi les symboles de gens affreux. C’est ainsi qu’on peut produire une horreur non pas parce qu’on pense à mal mais précisément parce qu’on ne pense pas à mal !
Après, ça crée des situations indémerdables, parce que parfois ce qu’on se retient de dessiner existe aussi par son absence. Si tout le monde se met à faire des Macron avec un tout petit nez de peur qu’on interprète les intentions d’une certaine manière, ça veut dire que tout le monde est obnubilé par la représentation en question et que ce qui n’est pas sur la feuille est, et c’est bien plus ravageur peut-être, gravé en dur dans les consciences.
Dans le genre, quelqu’un me reprochait d’avoir dit que, à l’époque du génocide au Rwanda, l’évocation de la machette comme arme pour exécuter les gens semblait particulièrement barbare. On m’a dit que c’était problématique d’utiliser le mot barbare pour des africains. Autant j’aurais compris la remarque avec le mot « sauvage », qui a une connotation coloniale assez établie, autant là j’ai l’impression que le glissement, l’association Afrique == barbarie, n’est pas dans le fait d’appeler barbare une action barbare, mais bien dans la conscience de la personne qui fait le reproche.
« a lecture que beaucoup ont fait de ce dessin »
>> la lecture que beaucoup ont faitE de ce dessin
(accord du participe passé avec le COD antéposé « que » ayant pour antécédent le nom féminin « lecture »)
Bien à vous.
merci ! (mon sens de la grammaire n’est pas étayé par beaucoup de théorie 🙂 )