Deux jeunes femmes ont jeté de la soupe à la tomate sur un Van Gogh et ont collé leurs mains avec de la super-glue sur les cimaises de la National Gallery, et tout cela afin d’attirer notre attention sur 1. les menaces subies par la nature du fait notamment du réchauffement climatique, 2. le fait que des gens n’ont même pas de quoi se payer une boite de soupe à la tomate. Et enfin 3. le fait que nous nous indignons plus facilement pour le destin d’un tableau que pour la fin du monde.
Bonne nouvelle, le tableau était protégé par une vitre, on a eu peur pour rien, ha ha ha on vous a bien eus, très drôle, allez, arrêtez de faire cette tête, on faisait semblant, c’était pour rire. Bon, bien sûr, un coup d’éponge ne suffira pas, le verre va devoir être démonté afin de vérifier l’état du cadre et l’éventuelle infiltration de matière organique entre la surface de la peinture et la vitre, puis remonté. Mais il faut bien que le personnel des musées s’occupe.
Bon. J’ai déjà évoqué ce mode d’action du collectif Just Stop Oil dans un précédent article, je ne vais pas y revenir, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la réception de cette action (la plus médiatisée à ce jour je pense) et les arguments donnés.
Tout d’abord, ma propre réception : je trouve ça bête. Je trouve ça bête parce que le lien symbolique entre la cause défendue et le résultat me semblent assez peu évidents et maîtrisés. Je viens de retourner voir mon commentaire sur Facebook, il était assez court : « Pfff… ». Notez, s’il faut situer mon point de vue, que je me soucie fortement d’écologie, et que c’est même ma motivation principale pour voter depuis deux bonnes décennies, mais aussi que je me soucie de création artistique, ma profession étant même précisément d’accompagner des talents artistiques. Je ne me sens donc pas concerné par une quelconque mise en balance qui opposerait l’Art à la préservation de la Nature, je crois qu’il n’y a à aucun moment de raisons de choisir l’un contre l’autre. Et je demande à entendre ce que diront des réfugiés pakistanais dont la maison a été emportée par une inondation lorsqu’on leur expliquera qu’on s’occupe d’eux à Londres en jetant de la soupe sur un Van Gogh.
Bien sûr, je comprends en partie le geste : il est absurde et dérisoire, parce qu’il résulte d’une forme de désespoir, parce que rien ne marche. Pendant les années 1970 et 1980, on pouvait accuser les services de relations publiques de l’industrie pétrolière et de l’industrie automobile d’avoir habilement masqué une réalité pourtant connue de longue date (je relisais L’Autre côté du rêve, d’Ursula Le Guin, publié en 1972, l’autrice y évoquait largement le réchauffement climatique lié à l’activité humaine, et c’est loin d’être l’unique occurrence à l’époque), mais depuis une décennie ou deux, tout a changé, les scientifiques climatosceptiques ont vu leurs arguments largement démontés, et leur honneur réduit à néant lorsque l’on a constaté des cas indiscutables de corruption. Aujourd’hui, ce n’est plus le manque d’information qui explique l’inaction, c’est bien plus grave que ça, c’est l’impossibilité à penser des solutions, car nous vivons dans un monde bouché : nous sommes captifs de nos habitudes de consommation, nous sommes conscients de notre incapacité à adopter des comportements individuels qui aient un effet parmi sept milliards d’autres humains (j’y pense et puis j’oublie, c’est la vie c’est la vie), et nous sommes souvent conscients de l’indécence qu’il y a, depuis les pays développés, à demander à ceux qui accèdent à la consommation et au confort de faire les efforts que nous n’avons jamais faits nous-mêmes et continuerons de ne pas faire.
Le monde est d’une complexité impossible à embrasser, même mentalement, l’état de la planète est déjà largement dégradé et le resterait encore des siècles même si demain on corrigeait radicalement notre mode de vie. Même les plus expéditifs « y’a qu’à » sonnent faux dès qu’on étudie bien la question : le Nucléaire produit des déchets et l’uranium est en quantité finie ; le solaire ou l’éolien posent d’immenses problèmes de conservation de l’énergie, de rendement, de maintenance et de fabrication des équipements ; supprimer les pièces jointes des e-mails ne change en vérité rien à la consommation électrique d’Internet ; etc. Tout ce que nous savons, ce n’est plus que nous ne savons rien, c’est que nous ne savons pas quoi faire. Dans ce cadre, un geste gratuit, désespéré, peut se comprendre. Mais comme le militantisme repose sur l’illusion d’être utile, ce n’est pas dit comme ça par les organisateurs. C’est revanche assumé par beaucoup de ceux qui les défendent : « S’adresser au cerveau, ça fait cinquante ans qu’on essaie, et qu’on s’entend dire qu’on est des illuminés. Quoi qu’on fasse on nous dit que c’est inutile, donc face au désespoir, autant faire des choses dénuées de sens, à défaut d’être utile, ça défoule ! » (je résume et condense plusieurs choses lues).
J’ai aussi eu droit à des procès d’intention : « vous pensez qu’un tableau est plus précieux que la planète ». Ben non. Si en brûlant toute l’œuvre de Vincent Van Gogh on était sûr de sauver la planète, il n’y aurait pas à réfléchir, je serais le premier à parcourir les musées avec une hache. Mais je sais, et tout le monde sait, que ça ne changera rien, qu’un tel sacrifice n’a pas d’utilité et que ce n’est pas parce qu’il y a des tableaux dans les musées que le monde se meurt.
Pour avoir dit ça, je me suis fait appeler « boomer » (les baby-boomers, en démographie, ce sont plutôt mes parents mais passons) « qui a profité et qui ne veut pas assumer les conséquences » (ah, si vous le dites !), « qui est indifférent à l’état de la planète » (certainement pas !) et qui « ne propose rien de mieux [que de jeter de la tomate sur un vieux tableau] ». Sur le tout dernier point, je plaide coupable, je ne fais rien mais je remarque que des personnes qui ne font pas rien ont elles aussi exprimé leurs doutes sur la forme de l’action militante, ainsi François Gemenne, politologue spécialiste des questions politiques consécutives aux effets du réchauffement climatique, qui s’est fendu d’une suite de tweets désespérés dont je retiens cette citation : « (…) deux jeunes activistes ont décidé que tout ça ne servait à rien, et que pour alerter l’opinion publique et la presse, c’était plus efficace de jeter de la soupe sur un tableau (…) Leur ‘performance’ a surtout conduit à aliéner une bonne partie du public à la cause du climat. Un public indécis que nous essayons de convaincre depuis des années. Jamais je n’ai reçu une telle gifle en pleine figure. Jamais je n’ai ressenti un tel mépris pour mon travail ».
Je me demande s’il n’y a pas un fond sérieux chez ceux qui mettent en balance l’art et la planète. S’il ne s’agit pas de la même pulsion qui menait nos prédécesseurs antiques à sacrifier des vierges ou des trésors pour apaiser les Dieux. Un de ces calculs tordus qui semblent avoir existé dans d’innombrables cultures humaines et qui (je tente l’hypothèse), s’explique peut-être en psychologie évolutionniste, comme toute superstition sans doute : puisqu’il faut parfois faire des sacrifices cruels pour améliorer une situation, la notion de sacrifice est (si j’ose dire) gravée en dur dans nos cerveaux, ce qui nous pousse à croire que le sacrifice a une vertu en lui-même, indépendamment de tout calcul rationnel. Amputer son propre bras coincé dans un piège pour pouvoir se dégager, c’est rationnel. Douloureux mais rationnel. Aider à mourir les personnes âgées qui ralentissent une tribu nomade, c’est rationnel. Cruel mais rationnel. Jeter une pièce dans une fontaine en faisant un vœu ou laisser dehors une assiette de gruau pour attirer sur sa ferme la sympathie du « petit peuple », c’est certes inoffensif mais avant tout parfaitement irrationnel. Enfin presque, car ça indique tout de même une volonté, un engagement, qui peuvent s’accompagner d’actions nettement plus logiques.
Quand on me dit « ça ne sert peut être à rien d’envoyer de la soupe sur Van Gogh mais au moins ça défoule », j’ai du mal à ne pas penser aussi aux observations (peut-être un peu datées, je ne connais pas l’état de l’art de la neurologie) d’Henri Laborit sur le stress : selon lui, face à un stress (état causé par un problème persistant), le cerveau peut retrouver sa quiétude, son état de fonctionnement optimal par exemple en résolvant le problème, mais aussi en le fuyant, ou enfin, par l’agression. Taper sur quelqu’un permet autant d’évacuer un stress que résoudre la cause de ce stress !
On m’a dit que l’important n’était pas que l’action soit symboliquement pertinente, mais qu’elle fasse parler. C’est le fameux « Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi ! » de Léon Zitrone. Sur ce point j’ai une objection forte : ça fait parler, certes, mais parler de quoi ? Du changement climatique ? Je me permets d’en douter. On parle des formes du militantisme, de l’état du tableau agressé, mais pour le reste, personne ne va changer d’opinion au sujet du climat.
On m’a aussi dit que je ne comprenais rien. Et que tous ceux qui trouvent idiot de jeter de la soupe sur un tableau ne comprennent rien.
Une fois n’est pas coutume, je m’autoriserai à me réclamer de ma casquette d’enseignant, non pas en tant que spécialiste de la pédagogie, ce que je ne suis pas (les enseignants du supérieur n’y sont généralement pas formés), mais plutôt en faisant le bilan de mes succès et de mes échecs dans le domaine. Je crois pouvoir affirmer, fort de cette expérience, que quand la personne à qui on explique ne comprend pas ce qu’on lui explique, c’est souvent qu’on explique mal. Et quand c’est toute une assemblée qui ne comprend rien, il est même certain que le problème n’est pas le manque d’intelligence ou d’attention des personnes à qui on s’adresse. Ça peut être que ce qu’on cherche à expliquer réclame un long développement (il faut en savoir des choses pour arriver à comprendre une notion en physique des particule…). Et ça peut être aussi tout simplement qu’on n’est pas intelligible.
On m’a dit que j’étais ignorant : « Vous êtes en train d’étaler aux yeux du public votre méconnaissance de l’action Stop Oil ». Là aussi, c’est en tant qu’enseignant que je rappelle que le remède à l’ignorance existe, que ce n’est ni le mépris, ni l’insulte, ni le surplomb, c’est l’instruction.
Mais au fait, est-ce que le but est bien d’édifier le public ? N’est-ce pas juste de créer du clivage, de tracer la frontière entre le camp du bien et le camp du mal ? Le militantisme écologiste est souvent accompagné du sentiment de vertueuse supériorité de certains de ses tenants : leur cause, c’est leur chose, leur raison de haïr le voisin qui n’agit/pense pas pareil. Mais sur ce sujet précis, c’est complètement absurde, nous sommes tous dans le même navire, nous sommes tous le problème et peut-être tous la solution, ça devrait pas être un concours.
Bon, je peux continuer longtemps à égrener mes arguments, ou à dire que la connaissance et la création, l’art et la science, font partie des rares choses qui confèrent sa beauté et sa valeur à notre espèce, et qu’il est dommage de les prendre précisément pour cible. Certains objecteront que l’art est bourgeois, superflu, inutile, non-productif. C’est vrai, et l’art est même par essence anti-naturel : art, artefact, artifice… Je ne crois pas que cette considération fasse partie du kit rhétorique de Just Stop Oil, mais certains l’ont émise malgré tout.
Je finirai avec ce « bingo » assez pénible, qui met sur un même plan tous les arguments (de la blague à l’insulte, du préjugé anti-jeunes aux réflexions construites et informées) qu’ont pu donner les personnes critiques de l’action de Just Stop Oil :
Je trouve ce genre de « bingo » de plus en plus horripilant car il n’est pas très honnête, il place sur un même niveau des opinions qui n’ont aucun lien, et laisse accroire que toute critique ou toute remarque fait partie d’un même ensemble. Ce qui implique aussi qu’aucune critique ne mérite d’être entendue, que toute observation qui n’est ni passionnément favorable (ni au moins démagogiquement indulgente) est par essence malveillante et opposée à la cause défendue. Soit on est d’accord, soit on se tait, quoi. Et puisque la cause est grande, puisqu’elle est immense (le Monde !) alors les moyens employés, les tactiques, la stratégie, l’efficacité, l’effet, sont des questions qu’il est presque indécent d’évoquer.
Je remarque pour ma part qu’on pourrait faire un « bingo » exactement réciproque en compilant les arguments qui célèbrent l’action de Just Stop Oil : « y’avait une vitre alors apprends à te renseigner avant de t’indigner » ; « toi même tu en parles, tu vois que ça marche » ; « tu crois qu’un vieux tableau est plus intéressant que le climat ? » ; etc.
Mais aura-t-on avancé pour autant ?
Lire ailleurs : Contre Van Gogh, deux activistes du climax, par Jean-Marc Adolphe.
Excellent texte, excellente réflexion.
Salut Jean-No,
Très bon texte, mais je voudrais creuser un angle particulier, celui des tableaux et de leur perception par le grand public. Les personnes qui vandalisent des œuvres au nom de causes militantes se mettent en tort, nous en sommes d’accord. Le problème, c’est que la valeur et l’unicité de ces tableaux n’est pas perçue par le grand public. Et lorsque ces militants commettent de tels actes, je les soupçonne de tenir un raisonnement du type « De toute façon on s’en fout de ces tableaux, les détruire ne changera rien à nos vies puisque de toute façon nous n’aurions jamais eu l’idée de payer l’entrée au musée pour venir les admirer, en revanche ça emm… les crânes d’œuf qui fréquentent les musées, et comme ce sont aussi souvent les responsables du désastre écologique qui est devant nous, autant frapper des choses auxquelles ils sont attachés mais pas nous ». Amalgamer les responsables politiques inactifs face au désastre climatique et les amateurs d’art est un raccourci grossier. Pour ne prendre que l’exemple de Macron et de ses gouvernements depuis cinq ans, ces gens-là ne me semblent pas avoir plus d’affinités avec la culture que le clampin moyen, ce qui en soi est assez effrayant mais passons.
Mais ne nous voilons pas la face, et admettons aussi que le public qui fréquente les musées de manière non contrainte (comme le sont des classes d’élémentaires ou de collège par exemple) est largement « CSP+ ». Et la raison me semble évidente : l’école de Jules Ferry veille à apprendre à lire aux enfants avant de leur mettre un livre entre les mains, mais elle juge superflu de leur donner quelques clés sur l’histoire de la peinture et de les initier à la lecture d’un tableau (le cadrage, les lumières, le trait, etc.) avant de les envoyer dans un musée. Or, il y a sans doute à peu près d’enfants aptes à comprendre et interpréter un tableau sans une initiation qu’il y a d’enfants capables d’apprendre à lire sans l’aide de l’école. Le mythe du gamin qui aura une illumination devant un Gauguin ou un Vermeer a la peau dure. Ce mythe repose sans aucun doute sur quelques vérités, mais la réalité est que quand un établissement scolaire envoie ses classes au musée du coin, les gamins s’y ennuient en masse car ils ne sont pas préparés à comprendre ce qu’ils auront sous les yeux.
Là tout de suite, je n’ai pas le temps de développer davantage, je reviendrai plus tard. Mais si l’école publique se dote réellement d’une pédagogie de l’apprentissage des arts, nous n’aurons plus, dans 15 ou 20 ans, et encore moins dans 50 ans, des gens qui défigurent des tableaux sans valeur pour eux. Car ça leur semblera tout simplement impensable.
Clairement, avec cette action, il y a l’idée de ramener les tableaux à leur supposée valeur financière, et de réduire l’art à son rapport avec l’argent (combien de gens, après avoir entendu parler d’une vente médiatisée, pensent que les artistes sont tous millionnaires — sauf quand ce sont leurs enfants qui veulent devenir artistes, là on leur dit « tu vas crever de faim ! »), et sans doute une espèce de mépris voire de haine pour l’art… (superflu, inutile, riche,…).
Et comme tu le dis, c’est même passablement injuste car si l’art était autrefois la chose du bourgeois, les bourgeois d’aujourd’hui se sentent désormais dispensés de Culture classique, on se rappelle Sarkozy-le-bling-bling-décomplexé ou François Hollande qui disait à sa ministre de la Culture « vas au spectacle, fais semblant que ça te plait »
« et sans doute une espèce de mépris voire de haine pour l’art… (superflu, inutile, riche,…). »
Oui, oui et oui. Mais ce mépris ne vient pas de nulle part, il est le fruit de générations entières de gamins que l’on a trainés dans des musées, qui s’y sont ennuyés et qui n’y sont jamais revenus par eux-mêmes. Il se trouve que le portrait que je brosse est un autoportrait. Que celui qui n’est jamais sorti d’un musée sans avoir retenu quoi que ce soit me jette la pierre.
Je ne connaissais pas la sortie de Hollande à sa ministre, mais elle en dit bien plus long que tous les discours. Je me suis retrouvé plus souvent qu’à mon tour en position de ne rien comprendre à une toile mais à me sentir obligé de dire que c’était formidable pour ne pas passer pour un inculte. Si même des ministres et des présidents se retrouvent dans le même embarras, ne serait-il pas temps de se pencher sur la pédagogie autour de l’art ?
Ma nièce, qui vit à Rodez et est âgée aujourd’hui de 21 ans, a eu droit à 4 visites (en deux ans) du musée Soulages avec son collège. C’est devenu une blague entre nous, chaque fois que je la vois je lui demande quand elle m’accompagnera enfin au musée Soulages. Elle ne veut plus qu’on lui parle de musées, elle ne veut même plus en entendre parler. Et ses profs de l’époque ne comprenaient rien non plus, ils se disaient simplement qu’ils pouvaient allumer une étincelle chez un ou deux élèves et que si ça arrivait ce ne serait déjà pas si mal. Ils n’ont manifestement pas réfléchi au rejet qu’ils ont provoqué chez leurs élèves, qui est beaucoup plus massif.
Je te parle de ma nièce car sur la photo, les deux vandales me semblent avoir à peu près son âge, et je crains qu’ils n’aient, de l’art, qu’une expérience sensiblement égale à la sienne. Ce qui évidemment n’excuse pas leur geste.
J’ai le souvenir d’une expo Dali à la fondation Leclerc à Landerneau, en Bretagne. Près de nous, un animateur faisait une visite commentée à une dizaine de gamins de 8-9 ans. Ils ont vu trois tableaux en 40mn, l’animateur se mettait à la portée des élèves, et il leur expliquait longuement la genèse et la technique de chacune des ces trois pièces. Nous étions tellement scotchés par l’animateur que nous nous sommes collés au groupe pour l’écouter, il rendait des pièces de Dali accessibles à tous. C’est un métier, et comme tous les métiers il a ses amateurs et ses professionnels. Toutes les classes d’élémentaires et de collège du secteur y sont passées en 4 mois, et avec chaque classe l’animateur commençait par une longue séance en amont dans la salle de classe, pour évoquer Dali, sa vie et la place de son œuvre dans l’histoire de la peinture. Bref, les gamins n’étaient pas lâchés seuls dans la nature.
A la fin de la séance, j’ai demandé à l’animateur comment il s’y serait pris pour Soulages. La réponse a claqué : 4 heures (minimum) de présentation de Soulages en amont de la visite. La visite dure une heure au moins, et on s’arrêtera sur une seule pièce. A partir de 16 ans, pas avant, et en s’assurant au préalable que les ados ont déjà un minimum de background sur la peinture. Et de conclure que l’œuvre de Soulages n’est pas la plus accessible, que la rendre accessible au plus grand nombre est un défi extraordinaire, et que la structure capable de faire un tel travail restait à construire.
Tant que l’Education nationale considèrera que sa mission est terminée dès lors que les élèves franchissent la porte d’un musée, elle produira en masse des citoyens qui détestent l’art, ou des citoyens qui font semblant d’aimer l’art (sans se duper eux-mêmes). Au final, beaucoup regarderont avec indifférence (voire connivence non assumée) un tableau de la National Gallery aspergé de tomates, tout ceci n’est de toute façon pas de leur monde. C’est une construction qui vient de loin, c’est pour ça que je te parlais des gamins à l’école.
PS : concernant le rapport de l’art à l’argent, je ne peux que te renvoyer (si tu ne connais pas déjà) vers les conférences gesticulées de Franck Lepage, et notamment celle-ci : https://www.youtube.com/watch?v=ixSI7qD-Z1s. Pour un passage plus précis sur l’art contemporain : https://www.youtube.com/watch?v=n3gOLGzMChU
Les œuvres qui réclament une médiation sont dépendantes de la qualité de la médiation, effectivement. Personnellement il y a des tas d’œuvres que je n’ai apprécié qu’en… connaissant leurs auteurs.
Le grand secret qu’il faudrait bien expliquer c’est que « l’art contemporain » n’est pas un bloc, qu’on n’a pas à comprendre (tout) ou rejeter (tout), de même qu’on ne peut pas dire « j’aime pas les livres » ou « j’aime pas les films » : quels livres ? Quels films ? Il y en a de mauvais, de bons, tout n’est pas pour tout le monde à tout moment… On aurait eu du mal à m’intéresser à la peinture baroque quand j’avais quinze ans…
La notion de « compréhension » est un peu venimeuse, elle rabaisse les spectateurs qui ne rentrent pas dans une œuvre. Faut être détendu face aux œuvres, on a le droit de ne pas aimer, on a le droit de prendre le temps pour y entrer, on n’est obligé à rien…
Bien sûr, plus on voit de choses et plus on a de portes d’entrée pour aborder ce qu’on voit, mais il faut regarder pour soi, pas pour avoir l’air de « comprendre ».
J’aime bien Lepage, souvent, mais je suis un peu réservé sur sa position au sujet de l’art contemporain, car il tombe un peu dans une caricature des institutions et des artistes, et pour fréquenter et le ministère et de nombreux artistes, je vois beaucoup de gens sincèrement passionnés – ce qui n’empêche pas de constater des questions d’ordre sociologique, des problèmes d’entre-soi, etc.