Le micro-blog lapidaire de Restif de la Bretonne (1779)
juin 9th, 2013 Posted in Mémoire, VintageNicolas Edme Restif de la Bretonne (1734-1806) est un personnage attachant du XVIIIe siècle. D’origine paysanne, doué pour l’écriture, il a quitté sa Bourgogne natale pour devenir employé d’imprimerie à Paris. Il laisse une œuvre très abondante dont les textes les plus réputés sont Monsieur Nicolas, son autobiographie, et Les nuits de Paris, un témoignage sur la vie de la métropole peu avant puis pendant la Révolution française. On lui doit aussi des écrits érotiques1, moraux, philosophiques ou sociaux divers. Il s’est lié à de grandes figures intellectuelles de son temps : Beaumarchais, Louis-Sébastien Mercier, Cazotte, Sieyès, Bernardin de Saint-Pierre,…
Il a aussi été « mouche » (indicateur) pour la police royale, membre de la garde nationale pendant la Révolution, et lecteur des courriers interceptés sous l’Empire.
Constamment tiraillé par des problèmes d’argent, Il a été ce que l’on appelle aujourd’hui un « intellectuel précaire »2.
Entre le 5 novembre 1779 et le début de la Révolution, Restif a eu l’habitudie de tracer des inscriptions sur les pierres de parapets de l’Île Saint-Louis3. Les enfants du voisinage, qui avaient remarqué sa manie, se moquaient de lui et le surnommaient « Griffon ». En septembre 1785, après avoir constaté qu’une main malveillante effaçait systématiquement ses graffitis, Restif a commencé à en faire le relevé de manière méthodique et en a tiré un recueil manuscrit intitulé Mes Inscripcions4, que l’on a retrouvé par un complet hasard dans le dépôt des archives de la Bastille à la bibliothèque de l’Arsenal, où il a atterri, sans doute après une descente de police chez un éditeur ou un imprimeur. Restif avait l’habitude de cacher des manuscrits un peu partout et voulait que personne ne tombe sur celui-ci. Il faut dire qu’il ne se contente pas de relever ses graffitis, mais s’en remémore le contexte en détails et en nommant explicitement de nombreuses personnes. Bien qu’il ait cru que les passants pouvaient connaître les secrets de son cœur en lisant ses graffitis, ces inscriptions seraient plutôt incompréhensibles sans les précisions qu’y apporte l’auteur, puisqu’il s’agit en général de très courtes phrases en latin, précédées d’une date et qui n’ont de sens que pour celui qui les a écrites. Voici quelques exemples :
34. 25 f. Felicitas. Data tota. [bonheur, elle se donne toute]
39. 14 mart. Felix. [heureux]
41. 16 mart. Sara indignata [Sara indignée]
55. 27 ap. ferè lupanaris modo agit [elle s’est presque conduite comme une fille de joie]
77. 9 jun. Turbo infinitus [trouble infini]
78. 10 jun. Reconciliatio : cubat mecum [Réconciliation : on a couché ensemble]
86. 19 jun. Adest rivalis. Quærela sero [Mon rival y est. Grande querelle le soir]
Nombre des dates en question portent sur les liaisons de Restif avec telle ou telle femme, et font la chronique des faveurs que celles-ci lui ont accordé ou des trahisons qu’il a subi. Sa liaison avec Sara, la fille de sa logeuse Mme Debée, qui a inspiré La dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, tient une place de choix dans Les Inscripcions, On y voit l’auteur enamouré, romantique, jaloux, d’une jouvencelle dont il achète les charmes mais qu’il partage avec plusieurs autres hommes. Il parle aussi de sa vie professionnelle, de l’état d’avancement de ses écrits, des dettes de sa femme ou des violences conjugales dont était victime sa fille aînée, Agnès, qui avait dû fuir son époux, l’infâme Augé — un véritable sadique —, pour se réfugier chez son père.
La 1164e inscription date du 19 août 1787 et est la dernière du manuscrit, on ignore si d’autres pages recensant des inscriptions ultérieures ont été rédigées.
Ces Inscripcions ont permis d’éclairer et de valider les faits mentionnés dans Monsieur Nicolas ou dans d’autres écrits de Restif traitant de personnes existantes, et de montrer que Restif s’était conformé au projet autobiographique5 de Jean-Jacques Rousseau, qu’il admirait beaucoup et à qui il était comparé puisque certains le surnommaient le Rousseau du ruisseau.
Cette activité graphomane a eu une grande importance dans l’existence de Restif de la Bretonne, puisqu’elle s’étend sur des années et qu’il a tenu à la perpétuer malgré les moqueries et les insultes.
Je passai donc, vers les quatre heures, lorsque les enfants qui sortaient en grand nombre du Salut, et débouchaient par la rue Poulletier, se mirent à courir après moi, en criant. Il y avait surtout un grand poliçon de plus de cinq pieds deux pouces, en saro de laine, qui avait l’air d’un mendiant, qui vint me regarder sous le nez. Je continuai ma promenade, sans paraître faire attention à cette canaille (…) J’ai résolu de ne pas céder, mais de continuer à me promener tranquillement.
Le harcèlement6 qu’il subissait l’empêchait de dormir et a finalement contraint Restif à ne plus effectuer ses promenades que tard le soir. Il avait demandé l’aide de la force publique, sans succès. Imaginez un auteur de graffitis, aujourd’hui, qui irait se plaindre au commissariat quand on efface ses œuvres.
- Restif a publié en 1798 une Anti-Justine, destinée à conjurer les effets que provoquaient sur lui la lecture de Sade, et qu’il décrit comme « un erotikon savoureux, mais non cruel ». Très curieusement, le sadisme du marquis choque plutôt moins aujourd’hui que le recours constant à l’inceste chez Restif. [↩]
- Restif n’était pas un cas isolé. Les décennies qui ont précédé la Révolution française ont vu le nombre de français instruits, et même diplômés de l’université, augmenter de manière importante, sans que le nombre d’emplois relatifs à leurs compétences ne suive la même progression. Certains historiens avancent que cette situation a provoqué un ressentiment général et une forte envie de bouleverser l’ordre social, appuyée par la vitalité intellectuelle qui s’est exprimée, notamment, par la multiplication des pamphlets. [↩]
- En expliquant l’origine de son habitude d’écrire sur les murs, Restif raconte que c’est une douleur à la poitrine qui a motivé sa première inscription : « Je la fis dans cette idée : verrai-je cette marque l’année prochaine ? Il me semble que, si je la revoyais, j’éprouverais un sentiment de plaisir, et le plaisir est si rare, vers l’automne de la vie, qu’il est bien permis d’en rechercher les occasions ». L’inscription suivante est motivée par le même genre d’angoisses : « une idée me frappe : Combien d’êtres commencent cette année et ne la finiront pas? Serai-je du nombre de ces infortunés? ». [↩]
- Restif de la Bretonne avait pour projet de simplifier l’orthographe. [↩]
- «Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.» — J.-J. Rousseau, Les Confessions. Les Confessions n’ont commencé à être publiées qu’en 1782, mais leur existence était bien connue du public de l’époque. [↩]
- On le voit, ce qu’on nomme les « trolls » sur Internet, et ce qu’on nomme les « toyeurs » ou les « slasheurs » dans le graffiti, existent aussi depuis longtemps. [↩]
7 Responses to “Le micro-blog lapidaire de Restif de la Bretonne (1779)”
By Wood on Juin 9, 2013
« lapidaire », bien vu !
By sylvette on Juin 9, 2013
Auteur passionnant et personnage qui ne l’est pas moins. Tu as une bibliographie pour ces inscriptions?
By Jean-no on Juin 9, 2013
@Sylvette : Tu peux lire en ligne l’édition de 1889 de Mes Inscripcions sur archive.org ici. Il y a une longue préface d’un dénommé Paul Cottin (conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal), qui semble faire référence. Il s’agit d’une édition scannée mais pas désagréable à lire (l’interface est nettement plus adaptée à la lecture que sur Gallica où on trouve aussi plusieurs éditions du même livre). Wikisource (fondation Wikimedia) en a une version digitalisée mais elle n’a pour l’instant pas été corrigée, elle est brute de scanner, quoi (mais je m’y mets, je vérifie et je mets en page…).
By Le Développeur on Juin 9, 2013
J’y vois une démarche intéressante mais solitaire. Certains écrits ne doivent pas être partagés, faute de quoi ils perdent sitôt leur intérêt.
Il faut noter que cette même solitude peut se retrouver dans l’internet d’aujourd’hui, malgré les apparences, la diffusion publique à grande échelle.
À propos de twitter (que j’ai tout particulièrement en aversion…), l’ami Clément Paquis s’est récemment exprimé sur le sujet mieux que je n’aurais pu le faire : http://clementpaquis.com/index.php?post/2013/06/06/Pari-perdu
(et une petite coquille dans l’article : « que qu’une main malveillante ») ;-)
By Jean-no on Juin 9, 2013
@Le Développeur : coquille corrigée !
Sur Twitter, je dirais qu’il y a plusieurs Twitter différents, des mondes qui se télescopent, et un étonnant flux où les uns racontent leur programme télé en direct, les autres parlent de leur vie, ou font des aphorismes philosophiques, ou lancent des vannes, ou disent ce qui leur passe par la tête, etc. Certains tweets mériteront d’être gardés pour la postérité, et la forme courte est loin d’être inintéressante car elle force parfois à des prouesses littéraires admirables. Ensuite, il est vrai qu’on ne se comprend pas toujours, que l’on peut se prendre le bec pour rien du tout, que l’on en vient parfois à réduire son propos à ces fameux 140 caractères (et avoir à se justifier ensuite pendant dix tweets d’une formule un peu rapide…). Tout le monde n’aime pas, tout le monde ne peut pas en tirer quelque chose, mais Twitter n’enlève rien au discours public, c’est un média en plus.
By boyan_d on Juin 25, 2013
Oui, il y a une varieté sur twitter qu’on retrouve dans tous les médias. À nous de remplir notre « twittothèque » de fils intéressants. On peut choisir de bloquer les trolls aussi.
Tiens, je me demande si Restif de la Bretonne a un fil twitter…
By Jean-no on Juin 25, 2013
@boyan_d : Restif n’a pas de fil twitter. Je songe à faire un bot…
Jolis, tes strips.