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Ce qu’a voulu dire Nietzsche même s’il ne l’a pas dit

Dans le dernier numéro de Charlie Hebdo1, Yannick Haenel fait une citation de Frederic Nietzsche qui m’a bien plu : « un homme offensé est un homme qui ment ».

Coup de théâtre, de bonnes âmes s’empressent de me faire remarquer que cette citation est apocryphe et n’a aucune occurrence dans les traductions françaises des œuvres de Nietzsche.
On me propose deux possibles sources à cette citation erronée :

« Et nul ne ment autant qu’un homme indigné »2
— Nietzsche, Par-delà bien et mal.

« Celui qui se ment à soi-même est le premier à se sentir offensé »
— Dostoïevski, Les frères Karamazov

Zut ! C’est dommage, car à vrai dire j’aimais bien la citation telle que formulée par Yannick Haenel, car c’est le genre de phrase qui a le rare pouvoir magique (surtout associée à un auteur qui n’écrit pas au hasard) de forcer celui qui la lit à s’arrêter.
Si j’écris « l’eau mouille », mon propos est évident et sans intérêt. Si l’on trouve un jour une note de feu Stephen Hawking disant « l’eau ne mouille pas », le lecteur se trouvera plongé dans une grande indécision, forcé d’effectuer un choix entre deux loyautés : celle à l’autorité du grand physicien d’un côté, celle à l’expérience et aux certitudes qui en découlent de l’autre. Et si l’auteur de la phrase n’est plus là pour étayer son affirmation, ce sera au lecteur de tenter d’en faire l’exégèse et de comprendre à quel niveau, à quel moment, dans quelles conditions cette phrase peut être valide.

Notre fausse-citation, « Un homme offensé est un homme qui ment » fait à mon sens partie de ces phrases qui forcent à s’arrêter. Au premier abord, elle est insensée : chacun sait lui-même la douleur bien réelle que provoquent le mépris, les vexations et autres marques plus ou moins aiguës de déconsidération, On ne ment pas plus sur ce que l’on ressent ici qu’on ne ment en disant « aïe ! » quand quelque chose nous tombe sur le pied.
Le développement que Yannick Haenel applique ici à la religion est un peu léger et repose sur une spéculation intellectuelle : à l’en croire, si on est sûr des fondements de sa foi, alors fera preuve d’un sens de l’humour à toute épreuve, on sera tel le champion du monde d’arts martiaux qui n’a pas besoin de se battre non parce qu’il a peur de le faire mais précisément parce qu’il n’a peur de rien.
C’est un peu court pour plusieurs raisons. La première est que l’humain est un animal social, un animal grégaire, peu sur de lui, dépendant du groupe, et dont les religions mais aussi le nationalisme ou le marketing exploitent depuis toujours, et de manière parfois funeste, le besoin de conformité, de validation, de solidarité. La seconde est que les petites réflexions, les insultes ou les grosses blagues peuvent être la manifestation d’une structure sociale et/ou d’une vision du monde malveillantes et très concrètes. Une blague qui vise une femme n’a pas le même sens dans un lieu où la hiérarchie sexuelle est forte que dans un lieu paritaire. Une blague sur les corses n’a pas le même sens si elle est dite par un corse que si elle est dite par un touriste métropolitain à un de ses semblables. Une troisième raison qui invalide le développement de Yannick Haenel au sujet de la religion, c’est la nature même de la foi, qui n’est pas une simple certitude. Ma certitude en l’existence des choux-fleurs ne sera jamais ébranlée par des gens qui se moquent de ma croyance en leur existence : j’en ai vu (des choux-fleurs), j’en ai mangé, je sais qu’ils existent. Et si un botaniste me prouve que leur dénomination vernaculaire cause un contresens, je ne serai pas non plus choqué. À l’inverse, la foi est l’acte conscient et volontaire de croire : la première personne qu’un croyant des temps modernes3 doit convaincre, c’est lui-même, et son premier ennemi, c’est le doute. J’imagine qu’il existe des personnes dont la foi est suffisamment solide pour n’être ébranlées par aucune contradiction, mais il me semble absurde de faire comme si ces personnes étaient majoritaires et de s’offusquer qu’elles ne le soient pas.

Cependant je crois que Yannick Haenel a raison dans sa première affirmation : ceux qui commettent des crimes en justifiant ceux-ci par la l’offense cherchent surtout un prétexte à déchaîner une certaine violence dont les sources sont à chercher ailleurs.
Alors j’aime bien la phrase-de-Nietzsche-qui-n’est-pas-de-Nietzsche, car j’y entends ceci : l’offense (l’atteinte à l’honneur), ce n’est pas un sentiment intime, ou en tout cas pas seulement, c’est un sentiment dont l’enjeu est la maîtrise des apparences. Chacun a les moyens de savoir pour lui-même s’il est une personne honorable ou non, chacun de nous a les moyens de faire le compte de ses beaux gestes et de ses mesquineries, mais ce qu’on appelle l’honneur, ce n’est pas l’honorabilité véritable, c’est son illusion, pour soi ou pour autrui, c’est l’apparence, le spectacle de l’honneur. Et qui dit apparence, qui dit illusion, qui dit spectacle, dit mensonge, que l’on se mente à soi-même ou que l’on mente aux autres.
Bref, être offensé, c’est mettre en scène la vexation qu’on ressent ou affirme ressentir.

  1. Depuis quelques semaines, j’achète Charlie Hebdo pour ses compte-rendus du procès des terroristes de Charlie et de l’Hyper Cacher. C’est passionnant, mais le reste du journal est plutôt triste à lire, notamment ses dessins d’humour. Cette semaine, ça rigolait bien sur la question de la décapitation… Mais nulle part je n’ai vu de commentaire sur le fait que le prétexte du meurtre de Samuel Paty était deux dessins issus de Charlie Hebdo ! []
  2. Ou dans une autre version : « D’ailleurs, personne ne ment autant que l’homme indigné ». []
  3. En d’autres temps, où l’idée de la non-foi était impensable, sans doute foi et certitude étaient synonymes. []

Nos ancêtres des cavernes

(Article long et ennuyeux qui prend pour prétexte une petite phrase sans intérêt. Sans intérêt, mais pas sans implications, d’autant qu’elle a été reprise favorablement par pas mal de gens !)

Je ne sais pas exactement ce qu’est la philosophie. J’en ai lu pas mal, pourtant, les sujets m’intéressent souvent (et même, la plupart des sujets qui m’intéressent relèvent de la philosophie), mais c’est un fait : n’ayant pas fréquenté le lycée, je comprends mal cette discipline et son fonctionnement. Je crois y avoir identifié, entre autres buts, celui de chercher à comprendre et à décrire le monde avec distance, d’une manière qui échappe un peu aux lieux communs. Mais quand j’écoute Michel Onfray, qui est pourtant (médiatiquement en tout cas) le plus célèbre philosophe français d’aujourd’hui, qui a été dûment formé à sa discipline, qui l’a enseigné, qui la connaît sans doute bien, je me pose des questions, car il me semble qu’il fait tout pour ramener tout débat au niveau des pâquerettes. Je ne dis pas ça pour être méchant, et je ne mets pas les philosophes sur un piédestal, ça ne me gène pas qu’il se targue d’un tel titre, j’essaie juste de comprendre.

Cnews, le 11 juin, 18h25

Donc la citation choquante de la semaine, qui fait écho aux demandes de censure de films ou aux dégradations de statues d’esclavagistes célèbres est celle-ci :

« On est incapables d’historiciser, aujourd’hui, on est incapables de dire : mettez ça dans le contexte. On va pas se mettre à détruire la grotte de Lascaux sous prétexte que les hommes donnaient probablement des baffes à leurs femmes. »

Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas tant le raisonnement développé que les affirmations secondaires sur lesquelles il s’appuie. L’auteur de la citation fait quelques raccourcis : ce qu’il nomme « grotte de Lascaux » ce sont bien entendu les peintures de la grotte et pas la cavité géologique elle-même. Quand aux « hommes » qui serviraient de motivation à une telle destruction, on supposera qu’il s’agit non pas de personnages représentés (je crois qu’il n’y a qu’une représentation d’homme dans la grotte, et aucune figure de femme), mais des personnes qui ont réalisé ces peintures — ce nous éloigne quelque peu du cas des statues de Léopold II, des esclavagistes américains ou de Colbert qui font débat en ce moment non pour leurs auteurs mais pour le symbole que représentent leurs sujets. Puisqu’il accuse lesdits hommes-de-Lascaux de violences conjugales envers « leurs femmes », on supposera qu’il utilise le mot « homme » non dans un sens générique qui inclurait tous les humains quel que soit leur sexe, mais au sens plus restreint de « masculin ». Il part donc du principe que les personnes autrices des ornements de la grotte de Lascaux étaient des mâles.

À la décharge d’Onfray, cela ne fait pas si longtemps que les paléontologues se posent la question du genre des artistes du paléolithique. Et cela ne fait pas si longtemps non plus qu’on admet que les femmes peuvent créer ou avoir une activité intellectuelle véritable. Pendant toute l’époque moderne (de la Renaissance à la Révolution industrielle), qui est aussi la période pendant laquelle a été inventée la mythologie de l’artiste1, les femmes n’ont eu qu’exceptionnellement l’occasion de s’affirmer officiellement en tant que créatrices, se voyaient barrer l’accès aux académies, se voyant interdire de fait certains registres, certains sujets, faisant parfois une longue carrière mais disparaissant des ouvrages d’Histoire de l’Art derrière un époux, un père ou un frère. La représentation mentale de l’archétype de l’artiste qui découle de cette Histoire est donc celle d’un mâle, et on ne compte pas les intellectuels qui ont pontifié sur la question en confondant corrélation et causalité, en confondant leur bout de lorgnette avec le réel, expliquant que, par nature, les femmes ne pouvaient être des créatrices, des inventeuses, ou du moins qu’elles ne pouvaient guère se réaliser dans un tel domaine autrement que par la reproduction.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Ce documentaire qui cherchait à reconstituer sous forme semi-fictionnelle l’existence de nos plus anciens ancêtres était, paraît-il, respectueux des connaissances les plus à la pointe du moment. Ce qui ne l’empêche pas de spéculer sur la nature des rapports hommes-femmes et sur la répartition sexuée des rôles.

On se rappellera que Sigmund Freud — que Michel Onfray déteste tant, ça ne manque pas de sel —, expliquait que les femmes ne pouvaient avoir de production artistique, du fait de leur absence de pénis2. Cette conception misogyne des choses me semble brillamment contredite par la force vitale qu’il a fallu à tant de femmes pour produire envers et contre tout, contre leur éducation et contre le contexte social. Que l’on pense seulement à Jane Austen, qui a écrit Pride and prejudice en profitant de ses instants de solitude dans le salon familial3 ; qu’on pense à Marie Curie, qui a fréquenté une université populaire clandestine pour apprendre la Physique4 ; qu’on pense à toutes les femmes qui ont écrit sous une identité masculine, non seulement pour pouvoir être publiées mais surtout pour avoir une chance d’être lues sans condescendance ; qu’on pense à toutes celles, littéralement innombrables, qui ont peint, écrit, composé, sans en espérer ni fortune ni célébrité, ne produisant donc pour le seul plaisir de créer.

Elisabetta Sirani (1638–1665), Timoclée tue le capitaine d’Alexandre le Grand (1659), Museo Capodimonte, Naples.

Pour Lascaux, difficile de dire quoi que ce soit sur les artistes : les peintures et les gravures qu’on y a trouvé ont plus de quinze mille ans, elles datent d’une époque dont nous ne savons pas grand chose, et nous ne pouvons que spéculer quant aux raisons qui ont motivé leur création : un décor employé pour des rituels initiatiques chamaniques ? On a imaginé qu’il s’agissait de préparer magiquement la chasse, on a aussi avancé que ces peintures contenaient une explication cosmogonique du monde… On ne sait rien.
Je le dis souvent, mais ce qui me fascine le plus avec ces peintures, c’est le fait qu’il en ait été produit sur une période de dix mille ans. Aucun fait culturel actuel (langage, organisation des territoires ou des strates sociales, monothéisme,…) n’a connu plus de six ou sept millénaires de continuité. Alors je trouve stupéfiant de constater que dix mille années ont passé entre Chauvet et Lascaux, deux lieux cachés et difficilement accessibles. Je me demande quelle était la place de la peinture en dehors des grottes. Mais bon, je digresse.
Dans les grottes où l’on trouve des empreintes de mains (ce n’est pas le cas à Lascaux), il semble que les mains utilisées soient surtout des mains de femmes. Ça ne prouve pas de manière certaine que les artistes rupestres aient pu être des femmes, mais en tout cas, ça ne permet pas de l’exclure.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999). Dans cet épisode, des étudiants (dont Buffy), intoxiqués par une bière aux propriétés magiques qui les fait régresser à l’état d’hommes (et de femmes) des cavernes.

La seconde proposition induite par la réflexion de Michel Onfray, c’est que ces hommes-peintres auraient battu leurs femmes. C’est une affirmation assez étrange : si on parlait de violences conjugales en mentionnant un artiste actuel, même pour défendre son œuvre, il me semble que ça serait à la suite d’accusations ou d’indices concrets. On peut par exemple dire « On ne va pas brûler les disques d’Ike Turner parce qu’il battait sa femme ». On peut le dire, on peut discuter ce sujet, car effectivement, Ike Turner battait son épouse Tina, et effectivement ses disques méritent d’être sauvés. Mais aurait-on idée de dire « On ne va pas brûler les disques de [mettre ici un nom d’artiste qui n’est ni connu ni soupçonné d’un tel méfait] parce qu’il battait sa femme », si l’on n’a pas le moindre début de soupçon sur le sujet ? C’est ce que fait Michel Onfray : il prétend que des gens dont on ignore tout, les gens dont on sait le moins de choses, en fait « donnaient probablement donné des baffes à leurs femmes ». Voilà, c’est évident, pour Michel Onfray, l’homme du Paléolithique battait sa femme.
Or, pour commencer, on ignore si l’homme du Paléolithique avait une épouse : le mariage tel que nous l’entendons semble être apparu avec l’agriculture, avec la propriété privée et avec les questions de transmission de patrimoine ou d’alliances entre richesses qui en découlent.

« Buffy The Vampire Slayer », saison 4, épisode 5, « Beer Bad » (1999).

Si les préjugés contenus dans la phrase d’Onfray me posent problème, outre leur imprécision vis-à-vis des connaissances actuelles sur la Préhistoire (« on est incapables d’historiciser, aujourd’hui », dit-il…), c’est parce que l’humain de Lascaux n’est pas un exemple historique anodin : il est censé être notre origine, notre essence. Non pas l’essence de l’Humanité entière, d’ailleurs, mais l’essence des Européens, voire des Français, car après tout, Lascaux se situe en Dordogne. J’ai eu sur Twitter des discussions avec des nationalistes et des identitaires pour qui cette vision des choses est une évidence : les Européens légitimes seraient les descendants directs des chasseurs-cueilleurs qui vivaient au même endroit il y a vingt mille ans, et ces descendants, ça doit être eux, puisque tous leurs arrières-grands-parents viennent du même village. En vérité, les Européens actuels sont le fruit de millénaires de mouvements de population venus de l’Est (Celtes, Francs,…) qui ont contraint les derniers peuples chasseurs-cueilleurs européens à ne plus exister qu’au Nord du Nord du continent. Mais peu importe la réalité de l’Histoire démographique européenne, il y a dans l’imaginaire de « l’hommes des cavernes » l’idée que celui-ci représente notre vraie nature, sans fard, sans déguisement, débarrassé des quelques millénaires de civilisation. Une humanité dont la nature, dont les pulsions, ne seraient pas sanctionné par la Culture et les lois. Notre « moi » primal, libéré de son « surmoi » — pour revenir à Freud.

L’Odyssée de l’espèce (2003). Le monsieur est en fait un néanderthalien, il essaie de séduire une cro-magnon qu’il a enlevée. Elle est jolie mais elle est pas commode.

Puisqu’on sait si peu de choses à leur sujet, nos ancêtres préhistoriques sont un réservoir à fantasmes, notamment sur la question de la distinction sexuelle : l’homme chasse, la femme cueille, l’homme se tourne vers la Lune (inventant la science, l’art et la poésie), la femme, plus terre-à-terre, s’occupe du bébé et de la popote, elle se maquille et elle se coiffe. L’homme est transcendant, la femme est futile. Mais comme il a des besoins, hein, l’homme traîne sa compagne par les cheveux, et celle-ci n’a rien à dire, elle connaît sa place, il la viole sans se poser de questions morales. Il se sert. Puisqu’elle a besoin de protection, la femme se laisse faire, mais tout de même, elle cherche à apprivoiser, à domestiquer, à civiliser son compagnon.
Alors de temps en temps, il lui fout des baffes.

Pour moi, la phrase d’Onfray en dit moins sur la Préhistoire ou même sur la question du souvenir et de la mémoire, de la célébration et de la commémoration, que sur la pauvre mentalité de Michel Onfray lui-même.

  1. Sur la construction de l’artiste en tant qu’être supérieur au commun des mortels, lire Contre l’art et les artistes (1968), du médiéviste Jean Gimpel. []
  2. Sigmund Freud, La féminité, 1933. Dans ce texte célèbre, Freud explique que les femmes ne peuvent pas créer pas car elles enfantent (apparemment, enfanter et avoir une production artistique sont deux activités incompatibles, non pour des questions très terre-à-terre d’emploi du temps, de répartition des tâches, mais parce qu’il leur manque un pénis) et il observe qu’elles se cantonnent à l’activité du tissage, qui est une tâche non-créative, cantonnée à l’imitation de la toison pubienne, qui masque l’absence de pénis (?!). []
  3. Lire : Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929). []
  4. Dans la Pologne sous domination russe et prussienne de la fin du XIXe siècle, l’Université volante, clandestine et illégale, permettait d’échapper à l’influence idéologique des nations occupantes, mais aussi, d’apporter une éducation supérieure aux femmes, qui en étaient légalement bannies. []

Le fascisme d’aujourd’hui

On a annoncé que le film Autant en emporte le vent allait disparaître de la plate-forme de streaming HBO Max car cette adaptation du roman de Margaret Mitchell, qui présente les États confédérés du Sud sous un jour favorable et nostalgique, véhicule des préjugés racistes — ce qui est un fait. Aussitôt, bien sûr, c’est le scandale : les uns s’offusquent du révisionnisme artistique (qui touche un film lui-même pointé du doigt pour son révisionnisme historique !), du talibanisme, du Farenheit-quatre-cent-cinquante-et-un-isme, d’autres s’émeuvent de l’occultation d’un pan du patrimoine culturel mondial, ou déplorent simplement de la victoire d’une version particulièrement grossière du politiquement correct. C’était beaucoup de bruit pour assez peu de choses : une plate-forme ne veut pas diffuser une œuvre, c’est un choix (il y a bien d’autres films qu’HBO Max ne diffuse pas, j’imagine !), Autant en emporte le vent n’est pas pour autant effacé de la mémoire collective. Et puis HBO a rapidement précisé que le film ne serait pas supprimé, juste contextualisé par un message d’avertissement, comme on le fait pour les éditions de Mein Kampf, par exemple. Comme on le fait un peu avec tout : faites plus de sport, mangez mieux, ne fumez pas, le mal c’est pas bien. Ça sert sans doute à déresponsabiliser le diffuseur de l’œuvre plutôt qu’à provoquer une prise de conscience chez le spectateur1, mais ça ne mange pas de pain. Pour ma part, je crois tout à fait à l’utilité de l’accompagnement pédagogique, qui permet même de donner une utilité à la diffusion de l’œuvre en éclairant sa signification, en permettant de comprendre son contexte de production. Mais un tel accompagnement n’a d’intérêt que s’il est bien fait, c’est à dire s’il donne à chacun les éléments qui lui permettront de se faire une opinion, plutôt que de se contenter de lui asséner l’opinion qu’il est censé épouser.

On remarquera que les occultations d’œuvres sont plus souvent réclamées qu’obtenues. Celles qui m’inquiètent, personnellement, sont celles qui fonctionnent sans que personne ou presque ne le remarque. Quand un pamphlet féministe comme Stepford Wives ou quand un film politique tel que Rollerball se voient produire des « remakes » qui leur ôtent toute portée politique ou produisent un contre-sens, il y a bien une forme insidieuse de destruction. On peut voir ci-dessus qu’en saisissant « Stepford wives » dans Google images, ce sont surtout des images du film récent qui sortent. Le film de 1975 montrait des hommes effrayés par une société plus égalitaire, prêts à transformer leurs épouses en automates pour conserver leur pouvoir sur elles. La morale du remake de 2004 est toute autre, le « méchant » est une femme et la morale est que le féminisme, c’est bien, mais faut pas trop pousser quand même.

Une chose m’amuse toujours un peu avec ce genre de polémique : elles touchent souvent des œuvres qui ne sont pas actuelles, c’est à dire des œuvres que le public d’aujourd’hui identifie immédiatement comme surrannées. Même si on peut les apprécier aujourd’hui encore pour leurs diverses qualités, Tintin au Congo ou Autant en emporte le vent sentent très fort la naphtaline, et je doute que le jeune spectateur d’aujourd’hui voie son appréhension du monde influencée, conformée par de telles œuvres : pensez-vous que visionner Autant en emporte le vent peut subitement vous transformer en sudiste-raciste ? Que la lecture d’un soporifique pensum tel que Mein Kampf fera de vous nazi ? Ça me semble peu probable, parce qu’une œuvre (et notamment une œuvre de propagande) s’inscrit dans un certain contexte, et si le contexte a changé, la portée de l’œuvre sera autre, ne seront convaincus que ceux qui ont envie de l’être. J’imagine que le but des demandes d’occultation d’œuvres est moins motivé par la crainte de leur pouvoir de persuasion que par l’envie d’épargner ceux qu’elles peuvent choquer, heurter, offenser, voire par l’envie de montrer l’importance ou au moins l’existence de ceux qui sont victimes de l’offense, quand bien même celle-ci serait un peu anachronique. Je comprends. Et quand certains défendent surtout l’art et la culture quand il s’agit de statues sans intérêt du sanguinaire Léopold II de Belgique mais applaudissent le déboulonnage de statues de Lénine ou de Saddam Hussein, on peut se demander si leur revendication profonde est bien la défense du patrimoine artistique et historique mondial ou juste le droit à insulter impunément la mémoire de ceux qui ont subi toutes sortes d’outrages.
Enfin je comprends que ça soit reçu ainsi, en tout cas.


J’ai cinquante ans, j’ai dû voir Autant en emporte le vent à dix ans, il y a quarante ans, donc, et déjà à l’époque ce film me semblait vieillot en tout. Quelle portée a-t-il sur des jeunes gens qui regardent les Simpsons, South Park ou les vidéos de Youtubeurs amusants ?

Pour ma part, je trouve passionnant et utile d’interroger le contenu politique et idéologique des œuvres, mais je m’intéresse plutôt à celles qui sont produites aujourd’hui, car ce sont celles qui sont propre à modeler efficacement notre conscience, et à le faire à notre insu.
Un sujet qui m’intéresse est le blockbuster, le film d’action, car malgré le plaisir que j’éprouve en visionnant de tels films, je suis forcé de constater qu’il s’agit bien souvent d’œuvres fascistes2.
Je m’explique : le scénario parvient, en deux heures, à transformer les braves gens que nous sommes tous en monstres insensibles qui, émotionnellement, profondément, pensent : « vas-y Bruce Willis/Tom Cruise/Liam Neeson/Jason Statham, tue ce mec, tue-le ! ».
Je ne saurais faire une analyse statistique mais je remarque que dans le film d’action contemporain, le « méchant » est surtout défini en tant que « méchant » par le fait que le héros, c’est à dire la personne dont nous épousons le point de vue, a le droit de le tuer, et jouit de ce droit. Parfois, si le « méchant » prépare un coup effectivement odieux, il est aussi celui qui a les motivations les plus claires3, et il arrive qu’il n’ait réussi à nuire à absolument personne d’autre qu’à ses propres acolytes4. De son côté, le héros est dans la « guerre préventive », il punit le crime à venir et pour ça il est autorisé à faire les tough calls, c’est à dire à abandonner ses principes moraux et à prendre les décisions cruelles… Cruelles pour les autres, généralement, même si, pour donner le change, il prend des risques ostensibles censés démontrer son sens du sacrifice. Le tough call et le sacrifice vont rarement jusqu’à être capable de pardonner l’adversaire, à le convaincre de son erreur ou à renoncer à lui faire payer pour ce qui lui est reproché. Le résultat est là : au moment où le scénario l’y a amené, le spectateur, vous ou moi, est soulagé de voir l’affreux se faire jeter dans le vide, exploser avec un avion ou recevoir une balle entre les deux yeux. Entre notre arrivée dans la salle de cinéma et ce moment, on nous a convaincu qu’il n’y avait pas le temps de se poser de questions, de peser le pour et le contre, on nous a convaincus, dans nos tripes, comme on dit, que le « méchant » appartenait à une autre humanité que la nôtre et que nous étions, donc, dispensés d’éprouver de l’empathie à son sujet, de réfléchir.
En deux heures, nous sommes devenus des fachos, nous soutenons la peine capitale, et une forme de justice expéditive et sans procès.

« Vas-y John McClane, ne réfléchis plus, tue ce salopard ! Le problème ne s’arrangera jamais s’il reste en vie ! »

Est-ce que c’est toujours vrai une fois sortis de la salle ? Est-ce que nous avons juste éprouvé un sain défoulement, est-ce que nous avons vécu un moment cathartique réconfortant, ou bien est-ce qu’il nous reste une forme d’agressivité ou d’insensibilité, d’autant plus sournoises que nous avons la certitude d’avoir été du bon côté5 ?
Personnellement je n’en ai aucune idée. Et ça me fait un peu peur.

  1. Une récente étude en psychologie semble indiquer que, concernant les traumatismes en tout cas, les avertissement (« trigger warnings ») avaient un effet nul, voire contre-productif. Je ne sais pas s’il en va de même des avertissements d’ordre politique ou moral. []
  2. Je n’emploie pas le mot « fascisme » dans son sens historique, bien entendu, je pense ici plutôt à ce que Deleuze et Guattari qualifiaient de « micro-fascismes » ; les affects ou les pulsions réactionnaires qui naissent en chacun de nous et qui permettent la venue de systèmes politiques fascistes. []
  3. Dans beaucoup de films récents, le « méchant » est motivé par la vengeance contre les États-Unis qui ont ravagé son pays, par la tentative d’empêcher une catastrophe écologique, par une revendication de justice sociale, etc. []
  4. C’est un peu une constante : pour montrer la faillite morale du « méchant », on montre qu’il peut facilement se montrer cruel envers ceux qui devraient être ses alliés et amis. Effectivement, une telle attitude ne rend pas sympathique. []
  5. Le saviez-vous : dans la Bible, Dieu est responsable ou commanditaire de plus de deux millions de meurtres, tandis que le body-count de Satan ne dépasse pas une dizaine de meurtres ! L’Histoire est faite par les vainqueurs, dit-on. []

Que sont mes amis Facebook devenus ?

J’aime bien les débats, mais (ou bien précisément pour ça), j’accepte très bien de ne pas être d’accord avec mes interlocuteurs. Comme je ne suis ni excité ni malveillant, même quand les échanges sont vifs, les choses se terminent généralement bien. La semaine dernière, j’ai tout de même réussi à me faire bloquer sur Facebook1. J’avais publié un lien vers un communiqué de l’Agence Nationale de sécurité du Médicament qui parlait du soupçon d’effets secondaires psychiatriques liés à l’usage d’hydroxychloroquine pour traiter le Covid-19. Même si ce n’était ni mon but ni mon propos, mais sans que cela ne me surprenne outre mesure, la discussion a vite dévié sur le cas de Didier Raoult, et après quelques échanges, je me suis donc retrouvé bloqué.

À présent que je suis bloqué, je ne peux plus voir le « mur » de cet ancien ami, et lorsque son nom apparaît quelque part (par exemple dans des commentaires auxquels j’avais accès avant le blocage, ou lorsqu’il « like » une publication d’amis communs), son nom n’est plus cliquable.
En revanche, j’accède toujours aux conversations passées. Il est devenu un fantôme, non pas intangible, mais incliquable. J’imagine que je suis la même chose pour lui.

On passe vite du désaccord à la « désamification », et enfin au blocage. J’ai anonymisé mon interlocuteur. Peut-être m’abusè-je mais je ne me trouve pas spécialement violent dans cette conversation !
(cliquer sur l’image pour lire)

Le concept d’« ami Facebook » est assez particulier. Sur cette plate-forme je me suis donné pour règle empirique d’accepter surtout les invitations de gens que je connais dans le monde matériel, qu’ils appartiennent à mes cercles familiaux, amicaux ou professionnels (collègues, confrères, étudiants, anciens étudiants) — mélange que je trouve assez fertile. Il m’arrive souvent d’inviter quelqu’un que je viens tout juste de rencontrer et avec qui j’ai passé un moment plaisant (festival, dîner,…) à être mon « ami Facebook » : le lien est alors très superficiel, mais on s’est tout de même rencontrés « dans la vraie vie », on a passé un moment ensemble.
J’ai néanmoins aussi accepté les invitations de gens que je fréquente de manière purement virtuelle mais depuis si longtemps2 que j’ai l’impression de les avoir effectivement croisés ; de personnes dont la demande de contact me flatte (par exemple un auteur de bande dessinée idole de mon adolescence) ; et puis il m’arrive d’accepter de me lier à de gens qui évoluent dans un de mes cercles professionnels et avec qui j’ai tellement d’amis commun que si nous ne nous connaissons pas encore, il est bien probable que nous nous rencontrerons un jour. C’était le cas avec la personne ci-dessus.

Ce genre d’« amitié » est un peu fragile, car lorsqu’une discussion tourne à l’aigre, la pauvreté du lien apparaît : on n’a pas de souvenirs badins auxquels se raccrocher, pas de bière bue ensemble, pas d’expression du visage à imaginer, pas de son de la voix à plaquer sur les mots qu’on lit. Ce genre d’histoire montre à mon sens que les moments que l’on vit en ligne ou les lieux virtuels ne sont pas de même nature que les moments passés sous un même Soleil à respirer le même air. Mais si les « lieux virtuels » sont autre chose que les lieux physiques, tous les lieux virtuels ne fonctionnent pas de la même manière (et ne sont sans doute pas appréhendés et vécus pareil par tous). La qualité du lien semble différente sur chaque réseau social : mail-list, forum, linkedin, Instagram,…
Je suis fasciné par la différence avec Twitter, plate-forme apparemment plus insaisissable où les conversations s’entremêlent d’une manière qui semble terriblement confuse aux nouveaux arrivants, et où on ne se lie pas sous le nom très chargé d’«ami» . On « suit » et « on est suivi », sans obligation de réciprocité, sans que ce lien constitue un engagement et parfois sans avoir la moindre idée de l’identité réelle des personnes.

  1. Ce n’est que la seconde fois qu’on me bloque, à ma connaissance. []
  2. Par exemple depuis l’époque des forums Usenet. []

Non, Didier Raoult ne m’obsède pas et d’ailleurs je vais faire un article à ce sujet pour vous le prouver.

(ne faites pas attention, je me parle tout seul. C’est le genre de billet que j’écris afin de me relire moi-même un, deux ou dix ans plus tard : il conserve mes sentiments et mes idées du moment, que je pourrai confronter aux sentiments et aux idées que j’aurai plus tard)

Sur Facebook (bizarrement pas du tout sur Twitter), nombre de mes amis semblent courroucés lorsque je parle du professeur Didier Raoult, et ils le sont d’autant plus que je suis assez ostensiblement raoultosceptique, tandis qu’eux sont au contraire raoultocurieux, raoultophiles, voire raoultodules et raoultolâtres. On m’explique que je suis décevant (ça arrive), que je manque de lucidité (ça arrive), que je ne suis pas virologue (je l’admets — et du reste je n’ai jamais pris position sur un thème médical !), on me dit que je souhaite des morts inutiles (euh), et enfin, que j’ai l’air obsédé par le sujet. Certains affirment même que je ne parle que de ça. Un ami curieux a pris le temps de compter mes posts depuis le 25 mars afin de vérifier la chose, et il ressort de son enquête que 5% de mes publications ont Didier Raoult pour sujet.
Le nombre va plutôt ralentissant.

Cinq pour cent, c’est beaucoup et en même temps ce n’est pas tant que ça. Peut-être est-ce que l’algorithme de Facebook soumet tout particulièrement ces posts à mes amis raoultophiles, leur donnant l’impression fallacieuse que je n’ai pas d’autre sujet ? S’agit-il d’un effet de loupe, un biais de fréquence ? Bon, bref : est-ce que le sujet m’obsède ?
Je dirais que non, je n’en rêve pas la nuit et quand il n’y a dans l’actualité aucune nouvelle concernant l’institut Méditerranée Infection ou son fondateur, je n’y pense pas. Mais comme il y a souvent des nouvelles ces temps-ci, j’y réagis souvent. Plusieurs dimensions de l’affaire m’intéressent, et en tout premier lieu, l’impression que j’ai de voir se construire une mythologie.
On ne peut pas vraiment exempter Didier Raoult de toute responsabilité dans l’image de rogue-scientist droit sorti d’un blockbuster que ses admirateurs projettent sur lui, il leur donne au contraire beaucoup de grain à moudre en se présentant avec constance comme un sauveur qui agit en marge de toute pression académique, économique ou politique, et même, mieux qu’en marge, en résistance à toutes ces forces obscures. J’avais essayé de parler de cet aspect dans un précédent article.

Le nom Sanofi revient souvent lorsqu’il est question de Didier Raoult, qui prescrit son fameux médicament Plaquénil comme solution au Coronavirus. J’imagine que Sanofi a acheté le mot-clé « Raoult » (ou d’autres mots-clés en rapport), expliquant la présence d’une publicité pour un de ses produits dans l’article.

Récemment, dans Paris Match, Didier Raoult dit : « Je suis un renégat ». Je m’étonne que cette manière de se présenter fonctionne, car ce « renégat » est avant tout un mandarin old-school (« j’ai raison parce que j’ai raison même quand j’ai tort ») qui a l’heur d’être à la tête d’une forte équipe et d’un budget de trente millions d’euros ! Des scientifiques vraiment à part, ça existe, nous en avons en France, comme par exemple Jean-Pierre Petit, Joël Sternheimer, ou, dans le domaine de la biologie, les nombreux médecins qui ont testé des traitements anticancéreux réprouvés par leurs pairs et qui ont parfois subi pour cela l’interdiction d’exercer leur art. Rien de ce genre chez Didier Raoult qui, malgré sa complainte martyrologique, fait exactement ce qu’il veut, revendique et se vante de le faire, et a même finalement eu l’honneur d’une visite présidentielle qui disait assez bien, face à l’opinion publique, que c’est le chercheur marseillais qui avait l’ascendant sur le président de la République et non le contraire.
Je reste assez fasciné par le fait que le public voie en lui un « lanceur d’alerte » quand son discours est « arrêtons le catastrophisme, y’a pas d’épidémie, il suffit d’un traitement tout bête et on n’en parle plus ». Son discours est un l’exact opposé de celui d’un lanceur d’alerte, finalement, et il continue de juger l’épidémie négligeable — mais, allez comprendre, il n’en dépense pas moins beaucoup d’énergie à dire qu’il est urgent de suivre ses recommandations.

Je pourrai bientôt faire un autre Quizz sur le thème « quel scientifique a convaincu Emmanuel Macron d’avancer le déconfinement des établissement scolaires ? Raoult s’en vante dans Paris Match :
« Macron est un homme intelligent, qui comprend tout, hermétique à tout ce qu’il peut entendre à mon sujet. Nous avons testé plus de 100 000 personnes, voilà l’élément à garder en tête. Grâce à ces tests, nous sommes les seuls à avoir pu l’éclairer sur la prévalence du coronavirus chez les enfants. Selon nos études il n’y en a presque pas. Le gouvernement ne le savait pas… »

Il y a une vraie dissonance sur ce point dans une partie de l’opinion publique, et je m’étais amusé à le vérifier avec un petit sondage Twitter où je demandais aux personnes interrogées d’attribuer une citation lénifiante à une personne sélectionnée parmi : l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn ; le médecin médiatique Michel Cymes ; l’insupportable animateur Cyril Hanouna ; et enfin Didier Raoult. Bien sûr, 50% des gens savaient que c’était à ce dernier qu’il convenait d’attribuer la citation, mais beaucoup des autres m’ont avoué qu’ils pensaient de bonne foi que j’avais glissé ce nom pour rire, enfin que c’était la réponse absurde à éliminer d’emblée : puisque ce monsieur martèle qu’il a toujours eu raison, ceux qui croient en son infaillibilité lui attribuent rétrospectivement une clairvoyance passée qu’il n’a jamais eue.

Raoult dit qu’il a raison car il a raison, et quand on lui demande s’il peut le prouver, il dit qu’il peut le prouver. Ces arguments qui n’en sont pas me rappellent le « Je peux le dire ! » du Sâr Rabindranath Duval (Pierre Dac et Francis Blanche).

— « Votre sérénité, pouvez-vous me dire quel est le numéro du compte en banque de Monsieur ? » — « Oui » — « Vous pouvez le dire ? » — « Oui ! » « Vous pouvez le dire ??? » — « Oui !!! » — « Il peut le dire ! Bravo ! Il est vraiment sensationnel ! ».

Je suis surpris que ça prenne, mais j’imagine que c’est avant tout parce que ça comble un besoin ; en cette période d’inquiétude, il faut trouver des figures qui donnent de l’espoir, des héros, autant qu’il faut des coupables à désigner — notre classe politique, notamment, mais aussi les scientifiques réputés installés, institutionnels, et l’industrie pharmaceutique privée.
Cette affaire est aussi une démonstration de la théorie de l’engagement en psychologie sociale (une fois qu’on a choisi son héros, son camp, sa cause, on n’est plus capable d’accepter d’en douter), et même, quelque chose qui ressemble presque à la naissance d’un récit religieux. Mais soyons justes : les raoultosceptique semblent aussi fous et exaltés aux raoultolâtres que l’inverse, difficile de savoir si ce sont les uns ou les autres qui dramatisent. Peut-être les deux ? Je suis un peu heurté, je dois le dire, quand des gens que j’aime bien m’expliquent que je suis naïf, ou bête, ou manipulé par les multinationales pharmaceutiques, ou que mes réactions montrent que je suis indifférent face aux victimes du coronavirus.
Je ne pense pas avoir été aussi violent avec quiconque, de mon côté1. Je n’ai jamais eu de mal à supporter qu’on ne partage pas mes opinions et j’ai toujours été intéressé par les points de vue différents. Ça fait partie de mon tempérament, mais je vois bien que ce n’est pas le plus répandu et qu’au contraire, beaucoup se sentent blessés lorsque l’on ne partage pas leurs emballements. Je dis bien emballements et plus idées, car je crois que la question est émotionnelle plus qu’autre chose : les amis sont censés être émotionnellement en phase.
Finalement s’il m’arrive souvent de causer Raoult, c’est précisément à cause de la violence verbale ou rhétorique dont font parfois preuve ceux qui le soutiennent et que chaque contradiction irrite à un degré impressionnant. Mais c’est quand même avant tout à cause de Raoult lui-même. Par exemple hier matin je suis tombé sur cette interview :

Cet extrait prête un peu à rire : Didier Raoult n’a jamais siégé, il était membre du conseil mais n’a pas daigné y paraître, se faisant excuser en expliquant qu’il avait plus important à faire en son fief. Il a beau jeu ensuite d’expliquer ce qui s’y est dit ou décidé. Et quant à « claquer la porte » d’un endroit où on n’est jamais allé, ça me rappelle juste ce titre d’une comédie française de la pire époque : Par où t’es entré, on t’a pas vu sortir ?.
Mais surtout, qu’est-ce que c’est que ce raccourci avec Pétain !?! De quoi parle Raoult ? Des pleins pouvoir ? Entre mille et un moments historiques de consensus aux conséquences funestes ou heureuses (De Gaulle aussi a eu les pleins pouvoirs !), pourquoi citer Pétain ? Comment est-ce qu’on peut faire un parallèle aussi odieux et insultant ? Raoult affirme que ses pairs le rejettent parce qu’il promeut une molécule, mais il ne fait pas de son mieux pour être apprécié : après avoir traité ceux qu’il présente comme ses rivaux de bien des noms d’oiseaux, il ose même la réductio ad hitlerum ! Ce monsieur déploie des efforts extravagants pour se faire haïr et pouvoir ensuite se vanter d’être un rebelle.
Je veux bien qu’on dise que le progrès scientifique ne peut pas démarrer par le consensus (mais c’est sa quête in fine) et qu’il pâtit plus qu’il ne profite des questions d’ego (see who’s talking !) ou de concurrence entre institutions (bis), mais en parler comme ça, c’est ignoble2.

La manière que Raoult a d’insulter constamment ceux qui ne disent pas comme lui (qu’il présente comme « pas sérieux », « fous », « inintelligents », « corrompus ») interdit toute discussion sereine et force chacun à se positionner en « pour » ou « contre », totalement pour ou totalement contre. Consciemment ou inconsciemment, c’est ce que ce monsieur cherche : qu’on le suive aveuglément ou qu’on le rejette, mais pas vraiment qu’on discute ! Encore une fois, ça ne me rappelle rien d’autre que les religions révélées, où la foi nourrit la foi. Christian Estrosi (heureux les simples…) est brandi comme une preuve d’on ne sait quoi, tandis qu’un confrère virologue qui se pose des questions de méthodologie est qualifié d’hypocrite ou d’incompétent. Une fois de plus, je trouve assez incroyable qu’une rhétorique aussi grossière et manichéenne prenne. Faut-il que les temps soient troublés, que les populations soient anxieuses !

Une dernière pour la route : les chiffres clés, montrés pendant une vidéo de Raoult. Apparemment, ces cartouches pastel plein de chiffres sont censés rendre lisible quelque chose, mais on se demande bien ce que l’on est censé en retenir : en termes de design, ça ressemble plus à de l’enfumage qu’à de l’information.

Bref, tout ça pour dire que j’aimerais bien être indifférent au cas Raoult mais son attitude et la manière dont il est défendu font qu’il me semble impossible de ne pas réagir. On m’a fait remarquer que j’employais un peu les mêmes termes que lorsque je m’en prends à Juan Branco. En y réfléchissant, et bien que je ne confonde pas ces personnages ou leurs combats (politiquement antipodes, semble-t-il, même si chacun à sa manière semble considéré par certains comme un résistant à Emmanuel Macron, et on se fait facilement considérer comme un soutien objectif au gouvernement lorsque l’on critique l’un ou l’autre), j’ai l’impression que les deux font ce même chantage irritant : on adhère aveuglément à leur propos, et on est du côté de la vérité, ou bien on le rejette, et on est un salaud. Chez Branco, ça ressemble à un problème de maturité affective, c’est presque touchant. Chez Raoult, c’est plus dérangeant car on parle de science, et la science n’a jamais été soluble dans l’infaillibilité, au contraire, son principe même est moins de trouver la vérité que d’identifier l’erreur. Après une prédiction erronée (et Dieu sait que Raoult en a produit), on ne peut pas dire « je ne me suis pas trompé, c’est vous qui avez mal écouté », non, on tire des conséquences, on ajuste ses observations, ses modèles théoriques… La vérité ne précède pas la connaissance3, elle n’est pas révélée, au sens religieux du mot, elle est une quête.

On va me rétorquer, à raison, que je ne suis que chercheur en arts plastiques, mais c’est de l’épistémologie de base, non ? On m’a aussi objecté que je me focalisais sur des questions bien accessoires : il insulte ses confrères ? Et alors ? Il est pris pour le Messie ? Il s’en fiche, il est au dessus des polémiques ! Il paraît que je suis celui qui regarde le doigt quand le sage me montre la Lune4. Je ne crois pas, pour ma part, que la manière de construire et d’imposer un discours soit une question cosmétique et accessoire.

  1. Au pire il m’est arrivé de me montrer taquin. []
  2. Au passage, le rapport entre Vichy et la science est une question assez passionnante (et passamblement taboue) car c’est sous Vichy que l’eugéniste Alexis Carrel a fondé la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, curieuse institution pluridisciplinaire qui a notamment mis en place les premiers outils de surveillance sanitaire ou démographique qui bien plus tard sont devenus l’Ined ou l’Inserm. L’Insee est descendant d’une autre institution vichyste, le Service national des statistiques. []
  3. On comprend qu’un chercheur se fie à son intuition, à son expérience, ne serait-ce que pour trouver une direction à ses recherches. Mais cela devrait imposer encore plus de prudence, notamment, un exemple au hasard, face à un virus tout neuf. []
  4. Je retiens de la prestidigitation que quand le sage vous montre la Lune, si l’on veut être lucide, il faut surtout regarder ce qu’il fait avec son autre main ! []

Apocalypse Hanouna

(en complément à un précédent article je vais régulièrement prendre des notes sur ce que la situation de pandémie révèle. Rappelons-le : le sens précis d’Apocalypse, c’est la révélation, c’est à dire le fait de soulever le voile qui nous empêche de bien voir la réalité)

Télérama a publié un article intitulé Les audiences de Cyril Hanouna dégringolent : la mésinformation en temps de crise ne paye pas. Et en effet, les téléspectateurs boudent l’émission de Cyril Hanouna, alors même qu’il n’y a sans doute jamais eu autant de gens susceptibles d’allumer leur téléviseur qu’en cette période de confinement. La théorie de l’autrice du texte est que l’accumulation de rumeurs ou de mésinformations diffusées par Hanouna a fini par lasser son public. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ça soit la qualité (dés-)informative des émissions d’Hanouna qui fasse fuir les télespectateurs, lesquels ne me semblent pas chercher grand chose d’autre qu’un divertissement1. Je vais exposer ici ma théorie.

Je raconte souvent2 une histoire vécue, ou plutôt une vision qui m’avait beaucoup impressionné. Je me trouvais un jour dans un hypermarché lorsqu’une panne électrique nous a brusquement privés d’éclairage. Subitement, et jusqu’à ce que le courant soit rétabli, ce lieu chamarré, lumineux, varié, abondant, étourdissant, familier, séduisant, musical, rassurant, est devenu un gigantesque et sordide entrepôt, un lieu industriel lugubre ou sont stockées des marchandises. La magie s’était envolée et ceux qui se trouvaient là accédaient à une vérité inattendue, à ce qu’est réellement un hypermarché.

De la même manière, depuis que l’émission Touche pas à mon poste ! a été remplacée par Ce soir chez Baba, où Cyril Hanouna, depuis son salon, discute avec ses chroniqueurs par visioconférence, sans studio, sans éclairages, sans applaudissements, sans effets, il ne reste plus à voir et à entendre qu’un type assez banal qui fait du Skype dans depuis son canapé et qui n’a que des choses assez peu intéressantes à raconter.

Privé de lumières, privé de sa cour de chroniqueurs, privé du public qui assiste à l’enregistrement dans le studio, le roi est nu. Le miroir dans lequel le spectateur avait pris l’habitude de contempler son reflet cesse d’être flatteur3.
Le résultat est si triste à voir4 que la chaîne cesse de rediffuser chaque matin l’émission de la veille comme c’était la cas avant que la pandémie n’impose ce changement de formule5.

Bref, nous vivons une Apocalypse : certaines vérités sont brusquement mises à nu.

  1. On me souffle d’autres possibilités à la désaffection dont pâtit l’émission : 1) beaucoup de téléspectateurs, du fait du confinement, n’ont pas besoin d’une « soupape » pour décompresser après leur journée de travail. 2) le principe de l’émission repose souvent sur une certaine dose de méchanceté (persiflage, jugement, bullying…), or ce n’est pas ce dont le public a besoin ou envie dans une période de fragilité et d’inquiétude. []
  2. Par exemple cette année dans le texte Écrans sans qualités, publié dans la seconde livraison de la revue Radial. []
  3. Mais cela ne concerne pas qu’Hanouna. Les célébrités qui font des apparitions depuis chez elles pour pousser des chansonnettes de soutien aux soignants ou pour essayer de remonter le moral des confinés pâtissent d’une véritable hostilité de la part du public qui, là aussi, sans contexte, sans tout ce qui permet le spectacle. Lire : La célébrité est morte quand le covid-19 est né, par Zoé Sagan. []
  4. Enfin c’est ce que je comprends, car j’avoue ne pas avoir regardé, je n’en ai vu passer que quelques extraits. []
  5. Bon, si j’étais honnête, je ne parlerais pas que d’entertainement, car d’autres simulacres ne fonctionnent plus lorsqu’ils sont privés de leur agencement habituel. J’ai ainsi vécu récemment une session de soutenances à distance où jurys et postulants étaient sur le même pied, enfin vus sous le même angle, sans renforcement de la hiérarchie par un dispositif solennel. Tout a assez bien fonctionné, mais je le constate : le ressenti m’a semblé fondamentalement différent. []

La réalité est toujours décevante (2)

Un loup aurait été photographié près de Neufchâtel-en-Bray, non loin de Dieppe, en Seine-Maritime, à mi-chemin entre Yvetot et Amiens. L’histoire est stupéfiante puisque l’on n’a pas croisé de loup dans la région depuis un siècle. J’ai découvert cette information par des articles annoncés sur Twitter, qui montraient tous la photographie d’un gros canidé (pas le même à chaque fois) que le public est en quelque sorte invité à identifier : Il y a un doute, pensez-vous que cet animal est-il un loup ? Ah ben oui, tiens, ça y ressemble ! C’est même tout à fait un loup.
On nous dit donc qu’un loup a peut-être été photographié, et on nous montre une photographie de loup. Le texte est au conditionnel, mais pas l’image.

S’ils attirent le lecteur avec des photographies en couleurs prises ailleurs qu’en Normandie par des professionnels, plusieurs articles affichent dans le corps de l’article les photographies qui font l’événement : des clichés en noir et blanc, visiblement pris aux infrarouges.
Des médias nationaux tels que le Huffington Post, Le Point, Le Parisien, 20 minutes, Ouest France, France Info et France TV info, notamment, on fait le choix d’attirer le lecteur avec des photographies d’agences.
D’autres médias, dans leurs tweets, se sont cantonnés à reproduire les photographies prises en Normandie : France Bleu Seine-Maritime, Le courrier cauchois, 76 actu, info Normandie, Paris Normandie et 30 millions d’amis… Cinq médias locaux et un média spécialisé.

(c) Desjardins, via le Groupe mammalogique normand

Si l’on résume ; de nombreux médias font le choix d’attirer les lecteurs avec un petit mensonge visuel, alors même que les photographies véritables sont disponibles.
Le lecteur n’est sans doute pas choqué de cette tromperie, car il est habitué à ce que les photographies présentées par les médias soient des illustrations plus que des documents. Et peut-être que les médias eux-mêmes sont si habitués à ce processus de travail qu’ils n’ont pas cherché à mettre en avant les images exactes.

Ma théorie sur ce choix est la même que celle que je propose sur un tout autre sujet dans un article précédent : l’important n’est pas d’informer sérieusement, mais de distraire, en offrant au public une histoire un peu plus excitante que les simples faits.

La réalité est toujours décevante

Bombe médiatique, le « Prix Nobel 2008 pour sa découverte du virus du Sida », affirme sur la chaîne Cnews que le coronavirus est né dans un tube à essais, qu’il s’agit d’un microbe-Frankenstein dans lequel on peut retrouver une partie du code génétique du VIH.
Aussitôt sur Twitter, les noms « Montagnier », « Nobel », « Sida », « P4 de Wuhan » et « Cnews » font partie des sujets les plus relayés.

Le même jour, l’administration américaine, de plus en plus menacée par les nombres (bientôt 40 000 morts) et les accusations de mauvaise gestion de crise, a annoncé lancer une enquête à propos des mystères qui entourent la naissance de l’épidémie en Chine. Notons que Donald Trump attaque dans tous les sens : il retient sa contribution financière à l’OMS qu’il accuse d’avoir mal géré l’épidémie, et il appelle ses partisans dans les États confinés à se révolter contre leurs autorités (démocrates) au nom du second amendement, celui qui autorise les citoyens à se constituer en milice !

Évidemment, l’affirmation de Luc Montagnier plait beaucoup dans différents milieux, notamment celui des gens qui « l’ont toujours su » :

Les amateurs de théorie du complot se serrent les coudes, puisqu’ils s’échangent des preuves et des théories souvent assez incompatibles, ou qui feraient des gens qui se cachent derrière le grand complot une foule : la Chine, Mark Zuckerberg, George Soros, Bill Gates, l’OMS, l’Inserm, le CNRS, Gilehad, les États épargnés, les États touchés,… Cet œcuménisme est à mon avis stratégique : quand une « vérité » s’avère absurde ou forcément fausse, on peut se replier aussitôt sur une autre.

Ça ne m’intéresse pas de dire ici que l’hypothèse est farfelue, d’ailleurs elle ne l’est pas : on dispose effectivement de moyens techniques de plus en plus accessibles pour manipuler le vivant, non plus par patiente sélection, comme nos ancêtres depuis quelques millénaires, mais au niveau de l’ADN ou de l’ARN. On le fait dans plein de buts commerciaux ou louables, comme par exemple la mise au point de traitements médicaux — la manipulation de l’ARN est d’ailleurs une des pistes évoquées pour contrer le Coronavirus1. Et l’idée de la création d’un virus nouveau et de sa diffusion malveillante (guerre, mais aussi bioterrorisme) ou accidentelle fait partie des dangers que tous les États du monde prétendent2 prendre au sérieux, pour lesquels des exercices sont organisés, et au sujet desquels des rapports des services de renseignement sont régulièrement publiés.
Donc rien n’est impossible. Savoir en revanche si c’est sérieusement envisageable est une toute autre question. On sait d’une part que des virus quasi identiques au covid-19 existent de manière endémique chez certains mammifères, et puis pour l’instant, si j’ai bien compris, ce genre de manipulation sert surtout à étudier le fonctionnement des virus, pas à en fabriquer de nouveaux, et j’imagine qu’il faudrait un rare hasard pour qu’un virus créé artificiellement soit à la fois dangereux, virulent, et assez solide pour se répliquer de manière viable sur la planète entière. J’imagine que si on créait demain une chimère qui ait, disons, des yeux pris aux araignées, des ailes empruntées au goéland et des pattes de cheval, et un bec de Pélican, l’ensemble ne donnerait pas un animal apte à survivre et à se produire, Mais bon, je ne suis pas biologiste, je sais que les virus fonctionnent différemment d’autres organismes, donc j’imagine que ma comparaison est contestable3. Peu importe, ce n’est pas mon sujet4.

L’idée des scientifiques apprentis-sorciers qui laissent par erreur un virus s’échapper est assez courante au cinéma. Ici par exemple dans Scouts guide to the zombie apocalypse (2015)

Ce qui m’intéresse ici c’est que de nombreux médias choisissent de présenter Luc Montagnier comme « découvreur du VIH » et « prix Nobel ». Prix Nobel, ça vous pose un homme, et découvreur du VIH, c’est carrément un jalon professionnel d’autant plus impressionnant que nous en connaissons tous les enjeux.
Le présenter ainsi n’était pourtant pas l’unique possibilité ! On pouvait rappeler d’entrée que Luc Montagnier, depuis des décennies, s’ingénie surtout à augmenter la section dédiée aux prises de positions controversées de sa notice Wikipédia. On pouvait signaler que ses pairs lui ont reproché toutes sortes d’affirmations et de découvertes loufoques et jamais étayées sérieusement. Il voulait guérir la maladie de Parkinson du Pape avec du jus de papaye fermenté5, il défend l’homéopathie et s’en prend aux vaccins, il affirme pouvoir reconstituer l’ADN d’un organisme qui est passé par de l’eau en captant sa signature électromagnétique, laquelle peut d’ailleurs être transmise comme pièce-jointe d’un e-mail. Et c’est sur ce même postulat électromagnétique littéralement improbable que le même Montagnier a géré une société qui proposait aux particuliers un test électromagnétique afin de déterminer s’ils étaient atteints de la maladie de Lyme, test dont la facture particulièrement salée était censée être réglée comme un don libre. On pouvait donc choisir de le présenter comme, pour rester poli, un scientifique aux prises de positions controversées qui ne déteste pas faire parler de lui.

Françoise Barré-Sinoussi , la rabat-joie qui rappelle que la science ne peut pas se faire à coup de promesses optimistes invérifiées, n’est pas désignée d’entrée par ses succès en tant que scientifique… Succès qui sont strictement les mêmes que Luc Montagnier.

Il est assez intéressant de comparer ce traitement très favorables à celui de Françoise Barré-Sinoussi, dont on a parlé lorsqu’elle a pris position contre le fait de donner de faux espoirs aux Français au sujet de la Chloroquine, et s’était inquiétée des conséquences des annonces du professeur Raoult.
En titre de l’article que Cnews (le média qui a invité Montagnier ce matin) consacre à la carrière de cette chercheuse, on nous signale juste qu’elle préside le « Comité analyse recherche et expertise » (qui conseille le gouvernement face à l’épidémie de Coronavirus). On ne nous dit pas qu’elle est, avec Montagnier, co-titulaire du Prix Nobel 2008 pour la découverte du VIH ! Bien entendu, l’article le mentionne, mais dans un cas, ça fait partie du titre, dans l’autre, non.

Pourquoi ce choix ? Pourquoi diffuser une opinion suspecte en spécifiant malgré tout d’emblée que son auteur occupe historiquement une place considérable dans l’Histoire des sciences ? Et dans le même temps, pourquoi ne pas traiter aussi favorablement Barré-Sinoussi ? Le but me semble évident : en asseyant l’autorité de Montagnier on accrédite la thèse qu’il défend (sans l’once d’une preuve), et ceci non pas pour convaincre durablement quiconque (il suffit de trois clics pour constater que Montagnier n’est plus vraiment pris au sérieux par ses pairs), mais pour offrir au public le frisson fugace de découvrir un grand secret. Et tant qu’à faire, un « grand secret » qui convoque un imaginaire fictionnel bien établi.
La fiction est plus intéressante que la vérité, la réalité est trop mal scénarisée, ses personnages manquent un peu relief, les situations sont trop compliquées, trop nuancées, ennuyeuses.
Ce genre d’affaire sans grande importance rappelle en tout cas un fait : ce que nous avons paresseusement pris l’habitude de nommer information est, neuf fois sur dix6, une simple simple forme de divertissement.

  1. Lire dans Nature Biotechnology : Massively parallel Cas13 screens reveal principles for guide RNA design (16 mars 2020). []
  2. J’écris « prétendent » car la prise en charge d’une alerte pandémique semble nettement mieux fonctionner dans les films hollywoodiens que dans la réalité. []
  3. Au passage, Montagnier dit que, puisque le covid-19 n’est (selon lui) pas un virus naturel, il s’éteindra de lui-même. Il me semble que ça n’a aucun sens rapporté à la « carrière » qu’a eu ce virus : on sait que 2 200 000 personnes ont été infectées (sans doute bien plus), qu’il y a eu plus de 155 000 morts autour du globe… Nous sommes loin de la chimère sans avenir ! []
  4. C’est en revanche un bon sujet de science-fiction, comme le montre cette liste très complète de romans sur le carnet de recherches de la revue Res Futurae. []
  5. Pape aïe –> papaye ! Ça semble logique, à la réflexion. []
  6. Estimation personnelle. []

Nous vivons une Apocalypse

Depuis quelques semaines je me retiens régulièrement d’écrire sur la crise que nous vivons : l’avant, le pendant, l’après, il y a plein de choses à en dire, et plein de gens en parlent. Les tribunes, les analyses, les points de vue d’historiens, les journaux de confinés, les interviews : nous croulons sous les lectures sur le sujet, et même lorsque les auteurs sont intéressants, même lorsque les propos sont fertiles, même et peut-être surtout lorsque je sais que je vais être d’accord, je décroche de ma lecture dès les premières lignes, car tout ça m’ennuie profondément. Et je me dis que si tout m’ennuie, tout ce que je pourrais écrire à mon tour risque fort d’ennuyer mes lecteurs.
Mais bon, je vais écrire quand même, en me rappelant que le premier lecteur de mes blogs, c’est moi-même. Je m’explique : mes articles servent en grande partie à structurer et à mettre au clair mes idées, à me documenter et, des années plus tard, ils me servent à faire l’archéologie de mes états d’âme et de mes opinions, ils me servent à constater le passage du temps. Pour une fois, et afin de régler le paradoxe qu’il y a à produire un contenu dont on ne voudrait pas pour soi-même, je vais publier ce billet en catimini, sans l’annoncer sur aucun réseau social, sans en attendre d’indulgents likes ni d’amorces de discussion. Ne le lisez pas. Ouste, dehors !

Bible de Cologne (1479), les quatre cavaliers de l’Apocalypse. « Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. »

Qu’est-ce qu’une Apocalypse ?

Le mot Apocalypse est souvent employé comme synonyme de désastre, et je l’utilise facilement moi-même dans ce sens, ou dans sa forme adjectivale : apocalyptique (« il s’est mis à grêler d’un coup, c’était apocalyptique ! »). Le sens premier du mot grec ἀποκάλυψις ne contient pourtant pas l’idée de désastre, il signifie « dévoilement », ou « mise à nu », ou bien encore « révélation », mot qui lui aussi tire son étymologie (latine, cette fois), de la même idée, puisqu’il est composé de re, le mouvement en arrière, et velum, le voile : Apocalypse et Révélation ont l’un comme l’autre le sens de « soulever le voile ».
La célèbre Apocalypse de Jean, aussi nommée Livre des Révélations, fait bien la description visionnaire d’événements cataclysmiques, et c’est ce que l’on en a retenu, mais elle s’inscrit avant tout dans une tradition littéraire, celle des Apocalypses, car il en existe plusieurs : Apocalypse de Paul, Apocalypse de Pierre, Apocalypse d’Adam, Apocalypse d’Esdras, Livre d’Hénoch,… Ces textes, qui fourmillent de visions, entendent expliquer le monde présent et l’avenir à l’aide d’images fortes et de symboles souvent brumeux : animaux, processions, figures mystérieuses (la Grande Prostituée, l’Antéchrist,…), nombres, etc. De tous ces textes, le plus populaire est donc l’Apocalypse de Jean, attribuée à Jean de Patmos et composée vers la fin du premier siècle de notre ère. Les religieux ont longtemps débattu pour savoir si ce texte devait être inclus au canon biblique, d’autant qu’il s’en prend frontalement à l’Empire romain — pourtant devenu l’épicentre de la chrétienté entre temps —, et attaque en préambule « ceux qui se disent juifs mais ne le sont pas », qualifiés de « synagogue de Satan » alors même que l’apôtre Paul de Tarse, un des plus importants fondateurs de ce qui est devenu le Christianisme, faisait de l’œil aux gentils, c’est à dire aux non-juifs suiveurs du Christ1.
L’Apocalypse de Jean nous révèle ce qu’est le monde, ce qu’il a été, mais aussi, selon beaucoup de ses interprètes en tout cas, ce qu’est l’avenir : les empires qui disparaîtront, les tensions, les guerres, les conflits, les désastres qui surviendront, et enfin, les modalités du règne final du Christ et de Dieu ainsi que le destin des morts et des vivants dans ce grand plan. D’innombrables théologiens professionnels ou amateurs ont cherché à identifier l’Antéchrist (le pape ? Napoléon ?), la nouvelle Jérusalem, la bête à dix cornes et sept têtes, la Grande prostituée de Babylone, les sept sceaux, les quatre cavaliers, les vingt-quatre anciens, etc.
Le succès populaire de l’Apocalypse de Jean et des thèmes eschatologiques2 en général s’explique sans doute grandement par la subversive promesse d’inversion sociale qui y est faite. En effet, être roi, être riche, disposer d’un pouvoir temporel quelconque ne saurait empêcher d’être rétribué selon ses actes lorsque la fin des temps adviendra.

La moisson des âmes, fresque de l’église Saint Michel de Montaner (Pyrénées-atlantiques). On voit que le fait d’être roi ou religieux ne protège personne et on a même l’impression que le peintre a pris un malin plaisir à le représenter.

Les fondateurs du protestantisme, tels que Luther, Calvin ou Zwingli, n’ont pas prêté une grande attention à ce texte qui ferme pourtant le canon biblique3. Mais son succès n’en est pas moins énorme au sein des communautés évangéliques, la version populaire et vivace du protestantisme actuel, alors que les Catholiques l’ont largement oublié — je demande souvent aux gens qui ont fait le catéchisme s’ils ont le moindre souvenir d’y avoir entendu évoquer l’Apocalypse, et la réponse est invariablement négative4.

Nous vivons une Apocalypse

Si j’écris que le moment que nous vivons est une Apocalypse, c’est tout d’abord parce que la pandémie de Coronavirus révèle des choses, elle lève le voile sur des vérités que nous découvrons ou que feignons de découvrir alors qu’elles ont toujours été sous nos yeux. Nous découvrons subitement l’importance des « gens de peu » : sans caissières, sans caristes, sans infirmières, sans éboueurs, sans transporteurs, sans paysans, plus rien ne fonctionne. Inversement, le fait que les « super-riches » aient collectivement perdu des centaines de milliards de dollars (virtuels, c’est juste la valeur des actions qui a baissé) en quelques semaines ne changera pas nos vies — du moins pas tant qu’ils n’auront pas réussi à obtenir compensation en faisant voter des lois qui leur permettront d’éponger leurs pertes d’une manière ou d’une autre, par exemple en leur épargnent l’impôt ou en privatisant des services publics. On a passé des décennies à dire aux travailleurs qu’ils étaient inutiles, qu’on les embauchait par charité, qu’aujourd’hui tout était finance, astuce, usines chinoises et Intelligence artificielle, mais il suffit d’un rhume mondial pour prouver tout le contraire. Année après année on a prolétarisé5 les médecins généralistes, on a dit aux chercheurs qu’ils devaient rapporter de l’argent ou bien qu’ils ne servaient à rien, mais là aussi, c’est sur ces gens que nous comptons pour nous tirer d’affaire.
Une autre révélation, qui est liée à la précédente, est que ces « gens de peu » qui font fonctionner le pays, qui nous soignent, nous nourrissent, sont nos soldats (et sur ce point seul, la métaphore guerrière tient !), et ils sont même nos appelés, car beaucoup sont mobilisés sans être volontaires, sans avoir le choix. Ils s’exposent à des risques sanitaires, ils font face aux problèmes liés au confinement, comme l’absence de lieu ou envoyer leurs enfants ou la raréfaction des transports, et ils le font afin que les malades soient soignés et afin que la vie des confinés continue. Nous les remercions chaque soir à vingt heures en frappant sur des casseroles, mais que va-t-il se passer après le confinement ? Est-ce que ce n’est pas l’égoïsme des uns et la servitude des autres qui apparaît ?
On voit aussi apparaître les différences entre ceux qui ont un jardin et ceux qui ne vivent que dans quelques mètres carrés, ceux qui ont des loisirs domestiques comme la lecture et les autres, ceux dont le foyer est plus une source d’angoisse qu’autre chose. Et nous découvrirons peu à peu la vie des sans domicile, des sans papiers, des étudiants confinés exilés loin de leur pays, et de toutes les personnes qui auront du mal à obtenir des aides et vivront la parenthèse du confinement dans une misère extrême.

Le troisième cavalier de l’Apocalypse : famine (manuscrit du XIIIe siècle)

Une autre révélation causée par l’épidémie est celle de la fragilité de nos économies, qu’il semble possible de mettre à bas en quelques semaines de ralentissement d’activité, qui transforme même le flux tendu de la production en surproduction : le pétrole ou le lait s’entassent de manière problématique et sans clientèle, alors que, ai-je lu, les semences dont dépendent les agriculteurs pour produire tardent à être disponibles, laissant craindre des pénuries alimentaires pour l’année à venir.
Outre l’économie, l’infrastructure de la France semble fragile, après des décennies
de désindustrialisation de « rationalisation » des services publics tels que l’hôpital.
L’épidémie est aussi l’occasion de révéler la fragilité de notre confiance en l’État comme la confiance qu’ l’État envers les citoyens — deux méfiances qui s’entretiennent par le défaussement6, par le reproche, par le mensonge, par le soupçon ou par la rumeur, les uns entraînant mécaniquement les autres. C’est aussi la révélation du faible niveau de solidarité qui lie les Français entre eux, et, une fois encore, de la méfiance qui nous sépare les uns des autres, de notre capacité à juger voire à dénoncer le voisin que l’on jalouse. Il faut dire que nous n’avons plus d’occasion de fraterniser beaucoup. Les lieux de la convivialité et de la communion (bistros, restaurants, festivals, stades, lieux de culte) sont fermés depuis un mois, accompagner des moribonds dans leurs derniers instants ou conduire les morts au cimetière est à peu près interdit, une simple promenade ne peut se faire qu’en rond, sur un kilomètre et pendant une heure, en ayant rempli et signé un formulaire ad hoc, en bravant la peur très concrète de rencontrer un policier zélé qui y verra une irrégularité et y trouvera l’occasion de distribuer une contravention.
C’est aussi la révélation bien plus préoccupante de la fragilité de notre capacité à la coopération internationale : des pays économiquement liés se mentent, se menacent, se volent7, ou s’utilisent comme argument rhétorique souvent fallacieux et parfois insultant ou insensible : « notre situation est terrible mais nous nous en tirons mieux que le voisin » ; « les Français doivent accepter telle mesure, puisqu’elle fonctionne ailleurs ».

John Martin, la cité céleste et le fleuve d’eau de la vie (1841)

Enfin, les mesures liées à l’épidémie, à savoir le confinement et la baisse mondiale du nombre de trajets aériens, terrestres ou maritimes, révèlent en creux l’exorbitante place que nous prenons sur Terre : les oiseaux chantent à nouveau, les dauphins, les requins ou les baleines se montrent le long des côtes, des canards se promènent sur les boulevards parisiens, les animaux sauvages reprennent quelque peu leurs droits, les pandas du zoo de Hong Kong, enfin tranquilles, s’accouplent après quinze ans d’abstinence sexuelle, et c’est jusqu’à la croûte terrestre qui semble connaître une activité sismique plus faible que jamais.

Les nombres, les symboles, les personnages, l’interprétation

Je peux continuer l’analogie entre le moment que nous vivons et une Apocalypse en évoquant l’accumulation de nombres qui nous sont donnés chaque jour, ou entre les « grands personnages » qui émergent à la faveur des événements : le docteur Didier Raoult, bien sûr, mais aussi ceux que l’on présente comme ses ennemis jurés, les assemblées de chercheurs parisiens, l’industrie pharmaceutique, les ministres, etc.

Matthias Gerung, L’Adoration de la bête à dix cornes et sept têtes (~1530)

Reste une ultime raison de parler de la pandémie comme une Apocalypse, c’est celle de l’exégèse et de prédictions : chacun affirme que rien ne sera plus comme avant, et chacun interprète les faits et prophétise l’avenir sous son prisme personnel : économie, écologie, géopolitique, sociologie, rapport à l’État ou au service public, aux autorités policières, anthropologie, philosophie.
Beaucoup espèrent que l’issue de ce que nous vivons mènera le monde entier à tirer de conclusions favorables à ses vues et à ses vœux. Aurons-nous découvert que la décroissance est possible ? Que nous ne sommes pas prêts à affronter de catastrophes ? Qu’une réorganisation de l’école, du travail ou du territoire sont possibles ? Que nous avons besoin de solidarité ou au contraire que nous devons nous défier les uns des autres ?
Certains, enfin, espèrent un jugement : ceux qui se sont trompés, ceux qui ont pris de mauvaises décisions, ceux qui ont menti, tous ceux-là seront punis, qu’ils soient rois ou grands scientifiques. Encore une préoccupation typiquement apocalyptique.

Pour ma part, même si, je le jure, je ne suis ni catastrophiste, ni pessimiste, j’ai un petit démon collapsologue sur l’épaule qui me souffle : « ce n’est qu’une répétition ».

  1. Épître aux romains, chapitre 9 : « ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance ». []
  2. Eschatologique : ce qui se rapporte à la Fin des Temps. []
  3. Il n’y a pas de canon biblique officiel chez les Protestants, mais les Bibles les plus répandues dans le monde protestant (Louis Segond, Bible de Jérusalem) se ferment sur l’Apocalypse. []
  4. Il est à noter que le thème de la Fin des Temps est extrêmement vivace dans la culture islamique, mais avec une différence de taille : personne n’est censé chercher à en prédire la date (et ni le Coran ni les Hadiths ne fournissent d’indices dans ce sens). C’est donc un événement qui arrivera lorsqu’il arrivera et qui ne peut être revendiqué, appelé, voulu, prédit… []
  5. Autrefois notable, le médecin, malgré de longues études et tout en conservant des revenus corrects, est aujourd’hui soumis à des normes, des procédures, des règlements ou un rythme de travail qui en font un triste agent administratif de la santé, qui risque les procès avec la sécurité sociale comme avec les patients… []
  6. ça existe ? []
  7. Je pense aux diverses affaires de lots de masques détournés de leur destination par la France, la Tchéquie ou les États-Unis. []

Avoir peur de son nombre

(pourquoi est-ce que je parle quotidiennement du nombre de morts causés par l’épidémie)

J’ai commencé à me sentir préoccupé par le Coronavirus en débarquant à Naples, le 22 février dernier très précisément. Avant ça, je l’avoue, cette épidémie me semblait bien lointaine et je m’inquiétais plus des conséquences qu’elle aurait pour ma fille, qui vit cette année au Japon, que pour nous en Europe.

Au début du mois de mars, un pharmacien relativisait les possibles ravages du Coronavirus, confondant « nombre de morts à ce jour » et « nombre de morts par an » (image qui a circulé sur Twitter, assez proche des affirmations rassurantes qu’ont eu Agnès Buzyn (« le risque d’introduction du virus en France est faible mais pas exclu »), Michel Cymes (« ce n’est pas une grippette, mais c’est une maladie virale comme on en a tous les ans ») ou Didier Raoult (« c’est beaucoup de bruit pour pas grand chose »). Image vue sur Twitter, dont je ne cautionne pas le contenu ! (déjà, nous en sommes à 50 000 morts en seulement trois mois).

Les italiens prenaient déjà la chose au sérieux, alors qu’il n’y avait encore que quelques dizaines de cas d’infection et un unique décès, datant du jour précédant notre arrivée. En sortant de l’avion, des gens équipés de masques en forme de becs de canard ont pris notre température et nous ont fourni des affichettes pour nous sensibiliser. Ambiance. Au passage, j’ai trouvé incroyablement injuste de la part de Sibeth Ndiaye d’avoir qualifié d’inefficace le dispositif italien de surveillance de l’épidémie dans les aéroports, car il a eu le mérite d’exister, tandis qu’en France aucun effort n’a été fait. Si l’épidémie a démarré moins vite en France qu’en Italie, c’est sans doute en grande partie dû à la chance. Sortant du train de Milan, je n’ai été accueilli par personne en gare de Lyon, et lorsque j’ai appelé le « numéro vert » gouvernemental pour savoir si, pris par une forme de rhume (et Nathalie par une bronchite)1 au retour d’Italie, je devais ou non aller travailler, on m’a répondu : « pas de problème, on vient de passer en phase 2, la doctrine a changé, on n’essaie plus de contenir l’épidémie, c’est pas grave si vous êtes malade, allez bosser ». Pareille nonchalance interdit de donner des leçons à ses voisins.

Après trois jours à Naples, j’ai fini par comprendre que les « No Mask » écrits en gros sur les pharmacies n’avaient rien à voir avec la période de Carnaval…

Revenons en Italie.
Quotidiennement, pendant notre séjour, nous avons vu monter l’inquiétude, et bien que nous trouvant dans une des dernières régions touchées, nous avons commencé à voir dans les rues des personnes équipées de masques médicaux, et sur les pharmacies, donc, des annonces indiquant une pénurie conjointe de masques et de gel hydroalcoolique.
Ça semble désormais loin, mais je retrouve ce tweet où je m’émeus de la progression meurtrière de l’épidémie :

J’ai émis le même genre de tweet ou de statut facebook un peu macabre jour après jour, et je continue aujourd’hui. Je ne sais pas complètement justifier pourquoi je le fais, enfin je crois que mes justifications ne suffisent pas à ceux qui me reprochent de diffuser cette information qu’ils jugent anxiogène : « Je ne veux pas savoir tout ça », « Et pourquoi ne pas compter les cas de grippe, aussi ? », « faire angoisser les gens n’aide personne », etc.

Cette vision des choses m’étonne, car j’expérimente exactement le contraire : en ayant constamment un onglet ouvert sur la page Coronavirus du site Worldometer, en me rendant régulièrement dessus pour découvrir de nouveaux nombres2, en ayant en permanence en tête les tristes records de tel ou tel pays, je ne me sens pas oppressé, j’ai au contraire l’illusion de maîtriser quelque chose, de voir venir le problème, de voir son évolution et de prévoir son futur3. Comme si la connaissance des nombres me permettait quelque part d’englober la réalité dont ils rendent compte. Je suis conscient du caractère un peu irrationnel, presque magique de cette vision des choses, mais c’est un fait : la familiarité avec les nombres4 a tendance à me rassurer. L’impression d’être informé a tendance à me rassurer. Inversement, avoir l’impression d’être dans le brouillard m’inquiète5, et ceux qui ne s’inquiètent pas, m’angoissent.

Oui, ces courbes font peur, mais est-ce des nombres ou des dessins que nous devons avoir peur, ou de la réalité que ceux-ci représentent ?

Si c’est pour me rassurer moi-même, on peut me demander pourquoi j’éprouve le besoin de transmettre régulièrement ces informations, au risque d’inquiéter les autres. À ça je répondrais que je crois qu’il faut inquiéter, parce que l’inquiétude n’est pas improductive, elle mène chacun à penser à sa responsabilité dans la diffusion du virus6 et à agir en conséquence.

(Le titre de ce billet de blog est inspiré d’un tweet de Camille T.)

  1. Nous nous sommes auto-convaincus que nous avions attrapé le covid-19, alors nous nous sommes plus ou moins mis en quarantaine de nous-mêmes. Même si ça n’est pas vrai, se dire qu’on a eu le virus permet de se détendre à son sujet. []
  2. Chaque territoire a des heures différentes pour ses annonces : le matin pour certains, en fin d’après-midi ou le soir pour d’autres, certains pays publient leurs nombres en plusieurs fois, etc. []
  3. Je ne m’intéresse en revanche pas aux projections, c’est ce qui est aujourd’hui qui me semble important à connaître, les spéculations ne sont que des spéculations. []
  4. Au passage, je trouve dommage que beaucoup de gens parlent des « chiffres » lorsqu’ils veulent dire les « nombres ». []
  5. À tel point que, inquiet de connaître les nombres réels à Wuhan (puisqu’il existe un fort soupçon à leur sujet), j’ai été amené à reprendre une fake news vieille de deux mois. De même qu’on se met à entendre des voix quand on est placé en isolement total, on abaisse son niveau d’incrédulité quand on est privé d’information, j’imagine… []
  6. Beaucoup ont encore du mal à y penser, mais la question n’est pas seulement de se protéger soi-même, elle est de ralentir l’épidémie en faisant tout pour ne pas y participer. []