En tant que citoyen, en tant que que mélomane, en tant que descendant d’irlandais (enfin peut-être), en tant qu’être humain, je ne peux plus me taire, je me dois de faire le point sur l’affaire Armanet-Sardou. Après tout, il semble que rien ne soit plus important cette semaine.
Oh, je sais bien ce que vous allez me dire. Eh bien ne me le dites pas.
Or donc, la jeune chanteuse Juliette Armanet, au cours d’une séquence vidéo sur un compte TikTok de la télévision publique belge francophone, a étrillé une chanson de Michel Sardou, Les Lacs du Connemara. Affirmant que c’était la chanson qui la dégoûtait, qui pouvait lui faire quitter une soirée. Elle a ajouté que la musique était « immonde », que les paroles avaient un « côté scout, sectaire », concluant par cette sentence : « C’est de droite, rien ne va. ».
Voilà bien le genre de choses qu’on dit, vite fait, comme ça, pour rire, ou pour rire à moitié, lors d’une interview, en mettant une emphase incongrue sur un sujet qui pourtant ne nous empêche pas de dormir — car je doute que Juliette Armanet soit, au jour le jour, morbidement obsédée par sa haine des Lacs du Connemara. Elle n’aime pas cette chanson, c’est comme ça, ce n’est pas grave. On a le droit de ne pas aimer une chanson.
Les gens qui aiment Michel Sardou devraient plutôt se réjouir qu’une femme qui n’a pas quarante ans sache encore le nom de ce chanteur qui, depuis des décennies, est surtout connu pour annoncer régulièrement mettre un terme à sa carrière, et ce dans une indifférence qui me semble assez générale. Juliette Armanet avait trois ans la dernière fois qu’une nouvelle chanson de Sardou est passée à la radio. C’était Musulmanes, en 1987. Mais non, on est en France et les gens préfèrent râler, voir le verre à moitié vide.
Sur Twitter et ailleurs, la polémique a été assez violente, et ça a été l’occasion de vérifier à la fois que beaucoup de gens aiment Les Lacs du Connemara, et que beaucoup de ces mêmes gens ne situent pas vraiment Juliette Armanet ni sa musique.
Lorsque Juliette Armanet aura comme Michel Sardou, vendu plus de 100 millions de disques, réalisé, 26 albums studio et 18 albums live, avec plus de 350 chansons, et reçu cinq Victoires de la musique, elle pourra oser ouvrir sa sale gueule de gaucho pour le critiquer.
(le dernier tweet ne manque pas de sel, car il émane d’un ancien policier, militant zemmouriste, qui est défavorablement connu de sa hiérarchie pour avoir cumulé onze ans d’arrêts-maladie en vingt-deux ans de service. Les contribuables apprécieront !)
Juliette Armanet est libre de dire de qu’elle veut des Lacs du Connemara. Je suis libre de dire qu’elle n’arrive pas à la cheville de Sardou, Revaux et Delanoë et qu’aucune de ses chansons ne vaut ce tube de 1981 ! (Eric Anceau, spécialiste de Napoléon)
Quand tu n’as pas de talent comme Yseult, Camélia Jordana, ou Juliette Armanet. Tu dois faire le buzz pour vivre, car tu ne vends pas de disques. Tu vis grassement de nos impôts comme France Inter, France Télé ou Libé.
Je vous épargne les considérations purement misogynes, le slut-shaming (à coup d’extraits de paroles se rapportant à la volupté), car elles sont tristement banales et ne nous renseignent guère que sur le sexe féminin de la cible des attaques, et sur le sexe masculin de leurs auteurs.
Si on tente de se faire une idée de Juliette Armanet uniquement en lisant les déclarations de ceux qui la conspuent, on apprend :
- que c’est une chanteuse inconnue
- qu’elle n’a pas de talent
- qu’elle est jalouse
- qu’elle parle sans connaître (mais ceux qui lui répondent semblent tout ignorer d’elle)
- qu’elle n’a pas de respect envers un aîné et un professionnel
- que c’est une fille à papa (mais que dire de Sardou, issu d’une dynastie d’artistes ?)
- que c’est une « gauchiste », une « woke », une « bobo »
- qu’elle fait de la chanson engagée
Curieusement, l’accusation — car c’est toujours une accusation lorsque la cible est réputée « de gauche » — d’être une « artiste engagée » émane de gens qui sont eux-mêmes assez précisément positionnés politiquement, et notamment positionnés à la droite de la droite, comme par exemple Éric Ciotti (« Michel Sardou, c’est la France tout simplement (…) Difficile à avaler pour la bien pensance ! ») ou Gilbert Collard (« Juliette Armanet, la sans voix, déclare son aversion pour « Les lacs du Connemara » de Sardou. Cherchez bien, dans le titre, on trouve un mot qui l’habille à merveille : Connemara ! » — au passage, je note qu’il est amusant de faire des jeux de mots en « conne » quand on s’appelle « Collard » mais je ne vais pas tirer sur l’ambulance !).
Entre un commentaire sur un fait-divers odieux et une célébration de l’Assomption de la vierge, ces deux responsables politiques ont tenu à faire connaître leur avis sur le sujet. Pour eux, Sardou n’est pas « de droite », il est juste normal, quoi. Je ne sais pas si Sardou est « de droite » mais il semble que beaucoup de ses défenseurs les plus énervés détestent ce qui est « de gauche », quoi que ça veuille dire.
Personnellement, j’aime bien Juliette Armanet. Je n’ai pas écouté attentivement les paroles de toutes ses chansons, mais je n’ai pas été frappé par des textes politiquement engagés. Je doute qu’il faille halluciner un sous-texte communiste ou écologiste dans un joli vers tel que : « Le dernier jour du disco / Je veux le passer sur ta peau / À rougir / Comme un coquelicot ». Inversement, Michel Sardou est un chanteur non pas engagé (en général il vote comme la majorité, c’est lui qui le dit), mais bel et bien politique, puisqu’il a régulièrement chanté des chansons sur des sujets socio-politiques : la peine de mort (Je suis pour) ; la désindustrialisation (Le France) ; le dévoiement du communisme (Vladimir Illich) ; l’ingratitude envers les États-Unis (Les Ricains) ; contre les hippies (Madras) ; sur le changement de place des femmes dans la société (Être une femme) ou le fait que les gens soient en train de devenir trop instruits (Cent mille universités).
Sardou a toujours eu la réputation d’être « de droite », même si ça a parfois été sur un malentendu, comme avec Le Temps béni des colonies, qui raille la nostalgie coloniale plutôt que le contraire, ou Les villes de solitude, qui met en scène un type qui lorsqu’il a bu, a « envie d’éclater une banque » et « de violer des femmes » : comme avec Orelsan (Sale Pute) ou Eminem (Stan), une partie du public semble prendre la fiction pour le réel, ou au moins pour une forme d’aveu de pulsions sordides. Sentiment qu’on aurait tort de chasser d’un revers de main : la création artistique ou littéraire peut exprimer une violence habituellement refoulée, enfouie. Ce n’est pas une dérive, c’est sans doute au contraire une de ses vertus, une des choses qui donne un intérêt à l’Art : pouvoir transformer quelque chose de laid (ou de terriblement banal, comme l’amour ou le désir !) en quelque chose d’autre. Pas forcément quelque chose de beau, d’ailleurs, mais quelque chose d’autre.
Mais au fait, qu’est-ce que Les Lacs du Connemara, et cette chanson est-elle de droite ? On connaît l’Histoire : entendant le son de cornemuse d’un synthétiseur, Michel Sardou s’est dit qu’il serait amusant de faire une chanson écossaise. Ni lui ni son compositeur Jacques Revaux ni son parolier Pierre Delanoë ne connaissaient rien à l’Écosse, mais grâce à un prospectus sur l’Irlande (qu’ils ne connaissaient pas plus), ils ont décidé de créer une chanson sur une région de la côte Ouest de l’Irlande, célèbre pour ses collines (d’où la chanson The Hills of Connemara, consacrée à l’alcool fait maison).
Les paroles comme la musique sont d’un exotisme en toc qu’on qualifierait désormais d’appropriation culturelle, mais chaque année les Irlandais sont surpris de voir débarquer des français (et pour on ne sait quelle raison des néerlandais) à la recherche de lacs particulièrement notables dans la région du Connemara où, ai-je entendu dire, cette chanson est plutôt moins célèbre que Un clair de lune à Maubeuge. Les paroles ne sont pas spécialement politiques, donc, et son interminable énumération de toponymes et de patronymes gaéliques (Tipperary, Barry-Connelly, Galway, Connors O’Connolly, Flaherty du Ring of Kerry,…), la rend de toute façon en grande partie inintelligible.
Sardou a immédiatement douté du résultat et hésitait à sortir le disque, un peu comme Jacques Brel qui n’aimait pas son Amsterdam : nul n’est prophète en sa discographie. Le succès fut phénoménal, et trente ans plus tard, cette chanson est devenue une bernique du patrimoine musical français, il semble impossible de s’en débarrasser. Il faut dire que, quoi qu’on en pense, l’air est un ear worm qui s’installe irrésistiblement dans les tympans et les consciences. Cette considération justifie, à mon sens, une forme d’hostilité, car une chanson médiocre n’a jamais été un problème, mais une chanson médiocre que l’on fredonne malgré soi, ça c’est un problème. Et quand les plus insupportables cousins d’une branche maudite de la famille semblent exulter lorsque le deejay du mariage passe cette chanson, eh bien on peut entendre la rage de Juliette Armanet. Pour ma part, j’ai fait la paix avec cette chanson, je la vois comme un mauvais moment à passer, entre Voyage voyage, Les Démons de minuit et Viens danser : pour on ne sait quelle raison mystérieuse, il semble que la playlist de chaque mariage français contienne de variété pas terrible des années 1980, alors même que cette décennie regorge de chefs d’œuvre. Face aux promesses tragiques du monde qui vient, je comprends très bien la régression vers les années 1980, qui se trouvent être celles de mon adolescence, mais pourquoi cela doit-il passer par la mauvaise musique de l’époque ? Ce mystère est vertigineux. Peut-être que c’est ça, être réactionnaire : non seulement être nostalgique (ce qu’on aurait tort de ne pas être, car un jour on mourra, tout ce qu’on a, tout ce qu’on a eu, on le perdra, alors autant le regretter déjà — je me comprends), mais être nostalgique des trucs les plus nuls et amnésique du reste. C’est peut-être de ça que parlait Juliette Armanet en disant « c’est de droite, rien ne va », je n’en sais rien.
Ceux qui reprochent à cette jeune chanteuse, du haut de ses ventes modestes, de manquer de respect envers un chanteur aux millions de disques, commettent plusieurs erreurs. La première, c’est que même si eux ne connaissent pas Juliette Armanet, celle-ci vend des disques, il est erroné d’imaginer que ses considérations irrespectueuses envers Michel Sardou constituent une tentative de « faire le buzz » pour se faire connaître. Non seulement ce n’est pas une inconnue du public, mais elle fait même partie d’une certaine relève de la chanson de variété. Comme Sardou, elle est chevalier des Arts et Lettres. Sa carrière n’a que quelques années, il est difficile de dire si dans cinquante ans elle aura vendu autant de disques que l’interprète des Bals populaires, mais est-ce la question ? Le droit d’avoir une opinion en musique est-il indexé sur les ventes de disques ? À vingt-huit ans, Aya Nakamura a vendu un demi-millions d’exemplaires de son dernier album, est-ce que ça rend ses paroles plus intéressantes que celles de Meryl, qui a à peu près le même âge et que vous ne connaissez pas ? (je vous recommande son single Coucou).
Et enfin, si il faut avoir vendu autant de disques que Sardou pour être autorisé à le critiquer, faut-il avoir vendu autant de disques que Juliette Armanet pour avoir un avis sur son avis ? Certains ont même dit à Juliette Armanet qu’elle pourra s’exprimer lorsqu’elle aura composé autant de tubes que Sardou. Mais c’est impossible : Sardou est un interprète, pas un auteur-compositeur (co-compositeur à la rigueur), au contraire de Juliette Armanet.
Bon, enfin bref, une plutôt bonne chanteuse n’aime pas une une plutôt mauvaise chanson, on s’en fiche, mais on est le quinze août, ça distrait, ça nous permet de ne pas penser au retour du covid, aux afghans noyés dans la Manche, aux afghanes persécutées, aux iraniennes persécutées, à l’Ukraine, à l’inflation, à l’augmentation des tarifs ferroviaires, à la sécheresse, aux incendies ou encore à l’entrée de l’Université de Poitiers dans le top 900 du classement de Shanghai. Ça nous permet de ne pas penser à toutes ces choses auxquelles nous ne pouvons rien.
Ah tiens, l’auteur de Bonne nuit les petits est mort dimanche.
« Oh, je sais bien ce que vous allez me dire. Eh bien ne me le dites pas. »
Ces deux phrases m’ont immédiatement fait penser à Alphonse Allais, je ne sais pas pourquoi.
Oh Fane, que voila une belle polémique estivale !
Je vais te répondre plus longuement plus tard, mais là tout de suite je me dois de corriger au moins un point de ce que tu dis : Michel Sardou a composé les paroles de bon nombre de ses chansons, et il est même parfois – plus rarement – aux manettes sur les musiques. Il a notamment écrit les paroles de Je suis pour, Le France et Les Ricains. C’aurait été ballot que les paroles de ces chansons si polémiques aient été écrites par d’autres.
@Enzo33 alors évidemment il est pour beaucoup dans ses chansons, leurs thèmes,… Et d’ailleurs sans exception je crois elles lui sont toujours associées. Mais bon, c’est vrai, il y a apparemment même des chansons qu’il a fait tout seul 🙂
Je ne veux pas dire de bêtises, mais j’ai entendu dire que nombre de jeunes auteurs-compositeurs se sont vu proposer d’écrire deux chansons pour Johnny, l’une étant créditée à Johnny et l’autre figurant à leur carte de visite « j’ai écrit une chanson pour Johnny ». En fait, ils en ont écrit deux 🙂 . C’est ainsi que Johnny apparaît comme auteur des paroles ou de la musique d’un certain nombre de ses chansons, ce qui est totalement usurpé. Et c’est bien là la différence avec Michel Sardou, qui à ma connaissance n’a pas agi de la sorte (mais j’avoue ne pas avoir creusé la question). Donc Sardou est un auteur-compositeur, contrairement à Johnny qui n’est qu’un interprète.
Si je convoque Johnny, c’est parce que c’est mon putching-ball, tout comme Sardou et les Lacs du Connemara semblent être celui de Juliette Armanet. Mais c’est aussi parce que Johnny m’amène au cœur de ce que je voulais te répondre. Bien que Johnny n’ai pas déclenché de polémiques avec les textes de « ses » chansons, il partage avec Michel Sardou un élément remarquable, celui d’être adulé par une frange de la population française qui s’identifie politiquement à la droite. Dans le cas de Sardou, il a en effet quelques chansons qui le marquent politiquement, ce sont les chansons que tu cites dans ton billet. Je l’ai surtout entendu raconter qu’il avait été marqué dans son enfance par son père, qui lorsque le Général apparaissait à la télé se levait et se mettait au garde-à-vous devant l’écran. Dans la réalité, il me semble être le chanteur d’une époque, une sorte d’anar de droite devenu progressivement un vieux réac… pas forcément de droite.
Sa conception du féminisme me semble désormais assez datée, mais quand il s’en est pris à Sandrine Rousseau, bien que contestant la forme de la saillie (assez proche finalement de celle de Juliette Armanet), j’étais d’accord avec lui sur le fond. Le wokisme dont Sandrine Rousseau est l’une des porte-étendard renferme de nombreux stigmates totalitaires, à commencer par l’imposition de certains mots et le bannissement d’autres mots dans l’espace public. Orwell explique tout ça très bien. Et, de mon point de vue, dénoncer cette tendance n’est pas un marqueur de droite mais un marqueur de bon sens. Sandrine Rousseau et ses groupies n’ont pas le monopole de la gauche, fort heureusement, mais les luttes internes au sein des formations politiques de gauche sur ces questions traduisent l’influence grandissante de cette mouvance.
En 1981, l’année des Lacs du Connemara, Jack Lang, à la tribune de l’Assemblée, expliquait que la France venait de passer de l’ombre à la lumière. Plus que tout autre dirigeant socialiste, il a incarné le magistère de la gauche sur les questions culturelles, qui s’est avéré catastrophique par son mépris de toute création n’étant pas du sérail socialiste, seuls les intellectuels communistes, d’ailleurs en voie de disparition, méritant un minimum de respect. Tout, absolument tout, était réuni pour que Michel Sardou soit la figure iconique du chanteur de droite adulé par des gros beaufs de droite qui ne connaissaient rien à l’art. Et ce, au moment-même où Afrique Adieu, Vladimir Illich, les Lacs, Être une femme, Chanteur de jazz et quelques autres chansons le propulsaient au sommet de sa carrière.
Cette gauche pseudo-intellectuelle qui se met des plumes dans le cul a essuyé son lot de gamelles électorales, mais elle continue d’exercer son magistère moral, aux micros de France Inter, sur les écrans de France Télévisions et dans les colonnes de Libé (pour reprendre ton énumération). Dans Libé, justement, un article d’hier soir : « Le parti [le RN] espère ainsi séduire un électorat populaire qui est pourtant le premier à pâtir de sa politique dans les collectivités qu’il dirige. » Non Libé, le RN n’espère pas séduire un électorat populaire, il le séduit déjà, et les urnes en témoignent élection après élection.
Je suis bibliothécaire, directeur de la BM d’une ville moyenne, et je constate avec fatalisme et impuissance que la programmation culturelle telle qu’elle est menée, dans ma ville comme ailleurs, ne fait venir que des publics éduqués CSP+, amateurs de théâtre, de spectacle vivant et d’art contemporain, avec dans ma ville la circonstance aggravante que ce sont de plus en plus des retraités. A la modeste échelle qui est la mienne, et en dépit de ma conscience de tout cela, je ne fais que reconduire des déterminismes sociaux que Bourdieu, mort il y a 20 ans, avait déjà diagnostiqués à propos de l’école. Que les lycéens consacrent la majorité de leur Pass Culture à l’achat de mangas n’entre manifestement pas en considération.
Ce mépris culturel, Juliette Armanet n’en est que l’enfant. Ode à une Irlande plus fantasmée que réelle, Les lacs du Connemara n’est pas une chanson de droite, c’est une chanson qui ne veut effectivement pas dire grand chose. Et non Jean-No, ce n’est pas un problème que toi et moi fredonnions cette chanson « malgré nous », malgré le fait que nous la trouvions médiocre. Elle est d’accès immédiat, elle est rythmée, elle est enjouée, et quand elle passe à la fin d’un mariage, beaucoup se lèvent pour enflammer le dancefloor, qu’ils soient de droite ou de gauche, car cela n’a strictement rien à voir. Nos actes ne sont pas gouvernés que par notre rationalité, ils le sont aussi par nos affects.
Je terminerai ma défense d’un chanteur de droite, qui me coûte un peu quand même, en relatant (approximativement) un échange sublime d’autodérision de la part de Sardou, dans l’émission « On n’est pas couchés », à l’époque où Léa Salamé était chroniqueuse :
Léa : Quand j’étais petite, j’adorais vos chansons.
Michel : Oui merci, mais… ce n’est plus le cas ? Que s’est-il donc passé ?
Léa : Malheureusement pour vous, à 14 ans j’ai écouté David Bowie et plus aucun retour en arrière n’était possible après ça.
Michel : Ah oui, là effectivement, je ne pouvais pas lutter…
Sardou est un personnage intéressant, c’est clair, et le généalogiste amateur que je suis est aussi fasciné par les dynasties d’artistes tels que les Sardou ou les Brasseur. Et il est plus compliqué que la caricature qu’on en fait, et puis il est le produit d’un certain air du temps, Être une femme en est un exemple fort. Mais réac’, je pense qu’il l’a toujours été (Cent mille universités, Madras). J’aime bien son côté taquin, comme quand il a créé le magazine MS uniquement pour se moquer du Podium de Claude François. Et il s’est fait traiter de sexiste etc., mais à ma connaissance il ne pâtit d’un dossier dans le domaine ni par ses chansons (contrairement à Léo Ferré disons) ni dans la vie (ce n’est pas Bertrand Cantat !).
Mais bon, quand il dit « le prochain cycliste qui me grille au feu rouge je me le fais », on voit que son opposition aux écolos n’est pas uniquement liée à une réflexion élaborée sur les effets secondaires du wokisme, il est bien dans la pulsion (comme avec la peine de mort d’ailleurs)…
Pour moi qui l’ai subi étant jeune (bien plus que Johnny, qui a commencé à retrouver une forme de célébrité mainstream vers le milieu des années 1980, de mon observation, Sardou a surtout peu de bonnes chansons, et quand la variété non française a déboulé à la télévision, après des années de Maritié et Gilbert Carpentier, les variéteux tels que Sardou ont un peu disparu, au profit de Michael Jackson, de Prince et de Tina Turner, et c’était très bien comme ça 🙂
Sur l’idée de la monopolisation symbolique de la culture par le Parti socialiste, j’ai une vision nuancée. D’un coup on a eu droit à des radios qui passaient autre chose que du Sardou, on a parlé de fanzines, de graffiti, de clips,… Et certes, toute la culture populaire officielle giscardienne a disparu des ondes : Il était une fois, les derniers yéyés, etc. Mais ce n’est pas parce qu’ils ont été occultés, c’est surtout parce que subitement, on a eu le choix. Certains ont d’ailleurs très bien survécu, comme France Gall. D’autres ont disparu malgré une œuvre qui valait le coup, comme Michel Delpech…
Dans l’article, j’ai ajouté un montage de captures Twitter où on voit que depuis plus d’une décennie, j’utilise le nom « Michel Sardou » de manière assez négative 😀
Comme quoi, j’ai de la suite dans les idées.
Jean-No, j’ai de la suite dans mes idées moi aussi, et ce n’est pas par hasard que j’ai parlé de Léa Salamé. Il se trouve que je n’ai que 2 ans d’écart avec elle, et je n’aurais pas été loin de faire à Sardou exactement la remarque qu’elle lui a faite. Je l’aurais sans doute formulée différemment, en disant à Sardou que pour moi il écrivait des chansons pour enfants, ce qu’il aurait peut-être moins bien pris que la comparaison avec Bowie. Alors que pour moi ça n’a rien d’injurieux, ce n’est que la vérité : les chansons de Sardou sont des chansons de mon enfance, et je suis passé à Sting, Genesis, Supertramp, Dire Straits et plus tard Bowie, les Stones, The Cure, Nirvana, les Red Hot, Jamiroquai et tant d’autres, bien aidé il est vrai par mon frère âgé de 5 ans de plus que moi. Né en 77, je n’ai pas le même regard que toi sur ce qui s’est gagné ou perdu dans les années 80. J’ai lâché Sardou comme j’ai lâché Duteil et Gotainer, ce sont les chanteurs de mon enfance, c’est sans effort particulier que je suis passé à autre chose. Et donc, quand tu dis que Sardou n’a pas beaucoup de bonnes chansons à son actif, j’aurais tendance à te répondre que tu attends trop d’un chanteur pour enfants . Ce n’est que bien plus tard que j’ai saisi la dimension politique, et polémique, de son œuvre.
Ce dont je suis certain, c’est de cette arrogance intellectuelle de la gauche trop vite devenue caviar dans les années 80. Nous avons gagné en pluralisme, et le choix s’est effectivement élargi. Mais Jack boycotte le festival de Deauville dès 81, en arguant la défense de la création culturelle française face à la toute-puissance des blockbusters américains. Peu de censure dans les faits, mais les subventions ont été fléchées vers une direction bien précise. Cette hiérarchisation implicite des valeurs culturelles est le legs de la gauche mitterrandienne. Elle a conduit à des éditoriaux particulièrement chargés contre des artistes connaissant le succès, Sardou bien sûr, mais aussi par exemple un jeune réalisateur, non politisé à l’époque, qui a eu le malheur de faire des cartons dans les salles avec des films non calibrés pour passer aux Dossiers de l’Ecran, leur point fort étant leur univers graphique bien plus que leur univers social. Un certain Luc Besson. Il faut absolument se remémorer la séquence de Cannes en 88, quand le Grand Bleu se fait tailler en pièces par la critique officielle sûre de son bon droit, Besson s’excusant en direct d’être encore un cinéaste en apprentissage… quelques semaines avant que le film ne fasse 10 millions d’entrées en salles.
Par millions, les Français ont perçu ce climat de hiérarchisation culturelle comme une insulte à leurs pratiques et leurs goûts culturels. Par millions, ils ont ressenti ce mépris. C’était il y a 40 ans. Et c’est encore pire aujourd’hui. En 88, la tonalité des revues de presse de France Inter, c’était « mais pourquoi aller voir cette grosse m… de Grand Bleu ». Aujourd’hui, il s’agit carrément de faire pression pour que les films de Polanski disparaissent des salles, pour que les planches de Vivès ne soient pas exposées à Angoulême, pour que Sylviane Agacinski ne puisse pas conférencer à Bordeaux. Ce climat ambiant est omniprésent dans les médias, où la gauche légitime, bientôt réduite à l’état d’isolat politique, n’en est même plus à distribuer les bons et les mauvais points sur les ondes, elle en est carrément réduite à décider de ce qui doit être autorisé ou pas. C’est ce climat qui rend possible la sortie de Juliette Armanet, qui n’est pas une imbécile, qui s’est exprimée sur TikTok (avec la caisse de résonance qui en découle) et qui sait qu’une grande partie de son univers social sera à ses côtés pour brocarder un vieux réac de droite.
J’ignorais la sortie sur les cyclistes… Mais son côté provocateur ne m’avait pas échappé 🙂 .
Ton petit billet d’été m’aura au moins permis de mettre de l’ordre dans mes idées. D’un côté, je lutte pied à pied pour que le wokisme ne soit pas assimilé à la gauche. Mais d’un autre côté, je suis bien obligé de reconnaître que la cancel culture d’aujourd’hui n’est que l’enfant malade de l’ombre et de la lumière des années 80, et que c’est dans mon camp, celui de la gauche, qu’il faut faire le ménage. En commençant par arrêter d’insulter Sardou (et d’autres évidemment), dont beaucoup de gens de sensibilités politiques différentes ont fredonné les chansons mais se perçoivent désormais comme trop vulgaires pour appartenir à la gauche.
Je ne sous-estime pas Eric Ciotti et Gilbert Collard, et je prends très au sérieux Cyril Hanouna et Eric Zemmour. Ces gens-là sont sans doute plus proches du pouvoir qu’ils ne l’imaginent eux-mêmes. Je te laisse imaginer les conséquences pour la culture si ce jour arrive.
Ben, comme je suis un peu snob, j’aime pas du tout le Grand Bleu (mais Subway, si, et peut-être aussi le Cinquième élément, Léon et même Valérian. Et je suis sensible au gag de Lucy : deux heures de film pour transformer Scarlett Johanson en clef USB.
La question de la culture surplombante est assez difficile à résoudre, elle l’était moins quand il y avait d’un côté la culture du peuple et d’un autre côté celle de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Je n’ai pas vraiment de réponse, mais en tant que prof en école d’art, je pense qu’il faut savoir aimer tout ce que les œuvres peuvent apporter et ne pas trop se soucier de ceux qui les utilisent comme outil élitiste ou populiste.
Je pense que la question du wokisme est assez distincte, car dans ce que ce mouvement a d’horripilant (à côté de la légitimité réelle de ses combats), la culture et l’art ne tiennent qu’une place négative, il n’y a pas d' »art woke », juste des labels « ne pas rire » (car le rire est oppressif), « ne pas aimer » (car on ne peut pas séparer l’œuvre de l’auteur), etc.
[DeepFake] Les lacs du Connemara (par Juliette Armanet)
https://www.youtube.com/watch?v=XPBOteUzgJs
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