Manès et les manuels

Je n’ai vraiment rien à reprocher à Manès Nadel, je trouve au contraire enthousiasmant de voir un adolescent aussi engagé, fougueux et éloquent, et ma foi, s’il y a parfois des naïvetés dans son discours, elles sont le privilège même de son âge. Je doute avoir été aussi brillant, intelligent et passionné à quinze ou seize ans. Et je trouve assez beau, dans le monde actuel, de croire encore en quelque chose et de croire pouvoir agir sur l’avenir. À l’inverse, je juge un peu piteux les adultes qui insultent les Manès Nadel et les Greta Thunberg, qui voient en eux d’affreux petits robots téléguidés par des parents irresponsables, et qui radotent en nous racontant qu’eux, au même âge, s’intéressaient plutôt à la drague qu’à la politique, etc. Laissez les gens avoir les seize ans qu’ils veulent !

Bien sûr, si je regarde derrière l’épaule du jeune syndicaliste lycéen et que j’essaie d’imaginer son avenir en vertu de mon expérience — ça c’est le privilège de mon âge à moi —, je lui imagine un destin semblable à tous ceux qui ont avant lui été très actifs dans des mouvements lycéens ou étudiants : il deviendra un Manuel Valls, un Nicolas Sarkozy, un Julien Dray, enfin un professionnel de la politique, formé dès sa jeunesse à prendre la parole de manière péremptoire et autoritaire, qui saura ensuite continuer de le faire au service de ses idées puis, à mesure qu’il faudra se faire élire, au service de n’importe quel discours. Et lorsqu’il acceptera de devenir ministre pour la présidente Marie-Pauline Maréchal-Bardella ou pour le président Eudes-enguerrand Sarkozy, il expliquera qu’il ne trahit en rien ses idéaux et qu’au contraire ce sont ses anciens camarades de lutte qui ont perdu le sens, qui ne sont pas constructifs, qui ont des méthodes et une vision archaïques, et blablablablabla.

Mais peut-être que ça ne se passera pas ainsi, ne soyons pas fatalistes, ne soyons pas déterministes, toute personne a, après tout, le droit d’échapper à son propre cliché !
Et c’est bien la question aujourd’hui, car j’ai eu un peu de mal à souscrire à la fin de ce tweet :

Bien entendu, que l’école dysfonctionne n’est pas une bonne chose, même si j’ai peu d’avis sur ce que doit être le troisième trimestre normal d’une classe de terminale. Ce qui me heurte, évidemment, c’est de lire que les lycéens victimes d’un manque de cours vont être envoyés « dans des filières technologiques condamnant leur avenir ».
Peut-être parce que je suis moi-même issu d’une filière technologique, ce que je considère comme une excellente chose à bien des égards, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre :

Mais ma réponse n’a pas reçu de réponse, et ce n’est pas étonnant, car le tweet de départ a écopé d’un déluge de réponses, parfois assez agressives (« petit merdeux », « p’tit con », « petit bourgeois »), émanant de gens qui pointaient le mépris de classe, mais aussi des réponses bienveillantes qui se contentaient d’affirmer qu’il était faux de dire que les filières technologiques condamnent l’avenir de ceux qui y sont envoyés, et ceci à grand renfort de témoignages personnels.
Je sais d’expérience qu’il est assez violent de recevoir d’un coup des milliers de tweets de contradicteurs, et qu’il est matériellement impossible d’y répondre correctement, et je ne peux pas reprocher au jeune homme de l’avoir mal fait, mais voici ce qu’il a écrit :

Un peu insultant pour tous ceux qui avaient pris la peine d’être un peu pédagogues ou amicaux (« d’habitude je suis d’accord avec toi mais… » ; « on t’adore Manès mais là tu dis une connerie » ; etc.) et qui se retrouvent assimilés à des « cyberharceleurs » de « la droite macroniste ». On voit en tout cas le germe du politicien : au lieu de demander qu’on l’excuse d’avoir formulé sa pensée un peu vite, il « persiste et signe », ce n’est pas lui qui s’est mal exprimé, c’est nous qui avons mal compris, ce qui au passage ne l’empêche pas de reformuler légèrement le propos : cette fois il parle des élèves envoyés dans le technique contre leur gré. Ce rattrapage est bienvenu, même si c’est un peu un tour de passe-passe, mais je tique malgré tout sur la forme :

Je t’en donnerai, moi, de la droite macroniste ! Enfin je ne veux pas en faire trop au sujet de Manès Nadel, car justement ce n’est pas lui le sujet, et je ne peux évidemment que souscrire à la question des gens « orientés » (comme on disait de mon temps) contre leur gré dans des filières qui ne les intéressent pas.
En lecteur d’Ivan Illich, pour qui l’école l’école ne servait que fortuitement à apprendre1, je me dis malgré tout que les gens qui ne sont « envoyés » nulle part, ceux qui restent dans la filière générale, ne sont pas forcément volontaires non plus. Ils sont là où ils sont un peu par défaut. En « S » parce que « ça mène à tout », même s’ils ne s’intéressent pas aux sciences et comptent sur les compensations et la chance pour passer leur bac de justesse ; en « L » parce que ça a l’air plus facile, et tant pis s’ils n’ouvrent jamais un livre. Leur situation est-elle vraiment bonne pour ce qu’ils vont apprendre, retenir, ou juste pour des raisons symboliques extérieures ? Quoi qu’il en soit, je plains les collègues enseignants du secondaire qui se retrouvent face à un public qui ne s’intéresse pas à ce dont on lui parle, que ça soit dans la filière générale ou non.

Ce qui m’a fait réagir, c’est que quelqu’un qui se considère comme membre du camp du progrès social se fasse le relais de deux poncifs bien installés dans les consciences françaises. Le premier de ces poncifs date de l’ancien régime, et c’est l’idée aristocratique (et désormais bourgeoise puisque les bourgeois à leur tour ont rejeté leur origine) que ce qui est technique, ce qui est manuel, est méprisable. En France, il est moins honteux d’être rentier que d’être plombier. Il est moins honteux de profiter que de travailler. Et les professions immédiatement indispensables à la société ou à l’économie sont moins valorisées que celles dont l’utilité est moins immédiate2, et même moins valorisée que les professions parasites3.

vu sur Internet

Le second cliché délétère, et auto-réalisateur, c’est cette idée là encore très française, que toute la vie d’une personne se joue pendant son parcours scolaire. Que rater un trimestre, perdre une année, être envoyé dans une filière dévalorisée, sont en quelque sorte des marques d’infamie que l’on va porter sa vie entière, irrémédiablement. Or ce n’est vrai que tant que tout le monde y croit et tant que le système le valide et l’entretient4. Le fait qu’il ne soit pas facile administrativement de reprendre des études, de changer de secteur d’activité, par exemple, c’est un choix, pas une fatalité. Même le discours actuel sur les retraites présente chaque personne comme éternellement membre d’un corps professionnel précis. Et ces choix technocratiques ne font que pérenniser une réalité bien plus dérangeante, qui est que le parcours d’une personne est moins déterminé par l’école qu’il ne l’est bien avant, parfois même avant de naître, par notre milieu d’extraction, par le quartier où nous vivons. Il est assez beau et très positif que les enseignants croient au pouvoir de l’éducation (et parfois du reste ça marche, on peut grâce à l’école vivre une existence meilleure que prévu), mais cela fait reposer sur eux une charge trop lourde et pourrit leurs rapports avec l’opinion, avec les parents, avec les élèves, et avec une institution scolaire un peu dépassée.
On peut apprendre l’orthographe ou la trigonométrie une fois adulte, on peut comprendre à quarante ans un livre qui nous ennuyés au lycée. On peut apprendre et progresser tout au long de son existence. Et d’un point de vue rationnel, on n’a même que ça : notre futur n’est pas écrit, contrairement à notre passé.

Ayant à la fois un tropisme scandinave5 et ayant pu profiter d’une université volontairement accueillante pour les non-bacheliers, je crois sincèrement que l’idée que chacun ait sa chance n’est pas qu’un conte véhiculé par les politiciens ultra-libéraux pour faire passer les privilèges volés pour le fruit d’une forme d’excellence, c’est aussi une chose que chacun de nous peut participer à rendre vrai, notamment en évitant de plaquer des clichés déterministes sur ceux qui n’ont pas eu le parcours le plus droit et le plus banal.

  1. Lire : Une Société sans école (1970) ou La Convivialité (1973). L’un et l’autre ont vieilli, mais restent diablement intéressants ! []
  2. Un chercheur en physique fondamentale apporte beaucoup au monde, mais s’il arrête de travailler une semaine, on s’en rendra moins compte que dans le cas d’un éboueur. []
  3. Parasites au sens où leur activité est consacrée à profiter du travail d’autrui. Mais rappelons que, comme dans la nature, les parasites ont souvent une utilité malgré tout. []
  4. Au passage, je dois noter trois problèmes véritables de l’enseignement techniques. Le premier, c’est ce dont on parle : il est brandi comme une punition, et non comme l’opportunité d’apprendre. Le second, c’est qu’il manque parfois un peu de moyens pour être en phase avec l’actualité des métiers (mais ça dépend énormément des métiers). Le troisième, c’est que les formations sont presque toutes fortement genrées, et le déséquilibre sexuel, notamment dans les filières jugées masculines, crée une ambiance particulière. []
  5. Mes oncles ont tous fini leur carrière dans des métiers du tertiaire, alors que l’un a été marin avant l’âge qu’a Nadel Manès, un autre était réparateur automobile si je me souviens, et le troisième, sportif : je ne crois pas qu’ils se soient considérés comme « transfuges », qu’ils aient eu honte d’avoir un père artisan… leur vie professionnelle et leurs préoccupations ont évolué avec l’âge… Il semble en tout cas qu’en Norvège, changer de monde professionnel ne soit pas une bizarrerie. []

5 réflexions sur « Manès et les manuels »

  1. Enzo33

    Salut Jean-No,

    Je ne connaissais pas le jeune Manès Nadel, c’est toi, une fois de plus, qui me met à la page. Une fois de plus un grand merci pour ton blog.

    Je dis oui à presque tout ton billet, mais j’essaie de comprendre d’où Manès parle et pourquoi il perpétue le mépris pour les métiers manuels et pour les filières qui y sont associées. Ce mépris-là, il ne fait que le véhiculer, il n’en est pas l’inventeur. Je suis plus jeune que toi (j’ai eu mon bac en 95), mais j’ai le net souvenir de profs nous expliquant doctement que si nous ne nous ne nous retirions pas les doigts du fondement ce sont les filières techniques qui nous attendaient. Et donc, dans leur esprit, les métiers chiants, nécessitant l’usage des mains et non celui du cerveau. Je ne garantis pas l’efficacité de ce discours en salle de classe, mais les faits sont là. Et pour le coup il était exact – et ça semble l’être toujours – que les élèves connaissant des difficultés étaient généralement aiguillés vers les filières techniques. Si j’en crois les retours de ceux qui sont passés par les filières techniques, l’écho persistant (je ne dis pas général) est qu’il était moins question de leur proposer un cursus alternatif leur facilitant un accès rapide au monde du travail (c’est ainsi que ça leur était vendu) que de débarrasser la filière générale de leur présence qui incommodait les meilleurs élèves.

    J’ai lu un bon morceau de ton œuvre sur ce blog, et notamment certains passages sur ton parcours éducatif. J’ai encore en tête ta formule « dès lors que ça me plaisait, ça rentrait tout seul », qui résume beaucoup de choses en peu de mots. Mais tu dois aussi être conscient que ton parcours est singulier à bien des égards, et que ce mépris dont parle Manès est présent avant tout chez ceux qui ont justement suivi ces filières.

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    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Enzo33 : Tu as raison, il y a plein de raisons qu’on peut appeler « structurelles » à la situation : la rumeur (par les écoliers, par les profs) auto-réalisatrice qui fait du « technique » un collecteur des élèves en difficulté ; le fonctionnement opaque de Parcoursup et autres filtres qui de fait semblent entraver pas mal l’accès aux études supérieures des « bac pro » (mais en théorie ils y ont droit, contrairement à mon époque où le lycée pro ne menait pas à un bac mais à un CAP) ; les entraves pour ceux qui reprennent les études sans être en formation initiale ; etc.
      On ne saurait en faire le reproche à un gamin de seize ans ! Je trouve dommage qu’en tant que responsable du syndicat lycéen il soit un peu rapide à valider cet état de fait…

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      1. Enzo33

        A l’appui de ce que je te dis, je te citerai l’exemple de ma nièce, excellente élève au collège, qui a fait le choix (en seconde ou première, je ne sais plus) de s’orienter vers un bac pro en arts graphiques (ne me demande pas l’intitulé exact, je ne l’ai pas en tête). Parce qu’elle voulait vraiment s’orienter vers cette voie. Nous étions en 2015, donc peu de temps avant Parcoursup. Elle a continué à cartonner au lycée, avec à la clé une mention très bien à son bac pro.

        Elle a été mal informée : la quasi-totalité des établissements sur lesquels elle lorgnait n’acceptaient, dans la pratique, que des « vrais » bacs, les portes se sont fermées devant elle. Elle a alors cherché à passer le « vrai » bac par correspondance, ses parents ont dû pour cela faire appel au privé. Sauf qu’en postulant à nouveau un an plus tard auprès des mêmes établissements, elle semblait avoir perdu beaucoup de points car elle avait alors 19 ans et était considérée comme redoublante. Ses études supérieures étaient terminées avant d’avoir commencé.

        Depuis, Parcoursup est arrivé, avec le flou artistique qui l’entoure et que tu mentionnes toi-même. Parcoursup est l’officialisation du filtrage à l’entrée de l’université, ses prédécesseurs l’ont rêvé et Macron l’a fait avec une morgue de châtelain qui n’appartient qu’à lui. Les effets délétères de Parcoursup, pointés dès le début, ont frappé une première génération d’aspirants étudiants, qui se sont retrouvés sur le carreau ou placardisés à l’autre bout de la France vers des formations ne correspondant qu’à l’extrême marge à leurs vœux. Désormais ce sont leurs frères et sœurs qui attendent la foudre, et le processus commence à être sacrément bien documenté.

        Si je précise tout ceci, c’est pour que chacun mesure bien la pression qui s’exerce aujourd’hui sur les bacheliers, et par ricochet sur les lycéens. Une pression très, très supérieure à celle que j’ai connue il y a 28 ans, où nous pouvions candidater pour des établissements dont les places étaient limitées (dans mon cas les classes prépa ou les écoles d’ingénieurs), mais où nous savions aussi qu’en cas d’échec les portes de l’université nous seraient de toute façon ouvertes dès lors que nous avions notre bac.

        C’est à la lumière de ce contexte que je lis le discours de Manès Nadel. Là où tu as fondamentalement raison, c’est sur le constat que le parcours scolaire (et éventuellement universitaire) ne détermine plus le parcours professionnel comme il l’a fait jusqu’à récemment, ne serait-ce que parce qu’il est de plus en plus rare que le parcours professionnel soit une autoroute sur le même métier du début à la fin.

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        1. Jean-no Auteur de l’article

          @Enzo33 le problème de Parcoursup, que personne n’avoue, c’est que ce système sert à gérer une pénurie…
          Sinon, ben, c’est le serpent qui se mord la queue, tout ça : les bacs pros sont mal vus parce qu’on y envoie les élèves mal vus qui se voient fermer des portes, preuve qu’on avait bien raison de les regarder en biais…
          C’est fou qu’on préfère un mauvais bac général à un excellent bac pro.

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          1. Enzo33

            Vu d’un lycéen, le bac a tellement été vidé de son contenu qu’il faut bien une barrière quelque part. Cette barrière c’est Parcoursup, et c’est problématique car Parcoursup est un concours alors que le bac était un examen. Donc l’époque que nous avons connue, où l’importance d’une note était relative puisque celle qui comptait vraiment était notre note au bac, est révolue. Quand la logique pour intégrer un établissement d’enseignement supérieur n’est plus « Vous devez avoir la note X » mais « Vous devez être Xième », nous avons bel et bien affaire à une logique de concours.

            D’où l’importance désormais primordiale des notes obtenues pendant le lycée. Et c’est dans ce contexte que moi je lis la déclaration de ce jeune homme. En réduisant la durée de l’année scolaire, on réduit le nombre de notes du contrôle continu, et donc on augmente l’importance de chaque note (en plus de réduire le nombre d’heures de cours, hein, une paille). J’y reviens, mais la pression s’exerçant sur les lycéens est sans commune mesure avec celle que j’ai connue.

            En toile de fond de notre échange, je retrouve les trois blocs bien visibles lors de la dernière élection présidentielle : les CSP++ (ridiculement minoritaires dans la société française) mais surtout les retraités ont voté Macron, les actifs se sont pour l’essentiel partagés entre Mélenchon et Le Pen, avec une distinction bien nette entre les CSP+ qui ont voté pour le premier et les CSP- qui se sont portés vers la seconde. La nouveauté, c’est que le mépris que les deux premiers blocs affichent depuis si longtemps pour le troisième bloc est désormais réciproque.

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