L’idole du crépuscule

Comme titre, j’avais aussi pensé à Pas de bronca pour Branco, avant tout pour le jeu de mot, mais aussi parce que ça recouvre une vérité : Juan Branco n’a pas été victime d’une campagne de dénigrement, son livre n’a pas fait scandale, il a juste été un peu ignoré, ou plus exactement, son impact médiatique limité n’est pas proportionnel au nombre important de ses ventes, ce qui permet à son auteur de se juger ostracisé, et d’imaginer de fortes pressions, voire un véritable complot autour de son nom1.
Je me suis un peu moqué de la paranoïa du sémillant journaliste-avocat-activiste2, et franchement, ce dernier donne le bâton pour se faire battre, avec des révélations comme celle qui est contenue dans le tweet qui suit : si les médias parlent du subit regain de succès du Notre Dame de Paris de Victor Hugo, juste après l’incendie de la cathédrale du même nom, ce n’est pas parce que c’est un fait intéressant, dit-il, c’est juste un prétexte pour ne pas parler du succès de son livre à lui, Crépuscule.
Dans le patois de ma région on appelle ça « avoir le melon ».

Au moment où ce tweet a été émis, Crépuscule était la 3e meilleure vente sur le site Amazon.fr. Succès insolent pour un livre avant tout connu par bouche-à-oreille (et autopromotion tonitruante) et, par ailleurs, librement téléchargeable sur Internet. Les places 1, 2 et 4 étaient effectivement occupées par des éditions de Notre-Dame de Paris. Qui est aussi librement téléchargeable.

Se moquer du nombrilisme de ce jeune homme qui semble considérer que tout ce qui se passe ou ne se passe pas dans le monde médiatique est dirigé vers son unique personne était un mouvement périlleux de ma part, ne faites pas ça chez vous ! Mes moqueries m’ont rapidement fait rencontrer les zélotes du Brancquisme, venus en armée pour m’insulter (et cet article, je suppose, ne va rien arranger), puisque pour eux, si je n’accepte pas la vérité, si je ne vois pas la lumière que leur sauveur apporte au monde, c’est que je suis un ennemi du véritable genre humain, les damnés de la Terre et autres gilets jaunes, c’est que mon âme dégouline du macronisme le plus odieux et que je protège l’oligarchie par mes paroles autant que par mes silences. Certes je ne suis ni riche ni puissant mais j’ai une tête à protéger l’oligarchie et ses yachts.
Malgré ses diplômes et sa notoriété, Juan Branco a choisi de ne vivre que du RSA, ce qui fait de lui une sorte de saint, suivant la vieille tradition des ordres mendiants catholiques. C’est effectivement courageux mais je me pose toujours la question du sens d’une telle démarche : ceux qui sont au RSA non par choix mais par force et à qui cela n’amène aucun prestige symbolique particulier sont-ils aussi des saints ? Beaucoup échangeraient leur place je crois.

Je ne connais pas cette personne, elle a débarqué sur mon mur Facebook, habituellement pacifique… Dans le commentaire suivant, il me qualifie de « petit con ». Je ne sais pas trop ce qui a fait croire à mon contradicteur que je pouvais avoir eu l’ambition de « parler à la place des ouvriers ».

Sur Twitter, Juan Branco ne se montre pas un débatteur très caressant lui-même. Je me demande s’il croit vraiment qu’on peut se faire écouter d’un journaliste qu’on vient de traiter publiquement de vendu, et qu’on accuse de faire le silence sur un livre à peine paru et alors même que l’auteur et l’éditeur ont choisi de ne pas envoyer de service-presse3… Si Ismaël Emelien et David Amiel, anciens conseillers de Macron, sont invités partout et si Branco n’est invité nulle part (ou presque), c’est peut-être moins pour des raisons d’orientation politique que parce que les premiers jouent le jeu4 et n’accueillent pas les journalistes qui leur tendent le micro en les insultant.
Les paranoïaques ont toujours raison in fine, parce que ce qu’ils croient deviner de la malveillance d’autrui finit par devenir vrai en réponse à leur comportement.
Plus civils que Branco ou ses fans plus ou moins anonymes, mes amis lecteurs-amateurs du pamphlet m’ont conseillé de le lire à mon tour avant d’en parler5. Je n’avais pas un a-priori négatif sur ce livre, en fait, mais il a fallu que je me moque un peu de son auteur pour me sentir finalement forcé de l’acheter.

Le style, c’est l’homme ?

Alors qu’en dire ? Pour commencer, en tant que lecteur, je suis un peu repoussé par le style littéraire. Deux éditeurs (Diable Vauvert/Massot) se sont associés pour publier ce livre et il paraît que Denis Robert a participé à le réécrire. Tous ces gens auraient pu suggérer à l’auteur quelques améliorations : éviter de télescoper les informations en essayant de dire dans une seule phrase tout ce qu’on sait (anecdotique ou capital) ; éviter les phrases évasivement allusives ; éviter aussi les phrases où se multiplient les sujets et où on ne sait plus qui est le « il » qui est accusé de ci ou qualifié de ça. Je ne suis pas très savant en termes de grammaire, n’étant pas vraiment allé à l’école, mais il me semble qu’il y a souvent de vrais problèmes de ce côté-là dans l’ouvrage, et puis globalement, une certaine lourdeur. Curieusement, cela s’améliore au fil de la lecture, à moins que ce soit moi qui aie fini par m’habituer.
Beaucoup d’informations sont martelées — parfois il faut se répéter pour être entendu, admettons —, mais aussi beaucoup de formules. Quand Branco tient une bonne image, comme lorsqu’il parle de l’immaculée conception de Macron, il ne la lâche plus et l’épuise jusqu’à ce qu’on soit forcé de constater sa vacuité.
Le livre est structuré en chapitres un peu monotones mais qui contiennent chaque fois la promesse que le chapitre suivant nous époustouflera avec des révélations capitales. Hélas, l’attente n’est pas forcément récompensée et les révélations explosives censées tournebouler toute notre vision du monde politique sont souvent la répétition de choses déjà ébauchées comme amuse-gueule au fil les chapitres précédents. S’il y avait des publicités entre ces chapitres, cette manière de scénariser le suspense à partir d’un petit nombre d’informations croustillantes annoncées sous forme d’extraits anticipés censés tenir le lecteur en haleine rappellerait les émissions de télé-réalité ou l’affreux talk-show On n’est pas couchés, et autres pièges à spectateurs du même type.

L’auteur semble souffrir d’un tempérament furieusement autocentré. Si un milliardaire passe sans le voir pendant une soirée, c’est qu’il baissait les yeux pour ne pas croiser le regard d’acier de Juan Branco, lequel lui adressera ensuite un SMS cryptique disant : « oui c’était bien moi. Burning houses wherever they are » (page 51). Il se sent courtisé ou épié en permanence et s’imagine être l’obsession des puissants :

Chaque geste est surveillé. Bernard Arnault tenta de de faire censurer un de mes tweets. Xavier Niel me signifia qu’il avait vu une émission où je le mentionnais, qui ne dépassait pas les trois mille clics sur un site Internet. Le moindre élément est traqué pour qu’il ne serve de cheval de Troie et provoque un raz de marée.

(Autre extrait, p135)

Les gens pointés du doigt dans ce pamphlet paraissent choisis en fonction de la proximité ou des contacts qu’ils ont eu avec l’auteur : Gabriel Attal semble mériter d’être le sujet de toute une partie du livre avant tout parce qu’il a fréquenté les même bancs d’école que Branco. Et si le lugubre Bolloré est à peine mentionné tandis que Xavier Niel se voit lui aussi consacrer de nombreuses pages, c’est parce que ce dernier a invité l’auteur au restaurant, un jour. Le salaud.

Bref, Branco semble un peu immature tant il paraît croire que le monde entier tourne autour de lui. Il est un peu obsessionnel, un peu brouillon dans sa précipitation à tout dire en même temps, mais passionné, sans doute profondément honnête (« écorché vif » me disait un ami), je comprends que certains le jugent attachant.

Ce que ça raconte

Ceci étant dit, le livre ne manque pas complètement d’intérêt. L’analyse qu’il contient du système des écoles grand-bourgeoises parisiennes est pertinente et vivante, d’autant qu’elle est vécue — on soupçonnera l’auteur de régler ici des comptes avec la cruauté de l’adolescence —, et sa présentation des filières d’élite, utilisées non pour former des esprits mais pour sélectionner ceux qui sont les plus conformes aux attentes du système est juste. En même temps, l’auteur semble découvrir le fonctionnement centralisé de la France telle qu’elle est structurée depuis le règne de Louis XIV, et constate la reproduction sociale telle que l’ont décrite Passeron et Bourdieu dans Les Héritiers, publié en l’an 25 avant JB (avant Juan Branco). Quant à l’étroitesse, aux porosités et à la consanguinité des mondes politique, médiatique et financier, les Pinçon/Pinçon-Charlot en avaient très bien parlé dans Le Président des riches et autres ouvrages. Ces auteurs, d’ailleurs, sont presque absents du livre, de même que l’observatoire des médias Acrimed, jamais cité ! Juan Branco se désespère d’être seul à dénoncer la concentration des médias entre les mains d’un poignée d’oligarques, mais c’est un peu facile s’il se refuse à créditer ceux qui le font, car il y en a bel et bien. Seul le Monde Diplomatique est régulièrement félicité pour son action, mais on se demande si la vertu que Juan Branco lui voit n’est pas avant tout de publier ses textes.

Si on n’a pas envie de débourser les dix-neuf euros que coûte l’édition papier, on peut lire la version originelle du texte (« Macron et son crépuscule »), librement diffusée par son auteur au format pdf.

Je me moque, mais avec des exemples imparables, Branco montre en tout cas qu’il est possible de « réussir » dans le microcosme dirigeant parisien sans véritable instruction, sans qualités, sans idées politiques, à la seule condition d’être bien né, d’être coopté par les bonnes personnes, d’avoir fréquenté les bons établissements scolaires dès la maternelle. En résumé il démontre qu’il est possible de devenir quelqu’un dans le monde politique, médiatique, financier, à condition de l’être déjà, à condition d’avoir été sélectionné socialement pour cela et d’avoir docilement respecté les règles du jeu, d’avoir fait passer son ambition devant d’éventuelles convictions. Le fait que tout ça ne soit pas réellement un scoop, et le fait que l’auteur en soit une illustration, ne doit pas empêcher d’en parler, au contraire, même, car le mythe de la méritocratie, que l’on vend si bien aux pauvres afin qu’ils se sentent un peu minables perdure avec constance malgré l’accumulation croissante des preuves de son imposture.

Quoi de neuf dans la situation actuelle ? Peut-être le fait que les grands-bourgeois ne se donnent plus la peine d’être cultivés et bien élevés, de connaître les arts et de garder un peu des traits de l’aristocratie qu’ils avaient submergé ? Le fait que peu d’efforts soient faits pour masquer les apparences, puisqu’on n’a plus besoin de faire semblant d’être expérimenté6, incorruptible ou désintéressé pour obtenir des responsabilités politiques majeures ?

Ernst Stavi Blofeld, chef du S.P.E.C.T.R.E., dans « Bons baisers du Russie ».

Xavier Niel est-il le mastermind, le numéro 1 du S.P.E.C.T.R.E., qui dans l’ombre a découvert, façonné et placé à l’Élysée le jeune Emmanuel Macron ? Est-ce que Mimi Marchand est une faiseuse de rois et d’opinion, tellement puissante qu’elle peut non seulement lancer mais aussi étouffer n’importe quel scandale people ? C’est peut-être prêter un peu trop d’importance à ces gens que ne pas voir les autres forces qui sont à l’œuvre. En fait, à lire le livre, l’ensemble du destin politique de notre pays se résume aux manigances d’une poignée de milliardaires qui ont corrompu à peu près toute la France, à l’exception de Juan Branco qui, seul, a le pouvoir de provoquer une Apocalypse7, de soulever le voile qui recouvre de mensonge une réalité ignoble.

Il me semble que Juan Branco gagnerait à relativiser l’importance des individus du Landerneau8 parisien pour s’intéresser à des disciplines qui chacune peut servir de grille de lecture d’une réalité politique : psychologie, mathématique, sociologie, anthropologie, évolutionnisme, histoire. Car si certaines informations (amitiés, liens familiaux, couples) peuvent être franchement utiles pour éclairer diverses situations, le danger serait de croire que ces informations expliquent tout ou qu’il est bouleversant de savoir qu’untel et untel se connaissent mieux qu’ils ne le disent, ou sont amis ou amants. Rien n’est faux, ou en tout cas rien n’est saugrenu ou invraisemblable dans ce que raconte Branco, mais il ne faudrait pas négliger tout un tas d’autres paramètres.

Je ne fais pas des folies de « Crépuscule », que je juge lourd et bien moins palpitant que promis. En revanche je recommande son entretien avec Thinkerview, qui dure deux heures mais qui est clair, assez mesuré, bien plus fin que le livre, qui n’était peut-être pas la forme appropriée à ce que voulait dire l’auteur.

Il est précoce. Il n’est pas prophète en son pays. Il se fait volontairement pauvre pour vivre parmi les pauvres. Ancien pécheur il a connu une épiphanie et est seul à connaître la vérité du monde et à pouvoir dévoiler celle-ci afin de nous sauver et de nous amener tous vers un futur de justice et d’égalité. Sa détermination et son savoir font trembler les puissants marchands du temple qui ont dévoyé la République. Il a des adeptes à foison malgré les persécutions dont il fait l’objet. Si l’on apprenait qu’en plus il fait du ski nautique, je dirais qu’il est Jésus ressuscité.

  1. Lire l’article de Libé/Checknews : Juan Branco a-t-il été censuré par plusieurs grands médias français ? []
  2. Notamment lorsqu’il reproche à Daniel Schneiderman de vouloir protéger Le Monde et à Edwy Plenel d’être à la botte de Xavier Niel. []
  3. Il est problématique que les journalistes négligent souvent les livres qu’ils n’ont pas obtenus gratuitement, mais c’est un fait. Et ce n’est pas forcément par pingrerie : c’est aussi ce qui leur permet d’avoir des articles prêts avant la parution d’un livre. []
  4. Une autre raison est peut-être la joie mauvaise (comme toujours déguisée en neutralité) qu’il y a à pointer une caméra vers ces gens visiblement trop verts pour le rôle majeur qu’ils ont occupé — ils m’ont rappelé les plus inconscients des start-uppers d’avant l’éclatement de la « bulle Internet », qui voyaient le succès de leurs levées de fonds comme une preuve qu’ils représentaient un monde aux règles inédites alors même qu’ils étaient surtout le symptôme de la sidération d’un « vieux monde » paniqué à l’idée de disparaître qui les finançait à défaut de rien comprendre aux enjeux du numérique. []
  5. J’aime bien dire qu’il ne faut pas avoir lu/vu/entendu une œuvre avant d’en parler, car en connaissant l’œuvre, on est forcément influencé par son contenu. []
  6. Dans un article récent, Pascal Bruckner se montrait scandalisé de voir le monde adulte écouter avec émotion la jeune activiste anti-réchauffement climatique Greta Thunberg, rappelant que le pouvoir donné à la jeunesse était le signe d’une mortifère inversion des valeurs selon Platon : « quand le père traite son fils comme un égal, que les maîtres flattent les disciples et que les vieillards imitent la jeunesse ». Pourtant, cette adolescente ne fait qu’exprimer les inquiétudes de sa génération face à un phénomène qui indiffère ceux qui en sont la cause.
    S’il est si sensible au problème de hiérarchie que constitue le fait de conférer du pouvoir à la jeunesse, Bruckner pourrait s’en prendre à Emmanuel Macron, devenu président à trente-neuf ans sans avoir jamais été député, maire ou conseiller municipal, et dont l’entourage est formé de gens parfois bien plus jeunes et inexpérimentés, comme Alexandre Benalla ou Gabriel Attal. []
  7. Apocalypse, du grec Αποκάλυψις, qui signifie « dévoilement » ou « révélation ». []
  8. Sans allusion à Michel-Édouard Leclerc. []

Une réflexion sur « L’idole du crépuscule »

  1. Yogi

    Excellente et synthétique critique, je trouve. J’avais parcouru le pdf et l’absence de la moindre référence à Bourdieu (en 25 avant JB 😉 très bien vu) et aux Pinçon-Charlot m’avait étonné, alors que Crépuscule ne me paraît qu’un exercice d’illustration de ces travaux. Même sentiment d’auto-centrage à propos de la querelle picrocholine avec Attal : trop d’attention et de rage envers les individus et pas assez envers les systèmes qui les animent.

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